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Dossier : 2010-1355(IT)G

 

ENTRE :

STEVEN A. COHEN,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

 

Appel entendu le 2 mai 2011, à Toronto (Ontario).

Devant : L'honorable juge F. J. Pizzitelli

 

Comparutions :

 

Avocat de l'appelant :

Me Andrew Stein

Avocat de l'intimée :

Me Thang Trieu

 

 

JUGEMENT

 

          L'appel interjeté à l'encontre de la cotisation établie en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu pour l'année d'imposition 2006 est rejeté.

 

          Les dépens sont accordés à l'intimée.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 12e jour de mai 2011.

 

 

« F. J. Pizzitelli »

Le juge Pizzitelli

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 7jour de juillet 2011.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 


 

 

 

 

Référence : 2011 CCI 262

Date : 20110512

Dossier : 2010-1355(IT)G

 

ENTRE :

 

STEVEN A. COHEN,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Pizzitelli

 

Les points en litige

 

[1]              Les questions qui doivent être tranchées en l'espèce consistent à savoir si, en 2006, l'appelant avait un revenu tiré d'une entreprise qui consistait à jouer au poker et, dans l'affirmative, s'il avait le droit de déduire pour cette année‑là des pertes d'entreprise de 121 991,43 $.

 

Le contexte

 

[2]              L'appelant était avocat salarié au sein d'un grand cabinet d'avocats de Toronto. Il a témoigné qu'après avoir appris en décembre 2005 que la décision concernant son éventuelle promotion au rang d'associé était reportée à l'année suivante, et ce, pour la deuxième année consécutive, il a décidé de quitter l'exercice du droit et de jouer au poker à plein temps pour l'année d'imposition 2006. Il a témoigné que bien qu'il ait décidé de se lancer dans cette nouvelle carrière, il n'a pas quitté le cabinet d'avocats qui l'employait, mais a commencé à éviter d'accepter de nouveaux mandats et à confier à d'autres ses dossiers, se disant que ses gestes finiraient par amener son employeur à mettre fin à son emploi, ce qui s'est passé le 24 mars 2006. Selon les conditions précisées dans sa lettre de cessation d'emploi, conditions qu'il a acceptées quand elles lui ont été présentées, il toucherait à titre d'indemnité de départ son plein salaire durant sept mois, soit jusqu'en octobre 2006. Il a déclaré qu'en 2005 il gagnait environ 200 000 $ par année comme avocat salarié, montant que l'intimée n'a pas contesté, même si aucune preuve de ce montant n'a été produite. Il a reconnu aussi ne pas avoir informé son ancien employeur de l'existence de sa nouvelle entreprise, ainsi que l'exigeait la lettre de cessation d'emploi, dans laquelle il était prévu qu'il ne toucherait que 50 % du solde de l'indemnité à partir du moment où il commencerait un nouveau travail, une condition qui, dans la lettre de cessation d'emploi à laquelle il avait souscrit, comprenait notamment le lancement d'une nouvelle entreprise. Il a déclaré que son ancien employeur avait continué d'effectuer ses paiements mensuels, même s'il n'avait jamais produit la lettre mensuelle indiquant s'il avait trouvé un nouveau travail ou non, ce qui incluait le fait de lancer une nouvelle entreprise, et que son ancien employeur était au courant de ses activités. Les parties ne s'entendent pas sur la manière d'interpréter cette exigence dans la lettre de cessation d'emploi.

 

[3]              Dans l'état des résultats des activités d'une entreprise qu'il a produit avec sa déclaration de revenus pour 2006, l'appelant a déclaré des revenus tirés d'activités de [TRADUCTION] « jeu » de 81 283,30 $, représentant ses gains ou ses encaissements, comme il les a appelés, de même que des dépenses totalisant 203 274 $, soit des achats de 195 765 $ et des dépenses d'entreprise de 7 509,73 $, ce qui l'a amené à déclarer, pour ces activités, une perte de 121 991,43 $ pour l'année. Les achats, que l'intimée a qualifiés [TRADUCTION] d'« éléments de stock » dans la réponse, étaient en fait le total des décaissements faits ou des sommes d'argent dépensées pour ses activités de jeu. Les dépenses comprennent :

 

1.       des frais d'intérêt de 4 038,93 $, décrits comme des frais de traitement relatifs à des paiements faits par Internet et payés à Neteller, une organisation qui facilite les transferts de fonds vers les sites de jeux de cartes sur Internet fréquentés par l'appelant, à partir de fonds déposés dans son compte, habituellement au moyen d'autorisations de cartes de crédit;

 

2.       des dépenses de bureau de 456,38 $ qui, selon ses explications, représentaient le coût de dix‑huit ouvrages et autres documents sur le poker que l'appelant avait achetés et qui étaient énumérés, mais pour lesquels aucun reçu n'a été produit;

 

3.       des fournitures de bureau de 2 086 $, lesquelles consistaient en des frais d'inscription à un séminaire auquel il avait assisté à Las Vegas et pour lesquels il a produit une facture d'une page de la part d'un promoteur canadien, qui indiquait l'activité en question et son coût en dollars américains seulement;

 

4.       des dépenses de voyage de 928,42 $, soit le prix de deux billets d'avion pour Las Vegas, justifiés par un reçu, en vue de prendre part à deux tournois (l'appelant a mentionné qu'il avait payé les autres vols à l'aide des points accumulés avec sa carte de crédit).

 

[4]              L'appelant a déclaré qu'il jouait au poker comme passe‑temps depuis l'âge de 21 ans, principalement au jeu appelé « stud poker » à sept cartes, et que, en 2005, il était passé à un jeu connu sous le nom de poker « Texas hold 'em » ou poker « hold 'em », avec lequel il a eu du succès dans plusieurs parties à mises peu élevées. Cette transition était attribuable au succès d'un champion relativement inconnu, Chris Moneymaker, dans le tournoi du World Series of Poker (Tournoi mondial de poker), qui a inspiré des joueurs tels que l'appelant, ainsi qu'au succès du jeu lui‑même dans les tournois joués sur Internet, qui ont rendu le jeu extrêmement populaire et en ont fait le jeu préféré des joueurs de poker.

