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Date: 20000211

Dossier: 98-2-EXP-G

ENTRE :

JOHN R. AIKMAN, MICHEL BEAUREGARD, ANDRÉ BENOÎT, GUY BENOÎT, RENÉ BERGERON, JOSÉE BESNER, DENIS BLANCHETTE, FRANÇOIS BOUCHARD, MARC BOUCHER, NANTEL BRISSET, PIERRE CHARBONNEAU, BRUNO DION, DENIS DUFRESNE, GUY GADOURY, MICHEL GAGNÉ, PAUL GENDRON, ANTHONY HALFACRE, JEAN-ÉRIC HÉROUX, FERNAND LALIBERTÉ, LISE LALONDE, SERGE LANTHIER, SERGE LEBEL, JOCELYNE LESSARD-GENDRON, MONIQUE LORD, ANTHONY MOFFAT, JACQUES OUELLET, CLAUDE PAQUETTE, DENIS PATRY, RÉJEAN PLAMONDON, MICHEL PLOURDE, KENNETH REED, DANIEL ROBERT, JOHN ROMITA, JEAN TOUCHETTE, PIERRE TOUCHETTE, ROBERT TRAUNERO, ROSANNA VENDITTI ET ROBERT ZEDWANE,

appelants,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Bowman, C.C.I.

[1] L'appel a été entendu sur une période de sept jours, à Ottawa et à Montréal. La seule question en litige tient à la juste valeur marchande, au 22 décembre 1997, d'un prototype désassemblé (ou plus exactement d'un modèle de démonstration désassemblé) d'un véhicule plus léger que l'air permettant de transporter de lourdes charges, soit une cyclogrue. À cette date-là, M. John Aikman avait, avec un certain nombre d'autres contribuables canadiens, donné la cyclogrue au Canadian Museum of Flight and Transportation, situé à Langley (Colombie-Britannique). Il a été convenu que les appels de tous les autres donateurs dépendraient de l'issue de l'appel de M. Aikman.

[2] Les donateurs estimaient que la cyclogrue avait une juste valeur marchande de 3 075 000 $ US. La Commission canadienne d'examen des exportations de biens culturels (la “ CCEEBC ” ou “ Commission ”) a déterminé que la cyclogrue avait une valeur de 200 000 $ US.

[3] La juste valeur marchande d'un bien culturel est pertinente aux fins de la détermination du crédit d'impôt pour dons de bienfaisance en vertu de l'article 118.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu.

[4] Le 17 décembre 1991, la Loi sur l'exportation et l'importation de biens culturels (la “ LEIBC ”) et la Loi de l'impôt sur le revenu ont été modifiées, rétroactivement au 21 février 1990, de manière que la responsabilité de fixer la juste valeur marchande d'un bien culturel certifié passe du ministère du Revenu national à la CCEEBC.

[5] Les deux fonctions de la CCEEBC pertinentes aux fins de cet appel consistent en ce qui suit : a) certifier qu'un bien culturel répond aux critères d'“ intérêt exceptionnel ” et d'“ importance nationale ” prévus au paragraphe 29(3) de la LEIBC; b) fixer ou fixer de nouveau la juste valeur marchande du bien qui a été aliéné.

[6] La Commission a déterminé que la cyclogrue présente un “ intérêt exceptionnel ” et revêt une “ importance nationale ”, répondant ainsi aux critères énoncés au paragraphe 29(3).

[7] La compétence de notre cour en la matière se limite à des appels contre la décision, par la CCEEBC, de la juste valeur marchande d'un objet qui a été aliéné de façon irrévocable en faveur d'un établissement ou d'une administration désignés. Le Canadian Museum of Flight and Transportation est un établissement désigné.

[8] L'article 33.1 de la LEIBC se lit comme suit :

33.1(1) La personne qui a aliéné de façon irrévocable en faveur d'un établissement ou d'une administration désignés un objet dont la valeur marchande a été fixée de nouveau dans le cadre du paragraphe 32(5) peut interjeter appel devant la Cour canadienne de l'impôt dans les quatre-vingt-dix jours suivant la date de délivrance du certificat visé au paragraphe 33(1).

(2) Sur un appel interjeté en vertu du présent article, la Cour canadienne de l'impôt peut confirmer ou modifier la valeur marchande fixée par la Commission et, pour l'application de la Loi de l'impôt sur le revenu, la valeur fixée par la Cour est réputée avoir été fixée par la Commission.

[9] Dans un appel devant notre cour contre une nouvelle détermination de la juste valeur marchande d'un bien culturel, les règles ordinaires quant au fardeau de la preuve s'appliquent. Tout particulièrement, la partie appelante a la charge de démontrer que la détermination de la juste valeur marchande, par la Commission, est erronée. Quoiqu'il puisse être utile de démontrer l'existence de lacunes dans le raisonnement de la Commission, la tâche fondamentale d'un appelant est d'établir selon la prépondérance de la preuve que la juste valeur marchande de l'objet est supérieure à ce qui a été déterminé par la Commission. L'appel porte sur la détermination de la valeur et non sur les raisons y afférentes. Néanmoins, si le raisonnement sous-jacent à cette détermination est nettement intenable, ce peut bien être un premier pas dans l'établissement d'une valeur supérieure.

[10] Un deuxième point à souligner est que le motif pour lequel un contribuable acquiert un bien culturel en vue de le donner à un établissement spécifié n'est pas pertinent. Si un contribuable réussit à avoir un tel objet à un prix inférieur à la juste valeur marchande et que son intention est d'obtenir un avantage fiscal en faisant un don de bienfaisance, cela est parfaitement acceptable. (Voir les jugements The Queen v. Friedberg, 92 DTC 6031 (C.A.F.), conf. sur une question différente par 93 DTC 5507, et Zelinski et al. v. The Queen, 2000 DTC 6001.) L'intention ou l'espoir d'obtenir un avantage fiscal n'entache pas de nullité le don de bienfaisance. Néanmoins, un appelant court alors le risque que la Commission ou la Cour puisse conclure que la meilleure preuve de la juste valeur marchande est le prix auquel l'objet a été acheté.

[11] Une troisième observation préliminaire concerne les termes “ la valeur fixée par la Cour ” qui figurent au paragraphe 33.1(2) de la LEIBC.

[12] Je ne considère pas ces termes comme exigeant de la Cour plus que ce qu'elle fait dans un appel ordinaire, interjeté en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu, quant à l'évaluation d'un bien par le ministre du Revenu national. Tout particulièrement, je ne pense pas qu'il serait approprié que la Cour fixe une valeur inférieure à celle qui a été déterminée par la Commission, ce qui aurait pour effet de réduire le crédit d'impôt accordé à un appelant à l'étape de la cotisation. Le principe énoncé par le juge Thurlow dans l'arrêt Harris v. M.N.R., 64 DTC 5332 (C. de l'É.), conf. par 66 DTC 5189, à savoir que la cour ne peut permettre au ministre de faire appel de sa propre cotisation, s'applique également à des appels interjetés en vertu de la LEIBC.

[13] La cyclogrue est décrite dans le certificat fiscal visant des biens culturels comme étant un prototype d'aéronef hybride expérimental — d'une longueur de 178 pieds, d'une hauteur de 120 pieds, d'une capacité de deux tonnes, à doubles systèmes d'élévation — conçu et construit au début des années 1980.

[14] Le mot “ hybride ” est particulièrement approprié. La cyclogrue a des éléments d'un hélicoptère traditionnel et des éléments d'un dirigeable.

[15] Voici une description de l'aéronef extraite du rapport d'un des témoins experts de la Couronne, M. Alfred Shortt :

[TRADUCTION]

Description de l'objet

4. Le prototype d'aéronef consistait en une grosse enveloppe de dacron remplie d'hélium (la carène), avec quatre tiges rotatives formant chacune à partir du centre de la carène un rayon au bout duquel se trouvaient, à l'extérieur de la carène, une pale et des ailerettes variables destinées à assurer l'élévation et la propulsion.

5. L'énergie provenait de petits moteurs d'aéronef à piston, avec hélices à trois pales, situés aux extrémités du système de pales et d'ailerettes.

6. Le poste de pilotage était, ainsi que la charge utile, soutenu par des élingues suspendues sous l'aéronef, à partir de points situés aux extrémités de l'arbre d'entraînement horizontal parcourant l'intérieur de la carène sur toute sa longueur.

7. L'ensemble du véhicule était consolidé et stabilisé par un réseau de câbles d'acier et de kevlar. La stabilité de route était assurée par une queue annulaire. La carène remplie d'hélium permettait de faire en sorte que l'appareil sans charge utile puisse avoir une force ascensionnelle neutre et demeurer stationnaire. Des moteurs faisaient tourner les pales et ailerettes, soit un mouvement s'effectuant autour de l'arbre d'entraînement horizontal central. Une commande cyclique du système de pales et d'ailerettes permettait à l'appareil de s'élever avec une charge utile et d'avancer.

8. D'après la documentation déposée avec la demande de certificat, le prototype de la cyclogrue mesurait 178 pieds de longueur et 120 pieds de hauteur, et l'enveloppe, d'un diamètre de 68 pieds, contenait 330 000 pieds cubes d'hélium. L'aéronef pesait, sans charge utile, 17 000 livres.

[16] Voilà une description raisonnablement exacte de cet appareil. L'annexe A est une représentation schématique de la cyclogrue.

