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Dossier : 2008-3801(IT)I

ENTRE :

NINA SHERLE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

 

Appel entendu le 9 juin 2009, à Vancouver (Colombie‑Britannique).

 

Devant : L'honorable juge J.E. Hershfield

 

Comparutions :

 

Pour l'appelante :

L'appelante elle-même

 

Avocate de l'intimée :

Me Whitney Dunn

 

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

          L'appel des nouvelles cotisations établies au titre de la Loi de l'impôt sur le revenu pour les années d'imposition 2004 et 2005 est rejeté sans frais.

 

       Signé à Ottawa, Canada, ce 24e jour de juillet 2009.

 

 

« J.E. Hershfield »

Juge Hershfield

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de septembre 2009.

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur

 


 

 

 

                                                                                      Référence : 2009CCI377

Date : 20090724

Dossier : 2008-3801(IT)I

ENTRE :

NINA SHERLE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Hershfield

L'historique et les questions en litige

 

[1]     Le présent appel se rapporte à la déductibilité des intérêts que l'appelante a payés au cours de ses années d'imposition 2004 et 2005 à l'égard d'un prêt garanti par une hypothèque grevant une résidence dont elle était copropriétaire avec son mari (« Alan »)[1].

 

[2]     La preuve ainsi que les hypothèses de fait non contestées émises par le ministre peuvent être résumées comme suit :

 

          a)       l'appelante et Alan possédaient une propriété située rue Joyce, à Vancouver (la « propriété Joyce »);

b)      l'appelante et Alan ont acheté la propriété Joyce en 1985 et ils l'ont utilisée comme résidence principale jusqu'en 1994;

c)          l'appelante et Alan possédaient une propriété située rue Ewart, à Burnaby (la « propriété Ewart »);

d)         l'appelante et Alan ont acheté la propriété Ewart en 1993 et ils l'ont utilisée comme bien locatif jusqu'au milieu de l'année 1994;

e)          la propriété Ewart était louée à un locataire sans lien de dépendance;

f)           en 1994, l'appelante a transformé la propriété Joyce, qui était leur résidence principale, en un bien locatif;

g)          en 1994, l'appelante a transformé la propriété Ewart, qui était un bien locatif, pour en faire leur résidence principale;

h)          au mois d'avril 1994, l'appelante et Alan ont contracté un prêt hypothécaire de 180 000 $ sur la propriété Joyce (auparavant, la propriété Joyce était libre de toute charge);

i)            au mois d'avril 1994, l'appelante et Alan ont utilisé le montant de 180 000 $ afin de rembourser l'hypothèque qui grevait la propriété Ewart (laquelle servait à garantir un prêt utilisé lors de l'achat);

j)            au mois de décembre 1994, l'appelante et Alan ont obtenu un nouveau prêt et ont établi une ligne de crédit, lesquels étaient garantis par une hypothèque grevant la propriété Ewart, au montant de 73 966 $;

k)          le prêt et la ligne de crédit garantis par l'hypothèque qui grevait la propriété Ewart n'avaient rien à voir avec le changement d'utilisation de l'une ou l'autre des propriétés. Le produit du prêt a en bonne partie été utilisé pour rembourser des prêts distincts consentis par des membres de la famille et pour de petits travaux de rénovation de la propriété Ewart après qu'elle fut devenue une résidence principale;

l)            le 15 janvier 1995, l'appelante a loué la propriété Joyce à un locataire sans lien de dépendance.

 

[3]     J'ai écouté le témoignage de l'appelante et je suis convaincu que ces faits sont compatibles avec la façon dont l'appelante les a présentés, soit en résumé :

 

-                     un bien locatif était possédé et les intérêts y afférents étaient déductibles;

-                     une résidence personnelle était possédée, libre de toute charge;

-                     l'appelante voulait échanger les propriétés, c'est‑à‑dire vivre dans la propriété qui était louée et louer sa résidence personnelle;

-                     l'appelante ne voulait pas procéder à l'échange pour modifier son objectif de financement, soit continuer à posséder une résidence personnelle qui n'était pas grevée d'une hypothèque;

