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Dossier : 2014-1594(IT)I

ENTRE :

R&D PRO-INNOVATION INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

Appel entendu le 19 mars 2015, à Montréal (Québec).

Devant : L’honorable juge suppléant Rommel G. Masse


Comparutions :

Représentant de l’appelante :

Denis Remon

Avocat de l’intimée :

Me Gabriel Girouard

 

JUGEMENT

L’appel interjeté à l’encontre des cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition se terminant respectivement le 31 aout 2009 et le 31 aout 2010 est rejeté conformément aux motifs du jugement ci-joints.

Signé à Kingston (Ontario), ce 23e jour de juillet 2015.

« Rommel G. Masse »

Le juge suppléant Masse


Référence : 2015 CCI 186

Date : 20150723

Dossier : 2014-1594(IT)I

ENTRE :

R&D PRO-INNOVATION INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge suppléant Masse

[1]             En l’espèce, il s’agit de déterminer si le ministre du Revenu national (ci‑après le « ministre ») était justifié de refuser à l’appelante des déductions que l’appelante avait réclamées à titre de dépenses pour des activités de recherche scientifique et de développement expérimental (ci-après « RS&DE ») admissibles pour le calcul du crédit d’impôt à l’investissement (ci-après « CII ») pour les années d’imposition se terminant le 31 aout 2009 et le 31 aout 2010.

Contexte factuel

[2]             L’appelante est une société privée sous contrôle canadien au sens de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.), telle que modifiée (ci‑après la « Loi »). M. Denis Remon en était le président et l’unique actionnaire.

[3]             Pour les années d’imposition se terminant le 31 août 2009 et le 31 aout  2010 (ci‑après « les années en litige »), l’appelante a soumis des projets à titre de RS&DE. Il s’agissait essentiellement d’un seul projet qui continuait d’une année à l’autre.

[4]             L’appelante soutient que des dépenses totalisant 10 974 $ pour l’année 2009, et 17 204 $ pour l’année d’imposition 2010 sont admissibles à titre de dépenses pour des activités de RS&DE, lesquelles donnent droit à un CII de 3 841 $ pour 2009 et de 6 021 $ pour 2010.

[5]             Le 18 octobre 2010, le ministre a établi une cotisation à l’égard de l’appelante pour l’année d’imposition 2009 en refusant le montant de 10 974 $, réclamé à titre de dépenses admissibles de RS&DE, et celui de 3 841 $ réclamé à titre de CII. Le ministre a accordé à l’appelante le montant de 9 720 $ à titre de dépenses d’entreprise plutôt qu’à titre de dépenses de RS&DE admissibles pour le calcul du CII et celui de 25 $ à titre de déduction pour amortissement supplémentaire.

[6]             Le 21 juillet 2011, le ministre a établi une cotisation à l’égard de l’appelante pour l’année d’imposition 2010 en refusant le montant de 17 204 $, réclamé à titre de dépenses admissibles de RS&DE, et celui de 6 021 $ réclamé à titre de CII. Le ministre a accordé à l’appelante le montant de 15 308 $ à titre de dépenses d’entreprise plutôt qu’à titre de dépenses de RS&DE admissibles pour le calcul du CII.

[7]             Le ministre était d’avis que le projet effectué par l’appelante ne correspondait pas à la définition de RS&DE au sens du paragraphe 248(1) de la Loi.

[8]             Le 22 janvier 2014, le ministre a confirmé les avis de cotisation concernant les années d’imposition, d’où le présent appel.

[9]             Monsieur Denis Remon, président et actionnaire de l’appelante, nous a décrit le projet. Le titre du projet était « Développement d’une tartinade au chocolat à base de beurre de cacao et de protéines laitières. » Ce projet visait le développement d’une tartinade de chocolat avec crème et sirop d’érable, tempérée à froid, sans ingrédient de synthèse et sans ajout d’agent de conservation. Une description du projet se trouve aux pièces A‑1 et A‑2 :

TITRE DU PROJET : Développement d’une tartinade au chocolat à base de beurre de cacao et de protéines laitières.

AVANCEMENT TECHNOLOGIQUE RECHERCHÉ :

a)    obtenir une tartinade pur beurre de cacao avec crème 35 % et sirop d’érable qui ait une durée de conservation minimale de trois mois à température ambiante sans procédé de mise sous vide;

b)    obtenir la structure chimique du chocolat requise, compte tenu qu’il est une matière grasse polymorphe, et considérant les ajouts de crème 35 % et de sirop d’érable au produit de base;

c)    développer un procédé de tempérage à froid qui permet de stabiliser la couleur et la texture de la tartinade.