[17] L'élaboration du concept remonte à 1972 au moins. M. Aikman, consultant en capital de risque et en développement de nouvelles technologies, avait été contacté par deux entrepreneurs de la Californie désireux de s'entretenir avec lui du développement d'un aéronef hybride plus léger que l'air à l'égard duquel ils avaient des droits.

[18] La compagnie aérospatiale canadienne Canadair avait été contactée, et l'on avait effectué une étude de conception préliminaire relative à une aérogrue devant servir particulièrement dans l'industrie forestière. Canadair et l'Institut canadien de recherches en génie forestier (l'“ ICRGF ”) avaient uni leurs forces. Si le concept d'une grue volante plus légère que l'air devait se révéler réalisable d'un point de vue économique et pratique, cela serait évidemment bien supérieur aux méthodes traditionnelles de débardage, qui sont coûteuses et dommageables pour l'environnement quand on aménage des chemins d'exploitation et qui sont archicoûteuses lorsque des hélicoptères sont utilisés.

[19] L'étude de faisabilité initiale avait confirmé ces avantages. Selon le concept originel, la carène de l'aérogrue avait la forme d'une sphère, mais, même à l'étape préliminaire de l'étude de faisabilité, il avait été reconnu que le fort freinage d'une sphère en rotation limitait la vitesse avant d'un tel appareil.

[20] Une configuration plus aérodynamique devait donc être mise au point, ce qui est à l'origine du modèle de démonstration de cyclogrue faisant l'objet de cet appel. Le modèle de démonstration dont parlait M. Aikman est essentiellement le modèle grandeur nature que l'on a construit pour démontrer l'efficacité de la technologie conçue. D'après M. Aikman, la construction d'un prototype est l'étape qui suit la construction d'un modèle de démonstration. Dans la preuve qui a été présentée, la cyclogrue était toutefois souvent décrite comme étant un prototype.

[21] La différence la plus évidente entre l'aérogrue et la cyclogrue tient au fait que l'aérogrue a la forme d'une sphère, tandis que la cyclogrue a la forme d'un fuseau.

[22] Ainsi, on avait décidé de construire et de tester une cyclogrue. On avait obtenu des fonds d'investisseurs privés et de la Banque fédérale de développement.

[23] Une compagnie, soit Aerocranes of Canada Limited (“ ACL ”), avait été créée en vue de l'exploitation de la cyclogrue, inventée par deux Américains, Arthur G. Crimmins et Donald B. Doolittle. En vertu d'une convention en date du 18 juin 1979 entre M. Crimmins, M. Doolittle et ACL, cette dernière devait concevoir, construire et tester un modèle d'enveloppe et de système de propulsion. Un consortium formé de quatre sociétés forestières devait faire un apport en argent à hauteur de 200 000 $ CAN.

[24] Dans l'extrait suivant d'un rapport du président d'ACL aux actionnaires d'ACL, M. Aikman résume l'évolution du développement de la cyclogrue jusqu'en novembre 1979 :

[TRADUCTION]

DESCRIPTION DU PROJET

1. Historique du développement

La société Aerocranes of Canada Limited (ACL) a été constituée en vertu des lois du Canada en 1975, pour acquérir des droits de licence au Canada, au Brésil et en Australie à l'égard d'un aéronef hybride (aérodynamique / aérostatique) servant à des opérations semblables à celles auxquelles servent des hélicoptères, mais pouvant transporter une charge sous élingue dépassant la capacité actuelle ou prévue d'un tel aéronef, soit 15 à 500 tonnes.

Ce concept breveté, soit l'aérogrue, a été soumis à un certain nombre d'évaluations techniques et d'essais en vol aux États-Unis et au Canada, par des entités comme : Aerospace Corporation, à contrat pour le Forest Service des États-Unis; Princeton University (département du génie aérospatial et mécanique), à contrat pour la marine américaine; Canadair Limitée. En 1978, Canadair a terminé une étude de faisabilité technique d'un coût de 100 000 $ (financement interne). Tout ce travail confirmait la faisabilité et la justification économique de l'aérogrue.

En 1978, les concédants de licences d'ACL ont mis au point une nouvelle version de l'aéronef, soit la cyclogrue, qui semble dépasser les principales limites de l'aérogrue, en particulier sa vitesse avant relativement faible. Ainsi, ils ont accru les possibilités d'un tel véhicule de manière à inclure des marchés actuellement servis par des hélicoptères commerciaux, notamment les marchés d'exploitation forestière de la côte Ouest. Des études de l'Institut canadien de recherches en génie forestier (ICRGF) indiquaient que l'utilisation de la cyclogrue permettrait à l'industrie forestière de réaliser des économies importantes sur les coûts.

Au 18 juin 1979, on est parvenu à une entente avec quatre grandes sociétés forestières de la côte Ouest pour commencer à financer un programme d'un coût estimatif de 800 000 $ consistant à concevoir, à fabriquer et à tester dans des conditions naturelles une cyclogrue capable de transporter une charge sous élingue de deux tonnes. Les parties à cette entente sont :

MacMillan Bloedel Ltée;

British Columbia Forest Products Limited;

Pacific Logging Company Limited (Canadien Pacifique);

Tahsis Company Ltd. (CIP Inc.).

Le programme a été divisé en deux phases, dont la première (pièce B) consiste en ce qui suit : réalisation de travaux préliminaires de recherche et de conception avec ILC Dover (International Latex) pour ce qui est des éléments aérostatiques et avec la Princeton University pour ce qui est des éléments aérodynamiques, plus la conception de base de systèmes de contrôle et la sélection du système de propulsion. Le contrat de 200 000 $ de la phase I prévoit qu'ACL devra avoir produit au 1er décembre 1979 un rapport complet contenant des estimations détaillées des coûts de construction et d'expérimentation d'un modèle de 2 tonnes (certifié) et d'un modèle de 16 tonnes et des coûts d'exploitation du modèle de 16 tonnes.

[25] L'ICRGF a continué de jouer un rôle à cet égard tout au long de cette période et a produit deux rapports, en 1977 et en 1984, sur diverses méthodes d'exploitation forestière incluant l'utilisation d'hélicoptères, l'utilisation de ballons stationnaires, qui remplissent un peu la même fonction que des pylônes, et l'utilisation d'aéronefs de transport lourd comme la cyclogrue. Un autre rapport a été commandé par la NASA (National Aeronautics and Space Administration) concernant le potentiel commercial d'un aéronef de transport lourd, et un rapport a été établi par Booz-Allen Applied Research, du Maryland.

[26] Canadair est également restée intéressée à travailler avec l'ICRGF à l'élaboration d'un tel aéronef.

[27] Dans un rapport établi par ACL, le coût de production d'une cyclogrue était estimé à 2 275 000 $.

[28] En 1982, un article sur la cyclogrue a été publié dans la revue scientifique Discover. L'enthousiasme, l'optimisme et l'intérêt étaient grands.

[29] Le 24 novembre 1981, ACL, les sociétés forestières, les inventeurs et Aerolift, Inc., ainsi qu'un groupe formé d'autres personnes, ont conclu une convention qui, pour l'essentiel, accordait tous les droits d'ACL à l'égard de la cyclogrue à Aerolift, Inc., dont ACL détenait environ 60 p. 100 des actions et dont les sociétés forestières détenaient environ 40 p. 100 des actions. À ce stade, les sociétés forestières avaient investi dans le projet environ 3 000 000 $.

[30] En 1982, les sociétés forestières ont cessé de financer le projet. Le 22 octobre 1982, le modèle de deux tonnes de la cyclogrue (modèle d'essai) s'est détaché du mât d'amarrage au cours d'une tempête et a été sérieusement endommagé. Il a été reconstruit, sous une forme comportant certaines modifications, grâce au produit de l'assurance s'élevant à 1 400 000 $ et à une subvention de 850 000 $ du Forest Service des États-Unis.

[31] En novembre 1983, Aerolift, Inc. a fusionné avec une petite société ouverte, et ses actions ont commencé à se négocier à la Bourse de Vancouver.

[32] Dans son témoignage, M. Aikman a déclaré qu'au mois de novembre 1983, soit à la date de la fusion, environ 4 000 000 $ avaient été investis au titre de frais de développement par le consortium formé de sociétés forestières, et environ 2 000 000 $ par des investisseurs privés. Quoique la preuve présentée par M. Aikman ne soit pas étayée de registres comptables et qu'elle soit nécessairement très approximative, je l'accepte comme établissant le degré d'intérêt dans le projet et l'importance des dépenses y afférentes.

[33] M. Aikman a également déclaré que la reconstruction de la cyclogrue après l'accident avait coûté 2,5 millions de dollars. Comme la carène gonflée d'hélium avait été récupérée, la construction complète de l'aéronef coûterait probablement beaucoup plus que 2,5 millions de dollars, si le montant de 2,5 millions de dollars est exact. En outre, la queue de l'appareil ainsi que le système de contrôle avaient été considérablement reconçus et reconstruits.