-                     pour ce faire, l'appelante a grevé la résidence qu'elle quittait d'une hypothèque afin de rembourser le prêt consenti à l'égard du bien locatif, qui devait devenir sa nouvelle résidence;

-                     le résultat a été que l'appelante devait effectuer des paiements au titre des intérêts qui étaient dus sur un prêt garanti par une hypothèque grevant la propriété Joyce, qui était devenue le bien locatif après l'échange;

-                     le changement d'utilisation était fonction de la réalisation de l'objectif de l'appelante, à savoir préserver la valeur nette de sa résidence personnelle;

-                     le fait que l'appelante a par la suite grevé sa nouvelle résidence (la propriété Ewart) d'une hypothèque, comme l'exigeaient les circonstances, ne devrait pas être pertinent lorsqu'il s'agit d'examiner l'objet véritable du prêt garanti par l'hypothèque grevant le nouveau bien locatif (la propriété Joyce);

-                     l'objectif était de financer la détention d'un actif productif de revenus.

 

Les arguments

 

[4]     L'appelante affirme avoir obtenu le prêt garanti par son ancienne résidence en vue de pouvoir échanger les propriétés et d'être ainsi en mesure de procéder au changement d'utilisation souhaité de la propriété Joyce en un bien locatif. En l'absence de financement, l'« échange » n'aurait pas été acceptable. Le prêt obtenu à l'égard de la propriété Joyce était donc nécessaire aux fins du changement d'utilisation qui a permis de faire de cette propriété un bien productif de revenus. L'appelante se fonde sur le sous‑alinéa 20(1)c)(i) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi »), qui prévoit que, pour que les intérêts sur des fonds empruntés soient déductibles, les fonds empruntés doivent être utilisés en vue de gagner un revenu.

 

[5]     L'intimée soutient que les sommes empruntées ont en réalité servi au remboursement d'une hypothèque grevant la nouvelle résidence personnelle de l'appelante et que l'argent emprunté ne peut donc pas être considéré comme donnant lieu à des paiements d'intérêts effectués en vue de gagner un revenu. L'intimée se fonde sur des décisions faisant autorité selon lesquelles la déductibilité des intérêts en vertu du sous‑alinéa 20(1)c(i) de la Loi dépend uniquement de l'utilisation réelle directe des fonds empruntés et qu'il importe peu que l'utilisation du produit du prêt ait indirectement permis à l'appelante d'avoir un nouveau bien productif de revenus ou ait entraîné pareil résultat.

 

Analyse

 

[6]     Les conditions de déductibilité des intérêts sont énoncées à l'article 20 de la Loi, dont les passages pertinents sont libellés comme suit :

 

20(1) Déductions admises dans le calcul du revenu tiré d'une entreprise ou d'un bien – Malgré les alinéas 18(1)a), b) et h), sont déductibles dans le calcul du revenu tiré par un contribuable d'une entreprise ou d'un bien pour une année d'imposition celles des sommes suivantes qui se rapportent entièrement à cette source de revenus ou la partie des sommes suivantes qu'il est raisonnable de considérer comme s'y rapportant :

     […]

     c) Intérêts – la moins élevée d'une somme payée au cours de l'année ou payable pour l'année (suivant la méthode habituellement utilisée par le contribuable dans le calcul de son revenu) et d'une somme raisonnable à cet égard, en exécution d'une obligation légale de verser des intérêts sur :

        (i) de l'argent emprunté et utilisé en vue de tirer un revenu d'une entreprise ou d'un bien (autre que l'argent emprunté et utilisé pour acquérir un bien dont le revenu serait exonéré ou pour contracter une police d'assurance‑vie),

         (ii) une somme payable pour un bien acquis en vue d'en tirer un revenu ou de tirer un revenu d'une entreprise (à l'exception d'un bien dont le revenu serait exonéré ou à l'exception d'un bien représentant un intérêt dans une police d'assurance‑vie).

[…]       

 

                                                                                [Non souligné dans l’original.]

 

[7]     Comme il en a été fait mention, le sous‑alinéa 20(1)c)(i) permet la déduction des intérêts sur l'argent emprunté uniquement si les fonds empruntés sont utilisés pour gagner un revenu.

