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[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

2000-3223(EI)

2000-3224(CPP)

 

ENTRE :

 

ADVOCATE PRINTING & PUBLISHING CO. LTD.,

 

appelante,

 

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

 

intimé.

 

 

Appels entendus les 12 et 13 septembre 2001 à New Glasgow (Nouvelle-Écosse) par

l'honorable juge M. A. Mogan

 

Comparutions

 

Avocat de l'appelante :              Me Eric Atkinson

Avocat de l'intimé :                   Me Cecil Woon

 

 

JUGEMENT

 

          L'appel interjeté en vertu du paragraphe 103(1) de la Loi sur l'assurance‑emploi est accueilli et la décision rendue par le ministre du Revenu national au titre de l'appel porté devant lui en vertu de l'article 92 est annulée.

 

L'appel interjeté en vertu de l’article 28 du Régime de pensions du Canada est accueilli et la décision rendue par le ministre du Revenu national au titre de la demande présentée en vertu de l'article 27.1 est annulée.

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 3e jour d'octobre 2001.

 

 

« M. A. Mogan »

J.C.C.I.

 

Traduction certifiée conforme

ce 26e jour de février 2003.

 

 

 

Mario Lagacé, réviseur

 

 


 

 

 

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Date: 20011003

Dossier: 2000-3223(EI)

2000-3224(CPP)

 

ENTRE :

 

ADVOCATE PRINTING & PUBLISHING CO. LTD.,

 

appelante,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

 

intimé.

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Mogan

 

[1]     L’appelante est une filiale en propriété exclusive d’Hector Publishing Company Ltd. (« Hector »). Flyer Services (1989) Ltd. (« Flyer ») est une autre filiale en propriété exclusive d’Hector. L’appelante et Flyer sont donc des sociétés sœurs. Durant toutes les périodes pertinentes, l’appelante était responsable de la prestation des services de paie pour le compte de Flyer. Les présents appels, interjetés en vertu des dispositions pertinentes de la Loi sur l’assurance‑emploi et du Régime de pensions du Canada, portent sur la situation de certains particuliers qui fournissaient des services à Flyer et étaient rétribués par Flyer, par l’intermédiaire de l’appelante dans son rôle de fournisseur des services de paie. La question à trancher à ce propos est de savoir si ces particuliers étaient des entrepreneurs indépendants ou s’il s’agissait d’employés de Flyer.

 

[2]     L’intimé a conclu que les particuliers étaient des employés de Flyer et a envoyé à l’appelante, à titre de fournisseur de services de paie pour le compte de Flyer, des avis d'évaluation relativement à des cotisations d’assurance‑emploi et à des cotisations au Régime de pensions du Canada qui n’avaient pas été versées à l’égard de la rémunération des particuliers. Les sommes ainsi calculées pour 1996, 1997 et 1998 sont les suivantes (se reporter à la pièce A-1) :

 

 

1996

1997

1998

 

RPC

2 230,34 $  $

6 471,77 $     $

2 749,22 $

A‑E

5 116,90 $  $

14 998,98  $   $

      5 242,81 $

Pénalités

734,73 $

 2 147,07  $    $                

799,20 $

Intérêts

883,00 $

819,00  $                

31,00 $

Total

8 964,97 $  $

24 436,82  $ 

8 822,23 $

 

[3]     Bien que l’appelante en l’espèce soit Advocate Printing & Publishing Co. Ltd., étant donné que c’est elle qui a reçu les avis d'évaluation, l’ensemble de la preuve avait trait à Flyer, qui était la société à qui les particuliers en question fournissaient des services. Flyer exploite une entreprise consistant à livrer aux résidences de particuliers situées en Nouvelle‑Écosse les imprimés publicitaires de magasins de détail – prospectus ou dépliants, comme on les appelle généralement. Canadian Tire, Sobeys, Home Hardware et Zellers sont au nombre des clients importants de Flyer.

 

[4]     Lors d’une semaine normale, les différents clients (Canadian Tire, Sobeys, etc.) expédient leurs prospectus à l’entrepôt de Flyer, situé à Kentville (Nouvelle‑Écosse), au plus tard à 13 h le jeudi. Flyer reçoit et livre 750 000 prospectus environ chaque semaine. De 13 h le jeudi à 21 h le vendredi, quelque trente particuliers, appelés « trieurs », classent les prospectus pour former des paquets (chaque paquet compte de 12 à 18 prospectus environ) puis regroupent les paquets pour constituer des liasses (chaque liasse comprend à peu près 25 paquets). Le samedi, les liasses sont livrées au domicile d’autres particuliers, qui effectuent la livraison proprement dite aux résidences le dimanche ou le lundi matin.