[34] En mai 1984, dans un rapport établi par l'ICRGF, la cyclogrue est comparée avec des hélicoptères d'une manière favorable. Dans la conclusion du rapport, les auteurs disent :

[TRADUCTION]

Dans notre exemple, nous présumons que la cyclogrue de 12 tonnes peut être construite à un coût de 7,1 millions de dollars, qu'elle peut faire du vol stationnaire de précision aussi bien qu'un hélicoptère, voire mieux, qu'elle peut être exploitée au moins 1 600 heures par année et qu'elle peut être amarrée sans risque dans un environnement forestier. Dans ces conditions, le débardage par cyclogrue serait plus économique que le débardage par hélicoptère et plus concurrentiel sur le plan des coûts que les systèmes traditionnels utilisés dans les secteurs où l'on fait du débardage par câble. Un aéronef de transport lourd comme la cyclogrue peut servir à faire du débardage non seulement dans ces secteurs, mais aussi dans des secteurs considérés comme inaccessibles. On estime que 10 à 15 p. 100 des stocks côtiers de la Colombie-Britannique (soit 340 à 500 millions de mètres cubes) sont inaccessibles par des systèmes traditionnels pour des raisons d'ordre économique ou environnemental. Dans les stocks inaccessibles, il y a de grosses quantités de bois d'oeuvre d'une grande valeur. Un aéronef de transport lourd comme la cyclogrue pourrait être utilisé pour exploiter ces secteurs à des coûts moins élevés que dans le cas d'hélicoptères.

[35] En avril 1985, le Forest Service du ministère américain de l'agriculture a fait paraître une évaluation préliminaire de la cyclogrue. Il était d'un optimisme modéré et disait que le développement d'une cyclogrue de deuxième génération, de 25 tonnes, serait souhaitable.

[36] Le 7 novembre 1985, M. Wellburn, soit un vice-président de l'ICRGF, disait dans une lettre aux sociétés forestières que l'on avait testé avec succès la cyclogrue le 6 novembre 1985 à Tillamook, dans l'Oregon. Il disait en outre :

[TRADUCTION]

Je suis très encouragé quant à l'avenir du concept de cyclogrue. Pour la première fois, des spécialistes de l'aéronautique ainsi que l'armée et le Forest Service des États-Unis en voient le potentiel.

L'ICRGF est encore intéressé à ce projet, car nous voyons toujours la nécessité d'un véhicule de transport lourd en vol libre pour l'exploitation forestière. La cyclogrue est encore le seul concept permettant de servir nos fins.

[37] Le 1er novembre 1986, Aerolift, Inc. a présenté à l'organisme gouvernemental américain appelé Defence Advanced Research Project Agency (“ DARPA ”) un rapport final sur l'expérimentation de la cyclogrue. Les conclusions étaient positives et optimistes. Le rapport annuel de 1986 aux actionnaires d'Aerolift, Inc. était également optimiste.

[38] En 1987, l'armée américaine continuait de s'intéresser à l'application militaire de la cyclogrue.

[39] Dans le rapport annuel d'Aerolift, Inc. pour 1988, ainsi que dans le rapport 10-K déposé auprès de la Securities and Exchange Commission des États-Unis, il était dit que les frais de recherche-développement totalisaient 8,2 millions de dollars. Le rapport annuel pour 1988 disait en outre qu'une somme supplémentaire de 9,4 millions de dollars avait été fournie par le gouvernement américain, de sorte qu'une somme totale de 17,6 millions de dollars avait été consacrée au développement de la cyclogrue.

[40] Le projet a perdu son élan lorsque le financement fédéral s'est arrêté, soit à la fin des années 1980. La cyclogrue a été exposée dans un hangar à Tillamook Bay. Dans une lettre à M. Aikman en date du 22 juillet 1992, le premier vice-président de MacMillan Bloedel Ltée, M. Otto L. Forgacs, parlait de “ la fin de la cyclogrue ”.

[41] La cyclogrue avait été entreposée dans un hangar, et le titre de propriété avait été acquis par l'administration du port de Tillamook Bay en vertu d'un acte de vente de shérif, conformément à une exécution forcée contre Aerolift, Inc. pour non-paiement de loyer.

[42] Le 13 novembre 1992, M. Aikman a offert d'acheter la cyclogrue à l'administration portuaire, pour 50 000 $ US.

[43] L'offre contenait un certain nombre de conditions, soit :

[TRADUCTION]

1. Le prix d'achat, 50 000 $ (US), est payable comme suit : 10 000 $ le 31 décembre 1992 ou avant cette date, 20 000 $ le 31 mars 1993 ou avant cette date et le solde, 20 000 $, le 30 juin 1993 ou avant cette date. Le titre sur la cyclogrue me sera transféré ou sera transféré à mon représentant lorsque le prix total d'achat de 50 000 $ aura été payé.

2. La cyclogrue sera reprêtée sans frais à l'administration portuaire pour une période d'au moins deux ans, sous réserve de la condition spéciale énoncée au point 6 ci-après. Pendant que la cyclogrue lui sera prêtée, l'administration portuaire pourra en exposer quelque partie que ce soit et en faire une reproduction ou une réplique à ses frais, pourvu qu'aucun élément d'origine ne se perde ou ne soit endommagé ou détruit.

3. L'administration portuaire accepte que la cyclogrue reste à l'endroit où elle se trouve actuellement et qu'elle y soit exposée ou entreposée, selon ce que l'administration portuaire pourra déterminer, sans frais supplémentaires pour nous pour une période pouvant aller jusqu'à deux ans.

4. Après deux ans, les arrangements en cours en matière de prêt / location seront assujettis à une négociation entre l'administration portuaire et nous, s'il y a lieu.

5. Si la cyclogrue est un jour désassemblée ou retirée des locaux de l'administration portuaire, par ordre de l'administration portuaire ou à ma demande, cela se fera entièrement à mes frais et sous ma surveillance, étant entendu qu'à ce moment l'administration portuaire collaborera à ce désassemblage ou retrait en mon nom et qu'à cet égard je la rembourserai de tous ses frais ou pour l'ensemble de la main-d'oeuvre et du matériel qu'elle aura fournis et toute la surveillance qu'elle aura exercée. Je permets que la cyclogrue soit déplacée à l'intérieur du hangar, pourvu que ce soit fait sous ma surveillance et que tous les frais y afférents, y compris mes frais de surveillance, soient payés par l'administration portuaire.

6. J'ai l'intention de prêter la cyclogrue à l'administration portuaire pour une période d'au moins deux ans, mais je conserve le droit de la retirer de là n'importe quand après un an suivant la date d'achat. Si j'exerce ce droit après un an mais avant l'expiration des deux années, j'accepte de ne le faire qu'après avoir donné un avis de 90 jours à l'administration portuaire. Je paierai alors des frais de 25 000 $ pour permettre à l'administration portuaire de prendre d'autres dispositions. L'administration portuaire aura également le droit après un an d'ordonner que la cyclogrue soit retirée du hangar, moyennant un préavis de 90 jours. Je n'aurai alors aucuns frais à payer.

Je conserve toujours le droit de faire en sorte que la cyclogrue reste en bon état, y compris le droit de la réparer ou de la rénover de manière qu'elle puisse demeurer exposée.

[44] Le 4 février 1993, l'administration du port de Tillamook Bay a transféré à M. Aikman le titre sur la cyclogrue. Le bien précis sur lequel M. Aikman a obtenu le titre était le suivant en vertu de l'acte de vente :

[TRADUCTION]

Une cyclogrue ID-N240A comprenant deux moteurs — nos de série A877605 et A877607 — avec hélices; un moteur partiel — no de série A877608; éléments divers de deux sections (se trouvant dans le hangar B); modèle d'essai de rotation, avec banc d'essai; nacelles — dont une a été fabriquée à partir du corps d'un hélicoptère, et l'autre avec de la tôle et du plexiglas; dispositif d'enregistrement innovateur (technologie informatique); dossiers et bandes connexes d'Aerolift; carrosserie d'autobus VW et ossature de réservoir modèle; deux à trois supports de tige à roues; un à quatre supports de tige à roues avec réservoir de carburant.

[45] Aucun droit conféré par brevet ou autre droit semblable relatif à la cyclogrue n'a été acquis.

[46] M. Aikman a dit qu'il estimait que le prix de 50 000 $ US représentait une bonne affaire, car, avant de présenter l'offre, il avait obtenu deux évaluations d'environ 2 500 000 $ de M. Philip A. Nelson et de M. Richard de Boer. M. Nelson et M. de Boer ont tous les deux déposé comme témoins experts au procès.

[47] M. Aikman était particulièrement intéressé à la cyclogrue, non seulement parce qu'il avait pendant de nombreuses années participé à l'élaboration et à la promotion de cet appareil, mais aussi parce qu'il croyait que la technologie y afférente pouvait être appliquée à un autre aéronef plus léger que l'air qu'il était en train de mettre au point, soit le Buoyant Copter.

[48] En réponse à une question de son avocat quant à savoir à quel moment lui était venue l'idée de donner la cyclogrue, M. Aikman a dit :

[TRADUCTION]

Eh bien, j'avais d'abord contacté des investisseurs en vue de la vendre un million de dollars, si je le pouvais, et j'entendais utiliser cette somme pour construire un modèle de démonstration du Buoyant Copter. Toutefois, je n'y suis pas parvenu dans un premier temps, puis je me suis entretenu avec M. Patry, de Planagest, soit un conseiller en placement de Montréal, qui a dit qu'il pourrait intéresser certains clients à l'affaire, pourvu que ce soit une bonne entreprise commerciale ou, s'il se révélait impossible de monter une entreprise commerciale à Tillamook, que l'on puisse vendre l'appareil à profit à un collectionneur d'aéronefs — ils sont nombreux aux États-Unis et ont beaucoup d'argent — ou, au pire, que l'on puisse donner l'appareil comme bien culturel à un musée du Canada.