 

[8]     L'intimée se fonde sur les arrêts Singleton c. Canada, [2001] 2 R.C.S. 1046, (« Singleton ») et Lipson c. Canada, [2009] 1 R.C.S. 3, (« Lipson ») pour dire qu'ils confirment que l'utilisation directe immédiate de l'argent emprunté est l'unique facteur à prendre en compte pour déterminer l'objet de l'emprunt.

 

[9]     Dans l'affaire Singleton, le contribuable avait refinancé sa participation dans une société de personnes (un actif productif de revenus) au moyen d'un prêt qui reposait en bonne partie sur des écritures comptables, lui permettant ainsi de retirer des fonds en franchise d'impôt de cette société de personnes, c'est‑à‑dire que les capitaux qu'il avait engagés dans le cabinet ont été retirés et remplacés par de l'argent emprunté. Le contribuable avait utilisé les fonds ainsi retirés afin d'acheter une maison. Il ressortait clairement des faits que l'objet ultime de l'emprunt était de permettre l'achat d'une maison; toutefois, les sommes empruntées avaient directement été utilisées en vue de refinancer un actif productif de revenus au moyen d'un apport en capital dans la société de personnes.

 

[10]    Le juge Bowman (tel était alors son titre), de la présente cour, a conclu que l'objet véritable de l'emprunt était de financer l'achat d'une maison, de sorte qu'il a refusé la déduction des intérêts. Dans la décision[2], le juge a fait remarquer ce qui suit :

 

12     Peu importe le point de vue adopté, on ne peut dire de façon réaliste en l'espèce que l'argent emprunté a été utilisé aux fins d'un apport de capital dans la société. L'objectif fondamental était l'achat d'une maison, et l'échange de chèques qui s'est produit le 27 octobre 1988 n'y change rien.

 

[…]

 

14     Pour utiliser les fonds aux fins véritables pour lesquelles ils avaient été empruntés, il a fallu que se produisent une série d'événements secondaires et accessoires. En théorie, dans une série liée d'événements menant à une conclusion prédéterminée, on pourrait poser comme postulat que le but de chaque événement dans la séquence est l'atteinte du résultat qui suit immédiatement, mais, pour déterminer le "but" de l'emprunt au sens de l'alinéa 20(1)c), la Cour est confrontée à des considérations pratiques qui n'intéressent pas le théoricien pur.

 

                                                                                [Non souligné dans l’original.]

 

[11]    Selon ce point de vue, l'appelante aurait de meilleures chances d'avoir gain de cause dans son appel. Son objectif véritable était de refinancer les biens possédés, au moyen de fonds empruntés, lui permettant de tirer un revenu de la location d'un bien qui, avant qu'elle emprunte les fonds, n'avait pas produit de revenu. En tant que bien productif de revenus, la propriété Joyce était en fait nouvellement acquise. Indirectement, l'argent emprunté a été utilisé d'une façon générale en vue de produire un revenu à l'aide d'un bien nouvellement acquis. Toutefois, ce point de vue, au sujet de l'interprétation qu'il convient de donner au critère de l'objectif visé, à l'alinéa 20(1)c), ne l'a pas emporté.

 

[12]    L'affaire, qui avait été entendue par la présente cour, a été portée devant la Cour d'appel fédérale et finalement devant la Cour suprême du Canada; elle a été entendue, en tout, par onze juges. Quatre juges ont conclu qu'en fait le seul objet véritable de l'emprunt était de financer l'achat de la maison et que les intérêts y afférents n'étaient pas déductibles. Toutefois, en fin de compte, cinq des sept juges de la Cour suprême ont conclu que l'objet général de l'emprunt n'était pas le facteur déterminant dans l'application de l'alinéa 20(1)c). Le juge Major, qui a rendu les motifs au nom de la majorité, a fait le raisonnement suivant :

 

26        […] L'arrêt Shell [Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622] a confirmé que l'examen ne s'attache pas à l'objet de l'emprunt comme tel, mais bien à l'objectif poursuivi par le contribuable en utilisant la somme empruntée. Le juge McLachlin a souscrit à l'opinion du juge en chef Dickson dans l'arrêt Bronfman Trust, à savoir que l'examen doit être axé sur l'usage que le contribuable fait des fonds empruntés. Le juge McLachlin a clairement indiqué qu'il ne pouvait y avoir déduction lorsque le lien entre l'emprunt et l'utilisation admissible est indirect. Elle a toutefois signalé tout aussi clairement que, « [s]i un lien direct peut être établi entre l'argent emprunté et une utilisation admissible », la troisième condition est respectée (par. 33).