 

[5]     La principale question à trancher dans les présents appels a trait aux trieurs : s’agit‑il d’employés de Flyer ou d’entrepreneurs indépendants? Il y a eu cinq témoins au cours du procès, soit le directeur général de Flyer et quatre trieurs. Il y a une foule d’éléments de preuve concernant le travail accompli par les trieurs. Darren Oakes est le directeur général de Flyer. Il travaille pour cette société depuis 20 ans environ et, à un moment ou à un autre, a accompli à peu près toutes les tâches qu’il peut y avoir à effectuer dans le cadre de l’entreprise de Flyer. Les premières années, il livrait les prospectus; il était trieur; il vérifiait les liasses et les chargeait dans les camions; il supervisait aussi la réception des prospectus par les clients et organisait la distribution des prospectus entre les trieurs. Il possède une connaissance approfondie de l’entreprise de Flyer.

 

[6]     Je parlerai simplement de l’« entrepôt » pour désigner l’entrepôt de Flyer à Kentville (Nouvelle‑Écosse), puisqu’il s’agit du seul établissement commercial dont nous ayons à nous préoccuper en l’espèce. Selon M. Oakes, le jeudi à 13 h, les prospectus des divers clients ont généralement été livrés à l’entrepôt. Jusque-là, les trieurs n’ont aucune tâche à accomplir. On compte environ 30 particuliers qui travaillent de façon régulière comme trieurs pour Flyer. De ce nombre, six ou sept ramassent à l’entrepôt la matière première requise – c’est‑à‑dire des prospectus non triés – et l’apportent chez eux pour en effectuer le tri. Les quelque 25 autres trieurs effectuent leur travail de tri à l’entrepôt.

 

[7]     Les trieurs sont rétribués à la pièce. Ils reçoivent un demi‑cent le prospectus trié; si un paquet de 12 à 18 prospectus doit être livré à l’intérieur d’une « enveloppe » (le plus souvent un sac de plastique), ils reçoivent un cent le paquet. Ainsi, si un paquet comptant 16 prospectus doit être livré dans une enveloppe à chaque résidence d’un quartier donné, le trieur responsable du tri pour ce quartier recevra 9 ¢ le paquet, soit un demi‑cent pour chacun des 16 prospectus (8 ¢) et un cent pour l’insertion des prospectus dans l’enveloppe. Ce bref exposé permet de comprendre que le revenu gagné par un trieur le jeudi et le vendredi dépend du nombre de prospectus qu’il classe en vue de leur livraison.

 

[8]     Chaque trieur indique au personnel de Flyer la somme qu’il aimerait gagner chaque semaine. Certains indiquent vouloir gagner 200 $ ou plus; à l’opposé, d’autres veulent gagner seulement de 80 à 100 $; le reste vise un revenu de 100 à 200 $. Dans le cas des quelque 30 trieurs réguliers, les employés de Flyer savent combien chacun aimerait gagner et, lorsque les prospectus non triés sont livrés par les clients (ou les imprimeurs), ils remplissent des ordres d’exécution (se reporter à la pièce A‑5) prévoyant la répartition des différents secteurs de livraison entre les trieurs, de manière que chacun de ceux‑ci puisse gagner à peu près le revenu désiré.

 

[9]     En fonction des ordres d’exécution (pièce A‑5), les employés de Flyer remplissent un bordereau de tri (pièce A‑8) pour chaque secteur de livraison; sont indiqués sur le bordereau le nombre de prospectus (selon le nom du détaillant) à regrouper dans chaque paquet, le nombre de paquets (en général 25) à mettre en liasse, et le nombre de liasses requis pour le secteur de livraison. L’ordre d’exécution indique au trieur en fonction de quels secteurs de livraison il doit trier les prospectus et la valeur en dollars représentée par le travail de tri relativement à ces secteurs de livraison. Pour sa part, le bordereau de tri lui fournit tous les renseignements dont il a besoin à propos des secteurs de livraison qui lui ont été attribués. Lorsqu’il arrive à l’entrepôt le jeudi après‑midi, chaque trieur reçoit de trois à cinq bordereaux de tri (en fonction du travail de tri qu’il doit effectuer pour gagner le revenu qu’il désire) semblables à ceux de la pièce A‑8. Le trieur n’a pas besoin d’autres renseignements que ceux figurant sur les bordereaux pour effectuer la totalité de son travail de tri au cours de la fin de semaine.