[49] M. Aikman a cherché des façons d'exploiter la cyclogrue, par exemple en l'exposant avec le fameux avion expérimental de Howard Hughes, le Spruce Goose, ou en rénovant le hangar de Tillamook.

[50] Vers la fin de 1993, M. Aikman a vendu une participation de 80 p. 100 dans la cyclogrue à un groupe d'investisseurs, représenté par M. Patry, et une participation de 10 p. 100 à un dénommé Reed. Quoique la contrepartie totale de la vente aux investisseurs s'élevait à plus de 700 000 $, la somme devait être remboursée proportionnellement aux investisseurs si une valeur spécifiée n'était pas acceptée par la CCEEBC.

[51] Le 3 février 1994, les avocats de l'administration du port de Tillamook Bay ont avisé M. Aikman qu'il avait 90 jours pour retirer la cyclogrue des locaux de l'administration portuaire. À l'automne 1994, les copropriétaires ont décidé de donner la cyclogrue à un musée du Canada.

[52] Deux des surfaces portantes se sont brisées dans le transport de la cyclogrue et n'ont jamais été réparées.

[53] M. Aikman a distribué un certain nombre de copies d'une brochure disant que la cyclogrue était à vendre et il en a mis des copies sur des tableaux d'information d'un centre de conférences de l'Experimental Aircraft Association à Oshkosh, dans le Wisconsin, mais aucun acheteur ne s'est présenté. Il a cherché à louer l'appareil, mais sans résultat.

[54] Finalement, en mars 1994, la cyclogrue endommagée a été désassemblée, la carène a été dégonflée, et l'appareil a été transporté au musée de Langley, où il se trouve toujours. La carène a été pliée et remisée. Les autres composantes sont exposées dans le musée.

[55] Le 31 décembre 1994, les copropriétaires ont donné la cyclogrue au Canadian Museum of Flight and Transportation, sous réserve d'une clause résolutoire permettant d'annuler la donation si la CCEEBC ne déterminait pas que la valeur de ce don représentait au moins 80 p. 100 de la moyenne des évaluations des experts des donateurs.

[56] Le 22 décembre 1997, un nouvel acte de donation, dépourvu des conditions, a été signé, la donation devenant ainsi absolue.

[57] Le résultat des nombreuses opérations ayant mené à la donation au musée en 1997 avait été le suivant. M. Aikman avait acheté la cyclogrue 50 000 $ US et en avait vendu une participation d'environ 90 p. 100 à M. Reed et aux autres investisseurs, pour une somme d'environ 840 000 $. Sur cette somme, une proportion de 10 p. 100 avait été payée à M. Aikman, et le reste avait été déposé entre les mains d'un tiers. Il a été dit en preuve que, si une évaluation inférieure à 2 482 952 $ était obtenue de la CCEEBC, le crédit d'impôt correspondant serait insuffisant pour rendre l'opération rentable si le prix intégral des participations dans la cyclogrue était payé. M. Aikman avait donc consenti à effectuer un remboursement proportionnel du prix si le niveau d'évaluation nécessaire n'était pas atteint.

[58] Le premier témoin expert de l'appelant a été M. Philip A. Nelson. M. Nelson a beaucoup d'expérience quant à tous les aspects du domaine aéronautique et dans l'achat, la vente et l'évaluation d'aéronefs au Canada et aux États-Unis. Il a été consulté par la CCEEBC et a conseillé des musées en matière d'acquisition et d'évaluation d'aéronefs. Il a également été consulté par Revenu Canada, par l'Internal Revenue Service des États-Unis et par les autorités fiscales du Royaume-Uni en matière d'évaluation d'aéronefs.

[59] M. Nelson a été pendant un certain temps directeur général du War Plane Heritage Museum de Hamilton et a également été président de la Canada Aeronautical Preservation Association.

[60] Dans son rapport d'expert déposé auprès de la Cour, M. Nelson disait qu'à son avis la cyclogrue, une fois réparée, aurait une juste valeur marchande d'environ 3,5 millions de dollars US. L'estimation initiale qu'il avait donnée à M. Aikman lorsqu'il envisageait d'acheter la cyclogrue était de 2,5 millions de dollars.

[61] Aucun de ces deux montants ne tenait compte du coût des travaux de recherche-développement, que M. Nelson estimait à 10 à 20 millions de dollars. Ces derniers chiffres concordent à peu près avec la preuve quant au coût des travaux de recherche-développement accomplis dans les années 1980 relativement à la cyclogrue.

[62] M. Nelson a également déclaré que, lorsqu'il était allé à des congrès technologiques à Beijing et à Singapour, il avait constaté que des photographies de la cyclogrue suscitaient un intérêt considérable.

[63] L'autre expert de l'appelant, M. Richard de Boer, était d'avis que la cyclogrue avait une valeur de 3 millions de dollars US.

[64] Les deux experts de l'intimée, M. Alfred Shortt et M. Louis S. Casey, estimaient que la valeur de la cyclogrue était de moins de 100 000 $ et de 59 100 $ US, respectivement.

[65] La plupart des affaires d'évaluation soumises à notre cour concernent des biens pour lesquels il y a un marché facilement identifiable. Dans le cas d'immeubles, soit l'exemple le plus évident, la Cour doit choisir entre des opinons d'évaluateurs divergentes quant à la sélection et à l'application de ventes comparables. Voir par exemple les jugements Grove Crest Farms Limited et al. v. The Queen, 96 DTC 1166, Western Securities Limited v. The Queen, 97 DTC 977, Erb et al. v. The Queen, 2000 DTC 1401, et Bibby Estate v. The Queen, 83 DTC 5148, à la page 5157. Une telle approche est difficile à appliquer dans le cas d'un bien unique en son genre comme la cyclogrue, soit un cas dans lequel il n'y a aucune vente de biens comparables et, en pratique, aucun marché.

[66] La divergence de vues entre les experts des parties est fondamentale; elle va bien au-delà d'un désaccord quant à savoir quelles ventes comparables sont les plus appropriées.

[67] La définition de la juste valeur marchande utilisée par M. Casey est la suivante :

[TRADUCTION]

Valeur monétaire la plus élevée pour laquelle le bien se négocierait sur un marché libre entre un acheteur sérieux et un vendeur sérieux qui seraient tous les deux prudents et bien informés et qui agiraient indépendamment l'un de l'autre.

[68] Les autres experts semblent souscrire implicitement ou explicitement à cette définition, pour l'essentiel.

[69] La définition judiciaire souvent adoptée par les tribunaux canadiens est celle que le juge Cattanach énonce dans l'affaire Henderson Estate and Bank of New York v. M.N.R., 73 DTC 5471, à la page 5476 :

La Loi ne donne aucune définition de l'expression "juste valeur marchande"; celle-ci a été définie de diverses façons, généralement selon ce qu'avait à l'esprit la personne cherchant à formuler la définition. Je ne crois pas nécessaire d'essayer de donner une définition précise de cette expression telle qu'employée dans la Loi; il suffit, me semble-t-il, de dire qu'il y a lieu de donner à ces mots leur sens ordinaire. Dans son sens courant, me semble-t-il, cette expression désigne le prix le plus élevé que le propriétaire d'un bien peut raisonnablement s'attendre à en tirer s'il le vend de façon normale et dans le cours ordinaire des affaires, le marché n'étant pas soumis à des pressions inhabituelles et étant constitué d'acheteurs disposés à acheter et des vendeurs disposés à vendre, qui n'ont entre eux aucun lien de dépendance et qui ne sont en aucune façon obligés d'acheter ou de vendre. J'ajouterais que cet exposé succinct de mon point de vue sur le sens à donner à l'expression "juste valeur marchande" comprend ce que j'estime être l'élément essentiel, soit un marché libre de toutes restrictions, où le prix est établi par le jeu de la loi de l'offre et de la demande entre des acheteurs et des vendeurs avertis et désireux d'acheter et de vendre. On voit que la définition donnée de l'expression "juste valeur marchande" est également applicable à l'expression "valeur marchande". D'ailleurs, il n'est pas sûr, que l'emploi du mot "juste" ajoute quoi que ce soit aux mots "valeur marchande".

[70] Le juge Cattanach fait ensuite référence au “ guide très précieux pour établir le sens des mots "juste valeur marchande" ” qui figurent dans la Loi fédérale sur les droits successoraux que le juge Mignault a fourni dans l'affaire Untermyer Estate v. Attorney General for British Columbia, [1929] R.C.S. 84, dans laquelle il disait, à la page 91 :

[TRADUCTION]

Les avocats nous ont respectueusement suggéré plusieurs définitions des mots “ juste valeur marchande ”. Pour répondre à la question de savoir si le prix du marché — s'il existe un marché pour le bien en question (dans le cas d'actions cotées en bourse, il en existe un) — est le guide le plus sûr pour établir la juste valeur marchande, le mot-clé est manifestement celui de “ valeur ”.

