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Dossier : 2009-3035(IT)G

 

ENTRE :

TERRENCE GUILBAULT,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

__________________________________________________________________

 

Appel entendu le 4 mars 2011, à Ottawa, Canada

 

Devant : L'honorable juge G. A. Sheridan

 

Comparutions :

 

Avocats de l'appelant :

Me Roger Taylor

Me Al-Nawaz Nanji

Me Brian Studniberg

Avocate de l'intimée :

Me Suzanie Chua

__________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

          L'appel interjeté à l'encontre de la nouvelle cotisation établie par le ministre du Revenu national en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu pour l'année d'imposition 2005 est accueilli avec dépens et la nouvelle cotisation est annulée.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 25e jour d'août 2011.

 

 

« G. A. Sheridan »

Le juge Sheridan

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 1er jour de novembre 2011.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 


 

 

 

 

Référence : 2011 CCI 394

Date : 20110825

Dossier : 2009-3035(IT)G

 

ENTRE :

TERRENCE GUILBAULT,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Sheridan

 

[1]              Terrence Guilbault interjette appel de la nouvelle cotisation établie à son égard par le ministre du Revenu national, qui a inclus dans son revenu pour l'année 2005 le montant de 264 065 $ pour des œuvres d'art qui, selon le ministre, ont été transférées d'une société qui appartenait à l'appelant à son ex‑épouse, en exécution de son obligation au titre du règlement de divorce. Dans ces circonstances, la valeur des œuvres d'art constituait un avantage pour l'appelant et avait été incluse à juste titre dans son revenu de l'année conformément au paragraphe 56(2) ou, subsidiairement, au paragraphe 15(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu.

 

[2]              À l'exception des alinéas 15f), g) et h) de la réponse à l'avis d'appel, les hypothèses de fait sur lesquelles était fondée la nouvelle cotisation établie par le ministre ne sont en général pas contestées :

 

[TRADUCTION]

 

a)         le 30 août 1991, Canril Investments Inc. (« Canril Investments ») a acquis plusieurs œuvres d'art (les « œuvres d'art ») de l'appelant et de Mme Susan Riley, l'épouse de celui‑ci à l'époque (l'« ex‑épouse »);

 

b)         à toutes les époques pertinentes, l'appelant était l'unique actionnaire et administrateur et l'âme dirigeante de Canril Investments;

 

c)         lors de l'acquisition en 1991, les œuvres d'art étaient gardées à la résidence de l'appelant et de Mme Riley (le « foyer conjugal »);

 

d)         en 1995, l'appelant a quitté le foyer conjugal pour des raisons matrimoniales, laissant les œuvres d'art sous la garde de son ex‑épouse, au foyer conjugal;

 

e)         les œuvres d'art sont restées en la possession de l'ex‑épouse, au foyer conjugal, au moins jusqu'au 10 juin 2005, date à laquelle l'appelant et son ex‑épouse ont conclu un règlement à l'amiable (le « règlement à l'amiable ») relativement à leur divorce;

 

f)          suivant le règlement à l'amiable, l'ex‑épouse de l'appelant a obtenu, le 10 juin 2005, le droit de conserver les œuvres d'art en sa possession, à titre de propriété exclusive, libres de toute réclamation. Ce règlement à l'amiable a été conclu en règlement définitif des droits de l'ex‑épouse à l'égalisation des biens familiaux nets, à une pension alimentaire pour conjoint, et à la renonciation de l'appelant au foyer conjugal;

 

g)         le transfert des œuvres d'art effectué le 10 juin 2005, de Canril Investments à l'ex‑épouse de l'appelant, faisait partie de l'obligation de l'appelant à la suite du règlement de divorce conclu avec son ex‑épouse;

 

h)         jusqu'au moment où les œuvres d'art ont été transférées à l'ex‑épouse, le 10 juin 2005, Canril Investments en est demeurée la propriétaire unique depuis leur acquisition, le 30 août 1991;

 

i)          au moment du transfert à l'ex-épouse le 10 juin 2005, la valeur des œuvres d'art était d'au moins 264 065 $[1].