 

[5]              L'appelant a déclaré qu'avant 2006, il se rendait à Las Vegas ou à Atlantic City une fois par année pour prendre part à des tournois en salle, et qu'une fois par mois, il faisait avec un groupe d'amis des parties payantes. Il a ajouté qu'au cours de l'année 2006, il jouait au poker de six à huit heures par jour sur Internet (de cinq à sept heures par jour de janvier à mars 2006, pendant qu'il réduisait progressivement ses activités juridiques en prévision de la cessation de son emploi), sept jours sur sept, et ce, dans quatre sites de jeu, enregistrant ainsi plus de 2 500 heures de temps de jeu durant l'année. Il jouait en général une partie d'une durée de trois à quatre heures, deux fois par jour. Aucun des documents prouvant ce temps de jeu n'a été déposé en preuve, pas plus que le nombre de fois où il a gagné des parties, les gains qu'il a réalisés à la suite d'un jeu en ligne particulier ou le montant dépensé pour une partie précise, car il a mentionné qu'une fois qu'il arrêtait de jouer, il n'avait plus accès aux données en ligne. Il a toutefois déposé en preuve un sommaire des décaissements effectués ou des sommes dépensées lors de ces tournois en ligne, totalisant 165 097,73 $, ainsi qu'un sommaire des encaissements, totalisant 67 485,30 $, dont il faisait le suivi.

 

[6]              Au cours de l'année 2006, il s'est également inscrit à sept tournois en salle : cinq à Las Vegas, un au Fallsview Casino à Niagara Falls et un au Casino Rama à Orillia, ne choisissant bien sûr que des endroits où ces tournois étaient permis. Il a déposé en preuve ses reçus d'inscription au World Series of Poker à Las Vegas en juillet 2006, ainsi qu'aux tournois au Fallsview Casino et au Casino Rama tenus plus tard cette année‑là. Ces reçus indiquaient son inscription et ses achats de jetons pour ces tournois‑là, mais il n'a pas déposé en preuve de reçu pour d'autres parties ou tournois. Il a déposé un sommaire des décaissements faits ou des fonds pariés, totalisant 30 667,27 $, ainsi que des gains ou des encaissements de 13 798 $ pour ces parties en salle. Le sommaire que l'appelant a déposé au sujet des parties ou des tournois auxquels il a participé révèle qu'il a réalisé des gains dans six des quarante‑cinq parties auxquelles il s'est inscrit durant ces voyages, et il a déposé en preuve des formulaires 1042‑S des États‑Unis pour trois de ces tournois dans lesquels il avait gagné des fonds; ces formulaires faisaient état de retenues d'impôt des États‑Unis dont il avait pu obtenir le remboursement en tant que résident canadien. Il n'a pas produit de déclaration de revenus des États‑Unis.

 

Les positions des parties

 

[7]              L'appelant affirme qu'en 2006, ses activités commerciales ont consisté à jouer à plein temps au poker à titre professionnel et qu'il a donc déclaré à juste titre ses revenus et ses dépenses et avait le droit de déduire ses pertes.

 

[8]              L'intimée affirme que l'appelant jouait au poker comme passe‑temps et qu'il n'exerçait pas d'activités commerciales de jeu et qu'il n'a donc pas le droit de déduire les pertes d'entreprise déclarées; subsidiairement, si la Cour conclut que l'appelant tirait un revenu d'entreprise du jeu, les dépenses déduites étaient dans ce cas des dépenses personnelles et n'avaient pas été faites en vue de tirer un revenu d'une entreprise; en tout état de cause, les montants déduits n'étaient pas raisonnables.

 

[9]              Avant d'analyser les positions des parties au regard de la preuve produite, il serait préférable d'examiner en premier le droit qui s'applique à la question en litige.

 

Le droit applicable

 

[10]         Il n'y a pas de désaccord entre les parties au sujet du fait qu'un revenu tiré d'une entreprise doit être inclus dans le revenu aux termes de l'article 3 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi »), et que l'article 9 de la Loi dispose que le revenu que tire le contribuable d'une entreprise pour une année d'imposition est le bénéfice qu'il en tire pour cette année, tandis que la perte qu'il subit relativement à une entreprise est le montant calculé par l'application des dispositions de la Loi, c'est‑à‑dire le revenu moins les déductions permises. Le seul véritable point de litige entre les parties est celui de savoir si l'appelant avait une source de revenu d'entreprise pour l'année d'imposition 2006 ou, pour dire les choses simplement, si les activités de poker de l'appelant étaient une entreprise qu'il exploitait.

 

[11]         Selon la définition qu'en donne le paragraphe 248(1) de la Loi, une « entreprise » comprend « les professions, métiers, commerces, industries ou activités de quelque genre que ce soit » et inclut en général « les projets comportant un risque ou les affaires de caractère commercial ».

 

[12]         Le critère qui permet de déterminer si les activités d'un contribuable constituent une source de revenu tiré d'une entreprise ou d'un bien a été établi par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Stewart c. Canada, 2002 CSC 46, [2002] 2 R.C.S. 645, où elle a adopté une approche en deux volets, décrite au paragraphe 50 en ces termes :

 

50        [...] Le premier volet du critère vise la question générale de savoir s'il y a ou non une source de revenu; dans le deuxième volet, on qualifie la source d'entreprise ou de bien.

 

[13]         Il est inutile d'examiner en l'espèce le second volet du critère, car les parties conviennent en fait que la seule source possible de revenu serait une entreprise et non un bien.

 

[14]         Aux paragraphes 52 et 54 de l'arrêt Stewart, la Cour suprême du Canada a ensuite expliqué ce qui suit :

 

52        [...] Ainsi, lorsque la nature de l'entreprise du contribuable comporte des aspects indiquant qu'elle pourrait être considérée comme un passe‑temps ou une autre activité personnelle, mais que l'entreprise est exploitée d'une manière suffisamment commerciale, cette entreprise sera considérée comme une source de revenu aux fins d'application de la Loi.