[71] L'approche que M. Nelson a utilisée pour déterminer la juste valeur marchande tient compte de la difficulté d'appliquer des critères traditionnels comme les ventes comparables. À la page 11 de son rapport, il dit :

[TRADUCTION]

Comme dans tout processus d'évaluation pour fins de revente, d'échange ou de donation, la juste valeur marchande est réputée correspondre à la contrepartie en espèces ou en nature qu'un acheteur sérieux donnerait pour un objet à un vendeur sérieux sans lien de dépendance, et ce, en l'absence de contrainte. Lorsqu'un type d'objet est vendu ou échangé couramment, la juste valeur marchande d'un bien peut facilement être déterminée par rapport à des produits d'une qualité semblable.

Toutefois, dans des cas comme celui qui nous occupe, soit un cas dans lequel l'objet à évaluer est unique en son genre, la juste valeur marchande doit être déterminée par des recherches sur divers points, dont les suivants, entre autres :

– l'état physique actuel;

– le coût de reproduction, s'il est possible de l'évaluer;

– toute vente d'objet semblable;

– la commercialité potentielle et l'intérêt suscité à l'extérieur;

– la valeur historique ou valeur comme objet de collection, le cas échéant;

– l'importance culturelle ou technologique, le cas échéant;

– les droits, privilèges, licences et brevets disponibles, le cas échéant.

Ayant maintenant terminé des recherches approfondies sur ces points, nous sommes d'avis que la cyclogrue — avec la documentation connexe en matière de travaux de génie et de recherche, y compris tous brevets et droits de commercialisation restants — a très nettement une valeur pour fins de revente, d'échange ou de donation. Cet ensemble serait considéré comme ayant une valeur marchande pour un certain nombre d'entreprises commerciales, de gouvernements (pour des raisons militaires ou commerciales) et de musées ou de collectionneurs, et ce, à l'échelle internationale. Bien que, sur un marché libre, une vente publique au plus offrant puisse rapporter un prix de vente supérieur aux attentes d'un propriétaire ou inférieur si le marché est faible, l'opinion suivante indique une valeur marchande actuelle possible pour ces articles, s'ils étaient mis en vente aujourd'hui.

La valeur de l'aéronef proprement dit a été séparée de la valeur de l'ensemble de la documentation et des droits, car l'un ou l'autre de ces deux éléments pourrait être vendu séparément si on le voulait.

L'OPINION

De l'avis de l'auteur du présent rapport, la juste valeur marchande de l'aéronef, une fois celui-ci réparé, devrait être d'environ 3,5 millions de dollars US. Cette évaluation est étayée de recherches de l'auteur, sur le marché, quant à savoir ce que des acheteurs sérieux paieraient probablement pour ce véhicule s'il était réparé et mis en vente sur le marché libre. À mon avis, le coût de reproduction d'une telle machine, en état de marche, dépasserait 5 millions de dollars. Quoique cette estimation reflète la juste valeur marchande de l'aérogrue sous une forme rénovée, l'auteur s'attendrait à une réduction de valeur de 10 p. 100 si l'aéronef était vendu “ en l'état et là où il se trouve ”, car il faudrait probablement une telle somme — peut-être moins — pour remettre l'aérogrue en parfait état.

[72] M. Nelson insistait sur l'intérêt que lui avaient manifesté divers gouvernements étrangers, dont la Chine, Singapour, l'Indonésie et l'Inde, à l'égard d'aéronefs de transport lourd plus légers que l'air comme la cyclogrue, pour des applications militaires et des applications intérieures. Il insistait également sur l'utilité possible d'un tel aéronef dans l'exploitation forestière, la répression du trafic des drogues, l'approvisionnement naval et militaire et la construction et sur le fait que des acheteurs seraient probablement prêts à payer des sommes importantes pour le prototype ou la technologie. En passant, M. Aikman n'a pas acquis les droits sur la technologie ni d'autres droits, brevets ou licences et il n'a pas donné cette propriété intellectuelle au musée.

[73] Le deuxième expert de l'appelant était M. Richard de Boer. Tout comme M. Nelson, il était très qualifié et expérimenté dans le domaine de l'évaluation d'aéronefs, ainsi que dans le négoce d'aéronefs anciens, et il a souvent été consulté par des musées de l'aviation au sujet de la valeur d'aéronefs. Je ne ferai pas état de l'ensemble de ses qualifications et de son expérience. Ses références sont impressionnantes, tout comme celles de tous les autres experts qui ont témoigné, d'ailleurs.

[74] En concluant qu'il y avait un marché pour cette cyclogrue, M. de Boer attirait l'attention sur l'intérêt manifesté à l'égard de cet appareil, soit un intérêt dont fait foi l'investissement important des sociétés forestières et du gouvernement américain dans la mise au point de cet appareil, comme cela a été décrit précédemment.

[75] M. de Boer estimait que la réparation des dommages subis par l'aéronef coûterait environ 250 000 $ US.

[76] L'essentiel de son rapport est contenu dans le passage suivant :

[TRADUCTION]

En définitive, le présent document vise à établir la juste valeur marchande de la cyclogrue. La juste valeur marchande est définie comme étant le prix auquel un objet change de mains, c'est-à-dire le prix conclu entre un acheteur sérieux et un vendeur sérieux agissant indépendamment l'un de l'autre, sous aucune contrainte, et ayant tous les deux une connaissance raisonnable des faits pertinents.

Lorsque de tels échanges ont lieu couramment, la juste valeur marchande peut facilement être déterminée. Dans le cas qui nous occupe, la cyclogrue étant unique au monde, divers facteurs doivent être étudiés et pris en compte. Ces facteurs comprennent ce qui suit :

- la demande réelle (soit, dans le cas qui nous occupe, la demande des secteurs public et privé)

- le coût de construction ou le coût actuel de reproduction

- l'état actuel

- les ventes d'objets semblables

- l'importance technologique

- l'importance historique / culturelle

- les licences, brevets, droits, etc.

Comme la cyclogrue est unique en son genre, il n'y a aucune vente comparable, donc aucun point de repère direct pour la détermination d'une valeur. Ainsi, nous devons examiner des ventes connexes ainsi que d'autres facteurs ayant une incidence directe sur la valeur monétaire de cet appareil.

L'investissement de 14 millions de dollars dans les travaux de recherche-développement et dans la construction de la cyclogrue doit être un facteur influant sur la valeur actuelle de cet appareil. Les facteurs plus directement pertinents sont le coût de construction de 7 millions de dollars et le coût de la réparation des dommages subis au cours d'une tempête en 1982. Le coût de la reconstruction, terminée en 1984, s'élevait à 2 500 000 $ US (dont une somme de 1 500 000 $ US a été payée par les assurances).

À l'époque de la reconstruction, de nouvelles particularités techniques — par exemple une queue annulaire d'un diamètre de 70 pieds ainsi qu'une nouvelle cabine de pilotage et un nouveau système de contrôle — ont été ajoutées, soit un coût supplémentaire de 500 000 $ US.

Un facteur pertinent, mais quelque peu décevant, tient à la mise en vente du Thermoplane par l'institut de l'aviation de Moscou. D'après la revue Fortune, numéro de février 1993, cet aéronef hybride, d'une technologie comparable, construit à un coût de 14 millions de dollars, avait attiré deux acheteurs. Nos recherches n'ont pas permis de découvrir un prix de vente effectif.

Un facteur également pertinent quant à la valeur actuelle de l'appareil est l'intérêt considérable manifesté de façon suivie par l'industrie forestière, par des exploitants d'attractions et par divers services militaires et policiers concernant la mise au point d'un aéronef hybride de transport lourd capable de vols stationnaires de longue durée.

Cet intérêt du marché (y compris l'intérêt manifesté par l'Aerial Forest Management Foundation, la MacMillan Bloedel Ltée, l'Institut canadien de recherches en génie forestier, etc.) a favorisé la mise au point, avec succès, de l'aéronef de la 21st Century Airships (de Toronto (Ontario)), ainsi qu'un investissement financier et technique considérable dans le Buoyant-Copter et le Cyclocraft, en Californie.

Le Cyclocraft, soit un dérivé direct de la cyclogrue, a déjà permis de réunir plus de 1 million de dollars US pour la détermination d'applications ainsi que de besoins aux fins de missions et pour la construction de modèles d'essai à très petite échelle. (Cette étude a permis de déterminer 15 applications commerciales, militaires et policières pour le Cyclocraft.)

Nos discussions avec John Aikman, ancien président-directeur général d'Aerolift, Inc., et avec les concepteurs et les constructeurs de la cyclogrue ont permis de déterminer que la construction de la carène de la cyclogrue coûterait près de 2 millions de dollars US et que la construction de l'ensemble de la cyclogrue coûterait aujourd'hui 5 millions de dollars US.

Un plan d'entreprise et une proposition de financement produits par Hovercranes Inc. en 1994 relativement au Buoyant-Copter indiquent que la construction du prototype coûterait 5 millions de dollars.

Compte tenu de tous ces facteurs, nous estimons que la cyclogrue a actuellement une juste valeur marchande de 3 millions de dollars.

Ce montant prend en compte le coût afférent à la réparation ou au remplacement de pièces endommagées, soit un coût que nous avons estimé à 250 000 $ US.

Nous tenons à répéter que le montant de notre estimation n'inclut que la cyclogrue et non la documentation en matière d'ingénierie, les brevets et droits de licence et les modèles d'essai.