 

Le contexte

 

[3]              Comme c'est souvent le cas en ce qui concerne les questions fiscales découlant de l'échec d'un mariage, ce simple énoncé des faits expose à peine les événements. En 1991, l'appelant et son ex‑épouse ont transféré les œuvres d'art à Canril Investments. Contrairement à l'hypothèse de fait énoncée à l'alinéa 15c), les œuvres d'art n'ont pas été conservées exclusivement au foyer conjugal; puisqu'il n'y avait pas assez de place pour l'ensemble de la collection aux bureaux de Canril Investments, des œuvres d'art ont été, à l'occasion, gardées en rotation aux bureaux de la société et au foyer conjugal. Ce n'est qu'en 1993, lorsque Canril Investments a changé de locaux, que les œuvres d'art ont été temporairement déplacées au foyer conjugal lors des travaux de rénovation effectués au nouvel emplacement de la société.

 

[4]              Un soir de janvier 1995, l'appelant est rentré du travail et s'est vu refuser l'accès au foyer conjugal. Il s'est immédiatement trouvé un autre logement. Là encore, contrairement à l'hypothèse de fait énoncée à l'alinéa 15d) selon laquelle l'appelant a délibérément laissé les œuvres d'art à son ex‑épouse, il est plus exact de dire qu'elles se trouvaient au foyer conjugal le soir où il s'est vu refuser l'accès au domicile. L'action en divorce a été rapidement engagée, mais, en raison de la nature controversée de leur relation, chaque point soulevé donnait lieu à un affrontement : la garde de leurs deux fils, la pension alimentaire pour conjoint et la pension alimentaire pour enfants, la disposition du foyer conjugal et le partage des biens familiaux. Rien de tout cela n'est particulièrement pertinent en l'espèce, sauf dans la mesure où il y a eu une incidence sur les biens de la société, notamment les œuvres d'art appartenant à Canril Investments. Le différend, qui a duré une décennie, a généré une multitude de documents dont une partie seulement a été présentée à la Cour, soit des ordonnances judiciaires, des offres et des contre‑offres, de la correspondance et le règlement à l'amiable qui a finalement marqué la fin des hostilités.

 

La thèse de l'appelant

 

[5]              En résumé, l'appelant soutient que le règlement à l'amiable n'a pas entraîné le transfert des œuvres d'art appartenant à Canril Investments à son ex‑épouse. Puisque les œuvres d'art appartenaient toujours à Canril Investments au moment de la signature du règlement à l'amiable, l'absence de toute mention à leur égard dans la liste très détaillée d'articles au paragraphe 2.1 de l'annexe A et la renonciation à l'article 4 du règlement appuie la conclusion selon laquelle les parties n'avaient pas l'intention d'effectuer le transfert des œuvres d'art en tant que biens familiaux. Toute ambiguïté du règlement à l'amiable doit être tranchée compte tenu des circonstances qui l'entourent, y compris les documents antérieurs à sa signature et la nature de la relation entre l'appelant et son ex‑épouse de 1991 à 2005.

 

La thèse de l'intimée

 

[6]              Naturellement, le ministre adopte le point de vue contraire, faisant valoir qu'il ressort clairement du règlement à l'amiable, plus particulièrement du paragraphe 2.1 de l'annexe A, que les œuvres d'art appartenant à Canril Investments ont été transférées à l'ex‑épouse, en exécution partielle de l'obligation de l'appelant au titre du règlement. Puisqu'il n'y avait aucune ambiguïté dans le règlement à l'amiable, il n'est pas nécessaire d'examiner des éléments de preuve extrinsèques pour l'interpréter. Même si tel était le cas, soutient l'avocate, les actes de l'appelant indiquent que les œuvres d'art ont été transférées, comme le démontre plus particulièrement son omission de protéger l'intérêt de Canril Investments quant aux œuvres d'art en en prenant possession à la première occasion. Dans ces circonstances, le transfert constitue un avantage pour l'appelant en application du paragraphe 56(2) ou du paragraphe 15(1) de la Loi.