 

[…]

 

29        Il est maintenant manifeste, à la lumière du raisonnement suivi dans l'arrêt Shell, que la question à trancher est celle de l'utilisation directe de l'argent emprunté […]

 

                                                                                [Non souligné dans l’original.]

 

[13]    Par conséquent, dans le contexte du présent appel, l'objet général de l'emprunt contracté par l'appelante, à savoir une entente de financement lui permettant de transformer un bien à usage personnel en un bien productif de revenus, n'est pas le facteur déterminant. Il s'agit plutôt de savoir quelle était l'utilisation directe des fonds empruntés.

 

[14]    L'appelante a admis que le produit du prêt garanti par la propriété Joyce avait servi au remboursement de l'hypothèque grevant la propriété Ewart. En 1994, l'appelante a transformé cette propriété pour en faire sa résidence principale. Étant donné que par suite de ce changement, la propriété Ewart ne pouvait plus produire de revenu, l'utilisation directe des fonds ne satisfait pas aux exigences du sous‑alinéa 20(1)c)(i), telle que cette disposition a été interprétée par les tribunaux. Par conséquent, l'appelante n'a pas droit à la déduction des intérêts qu'elle demande.

 

[15]    À l'appui de cette conclusion, je tiens également à signaler que l'accent que l'appelante a mis sur la raison pour laquelle elle avait emprunté l'argent est en soi erroné étant donné la façon dont la Cour interprète les exigences énoncées au sous‑alinéa 20(1)c)(i). La raison pour laquelle l'appelante a utilisé le produit du prêt comme elle l'a fait, à savoir en vue de maintenir dans sa nouvelle résidence la même valeur nette que celle de son ancienne résidence, n'est pas contestée. L'appelante voulait changer l'utilisation d'une propriété qui était un actif ne produisant pas de revenu pour en faire un actif productif de revenus sans influer d'une façon négative sur sa situation financière pour ce qui est de la valeur nette de sa résidence. Elle se voyait donc obligée d'utiliser le produit du prêt en vue d'accroître la valeur nette de sa résidence. Toutefois, la loi est claire : la raison pour laquelle des fonds sont empruntés n'est pas pertinente dans l'analyse fondée sur le sous‑alinéa 20(1)c)(i)[3]. C'est l'utilisation des fonds qui régit la situation. En l'espèce, le lien nécessaire entre l'utilisation du produit et le bien productif de revenus n'existe tout simplement pas.

 

[16]    Cette conclusion n'est pas très compatible avec la façon dont j'interprète la disposition en question, mais les décisions faisant autorité qui me lient sont claires. Si une distinction était faite à l'égard de ces décisions et que l'on revenait à la décision rendue par la présente cour dans l'affaire Singleton, l'application de la disposition en question serait plus difficile que ce qu'elle semble déjà être. Le droit se fonde sur l'application uniforme des principes élaborés par les tribunaux d'instance supérieure et je suis obligé de les suivre.

 

[17]    Avant de conclure, j'aimerais traiter de certaines questions additionnelles.

 

[18]    Premièrement, en plus de se fonder sur le sous‑alinéa 20(1)c)(i), l'appelante voulait que j'examine la demande de déduction des intérêts qu'elle a faite en vertu du sous‑alinéa 20(1)c)(ii), étant donné que, aux termes de l'article 45 de la Loi, une acquisition réputée de la propriété Joyce a eu lieu par suite du changement d'utilisation.