 

[10]    Des hommes et des femmes effectuent le tri; toutefois, pour simplifier le libellé des présents motifs, je les désignerai dorénavant en utilisant le féminin, étant donné que trois des quatre particuliers effectuant ce travail qui ont témoigné étaient des femmes. Chaque trieuse élabore sa propre méthode pour effectuer le tri de la manière la plus efficiente et la plus rapide possible. Certaines mettent l’accent sur la manière dont les prospectus sont classés ou alignés en vue d’être regroupés. D’autres rassemblent de nombreuses liasses non reliées avant de se rendre à la machine à lier pour les réunir toutes en une seule étape. L’un des témoins (je crois qu’il s’agissait de Beverly Romans) a décrit une boîte spéciale à trois côtés fabriquée par son beau‑père pour bien empiler les paquets triés jusqu’à ce qu’il soit temps de les réunir en liasse.

 

[11]    De nombreuses trieuses amènent des membres de leur famille proche ou des amis pour les aider à effectuer le tri. Marie Davidson fait ce travail depuis 15 ans environ. Au début, elle travaillait seule. Par la suite, son mari est venu l’aider, puis ses deux filles adolescentes. Ils venaient avec elle à l’entrepôt pour effectuer le tri aussi rapidement que possible. Au départ, Rhonda Deveau venait aider une amie qui était une trieuse régulière; plus tard, elle est devenue à son tour trieuse régulière. Kelvin Ward est chauffeur d’autobus scolaire depuis 23 ans et fait du tri pour Flyer depuis quelque 20 ans. Il vise un revenu hebdomadaire de 200 $ environ comme trieur. Au cours des dernières années, il a versé plus de la moitié de son revenu tiré du travail de tri à sa fille majeure, étant donné qu’elle accomplit une plus grande partie du travail de tri que lui.

 

[12]    Chaque trieuse peut à sa guise faire le travail chez elle ou à l’entrepôt. Il y en a six ou sept qui ont choisi de travailler chez elles, les 20 ou 25 autres optant pour l’entrepôt. Il ressort du témoignage de M. Oakes que toutes les trieuses qui travaillent chez elles font aussi du travail de livraison, et qu’elles livrent en fait les prospectus qu’elles ont triés et mis en liasse. Par contre, la presque totalité des trieuses qui travaillent à l’entrepôt ne remplissent pas d’autre fonction et, donc, n’effectuent pas de livraisons. Les quatre trieuses qui ont témoigné travaillaient toutes à l’entrepôt. Elles ont toutes mentionné les mêmes raisons pour expliquer leur choix. D’abord, cela leur évitait l’inconvénient de devoir transporter un grand nombre de prospectus de l’entrepôt à chez elles, puis de les rapporter à l’entrepôt si elles ne livrent pas elles‑mêmes les prospectus. Ensuite, il y avait à l’entrepôt des tables qui leur offraient beaucoup d’espace pour assembler et aligner les prospectus en vue de les trier. Également, on y trouvait deux machines à lier, permettant de lier les liasses plus serré et plus rapidement que si l’opération était faite manuellement à l’aide de ficelles. Enfin, il y avait toujours des prospectus additionnels au cas où une trieuse viendrait à en manquer.

 

[13]    Les tables et les machines à lier constituent les seuls instruments de travail fournis à l’entrepôt. Il faut absolument disposer d’une surface plane pour assembler et organiser les prospectus en vue du tri. Une machine à lier rend le processus consistant à relier chaque liasse plus sécuritaire (que les liens faits manuellement à l’aide de ficelles) et passablement plus rapide. Les autres accessoires nécessaires sont fournis par les trieuses. De façon générale, chaque trieuse apporte des ciseaux, un surligneur noir et un « Sort Kwick », c’est‑à‑dire un appareil de tri tout simple que l’on peut acheter moins de 10 $ dans n’importe quel magasin de fournitures de bureau. Il existe un système informel d’ancienneté parmi les trieuses à l’entrepôt, chaque trieuse ayant « sa propre table », où elle s’installe toujours pour effectuer son travail de tri. Les photos constituant la pièce A-6 montrent que certaines trieuses installent des ventilateurs à leur table, tandis que d’autres apportent des accessoires de décoration, par exemple une poupée au coin d’une table.