INCERTITUDES TECHNOLOGIQUES DE DÉPART :

a)    le premier obstacle technologique a trait à la conservation minimale de trois mois en tablette sans ajout de produit de synthèse;

b)    le second obstacle technologique porte sur le tempérage (cristallisation) du chocolat. En présence de crème et de sirop d’érable, la cristallisation change et les cristaux bêta deviennent instables, en fonction des proportions de la crème 35 % et du sirop d’érable, de leur température de fusion, du temps de refroidissement et du mouvement d’incorporation au chocolat;

c)    Le troisième obstacle technologique est en lien avec le précédent. Si le mélange s’obtient au travers différentes températures, celles-ci n’ont pas réussi à stabiliser le produit. En effet, d’une texture souple et soyeuse la première journée, elle s’atténue dans le temps. Ainsi, en deuxième journée ou en deuxième semaine, la couleur de la tartinade tend à foncer, sa texture à devenir moins souple et son goût à être prononcé. Nos différentes expérimentations n’ont pas réussi à régler ce problème.

DÉMARCHE SYSTÉMATIQUE :

Mai 2009 :              Observer les réactions des protéines animales et végétales mises dans des solutions d’eau et de lait afin de voir leur homogénéisation et leurs effets à long terme;

Juin 2009 :             Expériences pour faire diminuer l’Aw des tartinades. Faire chauffer les ingrédients principaux (crème 35 %, sirop d’érable et lait en poudre) entre 100oC et 110oC pour évaporer l’eau libre et abaisser l’Aw afin d’obtenir une plus longue conservation;

Préparer des tartinades au chocolat proportionnés [sic] et y ajouter les ingrédients secondaires, tels les protéines;

Analyse des réactions lorsque l’on met du glucose ou du sucre inverti dans la tartinade afin de lier l’eau libre. Le sucre inverti a des propriétés gustatives et de conservations intéressantes;

Juillet 2009 :          Commencer les expériences avec diverses protéines laitières. Expérimenter les ratios de 5 g de glucides, de 3 g de protéines et de 1 g de lipides;

Expérimenter quatre agents de conservation dans la tartinade au chocolat, laisser reposer quelques semaines afin de voir leur capacité de conserver l’aliment;

Remplacer la crème 35 % par de la crème 15 %, 10 % et du lait 2 %, pour diminuer la quantité de lipides et augmenter la quantité de protéines;

Recherche sur les différentes sortes de bactéries qui se sont développées dans les pots. Comprendre comment ces bactéries se développent afin d’éliminer les façons par lesquels elles se développent;

Trouver une manière de tempérer plus rapidement, principalement à froid, c’est‑à‑dire de 18 à 20 degrés C contrairement à la pratique courante de 28 à 31 degrés C;

Expérimenter la diminution du pH et voir les effets sur le développement de la tartinade;

Expérimentation du sucre comme élément liant l’eau libre;

Rédaction des conclusions logiques.

Novembre 2009 :   Élaboration du protocole de recherche et mise en place des premières expérimentations.

Décembre 2009 :    Expérimentations diverses : dissolution de protéines laitières dans la crème 35 % à température variable. Expérimentations sur la suppression des bulles d’air en cours de procédé de cristallisation. Développement d’un procédé de tempérage à froid et observation du comportement de la fluidité. Diminution de l’Aw par usage de trimoline. Développement d’un procédé de tempérage par mécanique rotative à vitesse variable.

Janvier 2010 :         Observation longitudinale des pots de tartinade et élaboration des paramètres temporels d’observation. Procédés de cristallisation paramétrés en mode vitesse, temps et température où R(résultats) = V(vitesse) x T(temps) x C(Celsius).

Février 2010 :         Continuité des expérimentations des procédés de contrôle sur la cristallisation. Idem pour les interactions entre la crème 35 % (matière vivante), le sirop d’érable et certains intrants réglementés et caractérisés pour l’aspect naturel du produit (trimoline, protéines laitières). Comparaison des différents procédés de cristallisation et d’incorporation des intrants. Élaboration de tableaux comparatifs.

Mars 2010 :            Observation du comportement des différents procédés sur le produit en pot et analyse des résultats préliminaires. Premiers constats de l’évolution bactériologique. Expérimentation d’agents de conservation naturels et observation du développement de la cristallisation, de la texture, de la couleur et du goût. Analyse des nouveaux intrants sur le procédé et le produit en pot.