 

[19]    Pour régler cette question, il est utile d'examiner les deux dispositions ensemble :

 

20(1) […] sont déductibles [...]

     c) Intérêts – la moins élevée d'une somme payée au cours de l'année ou payable pour l'année (suivant la méthode habituellement utilisée par le contribuable dans le calcul de son revenu) et d'une somme raisonnable à cet égard, en exécution d'une obligation légale de verser des intérêts sur :

        (i) […]

         (ii) une somme payable pour un bien acquis en vue d'en tirer un revenu ou de tirer un revenu d'une entreprise (à l'exception d'un bien dont le revenu serait exonéré ou à l'exception d'un bien représentant un intérêt dans une police d'assurance‑vie),

                   […]

 

                                                                                [Non souligné dans l’original.]

 

45(1) Bien affecté à plus d'un usage [changement d'utilisation] – Les règles suivantes s'appliquent dans le cadre de la présente sous‑section :

a) un contribuable :

(i) soit qui a acquis un bien à une autre fin et qui commence, à un moment postérieur, à l'utiliser en vue de gagner un revenu,

(ii) soit qui a acquis un bien en vue de gagner un revenu et qui commence, à un moment postérieur, à l'utiliser à une autre fin,

 

est réputé :

 

(iii) avoir disposé de ce bien à ce moment postérieur pour un produit égal à sa juste valeur marchande à ce moment,

(iv) avoir, aussitôt après, acquis ce bien de nouveau à un coût égal à cette juste valeur marchande;

 

                                                                                [Non souligné dans l’original.]

 

[20]    La lecture combinée de ces deux dispositions n'aide pas l'appelante dans ce cas‑ci. Le sous‑alinéa 20(1)c)(ii) permet la déduction des intérêts s'ils sont payés « sur [...] une somme payable pour un bien acquis », c'est‑à‑dire qu'il permet la déduction des intérêts à l'égard d'une obligation résultant du paiement de tout ou partie du prix d'achat de la propriété qui est acquise. L'acquisition réputée du bien productif de revenus, dans ce cas‑ci, ne donne pas lieu à un montant payable au titre du principal. Par conséquent, les intérêts payés par l'appelante ne peuvent pas se rapporter à un tel montant non existant. Ils se rapportent au prêt qui a servi au remboursement de l'hypothèque grevant la propriété Ewart – soit un bien qui n'est pas productif de revenus. Le fait que l'acquisition réputée n'aurait peut‑être pas eu lieu si ce n'avait été du refinancement ne peut pas faire du montant même de l'obligation concernant le prêt lui‑même une somme « payable pour un bien acquis ».

 

[21]    Deuxièmement, il importe de noter que la nature de la garantie donnée pour un prêt n'est pas pertinente lorsqu'il s'agit de décider si les paiements d'intérêts effectués à l'égard de ce prêt sont déductibles du revenu. En l'espèce, le fait que la garantie qui a été donnée pour le prêt était un bien locatif productif de revenus n'est pas suffisant pour satisfaire aux exigences du sous‑alinéa 20(1)c)(i). Le fait de garantir un prêt à l'aide du bien locatif ne rattache pas (ne lie pas) le paiement des intérêts afférents au prêt au flux de revenu tiré de ce bien locatif. La nature de la garantie donnée pour le prêt n'est pas simplement un lien ténu avec l'utilisation du produit du prêt – cela n'est tout simplement pas pertinent lorsqu'il s'agit de savoir comment le produit du prêt a été utilisé.

 

[22]    Troisièmement, je note que l'appelante a effectivement souligné une certaine ironie troublante dans la position prise par l'intimée. On ne saurait en toute justice faire abstraction de ce point. L'ironie est que le problème, dans l'affaire Singleton, était que la série de mesures qui avaient été prises masquait la réalité; ces mesures masquaient l'objet réel véritable de l'emprunt. En l'espèce, si les mesures prises dans l'affaire Singleton étaient prises, cela ne masquerait pas l'objet réel de l'emprunt, mais cela aurait plutôt pour effet de le faire reconnaître. En effet, la prise d'une série de mesures inventées et purement légalistes telles que celles qui ont été prises dans l'affaire Singleton permettrait de reconnaître l'objectif sous‑jacent visé par l'appelante en vertu de l'alinéa 20(1)c). Une telle série de mesures se rattachant les unes aux autres ne constituerait pas des liens secondaires et accessoires qui sont englobés dans l'objectif réel. Ces mesures assureraient la reconnaissance de l'objectif véritable.