 

[...]

 

54        [...] pour qu'une activité soit qualifiée de commerciale par nature, le contribuable doit avoir l'intention subjective de réaliser un profit, il faut aussi [...] que cette détermination se fasse en fonction de divers facteurs objectifs. [...] Cela oblige le contribuable à établir que son intention prédominante était de tirer profit de l'activité et que cette activité a été exercée conformément à des normes objectives de comportement d'homme d'affaires sérieux.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

[15]         Au paragraphe 55, la Cour a ensuite adopté les facteurs objectifs énumérés par le juge Dickson dans l'arrêt Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480, à la page 486, pour déterminer l'intention subjective de réaliser un profit; ces facteurs sont les suivants :

 

(1) l'état des profits et pertes pour les années antérieures,

 

(2) la formation du contribuable,

 

(3) la voie sur laquelle il entend s'engager,

 

(4) la capacité de l'entreprise de réaliser un profit.

 

La Cour a également répété la mise en garde du juge Dickson :

 

[...] cette liste ne se veut pas exhaustive et les facteurs diffèrent selon la nature et l'importance de l'entreprise.

 

[16]         La Cour suprême du Canada, dans ce paragraphe, a aussi prévenu que :

 

55        [...] même si l'expectative raisonnable de profit constitue un facteur à prendre en considération à ce stade, elle n'est ni le seul facteur, ni un facteur déterminant. Il faut déterminer globalement si le contribuable exerce l'activité d'une manière commerciale. Cette détermination ne devrait toutefois pas servir à évaluer après coup le sens des affaires du contribuable. C'est la nature commerciale de son activité qui doit être évaluée, et non son sens des affaires.

 

[17]         Avant de poursuivre, j'aimerais traiter de l'argument de l'avocat de l'appelant selon lequel il n'est pas nécessaire d'analyser en l'espèce l'intention de réaliser un profit car, selon lui, l'activité est clairement de nature commerciale, conformément à l'arrêt Stewart, précité. L'avocat de l'appelant renvoie au paragraphe 53 de cet arrêt, où l'on peut lire ce qui suit :

 

53        Nous soulignons que ce critère de l'existence d'une source « en vue de réaliser un profit » ne doit faire l'objet d'une analyse que dans les situations où l'activité en cause comporte un aspect personnel ou récréatif. [...] Lorsqu'une activité est clairement de nature commerciale, il n'est pas nécessaire d'analyser les décisions commerciales du contribuable. De telles démarches comportent nécessairement la recherche d'un profit. Il existe donc par définition une source de revenu et il n'est pas nécessaire de pousser l'examen plus loin.

 

[18]         Malgré mes égards envers l'avocat de l'appelant, la nature de l'activité en l'espèce, qui est généralement reconnue comme une activité de jeu, n'est pas celle d'une activité que moi-même, ou de nombreux tribunaux avant moi, pouvons considérer comme dénuée d'un élément personnel. En fait, il ressort de la preuve que l'appelant joue au poker comme passe‑temps depuis l'âge de 21 ans et qu'ensuite, à l'âge de 33 ans environ, en 2006, il serait devenu un joueur de poker professionnel à plein temps. La question est donc essentiellement de savoir si le poker était toujours un passe‑temps pour lui en 2006, indépendamment de sa position. Il existe une preuve qu'il était également au service d'un cabinet d'avocats pendant le premier trimestre de 2006, ce qui donne à tout le moins à penser qu'il pouvait y avoir eu un certain élément personnel durant cette période, indépendamment de la preuve de l'appelant selon laquelle il ne faisait que réduire progressivement ses activités en prévision de la cessation de son emploi. Par ailleurs, la nature de l'activité, qu'il s'agisse de jeu ou de poker, est à mon avis généralement considérée comme une activité personnelle, et les joueurs professionnels forment une minorité. L'appelant lui‑même a témoigné que la grande majorité des nouveaux joueurs qui participent aux tournois sont des amateurs, sous-entendant ainsi qu'il était avantageux de jouer contre eux pour les soulager de leur argent, ce qui était l'une de ses stratégies.

 

[19]         Il convient également de signaler que l'avocat de l'appelant a fait valoir qu'il faut entreprendre l'analyse qui précède dans le contexte du genre d'activité qui est en cause. Plus précisément, il demande à la Cour de prendre en considération l'analyse qu'a faite l'ancien juge en chef Bowman dans la décision Leblanc c. La Reine, 2006 CCI 680, au paragraphe 28 :

 

28        [...] Le jeu — même si le joueur s'y livre régulièrement, fréquemment et systématiquement — est quelque chose qui, par sa nature, n'est pas généralement considéré comme une activité commerciale, sauf dans des circonstances fort exceptionnelles. [...]

 

Et au paragraphe 29 :

 

29        Les joueurs compulsifs, qu'ils jouent à des loteries ou à des tables de jeu, peuvent consacrer beaucoup de temps et d'argent à parier et, à coup sûr, ils le font dans le but de gagner. Les gens qui vont tous les jours à la piste de courses consacrent du temps et de l'argent à ce passe‑temps et il se peut qu'ils acquièrent peu à peu une certaine expertise, ou du moins qu'ils arrivent à se convaincre qu'ils en acquièrent. Toutefois, habituellement, leurs gains ne sont pas imposés et, fait encore plus important, leurs pertes ne sont pas déductibles. [...]

 

[20]         Je prends acte de l'argument de l'intimée et je souscris de façon générale à l'analyse de l'ancien juge en chef Bowman qui précède, mais la Cour suprême du Canada a aussi clairement dit dans l'arrêt Stewart que chaque affaire doit être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres et qu'il convient d'examiner « la commercialité de l'activité en cause », c'est‑à‑dire l'activité du contribuable plus précisément. Je signale cependant que les arguments de l'intimée et les décisions susmentionnées étayent davantage mon opinion selon laquelle on considère de façon générale que l'activité en question comporte un important élément personnel. De ce fait, l'appelant ne peut échapper à une analyse de sa recherche d'un profit au moyen des facteurs objectifs susmentionnés.