Avril 2010 :            Procédé de diminution de l’Aw par la variabilité d’ingrédients intrinsèques au produit (sucre, glucose, sel).

Mai 2010 :             Incorporation d’intrants (gomme xanthane, gomme de guar, huile végétale) et analyse du comportement de la tartinade sur marbre et en pot. Premières expérimentations d’une tartinade sans crème 35 %.

Juin 2010 :             Observation et analyse de la tartinade en pot. Autres obstacles technologiques provenant des bulles d’air et de la migration de l’huile.

[10]        M. Remon nous a fait un discours sur les tartinades au chocolat. Il y a des tartinades commerciales comme le Nutella, les tartinades de spécialité et les tartinades pur beurre de cacao. Les tartinades commerciales partent d’un liquide (huile) et l’on y ajoute différentes poudres, du cacao, etc., pour obtenir la texture désirée. Les tartinades de spécialité sont faites à base de solide – le chocolat – et l’on y ajoute d’autres ingrédients pour l’assouplir et obtenir la texture désirée. Ces tartinades, commerciales et de spécialité, sont préparées et mises en pot à chaud sans tempérage. En refroidissant, les pots se scellent et peuvent ainsi se conserver plusieurs mois sans moisissure.

[11]        Le projet de tartinade de l’appelante est complètement différent. On commence par du chocolat pur beurre de cacao, donc un solide. On y intègre ensuite de la crème 35 % et du sirop d’érable. Un produit « naturel » est désiré donc aucun ingrédient de synthèse n’y est ajouté. Contrairement aux tartinades de spécialité qui ne sont pas tempérées, la tartinade de l’appelante tient compte du tempérage : le tempérage est à froid. M. Remon nous a expliqué que le tempérage, ou la cristallisation, est crucial et extrêmement difficile à obtenir. Le tempérage change la couleur, la texture et le goût de la tartinade, donc le tempérage est extrêmement important. Détempéré, la cristallisation du chocolat est instable; il a un mauvais goût, une couleur terne, et il y a des migrations de gras et de sucre. Il s’agit donc d’un produit peu appétissant. M. Remon affirme que les avancements et incertitudes technologiques se situent au niveau du tempérage à froid. M. Remon nous a dit que les courbes de cristallisation du chocolat ordinaire sont assez bien connues, mais inconnues lorsqu’on ajoute des ingrédients tels que de la crème et du sirop d’érable. La texture, le goût et la couleur sont intimement liés à la structure moléculaire, dont la cristallisation, du chocolat. Les différentes instabilités du produit deviennent alors des incertitudes technologiques puisqu’il n’y a pas de connaissance dans l’industrie ni dans la littérature. L’hypothèse de M. Remon est que le tempérage à froid est nécessaire afin d’éviter ces problèmes.

[12]        M. Remon soutient qu’il s’agit d’un avancement technologique qui se distingue de la pratique courante. En effet, dans la pratique courante, on chauffe les ingrédients puis on met le produit dans un pot pour ensuite refroidir le pot. La nouvelle procédure est de faire le tempérage à froid pour avoir un produit qui est complètement différent des tartinades commerciales. D’après M. Remon, une tartinade tempérée à froid aurait un goût, une couleur et une texture supérieure à toutes les autres tartinades.

[13]        Toutes les tartinades commerciales sont mises en pot à chaud. Il n’existe pas de tartinade tempérée à froid. M. Remon s’est renseigné auprès des experts dans le domaine du chocolat et des produits laitiers et, selon lui, le tempérage à froid n’est pas pratique courante. Le tempérage à froid en soi est connu, mais le problème technologique se révèle lorsqu’on intègre d’autres aliments ou d’autres ingrédients. C’est là que le problème de tempérage se pose, c’est‑à‑dire le problème de stabilité. À ce jour, personne dans l’industrie du chocolat n’a réussi à régler ce problème d’incertitude technologique. D’après M. Remon, le développement d’une tartinade pur beurre de cacao, tempéré à froid et mise en pot à froid est si complexe qu’il n’en existe pas sur le marché.

[14]        En ce qui a trait aux démarches systématiques, M. Remon a produit tous les documents faisant état du travail que l’appelante a effectué et les résultats de tous les essais. Les données ont été présentées sous forme de graphiques, de tableaux et de notes prises dans des cahiers. Les données sont nombreuses (voir les pièces A‑6, A‑7, A‑8 et I‑1, aux onglets 8 et 9). D’après M. Remon, toutes les mesures ont été prises de manière incrémentielle afin d’être aussi systématiques que possible, ne laissant rien au hasard. Les pièces indiquent de quelle façon le travail et les données sont organisés et de quelle manière le travail a été effectué et les données recueillies. Les données peuvent permettre, à un niveau très conceptuel et embryonnaire, de formuler un algorithme pour la mise à l’échelle en vue d’une production commerciale (voir la pièce A‑9).