[77] Les approches de M. Nelson et de M. de Boer sont semblables. Ces derniers insistent sur un certain nombre de facteurs. Parmi les plus importants, mentionnons les suivants :

a) l'intérêt international à l'égard d'un aéronef de transport lourd plus léger que l'air;

b) l'investissement considérable dans la mise au point de la cyclogrue;

c) le coût de remplacement ou de reconstruction de l'appareil;

d) l'utilité potentielle d'un tel aéronef et son efficacité par rapport au coût;

e) l'importance historique de l'objet;

f) la valeur commerciale potentielle.

[78] Le premier expert appelé par l'intimée a été M. Alfred J. Shortt. De 1969 à 1980, il a été conservateur adjoint à la Division de l'aviation et de l'espace du Musée national des sciences et de la technologie, à Ottawa. De 1980 à 1990, il a été conservateur du Musée national de l'aviation. De 1990 à 1997, il a été directeur, Collection et recherche, au Musée national de l'aviation.

[79] En arrivant à “ moins de 100 000 $ ” comme évaluation de la cyclogrue, M. Shortt reconnaît la nécessité d'un véhicule de transport lourd pour utilisation dans l'industrie forestière, l'industrie pétrolière et l'industrie de la construction, y compris aux fins de la construction de gazoducs et d'oléoducs. Son point de vue, toutefois, est que seul un “ véhicule pratique et efficace par rapport au coût ” peut permettre de répondre à ce besoin. Il considère que la cyclogrue ne s'est pas révélée être un tel véhicule. Il reconnaît que la cyclogrue a effectué des vols avec succès et que l'on a prouvé qu'elle pouvait soulever une petite charge utile.

[80] Sa conclusion était que, en tant que prototype, la cyclogrue ne serait intéressante pour un acheteur potentiel que comme modèle de démonstration technologique, car on n'a pas établi qu'elle était viable pour usage industriel. Il estimait peu probable qu'une organisation quelconque envisagerait d'acheter cet appareil comme modèle de démonstration technologique. Il conclut donc qu'il n'y a aucun marché pour le prototype de la cyclogrue.

[81] Son point de vue était que la juste valeur marchande de la cyclogrue tient exclusivement aux composantes de l'aéronef — comme les moteurs et les hélices —, qu'il estimait à 100 000 $ CAN au plus.

[82] Il ne croit pas que la cyclogrue a eu sur l'histoire de l'aviation canadienne une incidence suffisamment grande pour justifier que l'on y attribue une valeur supérieure pour des raisons historiques.

[83] Il concluait que, comme pièce de musée, l'appareil n'avait aucune valeur, car, une fois complètement assemblé, il est si gros qu'il n'entrerait dans aucun hangar au Canada.

[84] M. Louis S. Casey, soit le deuxième expert de l'intimée, a été pendant vingt-trois ans, jusqu'à sa retraite, conservateur des aéronefs du National Air and Space Museum de la Smithsonian Institution. Il est ingénieur d'opérations d'aviation et a beaucoup d'expérience comme évaluateur d'aéronefs. Il est l'auteur d'un certain nombre d'ouvrages et d'articles sur les aéronefs.

[85] Son estimation de la juste valeur marchande de la cyclogrue, à 59 100 $ US, est basée exclusivement sur le prix de 50 000 $ US payé par M. Aikman à l'administration portuaire de Tillamook Bay en 1992, revu en hausse pour tenir compte de l'inflation. M. Casey considère cet achat comme l'indice de valeur le plus fiable.

[86] Pour à peu près les mêmes raisons que celles de M. Shortt, il rejette l'idée d'une valeur potentielle de l'appareil comme pièce de musée.

[87] À ce stade, il est utile de résumer un certain nombre de conclusions de fait basées sur la preuve :

1. La cyclogrue a été mise au point pour répondre à un besoin d'appareil de transport lourd plus léger que l'air pour utilisation dans des opérations de construction et dans des opérations forestières et militaires.

2. Sa mise au point a été financée par des particuliers, par l'armée américaine et par un consortium formé de sociétés forestières.

3. Les frais de recherche-développement liés à la cyclogrue s'élèvent à au moins 15 millions de dollars US.

4. Outre les frais de recherche-développement, le coût de reproduction de la cyclogrue pourrait s'élever à une somme de 2,5 à 3 millions de dollars US.

5. L'appareil est parvenu à voler avec une charge utile d'une tonne, mais une version plus grosse transportant des charges utiles beaucoup plus lourdes n'a pas été produite. Une cyclogrue capable de soulever une charge utile de 5 à 7 tonnes devrait nécessairement être beaucoup plus grosse.

6. Le modèle de démonstration de la cyclogrue a été acheté par M. Aikman à l'administration du port de Tillamook Bay pour 50 000 $ US.

7. La cyclogrue a été donnée au Canadian Museum of Flight and Transportation sous une forme désassemblée et dans un état quelque peu endommagé.

8. Une fois la carène gonflée, la cyclogrue est si grosse qu'elle ne pourrait être exposée dans un musée du Canada. Aucune preuve n'indique qu'un musée, même étranger, pourrait accueillir cet appareil, si ce n'est peut-être le hangar de Tillamook, et on n'en voulait pas à cet endroit. Bien que ce soit indubitablement une curiosité historique et technologique intéressante, l'ampleur des difficultés pratiques et logistiques que pose l'exposition de cet appareil en rend la valeur potentielle comme pièce de musée hautement problématique.

9. Il s'agit d'un appareil innovateur et efficace par rapport au coût. Il pourrait être utilisé pour un certain nombre de fins commerciales ou militaires si les problèmes qui y sont liés pouvaient être surmontés. Ces problèmes tiennent au fait que l'appareil est si gros et si léger que, lorsque le vent est fort, l'appareil est difficile, voire impossible, à contrôler, que ce soit dans les airs ou au sol. Une de ses caractéristiques potentielles les plus importantes tient à sa capacité de faire du vol stationnaire en soulevant de lourdes charges, mais il est difficile de voir comment il pourrait être commercialement viable sans que l'on puisse en améliorer radicalement la stabilité en vol. Une cyclogrue plus grosse capable de soulever 5 à 7 tonnes ou même jusqu'à 45 tonnes serait encore plus vulnérable à un vent fort.

10. La cyclogrue qui a été donnée au musée est un prototype ou, plus exactement, un modèle de démonstration.

11. Quoique deux experts hautement qualifiés soient d'avis que, vu l'utilité potentielle de l'appareil dans des opérations forestières, industrielles ou militaires, il y a un marché pour cet appareil, aucune preuve concrète de l'existence d'un tel marché n'a été présentée. L'existence d'un marché est une question de fait et non une question d'opinion.

[88] Alors, quelle était la “ juste valeur marchande ” du modèle de démonstration de la cyclogrue le 22 décembre 1997?

[89] J'ai précédemment cité la définition de cette expression donnée par le juge Cattanach dans l'affaire Henderson Estate. Cette définition part du principe de l'existence d'un marché. Dans le cas qui nous occupe, il semble n'y avoir aucun marché. La valeur de 200 000 $ US attribuée à l'objet par la Commission semble basée sur une affirmation d'un vice-président de MacMillan Bloedel selon laquelle l'objet avait une valeur de 200 000 $ CAN. On ne sait pas au juste pourquoi la Commission est passée du montant de 200 000 $ CAN indiqué par le vice-président de MacMillan Bloedel à 200 000 $ US.

[90] L'avocat des appelants argue que, comme les propres experts de l'intimée ne sont pas d'accord sur le chiffre de 200 000 $ US, qui en soi semble avoir un fondement quelque peu douteux, la valeur déterminée par la Commission est si fortement ébranlée que la charge d'établir une valeur appropriée passe à l'intimée et, l'intimée ne s'étant pas acquittée de cette charge, il reste les évaluations des appelants, qui n'ont pas été réfutées et doivent donc être acceptées.

[91] Il n'en va pas tout à fait ainsi. Je reconnais que la valeur de 200 000 $ US attribuée par la CCEEBC est supérieure à la valeur attribuée par l'un ou l'autre des experts de l'intimée et à la valeur de 200 000 $ CAN indiquée par un vice-président de MacMillan Bloedel. Il ne s'ensuit toutefois pas que l'opinion des experts des appelants devient automatiquement la seule preuve sur laquelle la Cour puisse se fonder. En d'autres termes, démontrer simplement qu'il y a des lacunes dans la détermination de la valeur par la Commission ne fait pas passer le fardeau de la preuve des appelants à l'intimée ni ne justifie l'acceptation de la position des appelants. Un appelant cherchant à attaquer une détermination de valeur par la Commission doit, pour obtenir une mesure de redressement appréciable, s'acquitter de sa tâche principale, qui est d'établir selon la prépondérance de la preuve une évaluation supérieure à celle de la Commission.

[92] Étant donné qu'il n'y a aucun marché pour la cyclogrue, sous la forme endommagée dans laquelle elle a été donnée au musée ou sous une forme réparée, y a-t-il des principes qui justifieraient d'attribuer à cet appareil une valeur supérieure à la valeur de ses composantes? Dans l'analyse de cette question, je commencerai par la proposition selon laquelle le simple fait qu'une chose soit difficile à évaluer ne soustrait pas le responsable de l'évaluation à l'obligation d'établir l'évaluation. C'est essentiellement ce que disait le vicomte Simon dans l'arrêt Gold Coast Selection Trust Ltd. v. Humphrey (inspecteur de l'impôt), [1948] A.C. 459, à la page 473.