 

[14]    Les trieuses travaillant à l’entrepôt peuvent choisir le moment où elles effectuent le tri, sous réserve de certaines contraintes. Les prospectus ne sont pas disponibles avant 13 h le jeudi. Le travail doit être achevé au plus tard à 21 h le vendredi. L’entrepôt est fermé de 1 h à 6 h le vendredi. Par conséquent, elles disposent de 27 heures pour effectuer le tri à l’entrepôt. Marie Davidson a dit qu’elle aimait travailler durant une période de douze heures d’affilée, de 13 h le jeudi à 1 h le vendredi (qu’il y ait ou non quelqu’un pour l’aider durant une partie de cette période), de manière à achever son travail de tri au cours de ce laps de temps si la chose était possible. Dans le cas contraire, elle retournait à l’entrepôt durant quelques heures le vendredi matin pour le terminer. Pour sa part Kelvin Ward n’allait pas à l’entrepôt avant 16 h 30 environ le jeudi (soit après son dernier itinéraire d’autobus scolaire), et il travaillait avec sa fille jusqu’à minuit, tout en sachant qu’ils pouvaient revenir à l’entrepôt le vendredi, une fois terminé son travail de chauffeur d’autobus scolaire.

 

[15]    Flyer n’exerce aucune supervision à l’égard du tri effectué. Chaque trieuse a tout loisir de mettre au point sa propre méthode de tri, mais elle doit se conformer aux instructions indiquées sur les bordereaux de tri (pièce A‑8) en ce qui touche le nombre de prospectus de détaillants dans chaque paquet et le nombre de paquets dans chaque liasse. Avant de commencer à travailler, chaque trieuse consulte presque invariablement un membre du personnel de Flyer pour vérifier si elle a le nombre adéquat de prospectus de chaque détaillant relativement à un secteur de livraison donné. Une fois les prospectus triés et mis en liasse, certains employés de Flyer vérifient des liasses choisies au hasard pour voir si le nombre adéquat de prospectus est livré dans un secteur de livraison  donné. S’il y a eu une erreur concernant le tri ou la mise en liasse, la trieuse doit revenir sur place et corriger l’erreur, sans avoir droit à une rémunération supplémentaire à ce titre. Si l’on ne peut communiquer avec la trieuse après que l’erreur a été constatée et que celle‑ci est corrigée par le personnel de Flyer, un montant est imputé à la trieuse au titre de la correction de l’erreur.

 

[16]    La Cour d’appel fédérale, lorsqu’elle a rendu sa décision dans l’affaire Wiebe Door Services Ltd c. M.R.N., [1986] 3 C.F. 553 (87 DTC 5025) (que l’on cite fréquemment dans des affaires comme celle examinée ici) a décrit les quatre critères utilisés pour faire la distinction entre un employé et un entrepreneur indépendant. Le juge MacGuigan, qui a prononcé le jugement au nom de la Cour d'appel fédérale, a accordé beaucoup de poids à la citation suivante d’un certain auteur :

 

[…] Il reste que, dans un grand nombre de cas, le tribunal doit se contenter de comparer deux solutions en évaluant l'importance des facteurs qui tendent vers une solution et en les équilibrant par ceux qui tendent vers la solution contraire. Dans l'ordre des choses, il ne faut pas s'attendre à ce que cette opération soit effectuée avec une précision scientifique.

(Voir la page 563 (DTC à la page 5030))

 

Ayant souscrit aux propos cités précédemment, le juge MacGuigan a formulé le commentaire suivant :

 

De toute évidence, le critère d'organisation énoncé par lord Denning et d'autres juristes donne des résultats tout à fait acceptables s'il est appliqué de la bonne manière, c'est-à-dire quand la question d'organisation ou d'intégration est envisagée du point de vue de l'« employé » et non de celui de l'«employeur». En effet, il est toujours très facile, en examinant la question du point de vue dominant de la grande entreprise, de présumer que les activités concourantes sont organisées dans le seul but de favoriser l'activité la plus importante. Nous devons nous rappeler que c'est en tenant compte de l'entreprise de l'employé que lord Wright a posé la question « À qui appartient l'entreprise ».