[15]        En contre‑interrogatoire, M. Remon a affirmé que ces expériences consistaient à modifier les ingrédients ou la température et à observer l’effet du tempérage à froid sur la tartinade. On étudiait aussi le changement de modalité du tempérage — la vitesse, la température et le temps — sur le produit. Le protocole du projet était de « [v]érifier l’influence des protéines sur la durée de conservation » (voir la pièce A‑2, à la page 11).

[16]        M. Remon nous a dit que le tempérage à froid est pratique courante, mais que la stabilisation d’un tempérage à froid avec de nouveaux intrants dans le chocolat n’existe pas. L’ingrédient qui crée la difficulté est le beurre de cacao qui est une substance polymorphe avec un comportement « bizarroïde ». Il va se manifester de façon différente en fonction des ingrédients. Si on fait fondre du chocolat et qu’on y ajoute de l’eau, il y a granulation. Si le sirop d’érable est mis directement dans le chocolat fondu, le mélange n’est pas homogène. Par contre, la crème se marie bien au chocolat. Le sirop d’érable pourrait se mélanger au chocolat si on y ajoutait un autre produit, par exemple de la crème, qui agirait comme un véhicule d’incorporation du sirop d’érable au chocolat. C’est une difficulté technologique qui n’a pas été résolue à ce jour.

[17]        Raynald Marcoux est conseiller en recherche et technologie à l’Agence du revenu du Canada. C’est lui qui a évalué le projet de RS&DE de l’appelante. Il nous a expliqué que pour qu’un projet de recherche soit admissible au programme de RS&DE, il est nécessaire d’avoir une démarche systématique; il faut avoir un protocole qui comprend des hypothèses. Ensuite, il est nécessaire d’effectuer des essais, d’obtenir des résultats, et de faire l’analyse des résultats pour enfin arriver à des conclusions qui confirment l’hypothèse ou créent de nouvelles hypothèses qui vont être testées.

[18]        M. Marcoux indique dans ses rapports du 30 avril 2010 et du 13 avril 2011 (voir la pièce I‑1, aux onglets 13 et 14) que les activités décrites sont réalisées de manière non systématiques. D’après lui, on a simplement varié les concentrations des ingrédients choisis ainsi que les procédés, mais sans soulever ni aborder d’incertitudes technologiques précises. On a procédé par essais et erreurs en substituant les matières premières ou en modifiant leur concentration. Les résultats de ces essais sont observés et des conclusions en sont tirées; celles‑ci ne contribuent à aucun avancement d’ordre scientifique ou technologique dans le domaine alimentaire dépassant la pratique courante. M. Marcoux a conclu que les activités n’ont pas été réalisées selon un protocole de recherche satisfaisant aux critères de la méthode scientifique qui comprend les étapes suivantes :

a)       l’observation de l’objet du problème;

b)       la formulation d’un objectif clair;

c)        l’identification et la description de l’incertitude scientifique ou technologique;

d)       la formulation d’une ou de plusieurs hypothèses visant à réduire ou à éliminer l’incertitude;

e)        l’investigation méthodique et systématique des hypothèses par voie d’expérimentation ou d’analyse;

f)         l’énoncé de conclusions logiques.

[19]        M. Marcoux conclut que le projet n’est pas conforme à la définition de la RS&DE telle que définie au paragraphe 248(1) de la Loi. Le projet ne respecte pas les exigences du programme de la RS&DE. Les activités sont exclues en vertu de l’alinéa 248(1)f) qui exclut le contrôle de la qualité ou la mise à l’essai normale des matériaux, dispositifs, produits ou procédés, et de l’alinéa 248(1)k) qui exclut la collecte normale des données.

Thèse de l’appelante

[20]        L’appelante soutient que son projet de RS&DE répond à tous les critères du programme. Il y a une incertitude technologique qu’elle a rencontrée et un avancement technologique recherché. L’appelante soutient qu’elle a fait preuve d’une démarche systématique qui demande d’avoir des hypothèses, une série d’expérimentations, des résultats ou des données qui sont analysés pour en tirer des conclusions logiques. La difficulté technologique est telle qu’on ne trouve aucun produit semblable sur le marché aujourd’hui.