[93] Si un marché existe, c'est évidemment ce marché qu'il faut analyser. S'il n'existe aucun marché, cela est un fait qui ne peut être passé sous silence. L'absence d'un marché est un facteur devant être pris en compte.

[94] Les avocats des deux parties ont fait référence à un certain nombre de jugements canadiens et étrangers faisant jurisprudence. Les jugements canadiens qu'ils ont cités concordent pour l'essentiel avec le jugement Henderson Estate auquel j'ai précédemment fait référence. Les jugements étrangers sont quelque peu intéressants. Dans l'affaire Spencer v. The Commonwealth of Australia, [1907] 5 C.L.R. 418 (H.C.), le juge en chef Griffith disait, à la page 431 :

[TRADUCTION]

Nul doute qu'il y a à bien des endroits de nombreux terrains dont la valeur à l'acre est fixée aussi clairement que le prix du blé ou du sucre. Toutefois, dans le cas d'un nouveau port situé dans un nouvel État, lorsque la superficie est restreinte et que chaque terrain diffère des autres à bien des égards, il est impossible d'appliquer une telle règle. Comme la valeur implique l'existence d'un acheteur sérieux et d'un vendeur sérieux, il faut modifier jusqu'à un certain point la règle pour la rendre applicable au cas d'un terrain d'une valeur unique. Il se peut que le terrain se prête à de nombreuses fins et qu'il soit selon toute probabilité bientôt nécessaire pour la réalisation de l'une de ces fins, mais il peut n'y avoir actuellement personne qui veuille effectivement l'acheter à un prix quelconque. Il ne s'ensuit toutefois pas que le terrain n'a aucune valeur. À mon avis, il faut déterminer la valeur du terrain non pas en se demandant quel prix une personne désireuse de vendre le terrain aurait effectivement pu en obtenir un jour donné, c'est-à-dire s'il y avait en fait un acheteur intéressé ce jour-là, mais plutôt en se demandant ce qu'une personne désireuse d'acheter le terrain aurait eu à payer ce jour-là pour le terrain à un vendeur intéressé à le vendre pour un juste prix mais pas vraiment désireux de le vendre. Il est indubitablement très difficile de répondre à une telle question, et toute réponse relève jusqu'à un certain point de la conjecture. Le processus mental nécessaire est le suivant : prendre le plus de recul possible et se mettre à la place de personnes connaissant le sujet à l'époque pertinente, puis, de ce point de vue, déterminer, selon l'opinion alors courante quant aux valeurs de terrains, ce qu'un acheteur aurait eu à offrir pour le terrain pour inciter un vendeur sérieux à le vendre ou, en d'autres termes, déterminer à quel stade un acheteur désireux d'acheter et un vendeur non réticent à vendre s'entendraient.

[95] Quoique le juge en chef Griffith puisse avoir cru qu'il énonçait une nouvelle règle applicable au cas d'un bien unique en son genre, c'était en réalité une reformulation de la vieille règle qui exige simplement que l'on postule l'existence d'un acheteur et d'un vendeur sérieux et indépendants et que l'on détermine quelle affaire ils auraient conclue. En un sens, cela exige la création, dans l'esprit de l'évaluateur, d'un marché qui n'existe pas en fait.

[96] Dans l'arrêt Bystrom v. Equitable Life Assurance Society, Fla. App., 416 So.2d 1133, la cour d'appel de district de la Floride a approuvé la “ méthode du coût ” ou la “ méthode du revenu ” pour la détermination d'une valeur. Cet arrêt n'aide guère, car l'article 193.011 de la loi pertinente de la Floride exigeait expressément que le coût et un certain nombre d'autres facteurs soient pris en compte dans la détermination d'une juste évaluation. Notre loi n'impose aucune exigence semblable.

[97] Dans l'affaire Orange Beach Water Sewer and Fire Protection Authority v. M/V ALVA, 680 F.2d 1374 (1982), soit une action pour dommages causés à la canalisation d'eau sous-marine de la partie demanderesse, la cour d'appel des États-Unis, onzième circuit, disait aux pages 1383 et 1384 :

[TRADUCTION]

[14] Lorsqu'une structure a été totalement détruite après avoir été heurtée par un bateau, la mesure des dommages est la valeur marchande au moment de la destruction moins la valeur de récupération.

[...]

Lorsqu'aucune valeur marchande n'est établie par des ventes comparables récentes,

d'autres éléments de preuve influant sur la valeur sont recevables, par exemple l'opinion d'experts maritimes, l'opinion d'ingénieurs, le coût de reproduction moins la dépréciation, l'état dans lequel la [structure] était, [...] et ainsi de suite.

[98] Quoique le coût de remplacement moins la dépréciation puisse être pertinent dans certains types de causes — comme une action en dommages-intérêts visant la détermination de la véritable perte économique d'un demandeur —, je ne pense pas que cela soit approprié dans une cause comme la présente espèce.

[99] L'affaire Blakeley v. Board of Assessors of Boston, 462 N.E. 2d 278 (Mass. 1984), était un appel concernant l'évaluation d'un bâtiment inachevé, aux fins de l'impôt foncier. La cour du Massachusetts a déclaré que le Board of Assessors avait le pouvoir discrétionnaire de se baser sur des coûts de construction dans la détermination d'une juste valeur en argent.

[100] Dans l'affaire Daniel v. Canterbury Towers, Inc., 462 So.2d 497 (Fla. App. 2 Dist. 1984), un tribunal de la Floride a appliqué la même disposition (article 193.011 de la loi pertinente de la Floride) que celle qui avait été appliquée dans l'affaire Bystrom, précitée, laquelle disposition énonce un grand nombre de critères pouvant être pris en compte dans la détermination d'une valeur aux fins de l'impôt sur la valeur. Le tribunal disait à la page 502 :

[TRADUCTION]

[4,5] C'est parce qu'il y a tant d'approches et techniques reconnues pour arriver à une décision en matière d'évaluation que la décision de l'évaluateur du bien ne peut être invalidée que si elle n'est étayée d'aucune hypothèse raisonnable. Il est bien établi dans le droit de la Floride en matière d'évaluation aux fins de l'impôt sur la valeur que, lorsqu'il est difficile ou impossible d'établir la valeur marchande d'un bien parce que celui-ci est spécial ou unique en son genre, comme le bien considéré en l'espèce, il faut dans le processus d'évaluation étudier et prendre en considération tous les facteurs entrant en ligne de compte dans la valeur intrinsèque du bien.

[101] Je reconnais que la cyclogrue est unique en son genre et qu'il peut être difficile de trouver un marché pour cet appareil. Néanmoins, dire qu'il n'y a aucun marché pour une chose ou qu'il est difficile de trouver un marché pour cette chose ne revient pas à dire qu'il est impossible de déterminer une juste valeur marchande. Quoique nous ne soyons pas liés par les jugements américains faisant jurisprudence qui ont été cités par les avocats, ces jugements sont dignes de respect et illustrent la manière dont des tribunaux américains, oeuvrant dans le cadre d'un régime législatif différent, ont cherché à résoudre des cas d'évaluation de biens qui étaient uniques en leur genre et parfois invendables. Il faut toutefois traiter de la jurisprudence étrangère avec circonspection.

[102] L'avocate de l'intimée a fait référence à un grand nombre de jugements américains faisant jurisprudence. Je traiterai de certains de ces jugements, mais en tenant compte de la réserve que je viens d'émettre, à savoir que, quoique les tribunaux américains aient eu à résoudre des problèmes semblables à ceux qui se posent à nous, ils peuvent être parvenus à des solutions qui ne sont pas nécessairement appropriées au Canada.

[103] Dans l'affaire Johnson v. C.I.R., 85 T.C. 469, la cour de l'impôt des États-Unis a conclu que le coût, pour le requérant, de certains objets donnés à un organisme de bienfaisance, revu en hausse au titre de l'inflation, était la meilleure indication de la juste valeur marchande.

[104] La cour d'appel américaine, septième circuit, est arrivée à la même conclusion dans l'affaire Tripp v. C.I.R., 337 F.2d 432, dans laquelle il a été statué que le coût, pour le donateur, de bijoux donnés à l'Oriental Institute était la meilleure preuve de la juste valeur marchande de ces bijoux.

[105] Dans l'affaire Publicker v. C.I.R., 206 F.2d 250, la cour d'appel des États-Unis, troisième circuit, a statué qu'une preuve de la valeur de diamants donnés à la fille du requérant tenait à l'achat des diamants effectué en 1946. À la page 253, la cour disait :

[TRADUCTION]

Le fait qu'un bien soit unique en son genre n'établit pas à notre avis qu'il n'y a aucun marché pour ce bien. La loi et le règlement ne sauraient être limités à des biens fongibles. Tous les terrains, ainsi que de nombreux tableaux, sont uniques en leur genre. De gros diamants peuvent ne pas exister en quantité appréciable sur le marché du détail, mais il y a un marché, si limité soit-il, pour un gros diamant, [**10] et l'achat, par Mme Publicker, des cadeaux considérés en l'espèce montre qu'il y a des particuliers sur ce marché.