(Voir la page 563 (DTC à la page 5030))

 

[17]    Eu égard à l’arrêt Wiebe Door et aux quatre critères qui sont systématiquement appliqués dans des affaires comme celle en l’espèce, je conclus que les trieuses en cause étaient des entrepreneuses indépendantes. Je vais examiner dans l’ordre chacun des quatre critères.

 

[18]    Contrôle :    Flyer exerçait fort peu de contrôle sur les trieuses. Celles‑ci pouvaient à leur guise effectuer leur travail dans l’entrepôt ou chez elles. Elles pouvaient également choisir le moment où elles travaillaient entre 13 h le jeudi et 21 h le vendredi (en tenant compte du fait que l’entrepôt était fermé de 1 h à 6 h le vendredi). Elles pouvaient amener des membres de leur famille et des amis pour leur prêter main forte. Aucune supervision n’était exercée à l’égard de la méthode de tri. Flyer se souciait uniquement du résultat final – les paquets devaient contenir les bons prospectus, et les liasses devaient porter la mention du secteur de livraison adéquat. La vérification des prospectus avant le tri et les vérifications au hasard des liasses après le tri ne constituaient pas en soi une forme de supervision du tri. Au chapitre du tri proprement dit, les trieuses travaillaient de façon entièrement autonome.

 

[19]    Les témoins ont donné des exemples précis de l’autonomie dont elles jouissaient dans le cadre de leur travail et de l’absence de supervision. L’une des trieuses envoyait parfois des membres de sa famille effectuer le travail de tri le jeudi ou le vendredi lorsqu’elle ne pouvait se rendre à l’entrepôt, mais elle recevait néanmoins le même montant que si elle s’était présentée elle‑même au travail. Autre exemple : le mari et son épouse, tous deux trieurs, s’étaient constitués en personne morale et l’appelante payait la personne morale pour les services de tri fournis par les deux conjoints. Bien qu’il y ait eu deux machines à lier à l’entrepôt pour les personnes qui y travaillaient, les trieuses n’étaient pas forcées de les utiliser. Il était sensé de la part de l’ensemble des trieuses de vouloir utiliser les machines à lier, sinon, elles auraient dû lier les liasses manuellement à l’aide de ficelles; les machines étaient plus rapides et les liasses étaient liées plus serré. L’examen du critère relatif au contrôle donne fortement à penser que les trieuses étaient des entrepreneuses indépendantes.

 

[20]    Instruments de travail :     le tri est un travail relativement simple, qui nécessite peu de matériel. La trieuse se sert des tables et des machines à lier fournies par l’appelante, mais elle fournit elle‑même les ciseaux, le surligneur noir et l’appareil de tri (« Sort Kwick »). L’appelante fournissait un transpalettes pour faciliter le transport des prospectus aux tables des trieuses et des liasses liées à l’aire de chargement des camions. Les trieuses qui ont témoigné ont dit avoir choisi d’effectuer leur travail de tri à l’entrepôt surtout parce qu’il était commode pour elles d’utiliser les tables et les machines à lier ainsi que de disposer de prospectus additionnels. Elles n’étaient pas du tout obligées de faire le tri à l’entrepôt. L’examen de ce critère donne des résultats assez partagés, mais qui semblent aller davantage dans le sens d’une relation employeur‑employé.

 

[21]    Chances de bénéfice et risques de perte : chaque trieuse fait part à l’appelante du revenu qu’elle souhaite gagner chaque semaine et l’appelante lui délivre un ordre d’exécution (pièce A‑5) représentant à peu près ce revenu. La trieuse fixe son niveau de revenu approximatif. Les trieuses sont toutes payées au même tarif (un demi‑cent le prospectus, plus un cent l’enveloppe), mais elles peuvent à leur choix faire plus, ou moins, de travail de tri en fonction du revenu qu’elles veulent gagner. En d’autres termes, chaque semaine, 25 trieuses environ se rendent à l’entrepôt le jeudi et le vendredi, et chacune peut gagner un montant différent, en fonction, non de la quantité de travail que l’appelante peut vouloir leur confier, mais de la quantité de travail qu’elles sont disposées à abattre.

 

[22]    Les trieuses assument directement la responsabilité de leur travail; il est possible d'identifier la trieuse ayant constitué une liasse donnée au moyen du numéro correspondant au secteur de livraison. Si une erreur est constatée, la trieuse responsable doit revenir à l’entrepôt et la corriger sans avoir droit à une rémunération additionnelle. Si la trieuse qui a commis l’erreur ne revient pas à l’entrepôt et que le personnel de l’appelante corrige l’erreur, le coût associé à la correction – probablement le montant qu’aurait rapporté le tri des liasses comportant l’erreur – est imputé à la trieuse. Le critère portant sur les chances de bénéfice et les risques de perte donne fortement à penser que les trieuses étaient des entrepreneuses indépendantes.