[21]        L’appelante demande donc à la Cour d’admettre l’appel, d’annuler les nouvelles cotisations et de déférer l’affaire au ministre pour nouvel examen et nouvelles cotisations.

Thèse de l’intimée

[22]        L’intimée soutient que le projet entrepris par l’appelante n’est pas admissible à titre de RS&DE selon les critères énumérés à la définition de cette expression que l’on retrouve au paragraphe 248(1) de la Loi. L’intimée soutient que le projet ne présente aucun avancement ou aucune incertitude technologique. L’intimée soutient que l’appelante a procédé par essais et erreurs en variant les concentrations des ingrédients choisis ou les procédés sans soulever d’incertitude technologique. Toujours selon l’intimée, les travaux effectués par l’appelante constituaient du « contrôle de la qualité ou [de] la mise à l’essai normale des matériaux, dispositifs, produits ou procédés » selon l’alinéa 248(1)f), ou de « la collecte normale de données » selon l’alinéa 248(1)k) de la Loi. Ils ne s’agissaient pas de recherche scientifique systématique. On essayait tout simplement de trouver une recette.

[23]        Par conséquent, le projet ne répond pas aux critères de RS&DE énoncés au paragraphe 248(1) de la Loi et les dépenses liées à ce projet ne sont pas admissibles à titre de CII prévu à l’article 127 de la Loi.

[24]        L’intimée demande donc que l’appel soit rejeté.

Dispositions

[25]        Les dispositions pertinentes de la Loi sont les suivantes :

248 (1)            Définitions — Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

« activités de recherche scientifique et de développement expérimental » Investigation ou recherche systématique d’ordre scientifique ou technologique, effectuée par voie d’expérimentation ou d’analyse, c’est-à-dire :

a) la recherche pure, à savoir les travaux entrepris pour l’avancement de la science sans aucune application pratique en vue;

b) la recherche appliquée, à savoir les travaux entrepris pour l’avancement de la science avec application pratique en vue;

c) le développement expérimental, à savoir les travaux entrepris dans l’intérêt du progrès technologique en vue de la création de nouveaux matériaux, dispositif, produits ou procédés ou de l’amélioration, même légère, de ceux qui existent.

Pour l’application de la présente définition à un contribuable, sont compris parmi les activités de recherche scientifique et de développement expérimental :

d) les travaux entrepris par le contribuable ou pour son compte relativement aux travaux de génie, à la conception, à la recherche opérationnelle, à l’analyse mathématique, à la programmation informatique, à la collecte de données, aux essais et à la recherche psychologique, lorsque ces travaux sont proportionnels aux besoins des travaux visés aux alinéas a), b), ou c) qui sont entrepris au Canada par le contribuable ou pour son compte et servent à les appuyer directement.

Ne constituent pas des activités de recherche scientifique et de développement expérimental les travaux relatifs aux activités suivantes :

e) l’étude du marché et la promotion des ventes;

f) le contrôle de la qualité ou la mise à l’essai normale des matériaux, dispositifs, produits ou procédés;

g) la recherche dans les sciences sociales ou humaines;

h) la prospection, l’exploration et le forage fait en vue de la découverte de minéraux, de pétrole ou de gaz naturel et leur production;

i) la production commerciale d’un matériau, d’un dispositif ou d’un produit nouveau ou amélioré, et l’utilisation commerciale d’un procédé nouveau ou amélioré;

j) les modifications de style;

k) la collecte normale de données.

Analyse

[26]        La seule question dont la Cour est saisie est de savoir si le travail effectué par l’appelante constitue des activités de RS&DE au sens du paragraphe 248(1) de la Loi.

[27]        Dans l’affaire Northwest Hydraulic Consultants Limited c. La Reine, 98 DTC 1839, [1998] 3 CTC 2520, [1998] ACI no 340 (QL), le juge Bowman (tel était alors son titre) a énoncé cinq critères pour déterminer si une activité donnée constitue une activité de RS&DE. Ces critères ont été approuvés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt RIS-Christie c. La Reine, 99 DTC 5087, [1998] ACF no 1890 (QL), ainsi que dans l’arrêt C.W. Agencies Inc. c. La Reine, 2001 CAF 393, 2002 DTC 6740, [2001] ACF no 1886 (QL). Le juge Bowman a énoncé l’approche suivante au paragraphe 16 de son jugement :