 

[23]    De fait, l'appelante a soutenu, sans être particulièrement au courant du plan élaboré dans l'affaire Singleton, qu'elle aurait pu vendre la résidence à une amie et la racheter et obtenir ainsi le résultat souhaité. En effet, si elle avait obtenu les conseils juridiques nécessaires, l'appelante aurait pu faire quelque chose qui ressemble à ce qui suit :

 

·        Le premier jour, elle vend sa résidence, la propriété Joyce, à son amie, Mme A. Le prix d'achat est payé au moyen d'un billet;

·        Le deuxième jour, elle obtient un prêt bancaire en vue de rembourser l'hypothèque grevant la propriété Ewart (le premier prêt). Le prêt pourrait être une simple inscription comptable d'un jour, mais il y aurait une garantie adéquate, étant donné qu'une charge serait immédiatement disponible à l'égard de la propriété Ewart sur paiement de l'ancienne charge la grevant;

·        Le second jour également, elle rachète la propriété Joyce (son nouveau bien locatif), et finance cette acquisition en empruntant de l'argent de la banque, le prêt étant garanti par une hypothèque grevant la propriété de nouveau acquise (le second prêt);

·        Le produit de cette dernière hypothèque est versé à l'amie, Mme A, en contrepartie du rachat et Mme A utilise le produit en vue de rembourser le billet qu'elle a émis lors de l'achat de la propriété, la veille;

·        L'appelante utilise le produit du billet pour rembourser le premier prêt bancaire;

·        Le seul prêt qui reste est le second prêt qui a été obtenu aux fins de l'acquisition d'un bien locatif;

·        Toutes les opérations sont conclues à la juste valeur marchande sans aucune conséquence fiscale, et les transferts eux‑mêmes n'ont jamais à être enregistrés.

 

[24]    Étant donné que, selon ce scénario hypothétique, les fonds empruntés seraient directement utilisés aux fins de l'achat du bien locatif, les intérêts sur pareil emprunt seraient probablement déductibles par suite de l'application du critère de l'utilisation directe énoncé dans l'arrêt Singleton. Compte tenu de l'arrêt Singleton, il serait difficile de soutenir que cette série d'opérations serait considérée comme artificielle ou comme ne correspondant pas à la réalité commerciale, et ce, d'une façon qui porte un coup fatal. Compte tenu de l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l'affaire Lipson, il serait même difficile de soutenir qu'il pourrait être conclu que cette série hypothétique d'opérations contourne la règle générale anti‑évitement, à l'article 245 de la Loi.

 

[25]    Par conséquent, si l'appelante s'était lancée dans ce type de planification fiscale, l'application du critère de l'utilisation directe aboutirait au même résultat que celui qui aurait pu être atteint en l'absence de pareil plan si l'interprétation du sous‑alinéa 20(1)c)(i) permettait de reconnaître l'objet ultime ou l'objet véritable du prêt.

 

[26]    Une autre ironie, dans ce cas‑ci, découle de l'un des motifs donnés par la majorité dans l'arrêt Singleton, permettant la déduction des intérêts dans ce cas‑là. Ce motif est énoncé aux paragraphes 37 et 38 des motifs que le juge Major a rendus au nom de la majorité :

 

37     Dans l’arrêt Bronfman Trust, précité, le juge en chef Dickson a déclaré qu’« [i]l faut en toute justice que les mêmes principes de droit s’appliquent à tous les contribuables, indépendamment de leur qualité de personne physique ou de personne morale, à moins que la Loi ne dise expressément le contraire » (p. 46). Comme l’indique cette affirmation, si une société peut refinancer sa participation en capital au moyen d’un emprunt et déduire les intérêts payés sur cet emprunt, l’intimé devrait lui aussi avoir le droit de refinancer sa participation dans la société de personnes au moyen d’un emprunt et de déduire les intérêts payés sur celui‑ci.