 

[21]         Enfin, avant de procéder à une analyse de la commercialité des activités de l'appelant, il faut dire que les deux parties, même si elles ont fait état de l'arrêt Stewart, précité, ont fondé en grande partie leur argumentation sur un facteur d'atténuation des risques que la présente Cour a considéré comme un aspect dont il fallait tenir compte dans la décision Balanko c. Ministre du Revenu national, no 79‑1378, 12 novembre 1981 (C.C.I.), et qu'elle a adopté dans Luprypa c. La Reine, no 95‑2770(IT)G, 27 mai 1997 (C.C.I.), ainsi que dans la décision Leblanc, précitée. Dans la décision Balanko, le juge Bonner déclare :

 

[...] Même s'il est nécessaire de courir des risques en affaires, l'activité commerciale se caractérise par la gestion ou l'atténuation des risques. [...]

 

[22]         Je conviens que, dans une entreprise qui comporte des activités de jeu, un tel facteur jouerait un rôle important et, en fait, dans l'arrêt Stewart, qui a été rendu après les décisions Balanko et Luprypa, précitées, la Cour suprême du Canada a aussi envisagé de prendre en considération tout autre facteur pertinent, ainsi qu'il a été mentionné. Toutefois, il ne s'agit pas du seul facteur dont il faut tenir compte et l'analyse doit avoir lieu dans le but de passer en revue la totalité des facteurs, y compris ceux dont a traité le juge Dickson dans l'arrêt Moldowan, précité, et que la Cour suprême du Canada a fait siens dans l'arrêt Stewart.

 

[23]         De plus, l'accent mis par les parties sur le facteur des risques a paru être lié à leur prétention selon laquelle la réalisation d'un profit ou l'intention de réaliser un profit n'est pas un facteur important dans les affaires de cette nature, compte tenu de la prémisse selon laquelle n'importe quel joueur, qu'il s'agisse d'un passe‑temps ou d'une entreprise, joue dans l'intention de gagner. Si peu de personnes, sinon aucune, ne contesteraient le fait que gagner est l'objectif général que vise n'importe quel joueur, cela ne veut pas dire que l'intention subjective de réaliser un profit est un fait acquis dans le contexte de l'arrêt Stewart de la Cour suprême du Canada. C'est à l'existence d'une intention subjective de réaliser un profit dans le contexte d'une activité considérée comme commerciale qu'il faut conclure; sans cela, l'arrêt Stewart serait dénué de sens dans le cas d'entreprises qui comportent des éléments de jeu — car il s'ensuivrait logiquement que si chacun joue pour gagner, l'intention subjective de réaliser un profit doit toujours exister. Il est fort possible qu'un joueur participe à un jeu offrant peu de chances de gagner et s'attende donc à ne pas gagner, mais qu'il le fasse dans l'espoir de gagner inopinément une somme élevée ou parce qu'il s'agit d'une forme de divertissement, dont le coût est les fonds pariés et perdus. Il doit y avoir plus que le simple espoir ou désir de gagner; en fait, il doit y avoir une expectative planifiée et raisonnable de gagner plus que l'on perd, de façon à réaliser un profit au bout du compte. Dans l'arrêt Stewart, la Cour suprême du Canada a reformulé le critère de cette façon, au paragraphe 54 :

 

54        [...] « Le contribuable a‑t‑il l'intention d'exercer une activité en vue de réaliser un profit et existe‑t‑il des éléments de preuve étayant cette intention? » Cela oblige le contribuable à établir que son intention prédominante était de tirer profit de l'activité et que cette activité a été exercée conformément à des normes objectives de comportement d'homme d'affaires sérieux.

 

[24]         À l'évidence, une personne peut aussi avoir l'intention de gagner, mais ne pas mener ses activités comme le ferait un homme d'affaires sérieux. Dans un tel cas, les gains ne sont généralement pas imposables, mais les pertes ne sont pas non plus déductibles, ainsi que l'a expliqué le juge en chef Bowman dans la décision Leblanc, précitée.

 

Analyse

 

[25]         Je vais maintenant analyser les facteurs mentionnés dans l'arrêt Stewart comme étant les facteurs objectifs énumérés dans l'arrêt Moldowan, de même que d'autres facteurs pertinents dans le contexte des éléments de preuve produits en l'espèce, pour déterminer si l'appelant avait l'intention de tirer un profit de ses activités de poker et s'il avait mené ses activités comme le ferait un homme d'affaires sérieux.

 

1.       L'état des profits et pertes pour les années antérieures

 

[26]         Il ne s'agit manifestement pas d'un facteur car l'appelant n'a certes pas exploité une entreprise quelconque pendant les années antérieures; le jeu n'était qu'un passe‑temps, et il n'a réalisé aucun profit ni subi aucune perte.

 

2.       La formation du contribuable

 

[27]         L'appelant a déclaré qu'il jouait au poker depuis l'âge de 21 ans, mais pendant la majeure partie du temps, il s'est surtout intéressé au « stud poker » à sept cartes, plutôt qu'au poker « hold 'em », soit le jeu auquel il a joué pendant l'année d'imposition 2006, et vers lequel il s'était orienté peu avant, en 2005.

 

[28]         La seule preuve d'une formation organisée quelconque est un séminaire appelé « Camp Hellmuth » auquel l'appelant a participé à Las Vegas, au Caesars Palace, durant trois jours, du 9 au 11 février 2006, manifestement après avoir lancé sa nouvelle entreprise ou carrière professionnelle en janvier 2006. L'appelant a déposé une copie de la facture liée à ce séminaire, mais sans donner de détails sur les sujets étudiés ou le cours donné à cette occasion. L'appelant s'est prévalu d'une déduction pour ce séminaire en 2006, dans la catégorie des fournitures.