1. Existe-t-il un risque ou une incertitude technologique?

a) Lorsqu’on parle de « risque ou [d’]incertitude technologique » dans ce contexte, on laisse implicitement entendre qu’il doit exister une incertitude quelconque qui ne peut pas être éliminée par les études techniques courantes ou par les procédures habituelles. Je ne parle pas du fait que dès qu’un problème est décelé, il peut exister un certain doute au sujet de la façon dont il sera réglé. Si la résolution du problème est raisonnablement prévisible à l’aide de la procédure habituelle ou des études techniques courantes, il n’y a pas d’incertitude technologique telle que cette expression est utilisée dans ce contexte.

b) Qu’entend-on par « études techniques courantes »? C’est cette question (ainsi que celle qui se rapporte au progrès technologique) qui semble avoir divisé les experts plus que toute autre. En résumé, cela se rapporte aux techniques, aux procédures et aux données qui sont généralement accessibles aux spécialistes compétents dans le domaine.

2. La personne qui prétend se livrer à de la RS&DE a-t-elle formulé des hypothèses visant expressément à réduire ou à éliminer cette incertitude technologique? La chose comporte un processus à cinq étapes :

a) l’observation de l’objet du problème;

b) la formulation d’un objectif clair;

c) la détermination et la formulation de l’incertitude technologique;

d) la formulation d’une hypothèse ou d’hypothèses destinées à réduire ou à éliminer l’incertitude;

e) la vérification méthodique et systématique des hypothèses.

Il est important de reconnaître que, bien qu’une incertitude technologique doive être définie au départ, la détermination de nouvelles incertitudes technologiques au fur et à mesure que les recherches avancent et l’emploi de la méthode scientifique, et notamment l’intuition et la créativité, et parfois l’ingéniosité en découvrant, en reconnaissant et en mettant fin à de nouvelles incertitudes, font partie intégrante de la RS&DE.

3. Les procédures adoptées sont-elles conformes aux principes établis et aux principes objectifs de la méthode scientifique, définis par l’observation scientifique systématique, la mesure et l’expérimentation ainsi que la formulation, la vérification et la modification d'hypothèses?

a) Il est important de reconnaître que même si la méthodologie susmentionnée décrit les aspects essentiels de la RS&DE, la créativité intuitive et même l’ingéniosité peuvent avoir un rôle crucial dans le processus aux fins de la définition de la RS&DE. Toutefois, ces éléments doivent exister dans le cadre de la méthode scientifique dans son ensemble.

b) Ce qui peut sembler habituel et évident après coup ne l’était peut-être pas au début des travaux. Ce n’est pas uniquement l’adhésion à des pratiques systématiques qui distingue l’activité courante des méthodes nécessaires selon la définition de la RS&DE figurant à l’article 2900 du Règlement, mais l’adoption de la méthode scientifique décrite ci-dessus dans son ensemble, en vue d’éliminer une incertitude technologique au moyen de la formulation et de la vérification d’hypothèses innovatrices non vérifiées.

4. Le processus a-t-il abouti à un progrès technologique, c’est-à-dire à un progrès en ce qui concerne la compréhension générale?

a) Je veux dire par là quelque chose que les personnes qui s’y connaissent dans le domaine savent ou qu’elles peuvent de toute façon savoir. Je ne parle pas d’un élément de connaissance que quelqu’un, quelque part, peut connaître. La collectivité scientifique est étendue, et elle publie des documents dans de nombreuses langues. Un progrès technologique au Canada ne cesse pas d’être tel simplement parce qu’il existe un [sic] possibilité théorique qu’un chercheur, disons, en Chine, a peut-être fait le même progrès, mais que ses travaux ne sont généralement pas connus.

b) Le rejet, après l’essai d'une hypothèse, constitue néanmoins un progrès en ce sens qu’il élimine une hypothèse jusque là [sic] non vérifiée. Une bonne partie de la recherche scientifique vise justement à cela. Le fait que l’objectif initial n’est pas atteint n’invalide ni l’hypothèse qui a été émise ni les méthodes qui ont été employées. Au contraire, il est possible que l’échec même renforce le degré d’incertitude technologique.

5. La Loi et son règlement d’application ne le prévoient pas expressément, mais il semble évident qu’un compte rendu détaillé des hypothèses, des essais et des résultats, doive être fait, et ce, au fur et à mesure de l’avancement des travaux.