 

38     Si l’intimé n’était pas autorisé à agir ainsi, on aboutirait au résultat incohérent signalé par le juge Rothstein de la Cour d’appel fédérale, à savoir que les intérêts seraient déductibles lorsque le capital investi initialement par un associé est financé par emprunt. Ces intérêts seraient également déductibles en cas de refinancement par voie d’emprunt. Toutefois, n’aurait pas droit à la déduction l’associé dont l’apport initial proviendrait de fonds propres, qui retirerait cet argent par la suite à des fins personnelles et qui rétablirait cet apport au moyen d’un emprunt.

 

[27]    Compte tenu de cette justification horizontale en equity du respect de la forme légale, on aurait pu penser qu'une justification similaire permettrait la reconnaissance de l'objet véritable d'un prêt dans un cas comme celui‑ci. De fait, l'appelante me demande avec instance de reconnaître qu'elle est placée dans une situation financière pire que celle de la personne qui aurait financé par endettement un bien locatif au moment où elle l'a initialement acquis, et que, comme dans l'affaire Singleton, je devrais remédier à cette iniquité. En fait, l'appelante demande que l'interprétation à donner aux dispositions en question soit fondée, compte tenu des faits de l'affaire, sur un principe fondamental de notre système d'imposition : deux personnes faisant face à des circonstances similaires devraient être assujetties au même fardeau d'imposition. L'appelante me demande de reconnaître sa situation financière finale comme constituant le moyen par lequel je puis le faire.

 

[28]    Toutefois, je n'ai pas le choix. Les arrêts que la Cour suprême a rendus dans les affaires Shell et Singleton montrent clairement qu'il faut mettre l'accent, pour appliquer la disposition en question, sur l'« utilisation » directe de l'argent emprunté, par opposition à l'« objet » de l'emprunt ou au résultat financier ultime de l'emprunt.

 

[29]    La Cour, lorsqu'elle établit l'utilisation de l'argent emprunté, n'a pas la faculté de qualifier autrement les rapports juridiques véritables établis par un contribuable de façon à permettre que la « réalité économique » de la situation de ce contribuable, déterminée objectivement ou subjectivement, régisse l'analyse. En l'absence d'une disposition expresse contraire de la Loi ou d'une conclusion selon laquelle les opérations en cause étaient une frime, les rapports juridiques établis par le contribuable seront respectés en matière fiscale[4].

 

[30]    En fin de compte, un contribuable ne peut pas simplement soutenir que la réalité économique de sa situation est identique à celle d'un autre contribuable et affirmer ainsi qu'il a droit à un traitement fiscal semblable à celui dont bénéficie cet autre contribuable. La chose a été illustrée récemment dans l’arrêt Scragg c. Canada, [2009] A.C.F. no 710, 2009 CAF 180. Dans cette affaire, le contribuable avait emprunté 150 000 $ d'un associé et avait affirmé que l'argent visait à financer ses sociétés. À l'instruction, il a été conclu qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve démontrant que les fonds avaient en fait servi à cette fin. En confirmant la décision rendue par le tribunal d'instance inférieure, le juge Noël a fait le raisonnement suivant, au paragraphe 12 :

 

12        L’appelant a établi un parallèle entre sa situation et celle dont il était question dans l’affaire Singleton c. Canada, 2001 CSC 61, [2001] 2 R.C.S. 1046, dans laquelle on avait permis au contribuable de déduire l’intérêt payé sur l’argent qu’il avait emprunté pour remplacer la participation qu’il détenait dans un cabinet d’avocats pour acheter une maison. La comparaison est boiteuse parce que, dans l’affaire Singleton, le contribuable était manifestement en mesure de rattacher l’argent emprunté à une utilisation admissible. La thèse de l’appelant est que la seule différence qui existe entre sa situation et l’affaire Singleton est qu’il ne s’est pas empêtré dans les formalités, c’est-à-dire qu’il n’a pas retiré la participation qu’il détenait dans ses sociétés pour la remplacer par de l’argent emprunté, mais que l’opération qu’il a effectuée revient essentiellement au même. À mon humble avis, ce n’est pas le cas. Un contribuable ne peut déduire les intérêts sur de l’argent qu’il a emprunté à moins que cet argent ait effectivement servi à produire un revenu. Il ne suffit pas de dire que l’argent aurait pu permettre au contribuable de tirer un revenu, comme l’appelant le prétend en l’espèce.