 

[29]         La seule autre preuve de formation a été celle d'un autodidacte. L'appelant a fourni une liste d'ouvrages et d'articles — dix‑huit en tout — qu'il a déclaré avoir achetés à un coût total de 456,38 $ et qu'il avait déduits dans sa déclaration de revenus dans la catégorie des dépenses de bureau. Il a dit avoir lu ces documents ainsi que d'autres articles en ligne et avoir répondu à quelques questions à choix multiples incluses dans l'un des ouvrages ou des articles, comme en faisait foi une feuille manuscrite d'une page sur laquelle étaient inscrites des lettres correspondant apparemment aux réponses à des questions, qui n'ont pas été fournies.

 

[30]         Pour dire les choses franchement, l'appelant n'a produit aucune preuve fiable d'une formation organisée ou informelle sérieuse, ni de la façon dont cette activité a transformé son niveau de jeu en celui d'un joueur de poker professionnel, comme il s'est appelé. Aucun autre témoin n'a attesté son degré de connaissance, de compétence ou de formation. L'appelant a bien inclus dans ses éléments de preuve quelques extraits ou chapitres de certains des ouvrages ou articles énumérés, mais il n'est pas évident qu'il s'agissait d'autre chose que de lectures de nature générale sur le poker « hold 'em » ou qu'ils présentaient un degré de difficulté élevé. Je signale que dans l'un des articles intitulé [TRADUCTION] « Quelques pourcentages et calculs mathématiques » qui, aux dires de l'appelant, lui a permis d'acquérir une connaissance supérieure des principes et du calcul des chances, le premier paragraphe indique ce qui suit :

 

[TRADUCTION

 

Oui, les mathématiques jouent effectivement un rôle de tout premier plan au poker. Mais, à cet égard, ce qu'il faut que vous sachiez n'est nullement compliqué — il n'y a rien qu'un élève de quatrième année raisonnablement apte ne pourrait pas maîtriser avec un peu d'exercice.

 

[31]         Les articles montrent que l'appelant s'intéressait au jeu, mais ils ne sont d'aucune utilité pour prouver qu'ils ont rehaussé son aptitude à jouer au poker au‑delà du niveau des nouveaux joueurs et des novices dont l'appelant cherchait à se distinguer. Je prends connaissance d'office du fait que de nombreux joueurs d'échecs amateurs que je connais possèdent une petite bibliothèque sur les échecs, le jeu et les joueurs célèbres, mais ce n'est pas le simple fait de posséder des ouvrages qui fait d'eux des professionnels.

 

3.       La voie sur laquelle le contribuable entendait s'engager

 

[32]         L'argument sur lequel l'appelant a le plus insisté était qu'il avait créé un plan, c'est‑à‑dire une stratégie détaillée pour tirer un profit de ses activités, un plan qu'il a qualifié de plan d'affaires et qu'il dit avoir suivi. Ce prétendu plan incluait sa stratégie générale, qui consistait à participer à des parties à faibles mises, contre des joueurs novices ou plus faibles, ce qui lui donnerait un avantage pour gagner et réduirait son risque de perte. L'appelant a déclaré que, lors de l'élaboration de ce plan, il a créé divers documents stratégiques et d'autres analyses qui, dans l'ensemble, lui donnaient un avantage de 75 % sur les adversaires inexpérimentés qu'il ciblait. Il a ajouté qu'il s'attendait à tirer, dans la première année, un profit d'environ 150 000 $ de ces parties à faibles mises en recourant à ses stratégies et qu'il finirait par gagner 500 000 $ par année, soit le même revenu qu'il aurait touché s'il avait été nommé associé au sein de son ancien cabinet d'avocats; il a toutefois reconnu plus tard que ce n'était pas en jouant à des parties à faibles mises qu'il aurait touché un montant aussi élevé.

 

[33]         La preuve de l'existence de son plan d'affaires a été le dépôt d'une liste d'une longueur d'une demi-page intitulée [TRADUCTION] « Probabilités approximatives lors de parties en tête‑à‑tête » illustrant les probabilités qui s'appliqueraient à certaines mains dans une partie à deux joueurs. Il a déclaré avoir calculé ces probabilités en appliquant les calculs mathématiques qu'il avait appris dans les divers articles qu'il avait lus, dont l'article intitulé [TRADUCTION] « Quelques pourcentages et calculs mathématiques » précité, un article qui, comme je l'ai mentionné plus tôt, indique que les calculs en question ne sont pas compliqués et qu'un élève de quatrième année est capable de les maîtriser.

 

[34]         Le plan d'affaires contenait aussi une liste de dix points à prendre en considération au moment d'envisager une enchère, dont [TRADUCTION] « le pot et les probabilités implicites », [TRADUCTION] « les signes » (lesquels sont décrits comme des informations ou des indices qu'un adversaire peut vous donner par ses tics, son comportement ou ses mouvements, tels qu'ils sont énumérés dans une autre liste de quatre pages intitulée [TRADUCTION] « Le code des signes de Caro : un résumé »), [TRADUCTION] « le cours des enchères » et [TRADUCTION] « les cartes », pour n'en nommer que quelques‑uns, qu'il a décrits de manière plus détaillée dans plusieurs pages de notes dactylographiées portant sur ses stratégies de jeu concernant la façon de jouer au début de manière serrée ou prudente, de faire monter sa pile (de jetons) et d'observer les piles des adversaires, des considérations générales au sujet des parties, le bluff et onze facteurs à prendre en considération avant de faire un bluff qui renversera la situation, et ainsi de suite. La liste détaillée des points à prendre en considération — vingt en tout au départ — figure sous la rubrique [TRADUCTION] « Stratégie de la WSOP » qui, selon ses dires, désignait le World Series of Poker, un tournoi auquel il a participé en juillet 2006.