[28]        Dans l’affaire Appareils Neurosensoriels Tacto Inc. c. La Reine, 2004 CCI 341, 2004 DTC 2884, [2004] ACI no 328 (QL), le juge Bédard nous explique davantage ce que le contribuable doit démontrer pour que des dépenses soient considérées comme ayant été engagées pour des activités de recherche scientifique et de développement expérimental. Il explique ce qui suit au paragraphe 11 :

L’appelante avait le fardeau de démontrer, selon la balance des probabilités, que les dépenses qu’elle a engagées correspondent à des activités de recherche scientifique et de développement expérimental et, pour ce faire, elle devait démontrer qu’il y avait un risque ou une incertitude technologique qui ne pouvait pas être éliminée par les techniques courantes ou par les procédures habituelles. Si la résolution d’un problème est raisonnablement prévisible à l’aide des procédures habituelles ou des études techniques courantes, il n’y a pas d’incertitude technologique. Donc, tous les travaux effectués pour résoudre un problème qui peut être résolu par des techniques, des procédures et des données qui sont généralement accessibles aux spécialistes compétents dans le domaine ne peuvent, à mon avis, constituer des activités de recherche scientifique et de développement expérimental puisqu’il n’y a pas de risque ou d’incertitude technologique.

[29]        Dans Zeuter Development Corporation c. La Reine, 2006 CCI 597, 2007 DTC 41, [2006] TCJ no 466 (QL), le juge Little a constaté que lorsque les incertitudes peuvent être éliminées par des études techniques courantes ou des procédures habituelles, le projet ne répond pas aux critères d’admissibilité nécessaires pour constituer une activité de RS&DE. Si des spécialistes compétents dans le domaine peuvent régler les problèmes de façon prévisible, il n’y a pas d’incertitude technologique (voir le para. 22). Au paragraphe 24, le juge Little nous dit que le fait qu’un produit soit nouveau ou innovateur ne suffit pas à prouver qu’un progrès technologique a été réalisé. Il s’agit plutôt de savoir comment il en vient à présenter ces caractéristiques, c’est‑à‑dire si elles découlent ou non d’activités de RS&DE.

[30]        Dans la décision Sass Manufacturing Limited v. M.N.R., 88 DTC 1363, [1988] ACI no 409 (QL), le juge Sarchuk a dit ce qui suit au paragraphe 48 :

[…] À mon avis, le règlement 2900 exige que l’appelante produise des preuves convaincantes des expériences ou des analyses effectuées. Les mots « recherche systématique » impliquent l’existence d’expériences surveillées, la prise de mesures extrêmement précises et la confrontation des théories du chercheur à des preuves empiriques. La recherche scientifique doit s’entendre d’une entreprise visant à expliquer et à prédire, ainsi qu’à approfondir les connaissances relatives au domaine dont relève l’hypothèse formulée. Ce processus doit nécessairement s’accompagner d’expériences répétées pendant lesquelles on note avec soin les étapes suivies, les changements apportés et les résultats obtenus. […]

[31]        Il va sans dire que la vérification et la présentation d’une information déjà connue ne constituent pas un avancement par rapport à l’ensemble des connaissances scientifiques actuelles.

[32]        Dans l’affaire Soneil International Limited c. La Reine, 2011 CCI 391, 2011 DTC 1282, [2011] ACI no 302 (QL), le juge D’Arcy a statué qu’un appelant doit fournir à la Cour une preuve suffisante à l’appui d’une conclusion selon laquelle il a adopté des procédures qui sont conformes aux principes établis et aux objectifs de la méthode scientifique. En particulier, un appelant doit fournir à la Cour une preuve suffisante à l’appui d’une conclusion selon laquelle ses travaux étaient caractérisés par l’observation scientifique systématique par des chercheurs chevronnés, la mesure et l’expérimentation, ainsi que la vérification et la modification d’hypothèses (voir le para. 38).

[33]        Dans l’affaire Jentel Manufacturing Ltd. c. Canada, 2011 CAF 355, 2012 DTC 5031, [2011] ACF no 1840 (QL), le contribuable était une société qui concevait et fabriquait des produits en plastique technique thermoformé à usage commercial et industriel. Au cours des années antérieures, la société avait conçu un système de rangement pour petites pièces portant le nom de Multi‑Bins, qui est généralement utilisé dans les ateliers et les usines. Pendant son exercice 2005, Jentel a entrepris de procéder à la refonte de son concept du Multi‑Bins dans le but de l’améliorer de façon à en faire un système de rangement plus petit et beaucoup plus léger. Le juge au procès a conclu que les travaux effectués par Jentel ne constituaient pas de la RS&DE au sens du paragraphe 248(1) de la Loi. Il était d’avis que les travaux de Jentel portaient essentiellement sur l’utilisation de procédés de fabrication et de matériaux existants pour essayer d’améliorer son produit existant. Ces travaux incluaient des études techniques courantes et des procédures habituelles pour essayer de fabriquer un produit meilleur, tout en contrôlant les coûts de fabrication. La preuve n’établissait pas que les travaux en cause comportaient un risque ou une incertitude technologique qui ne pouvait être éliminés par les procédures habituelles ou les études des techniques courantes. La Cour d’appel fédérale a été entièrement d’accord avec les conclusions du juge au procès.