 

                                                                                [Non souligné dans l’original.]

 

[31]    De même, la juge McLachlin a dit ce qui suit, au paragraphe 45 de l'arrêt Shell :

      45        […] Sauf disposition contraire de la Loi, le contribuable a le droit d'être imposé en fonction de ce qu'il a fait, et non de ce qu'il aurait pu faire [...].

 

[32]    De plus, je ferai remarquer qu'élargir la portée du sous‑alinéa 20(1)c)(i) en vue de permettre des demandes sur la base de la forme juridique et de l'objectif ultime serait élaborer une règle qui permettrait l'attribution de toute dette en premier lieu aux actifs productifs de revenus et en second lieu aux actifs personnels. Or, aucune disposition de la Loi ne donne à entendre que le législateur voulait adopter un tel régime, et ce, même si les tribunaux ont reconnu que le contribuable peut prendre des mesures en vue d'assurer ce résultat. Il reste qu'il faut prendre ces mesures.

 

[33]    Enfin, comme il en a déjà fait mention dans les présents motifs, je note que, bien que la conclusion à laquelle je suis arrivé en l'espèce ne soit pas satisfaisante, il y aurait une grande confusion dans l'application des dispositions en question et dans l'uniformité de leur application si une distinction était faite par rapport aux décisions faisant autorité.

 

[34]    Pour tous ces motifs, l'appel est rejeté sans frais.

 

 

       Signé à Ottawa, Canada, ce 24e jour de juillet 2009.

 

 

« J.E. Hershfield »

Juge Hershfield

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de septembre 2009.

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur


RÉFÉRENCE :                                  2009CCI377

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :      2008-3801(IT)I

 

INTITULÉ :                                       Nina Sherle et Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 9 juin 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L’honorable juge J.E. Hershfield

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 24 juillet 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Pour l'appelante :

L'appelante elle-même

Avocate de l’intimée :

Me Whitney Dunn

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

                   Nom :                            

 

                   Cabinet :                        

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 

 



[1] La copropriété n'a pas été contestée, mais la question n'a jamais été abordée à l'instruction. L'appel a été présenté comme si les propriétés ici en cause n'appartenaient qu'à l'appelante.

[3] Shell Canada Ltée c. Canada, paragraphe 47 : « [...] La raison pour laquelle l'opération d'emprunt est structurée comme elle l'est n'a pas d'importance, pas plus d'ailleurs que la raison pour laquelle l'agent est emprunté. » (L'arrêt Shell est cité au paragraphe 12 des présents motifs.)

[4]  Shell, paragraphe 39. Dans l'arrêt Shell, il est reconnu que les tribunaux doivent se montrer sensibles à la réalité économique, mais des restrictions sont également reconnues. Comme il en a été fait mention, une restriction veut que la réalité économique ne puisse pas être invoquée pour caractériser autrement des rapports juridiques véritables. On ne m'a soumis aucun contrat de prêt ni aucun document connexe, mais on ne laisse pas entendre en l'espèce que les rapports juridiques se rapportant à l'affectation du produit du prêt sont autres que ceux qui ont été énoncés dans les hypothèses de fait telles qu'elles ont été admises par l'appelante. Les rapports juridiques véritables seraient reformulés si l'issue du présent appel était régie par la façon dont l'appelante considère la réalité économique à laquelle elle fait face. Cela irait à l'encontre de la restriction énoncée dans l'arrêt Shell. Voir également Singleton où, en infirmant l’arrêt de la Cour d'appel fédérale, le juge Major a dit ce qui suit au paragraphe 31 : « [...] Notre Cour doit simplement appliquer le sous‑al. 20(1)c)(i) plutôt que de s'interroger sur la réalité économique de l'opération. »

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