 

[35]         L'appelant a déclaré avoir rédigé les documents susmentionnés en décembre 2005, mais il a convenu que c'est au début de 2006 et par la suite qu'il a rédigé les documents décrits sous la rubrique [TRADUCTION] « Divers » et que cette liste n'était pas définitive. Les éléments inscrits sous la rubrique [TRADUCTION] « Divers » font référence à certaines des stratégies qu'il a apprises en lisant ses ouvrages, dont Harrington on Hold 'em. Il a même rédigé à la main des notes à la fin de cette liste, et ajouté de nouveaux éléments au cours de l'année. De plus, il a déposé une liste manuscrite d'erreurs qu'il avait relevées après chaque tournoi en salle, notamment le World Series of Poker, dont la suivante : [TRADUCTION] « Prendre le temps de réfléchir à ce que les adversaires peuvent avoir en main. »

 

[36]         L'appelant a aussi déclaré qu'une partie de son plan consistait à tenir des notes détaillées sur d'autres joueurs. Il a mentionné que le logiciel relié aux sites de jeu en ligne lui permettait de conserver de telles notes en ligne et de les parcourir à mesure qu'il jouait, et qu'il tenait aussi des notes sur les joueurs qu'il rencontrait lors des tournois en salle. Cependant, aucune preuve n'a été produite au sujet de ces autres notes ou profils de joueurs.

 

[37]         L'appelant soutient que son plan, considéré dans son ensemble, était le moyen systématique qu'il avait de tirer profit de ses activités et de minimiser le risque de pertes.

 

[38]         Malgré mes égards envers l'appelant, il m'est impossible de conclure que les éléments qui précèdent, même considérés dans leur ensemble, constituent un plan d'affaires raisonnable dans le sens ordinaire du terme, ou un moyen systématique et sérieux de gagner.

 

[39]         Le prétendu plan ne fait pas référence aux tournois auxquels il prévoyait participer en salle ou par Internet dans l'année, pas plus que leur nombre, ni à aucun budget faisant état des dépenses et des recettes anticipées, ni à des plans quelconques pour poursuivre sa formation ou ses études — à vrai dire, rien d'autre. Il a mentionné qu'il s'attendait à gagner 150 000 $ la première année, mais sans expliquer comment, et ses documents ne donnent certainement pas d'indications quant à la façon dont il est même arrivé à une telle somme. Il n'a pas ouvert un nouveau compte bancaire pour son entreprise, ni obtenu pour elle une carte de crédit distincte, et il a continué de se servir de son propre compte bancaire et de ses propres cartes de crédit. Il n'a cherché à conclure aucune entente de financement, et il n'a pas déclaré avoir obtenu des conseils de nature comptable, fiscale ou autre. Comme il a été mentionné plus tôt, il ne semble pas avoir tenu des documents comptables valables sur le nombre de parties jouées ou gagnées en ligne, ni sur les montants gagnés ou perdus dans chacune de ces parties, et encore moins des profils de joueurs, une chose qu'on pourrait supposer qu'un homme d'affaires tiendrait de façon appropriée sous forme imprimée, au lieu de se fier au programme d'un site Web, ce qu'il dit avoir fait.

 

[40]         De plus, si les documents constituaient ses stratégies ou son système de réduction du risque, comme il l'a soutenu, il a reconnu qu'en avril 2006, il est passé des parties à faibles mises à des parties à mises élevées, où jouent des joueurs plus chevronnés, des parties dans lesquelles il n'a pas eu beaucoup de succès et qui lui ont causé des problèmes de crédit et des problèmes financiers, ce qui l'a amené en fin de compte à abandonner l'entreprise à la fin de 2006. Il dit avoir commis une erreur de jugement sur le plan des affaires, mais le fait de n'avoir même pas suivi le prétendu plan après les trois premiers mois de l'année, période au cours de laquelle il était également au service de son cabinet d'avocats, ne donne guère à penser que ce plan a été bien conçu et exécuté. À mon avis, les prétendus documents du plan ne sont qu'une vague compilation de notes qu'il a recueillies lors de ses lectures et de ses expériences de jeu, y compris durant l'année 2006 elle‑même. Il ne semble pas s'agir d'un plan d'affaires bien pensé, créé avant d'entreprendre des opérations commerciales.

 

4.       La capacité de l'entreprise de réaliser un profit

 

[41]         Comme il a été mentionné plus tôt, l'appelant a déclaré qu'il prévoyait gagner 150 000 $ au cours de la première année d'exploitation et, plus tard, jusqu'à 500 000 $, mais il n'a produit aucune preuve pour corroborer un tel plan, car il n'a pas préparé de budget ou déposé d'autres éléments de preuve fiables qui étayent cette assertion. De la même façon, aucune preuve ne montre que cette prétendue entreprise était capable de réaliser un profit, hormis des déclarations générales selon lesquelles cela était possible. La réalité, c'est que l'appelant a perdu beaucoup d'argent au cours de l'année et qu'il a subi chaque mois des pertes, à en juger par son état des flux de trésorerie, des pertes qu'il a subies les fois où il a joué à des parties à faibles mises et des pertes plus importantes qu'il a subies les fois où il a joué à des parties à mises élevées. Même s'il a déclaré avoir eu plus de succès aux parties à faibles mises, il n'a produit aucune preuve pour montrer combien de parties il avait joué ou combien d'entre elles il avait gagné, ni combien d'argent il avait gagné lors d'une partie en particulier. La seule preuve est qu'il a perdu de l'argent systématiquement durant toute l'année, et il n'a pas montré que l'entreprise avait la capacité de réaliser un profit. Je signale également qu'il a renoncé à l'entreprise après un an seulement, après une période de démarrage fort courte par rapport à celle que connaissent la plupart des entreprises, et cela semble incompatible avec une entreprise ayant la capacité de réaliser un profit.

 

5.       Autres facteurs

 

[42]         L'appelant a affirmé qu'un certain nombre d'autres facteurs pertinents s'appliquent en l'espèce, et il s'est fondé sur la décision Luprypa, dans laquelle le juge McArthur a conclu qu'un contribuable qui jouait au billard avait un système et une expectative raisonnable de profit, qu'il s'agissait de sa principale source de revenu au cours de l'année en question et que le fait de jouer au billard était donc pour lui une entreprise. Dans cette décision, le juge McArthur indique ce qui suit :

 

[...] Il dirigeait son entreprise d'une façon professionnelle :

 

a)         Il gérait minutieusement les risques.