Quoiqu'il soit maintenant généralement reconnu que la valeur dont il est question dans la loi est la juste valeur marchande mentionnée dans le règlement, nous n'entendons pas limiter la portée de la loi en adoptant un point de vue trop strict sur le [*254] marché nécessaire pour les divers types de biens assujettis à une imposition. Le règlement dispose en outre que la valeur du bien est le prix auquel un tel bien se négocierait entre un acheteur sérieux et un vendeur sérieux *** et qu'il faut prendre en compte l'ensemble des faits et des éléments de valeur pertinents à l'époque de la donation.

[106] En parvenant à cette conclusion, le tribunal se fondait sur l'arrêt de la cour suprême des États-Unis Guggenheim v. Rasquin, (1941) 312 U.S. 254, dans lequel le juge Douglas disait, à la page 256 :

[TRADUCTION]

Il est à présumer que la valeur de ces polices à la date de la [*258] donation correspondait à la somme que l'assuré avait dépensée pour les acquérir. Le coût est une preuve forte de la valeur. En l'espèce, c'est le seul critère suggéré qui reflète la valeur pour le propriétaire de tous les droits dans une police à prime unique — dont le droit de la garder ainsi que le droit d'y renoncer. Dans cette situation, le coût n'est pas le prix du marché au sens ordinaire de cette expression. Toutefois, l'absence de prix du marché n'est pas un obstacle à l'évaluation.

[107] Cette approche semblerait étayer le fait que M. Casey se fonde sur le prix de 50 000 $ US payé par M. Aikman en 1993. Je souscris à la jurisprudence américaine précitée selon laquelle le coût, pour le donateur d'un objet, est une preuve forte de la valeur. Toutefois, d'autres facteurs peuvent justifier une juste valeur marchande différente du coût pour le donateur.

[108] L'avocat de l'appelant soutient que l'achat fait par M. Aikman à l'administration portuaire de Tillamook n'était pas une preuve de la juste valeur marchande, car le vendeur n'était pas bien informé. J'ai du mal à accepter cette proposition. Les fonctionnaires de l'administration du port de Tillamook Bay n'avaient aucun lien de dépendance avec M. Aikman. Ils connaissaient bien la cyclogrue et l'avaient en fait exposée dans le hangar. Je pense qu'ils étaient aussi bien placés que quiconque pour déterminer ce que valait l'appareil et pour refuser une offre qu'ils auraient jugée trop basse. Il y a évidemment une certaine force à l'argument de Me Mostovac selon lequel le prix de 50 000 $ US payé par M. Aikman peut être quelque peu sujet à caution puisque l'administration du port de Tillamook Bay ne se servait pas de la cyclogrue et pouvait être impatiente de s'en débarrasser à quelque prix que ce soit. En soi, ce fait peut néanmoins être une indication du prix auquel un vendeur sérieux serait disposé à se départir de l'appareil. De plus, même si je rejetais le coût corrigé de 59 100 $ déterminé par M. Casey, je n'ai en réalité aucun fondement solide permettant d'arriver à un montant différent. Pour les raisons énoncées ci-après, je ne considère pas le coût de remplacement comme étant nécessairement une bonne indication de la juste valeur marchande. Le prix de plus de 800 000 $ payé par les investisseurs n'est pas une indication de la valeur, car il s'agissait d'un prix éventuel et remboursable.

[109] Le “ coût ” de l'objet, pour autant qu'il soit pertinent dans la détermination de la juste valeur marchande, représente selon moi, du moins dans les circonstances de l'espèce, le prix auquel l'objet a changé de mains dans une opération entre parties sans lien de dépendance. Il n'englobe pas le coût important de mise au point et de production du modèle de démonstration de la cyclogrue, avec ou sans les frais de recherche-développement. Il faut prendre en compte le sens ordinaire de l'expression “ juste valeur marchande ” (soit, en anglais, “ fair market value ”). Le coût historique de production d'un prototype ou le coût possible de reproduction d'un prototype peuvent n'avoir aucun rapport avec le prix que l'objet commanderait sur le marché libre. Ils pourraient être beaucoup plus élevés ou beaucoup moins. Je suis certain que le coût effectif de reproduction de l'appareil de Lindbergh, le Spirit of Saint Louis, ou de l'avion utilisé par les frères Wright serait beaucoup moins élevé que ce qu'un riche collectionneur ou musée paierait pour les appareils d'origine. Inversement, le coût de reproduction d'un objet pourrait bien être beaucoup plus élevé que le prix que l'objet pourrait rapporter sur le marché libre. Pour cette raison, je ne considère pas le coût de remplacement comme un guide fiable pour déterminer la juste valeur marchande.

[110] L'avocate de l'intimée a fait référence au jugement de la cour de l'impôt des États-Unis Adams v. C.I.R., 50 T.C.M. (CCH) 48, soit une affaire dans laquelle la cour devait traiter de la valeur d'un prototype d'origine du Norden Bombsight (soit un viseur de bombardement). En examinant la preuve de l'expert du requérant, la cour a dit :

[TRADUCTION]

L'expert du requérant, M. C. E. O. Walker, estimait que le viseur de bombardement valait 75 000 $ au 29 décembre 1976. Le rapport d'expert initial de M. Walker, daté du 19 avril 1977, montrait que l'on avait cherché d'une manière approfondie à déterminer la juste valeur marchande du viseur de bombardement. De plus, M. Walker a témoigné au procès, et nous l'avons trouvé très crédible. Il a reconnu que l'évaluation n'est pas une science exacte, notamment dans un cas, comme celui qui nous occupe, où le bien est unique en son genre et où il n'y a aucune vente comparable pour établir le prix du marché. Comme le viseur de bombardement était unique en son genre, M. Walker avait d'abord cherché à en déterminer l'importance historique en s'entretenant avec des directeurs de musée, des collectionneurs, des marchands et d'autres personnes bien informées. Après avoir obtenu confirmation que le Norden Bombsight était authentique et avait indubitablement une grande valeur historique, M. Walker avait examiné le marché des objets historiques. Il avait pris bonne note des prix que divers objets historiques avaient commandés en 1976, quoiqu'il ait admis que de tels prix ne sont pas une indication de la valeur du viseur de bombardement. Ces objets ont été pris en compte dans son rapport simplement pour démontrer qu'il existait une demande pour des objets de collection [*13].

En cherchant à évaluer le viseur de bombardement sans vente comparable, M. Walker a utilisé la méthode du coût estimatif. Ainsi, il estimait que recréer le prototype d'origine coûterait entre 65 000 $ et 97 500 $. M. Walker considère que, pour des objets d'intérêt historique, la juste valeur marchande tend à égaler à peu près le coût de remplacement, et dans le cas qui nous occupe le coût de remplacement avoisine les prix payés pour des objets d'importance historique. Après avoir évalué l'ensemble des faits et des circonstances, M. Walker a déterminé que la juste valeur marchande du modèle d'origine du Norden Bombsight était de 75 000 $ au 29 décembre 1976.

[111] Cette affaire présente un certain intérêt, car il s'agit d'une tentative pour déterminer la juste valeur marchande en l'absence de ventes comparables. Pour les raisons énoncées précédemment, j'ai toutefois de sérieuses réserves à émettre au sujet d'une tentative pour déterminer la juste valeur marchande qui fait appel à l'estimation du coût de reconstitution du prototype d'origine.

[112] Par déférence pour les deux experts hautement qualifiés qui ont témoigné pour les appelants, je me dois d'énoncer la raison pour laquelle je ne puis accepter leurs évaluations. Ils sont arrivés à leurs évaluations de bonne foi. Ils étaient manifestement enthousiastes au sujet de la cyclogrue et du potentiel de celle-ci. Néanmoins, ils ont postulé l'existence d'un marché qui, d'un point de vue réaliste, n'existe pas. Si un tel marché avait bel et bien existé, il faudrait présumer que les problèmes pratiques de cet appareil avaient été réglés. Tel n'est pas le cas sur la foi de la preuve. À partir de l'hypothèse de l'existence d'un tel marché, ils avancent des chiffres qui pourraient être exacts dans un ordre de grandeur d'une étendue indéterminée, mais il n'y a simplement aucune preuve pour étayer ces chiffres.

[113] Il était également argué que, la Commission ayant déterminé que la cyclogrue présentait un intérêt exceptionnel et revêtait une importance nationale, cela en soi devrait être pris en compte dans la juste valeur marchande de l'appareil. De prime abord, cet argument semblerait plausible, mais, à bien y penser, il ne résiste pas à un examen approfondi. Le fait qu'une chose présente un intérêt historique spécial ou qu'elle ait été acceptée par la Commission comme présentant un intérêt exceptionnel ou comme revêtant une importance nationale n'a aucun rapport particulier avec ce qu'un acheteur bien informé paierait pour cette chose, et cela ne crée pas un marché lorsqu'il n'en existe aucun.

[114] Malgré le fait que la cyclogrue est unique en son genre et présente un intérêt considérable dans l'histoire de l'aviation et malgré la grande habileté avec laquelle la cause des appelants a été présentée par leur avocat, je ne pense pas que la preuve indique que la cyclogrue avait le 22 décembre 1997 une juste valeur marchande dépassant 200 000 $ US.

[115] L'appel est rejeté, avec frais.

Signé à Ottawa, Canada, ce 11e jour de février 2000.

“ D. G. H. Bowman ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 15e jour de septembre 2000.

Mario Lagacé, réviseur

Annexe A

Représentation schématique de la
      cyclogrue

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