[34]        En l’espèce, il va sans dire que l’appelante a le fardeau de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les travaux qu’elle a effectués correspondent à des activités de RS&DE. Pour ce faire, elle doit démontrer qu’il y avait un risque ou une incertitude technologique qui ne pouvait pas être éliminés par les techniques courantes ou par les procédures habituelles.

[35]        Le but du projet était de développer une tartinade pur beurre de cacao avec crème et sirop d’érable, ayant un ratio de 5‑3‑1 de glucides‑protéines‑lipides, tempérée à froid, démontrant une couleur et une texture stable ainsi qu’une durée de conservation de trois mois sur les tablettes, sans mise sous vide et sans ingrédient de synthèse. Ce produit devait présenter un goût, une texture et une couleur supérieurs aux tartinades commerciales et aux tartinades de spécialité.

[36]        Il est certain que le développement de cette tartinade pouvait faire face à plusieurs difficultés; ce qui a certainement été le cas en l’espèce. Il y avait des difficultés de conservation. Le tempérage ou la cristallisation du chocolat était instable. La couleur, la texture et le goût de la tartinade étaient aussi instables et changeaient dès le lendemain de la mise en pot. Il fallait effectuer des essais pour tenter de trouver des solutions à ces problèmes.

[37]        Je suis d’avis que, lors du développement de la tartinade, l’appelante a formulé des hypothèses visant à réduire ou à éliminer les difficultés. J’accepte le fait que l’appelante a effectué beaucoup d’essais afin de trouver des solutions à ces difficultés. Les documents qui ont été présentés à la Cour en font état. Les essais étaient, à mon avis, méthodiques et systématiques.

[38]        Mais la question est de savoir s’il existait une incertitude technologique. Selon la jurisprudence, lorsque les incertitudes peuvent être éliminées par des études techniques courantes ou des procédures habituelles, le projet ne répond pas aux critères d’admissibilité nécessaires pour constituer une activité de RS&DE. Le fait qu’un produit soit nouveau ou innovateur ne suffit pas à prouver qu’un progrès technologique a été réalisé.

[39]        En l’espèce, l’appelante a voulu formuler une tartinade supérieure aux tartinades commerciales et aux tartinades de spécialité. Elle a utilisé comme ingrédients des produits alimentaires qui sont très bien connus comme le beurre de cacao, le sirop d’érable, la crème et autres produits laitiers, des glucides et des protéines. Elle a interchangé les ingrédients ou leurs proportions en formulant la tartinade. Elle a ensuite utilisé le procédé de tempérage à froid, qui est un procédé connu, en changeant la vitesse, le temps et la température du tempérage. Elle a observé les résultats et elle a recueilli des données. Les travaux de l’appelante portaient essentiellement sur l’utilisation de procédés et d’ingrédients existants pour essayer de formuler une meilleure tartinade. Ces travaux incluaient des études techniques courantes et des procédures habituelles. Ayant étudié l’ensemble de la preuve ainsi que la jurisprudence, je ne suis pas convaincu que les travaux en cause comportaient un risque ou une incertitude technologique qui ne pouvait pas être éliminés par les procédures habituelles ou les études techniques courantes.

[40]        En l’espèce, bien que le programme d’expérimentation était méthodique et systématique, l’appelante ne m’a pas convaincu que ce projet satisfait aux critères de la RS&DE au sens du paragraphe 248(1) de la Loi.

Conclusion

[41]        Pour ces motifs, l’appel est rejeté.

Signé à Kingston (Ontario), ce 23e jour de juillet 2015.

« Rommel G. Masse »

Le juge suppléant Masse


RÉFÉRENCE :

2015 CCI 186

No DE DOSSIER DE LA COUR :

2014-1594(IT)I

INTITULÉ :

R&D PRO-INNOVATION INC. c. SMR

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 mars 2015

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

L’honorable juge suppléant Rommel G. Masse

DATE DU JUGEMENT :

Le 23 juillet 2015

COMPARUTIONS :

Représentant de l’appelante :

Denis Remon

Avocat de l’intimée :

Me Gabriel Girouard

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Pour l’appelant :

Nom :

 

Cabinet :

 

Pour l’intimée :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 

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