 

b)         Il était un joueur habile.

 

c)         Il jouait toutes les semaines du lundi au vendredi.

 

d)         Il passait ses après‑midi à jouer au snooker pour améliorer ses compétences.

 

e)         Il jouait après 23 h lorsque ses adversaires étaient en état d'ébriété, de façon à minimiser son risque.

 

f)          Il gagnait presque tout le temps, et se faisait environ 200 $ par jour.

 

g)         Il consommait des boissons alcooliques pendant la fin de semaine seulement, lorsqu'il ne jouait pas au billard, de façon à être sobre lorsqu'il affrontait des adversaires, qui étaient en état d'ébriété.

 

h)         Il était calculateur et discipliné.

 

i)          C'était sa principale source de revenu et il comptait sur ce revenu régulier.

 

[43]         L'appelant a fait valoir que, à l'instar du contribuable dans l'affaire Luprypa, il a géré avec soin les risques grâce à sa stratégie, qui consistait à jouer à des parties à faibles mises contre des joueurs inexpérimentés, des parties qui, selon ses calculs, devaient lui procurer un avantage de 75 % sur ses adversaires, puisqu'il était un joueur plus habile du fait de son expérience, de sa formation et des connaissances qu'il avait acquises en lisant des documents. Il a déclaré qu'il jouait deux fois par jour, sept jours par semaine, de six à huit heures par jour en général, et que ses connaissances et sa stratégie, dont faisaient foi les documents qui étayaient son prétendu plan d'affaires, faisaient qu'il était calculateur et discipliné — en fait, une personne qui disposait d'un système pour améliorer ses chances de gagner et réduire le risque.

 

[44]         Avec tout le respect que je dois à l'appelant, je ne puis souscrire à ses arguments au vu des éléments de preuve qui m'ont été présentés. Comme je l'ai dit, après une période de trois mois seulement en 2006, il a renoncé à sa stratégie qui consistait à jouer à des parties à faibles mises contre des joueurs nouveaux ou inexpérimentés, et il a perdu de ce fait une somme d'argent considérable. Il n'a nullement géré le risque en renonçant à sa stratégie et en continuant de faire hausser la limite de sa carte de crédit lorsqu'elle était dépassée, plutôt que de réévaluer les risques après avoir subi des pertes considérables au printemps et à l'été 2006. Il ressort de la preuve que la plupart du temps il ne gagnait rien, car il a perdu de l'argent tous les mois, ce qui a donné lieu à la perte de 121 991,43 $ qu'il souhaite maintenant déduire. Rien ne prouve qu'il ait gagné de nombreuses parties, car il n'a produit aucune preuve au sujet du nombre de parties qu'il a effectivement jouées en ligne, et encore moins des parties qu'il a gagnées, et la seule preuve dont je dispose est qu'il n'a remporté un prix en argent que dans six parties en salle sur quarante‑cinq. À l'évidence, contrairement à la situation décrite dans la décision Luprypa, la plupart du temps l'appelant ne gagnait pas. En outre, il ressort de la preuve que ce dernier a eu un emploi jusqu'à la fin du mois de mars 2006 à peu près et qu'il a par la suite touché sept mois de salaire en guise d'indemnité de départ, soit une somme totalisant près de 200 000 $ pour l'année comme l'a déclaré l'appelant, ce qui a manifestement été sa principale source de revenus pour l'année, par rapport aux 81 283,30 $ qu'il a gagnés en jouant au poker, ce qui s'est soldé par une perte de 121 991,43 $ pour l'année. On ne peut guère considérer que le fait de perdre de l'argent tous les mois constitue un revenu régulier. Il est évident que le revenu qu'il a tiré de son emploi et de son indemnité de départ était celui dont il dépendait pour financer ses activités de poker.

 

[45]         Quant à la prétention de l'appelant selon laquelle il était un joueur habile, il y a, comme je l'ai mentionné plus tôt, peu d'éléments de preuve qu'il ait suivi beaucoup de formation, pas plus qu'il n'existe d'éléments de preuve fiables qui dénotent qu'il était très habile au jeu. Ses lectures et le séminaire auquel il a assisté lui ont peut‑être fort bien donné une certaine connaissance du jeu, mais il est évident qu'il a perdu des sommes considérables en jouant à des parties à mises élevées contre des adversaires d'expérience et plus âgés, et cela démontre clairement qu'il n'était pas aussi habile qu'eux. Le fait que sa stratégie initiale consistait à jouer contre des joueurs inexpérimentés donne à penser qu'il n'avait pas les qualités supérieures requises pour jouer à un niveau plus élevé, qui lui aurait rapporté le revenu de 500 000 $ auquel il aspirait. Le fait d'avoir perdu de l'argent tous les mois, et cela inclut les trois premiers mois où il a joué à des parties à faibles mises, ne donne même pas à penser qu'à ce niveau‑là il avait une habileté supérieure.

 

[46]         La prétention selon laquelle il était calculateur et discipliné est elle aussi douteuse. Il a peut‑être bien fait les calculs mathématiques nécessaires, comme son avocat l'a fait valoir, afin de connaître les chances qu'offraient les différentes mains au jeu, mais il s'agit là d'une information qui était fournie dans les documents qu'il possédait, et, comme ces documents le laissent entendre, les calculs pouvaient être faits par un élève de quatrième année. De plus, il a fait montre d'un manque total de discipline en renonçant à sa stratégie qui consistait à jouer à des parties à faibles mises contre des joueurs inexpérimentés après une période de trois mois seulement et en faisant simplement passer la limite de sa carte de crédit de 27 000 $ à 40 000 $ quand il en a eu besoin. Je ne puis conclure que sa conduite atténuait les risques. Il s'est plutôt mis volontairement et rapidement dans une situation nettement plus risquée sans tenir compte de son prétendu plan d'affaires — c'est là l'antithèse même de l'atténuation des risques.