 

Les dispositions légales applicables

 

[7]              Pour ce qui est des dispositions légales, voici les passages pertinents du paragraphe 15(1) de la Loi :

 

15(1) La valeur de l'avantage qu'une société confère, à un moment donné d'une année d'imposition, à un actionnaire [...] est incluse dans le calcul du revenu de l'actionnaire pour l'année [...] si cet avantage est conféré autrement que [...]

 

[8]              Les passages pertinents du paragraphe 56(2) de la Loi énoncent ce qui suit :

 

56(2) Tout [...] transfert de biens fait, suivant les instructions ou avec l'accord d'un contribuable, à toute autre personne au profit du contribuable ou à titre d'avantage que le contribuable désirait voir accorder à l'autre personne [...] doit être inclus dans le calcul du revenu du contribuable dans la mesure où il le serait si ce [...] transfert avait été fait au contribuable.

 

[9]              Pour que le paragraphe 56(2) s'applique, il faut remplir les quatre « conditions préalables » que la Cour suprême du Canada a exposées dans Neuman c. Ministre du Revenu national, [1998] 1 R.C.S. 770 :

 

(1)        le paiement doit être fait à une autre personne que le contribuable à l'égard duquel une nouvelle cotisation est établie;

 

(2)        la répartition doit être faite suivant les instructions ou avec l'accord du contribuable à l'égard duquel une nouvelle cotisation est établie;

 

(3)        le paiement doit être fait au profit du contribuable à l'égard duquel une nouvelle cotisation est établie ou à une autre personne à titre d'avantage que ce contribuable souhaitait voir accorder à cette autre personne;

 

(4)        le paiement aurait été inclus dans le revenu du contribuable à l'égard duquel une nouvelle cotisation est établie si ce dernier l'avait reçu lui‑même[2].

 

Les questions en litige

 

[10]         La seule véritable question à examiner est de savoir si, selon l'interprétation qu'il convient de donner au règlement à l'amiable et aux circonstances qui l'entourent, il y a eu transfert des œuvres d'art de Canril Investments à l'ex‑épouse de l'appelant. L'avocat de l'appelant a convenu que la quatrième condition était remplie; si l'appelant avait transféré les œuvres d'art de Canril Investments directement à lui‑même, il aurait reçu un avantage imposable. Je souscris aux autres observations que l'avocat a présentées dans son argumentation selon lesquelles, s'il était conclu à l'existence d'un transfert, il s'agirait d'un avantage à l'appelant, suivant le premier volet de la troisième condition, puisque le transfert aurait satisfait, en partie, aux obligations de l'appelant envers son ex‑épouse prévues dans le règlement à l'amiable. De plus, en tant que signataire du règlement à l'amiable, l'appelant aurait donné des instructions à l'égard du transfert, ou aurait à tout le moins donné son accord au transfert, au sens de la deuxième condition. Dans ces circonstances, l'appelant aurait reçu un avantage, suivant les paragraphes 56(2) ou 15(1) de la Loi.

 

La crédibilité

 

[11]         Avant d'examiner les questions de droit, il est important de formuler quelques remarques au sujet de la crédibilité de l'appelant. Celui‑ci est le seul à avoir témoigné. Il aurait peut‑être été utile de faire témoigner son ex‑épouse, mais, vu la nature hostile de leur relation, l'exercice aurait peut‑être été vain. C'est peut‑être la raison pour laquelle aucune des parties ne l'a appelée à témoigner. La Cour n'a entendu non plus aucun des fonctionnaires de l'Agence du revenu du Canada chargés du dossier de l'appelant au fil des ans. Par conséquent, la décision dans la présente affaire dépend en grande partie de la fiabilité du témoignage de l'appelant.