 

[23]    Intégration : d’après l’arrêt Wiebe Door, le critère qui touche l’intégration, ou l’organisation, doit être envisagé du point de vue de l’employé et non de celui de l’employeur. C’est en tenant compte de l’entreprise éventuelle de l’employé que Lord Wright (Montréal v. Montréal Locomotive Works Ltd. et al, [1947] 1 D.L.R. 161, à la p. 169) a posé la question : « À qui appartient l’entreprise? » Eu égard aux circonstances des présents appels, si je pose cette question relativement à chaque trieuse, je suis persuadé qu’il s’agit de l’entreprise des trieuses. D’abord, pour chacune, il s’agissait uniquement d’un travail occasionnel ou à temps partiel. Les services pouvaient être fournis uniquement le jeudi et le vendredi. Kelvin Ward, par exemple, est chauffeur d’autobus scolaire depuis 23 ans et fournit les services de tri en dehors de ses heures de travail comme chauffeur. Outre son travail de trieuse, Beverly Romans travaille dans le cadre de sa propre entreprise d’entretien ménager résidentiel.

 

[24]    Également, les trieuses fixent elles‑mêmes leur revenu cible et accomplissent ensuite le travail requis pour gagner ce montant. Ce n’est pas Flyer qui fixe le revenu devant être atteint. Aussi, les trieuses ont établi entre elles un  « système d’ancienneté » élémentaire servant à l’attribution de l’espace (les tables) à l’entrepôt. Elles peuvent faire le travail chez elles ou utiliser l’espace (la table) mis à leur disposition à l’entrepôt. Enfin, aux fins de l’impôt, elles déclarent leur revenu de tri à titre de revenu d’entreprise. Kelvin Ward a expliqué qu’il versait plus de la moitié du revenu qu’il gagnait pour le travail de tri à sa fille majeure, parce que celle‑ci faisait une plus grande partie du travail de tri que lui, et que, dans le calcul de son revenu net tiré du travail de tri, il déduisait les sommes ainsi versées à sa fille.

 

[25]    Après avoir entendu le témoignage des quatre trieuses (Marie Davidson, Rhonda Deveau, Kelvin Ward et Beverly Romans), je suis convaincu qu’elles considèrent être des entrepreneuses indépendantes et non des employées de Flyer. De façon générale, elles emploient le terme « personnel » pour désigner les employés de Flyer à l’entrepôt. La manière dont les trieuses qualifient leur situation n’est pas déterminante, mais elle est pertinente et convaincante. L’examen du critère ayant trait à l’intégration donne à penser que les trieuses sont des entrepreneuses indépendantes.

 

[26]    Au paragraphe 17 des présents motifs, j’ai fait part de ma conclusion selon laquelle les trieuses sont des entrepreneuses indépendantes. Je suis arrivé à cette conclusion en m’inspirant des quatre critères en guise d’orientation générale. Il y a toutefois lieu de commenter un autre facteur particulier. L’intimé admet que les personnes effectuant les services de tri à la maison n’étaient pas des employés. Du point de vue de l’uniformité, je juge cette admission préjudiciable, car la rémunération de ces personnes était calculée selon les mêmes modalités que celle des trieuses travaillant à l’entrepôt; elles travaillaient à partir de la même matière première (les prospectus non triés); et elles devaient fournir le même produit final. Dans la mesure où toutes les trieuses travaillant à la maison effectuaient également la livraison des prospectus triés, elles n’étaient pas assujetties aux mêmes contraintes de temps que celles travaillant à l’entrepôt, étant donné qu’elles pouvaient achever le tri et la mise en liasse le samedi, alors que, dans le cas des trieuses de l’entrepôt, le tri devait être achevé à 21 h le vendredi. À mon avis, le fait que les trieuses travaillant à la maison ne soient pas soumises aux mêmes contraintes de temps est une distinction de peu d’importance. Les appels sont accueillis.

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 3e jour d'octobre 2001.

 

 

« M.A. Mogan »

J.C.C.I.

 

Traduction certifiée conforme

ce 26e jour de février 2003.

 

 

 

Mario Lagacé, réviseur

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