 

[47]         Quant au temps considérable que l'appelant a dit avoir consacré à l'entreprise, soit plus de 2 500 heures en 2006, il n'y a eu aucune preuve concluante à l'appui d'un nombre d'heures aussi élevé, mais il est clair, d'après les sept tournois en salle auxquels il a participé et l'ampleur de ses pertes, ainsi que la fréquence de ses mises de fonds afin de faire des paris en ligne, qu'il jouait effectivement avec une certaine fréquence. Cependant, ce fait à lui seul ne le situerait pas de manière concluante dans la catégorie des personnes menant leurs activités comme une entreprise plutôt que comme un passe‑temps envoûtant, pas plus que les achats quotidiens de nombreux billets de loterie sportive n'avaient permis aux frères Leblanc d'atteindre le stade de l'exploitation d'une entreprise dans l'affaire Leblanc.

 

[48]         J'ajouterais aussi que j'ai de sérieux doutes à propos de la crédibilité de l'appelant dans cette affaire lorsqu'il affirme avoir créé un plan d'affaires et s'être comporté comme un homme d'affaires. L'appelant a déclaré qu'en décembre 2005 il avait pris la décision de changer de carrière, de quitter le droit pour devenir joueur de poker professionnel, mais en contre‑interrogatoire il a finalement reconnu, après ne pas s'en être souvenu au départ, qu'il était allé en vacances à Las Vegas pour y jouer. Le fait d'avoir oublié qu'il avait pris des vacances à Las Vegas tout juste après un événement qui l'avait amené à prendre la décision importante et radicale de changer de carrière jette le doute sur sa crédibilité dans son ensemble. Il semble aussi que le fait de créer un plan d'affaires détaillé et de prendre des dispositions pour lancer sa nouvelle entreprise qui allait voir le jour quelques semaines plus tard seulement n'était pas une priorité.

 

[49]         De plus, le site Web concernant le cabinet d'avocat existant de l'appelant, sur lequel l'avocat de l'intimée a attiré l'attention de la Cour lors du contre‑interrogatoire de l'appelant, montre que ce nouveau cabinet a vu le jour en mars 2006, ce qui coïncide avec la fin de son emploi auprès de son employeur précédent, et qu'il avait aussi déjà constitué une société immobilière. Je conclus que son explication concernant la mention du mois de mars 2006, à savoir qu'il avait continué d'être membre du Barreau durant cette période même s'il lançait une nouvelle entreprise, ce qui expliquait pourquoi il avait utilisé cette date sur ses documents promotionnels, est insatisfaisante. Si c'était là son intention, pourquoi alors ne pas dire tout simplement qu'il exerçait le droit depuis la date, antérieure à cela, à laquelle il avait été admis au Barreau? Les informations visent probablement davantage à indiquer la date à laquelle sa nouvelle entreprise juridique a vu le jour ou celle à laquelle il envisageait qu'elle débute. Par ailleurs, même s'il a déclaré que l'entreprise immobilière n'a jamais démarré ou qu'il ne s'en est même pas occupé avant 2007, il n'a rien présenté pour réfuter la preuve.

 

[50]         Enfin, j'ajouterais que le fait de ne pas avoir informé son ancien cabinet d'avocats de l'existence de cette nouvelle entreprise, comme l'exigeaient les conditions liées à son entente de cessation d'emploi qui auraient eu pour effet de réduire son indemnité de départ, ajoute aux doutes que j'ai quant à sa crédibilité. Je ne souscris pas à la manière dont il interprète la disposition liée à la cessation d'emploi, à savoir qu'il n'était tenu d'informer son employeur que s'il touchait une rémunération de l'entreprise; en outre, son employeur a peut‑être continué de lui verser des paiements même s'il ne produisait pas les avis mensuels lui indiquant s'il avait trouvé ou non un autre travail, ce qui incluait le fait de lancer une nouvelle entreprise, mais cet oubli ne change rien au fait qu'il était légalement tenu de le faire. Je ne puis que conclure que s'il n'a pas informé son employeur de la situation, c'est parce qu'il n'estimait pas avoir lancé une nouvelle entreprise. Quant à son affirmation selon laquelle son ancien employeur savait ce qu'il faisait, il aurait pu facilement déposer une preuve documentaire quelconque ou faire comparaître un associé de son ancien cabinet d'avocats pour le confirmer, mais il ne l'a pas fait. L'explication la plus plausible est que son ancien employeur savait que l'appelant était un joueur — après tout, il avait pris des vacances à Las Vegas pendait qu'il était à son service — mais pas qu'il en faisait une entreprise.

 

[51]         Eu égard à tout ce qui précède, je ne puis conclure que l'appelant ait montré que sa démarche constituait une profession, un métier, un commerce, une industrie ou une activité, ou un projet comportant un risque ou une affaire de caractère commercial, de façon à correspondre à la définition d'une entreprise. De ce fait, l'appel de l'appelant est rejeté, avec dépens en faveur de l'intimée.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 12e jour de mai 2011.

 

 

« F. J. Pizzitelli »

Le juge Pizzitelli

 

Traduction certifiée conforme

ce 7e jour de juillet 2011.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 


RÉFÉRENCE :                                  2011 CCI 262

 

No DU DOSSIER DE LA COUR :      2010‑1355(IT)G

 

INTITULÉ :                                       STEVEN A. COHEN c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                   Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                  Le 2 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L'honorable juge F. J. Pizzitelli

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 12 mai 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l'appelant :

Me Andrew Stein

Avocat de l'intimée :

Me Thang Trieu

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

          Pour l'appelant :

 

                   Nom :          Andrew Stein

 

                   Cabinet :      Stein Law Office

                                       Toronto (Ontario)

 

          Pour l'intimée :       Myles J. Kirvan

                                       Sous‑procureur général du Canada

                                       Ottawa, Canada

 

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