 

[12]         Malgré les efforts habiles de l'avocate de l'intimée pour affaiblir la force du témoignage de l'appelant, j'estime, tout compte fait, que celui‑ci a été un témoin convaincant. Il m'a donné l'impression d'être une personne sincère qui a travaillé fort toute sa vie pour réussir. Comme on peut s'y attendre en raison de notre système fondé sur le débat contradictoire, l'appelant a présenté son témoignage sous son meilleur jour; il n'a toutefois pas prétendu être un modèle de perfection dans ses affaires personnelles ou dans le domaine des affaires. Ses réponses aux questions sur des transactions, des vérifications et des cotisations concernant plusieurs sociétés différentes exerçant des activités diverses, et qui ont eu lieu il y a plusieurs années (et qui ne sont pas nécessairement pertinentes en l'espèce), étaient claires et sensées, compte tenu notamment de la période écoulée et de la diversité et de la complexité de ses activités commerciales.

 

[13]         J'ai trouvé l'appelant tout aussi crédible dans sa réponse à l'argument de l'avocate de l'intimée selon lequel, au cours des années ayant précédé la signature du règlement à l'amiable, il aurait pu revendiquer le droit de Canril Investments aux œuvres d'art et le faire respecter. Idéalement, il aurait dû, j'en conviens. Le contribuable hypothétique décrit par la Loi de l'impôt sur le revenu est tout à fait libre des préoccupations quotidiennes qui touchent son homologue réel. Dans le cas de l'appelant, la prise de possession des œuvres d'art de Canril Investments ne constituait qu'un petit nuage dans le ciel assombri de préoccupations plus urgentes. Si je dis cela, c'est pour ajouter une note de réalisme aux faits tels qu'ils sont perçus par le ministre, non pas pour libérer l'appelant de ses obligations en vertu de la Loi.

 

[14]         Même s'il sera davantage question de cet aspect de l'appel plus loin, l'échange suivant entre l'avocate de l'intimée et l'appelant montre la franchise dont ce dernier a fait preuve en répondant aux questions quant à la raison pour laquelle il n'a pas agi au nom de Canril Investments pour recouvrer les œuvres d'art, vu notamment qu'au cours de la même période, il s'était effectivement adressé au tribunal pour libérer d'autres actifs de la société de l'injonction générale que son ex‑épouse avait obtenue contre lui et ses sociétés le 15 février 1996[3] (l'« injonction de 1996 ») :

 

[TRADUCTION]

 

[...] au moment où vous et [l'ex-épouse] avez signé [le règlement à l'amiable], vous étiez au bout du rouleau, n'est‑ce pas?

 

R. Oui, je dirais que — si je comprends bien le sens de l'expression « au bout du rouleau », j'en avais bien marre de toute cette histoire, absolument, oui.

 

Q. Et vous vouliez mettre fin au divorce?

 

R. Je voulais mettre fin au divorce avant même d'avoir commencé.

 

Q. Et vous avez eu amplement l'occasion au cours des dix ans de demander au tribunal d'annuler de façon permanente l'ordonnance de 1996 en ce qui touche les œuvres d'art, n'êtes‑vous pas d'accord?

 

R. Eh bien, oui, je pense — je pense comprendre la question. Je suis en train d'y réfléchir.

 

Je suppose que vous dites donc que j'aurais pu demander à mes avocats de préparer une requête visant la libération des œuvres d'art, ce qui m'aurait permis de les vendre, par exemple, parce que je n'aurais pas voulu les récupérer, je ne crois pas. Je les aurais vendues et j'aurais réuni des fonds pour la société.

 

Mais —

 

Q. Votre réponse déborde ma question.

 

R. J'essaye de comprendre pourquoi — J'essaye de répondre à votre question de manière à vous montrer qu'il aurait été complètement illogique pour moi de faire une telle demande.

 

Vous voyez, j'exerce mes activités dans l'immobilier, d'accord?

 

Et je pense qu'il est bien d'exposer des œuvres d'art sur les murs pour décorer son bureau, et je suis un vrai passionné de tout ce qui est canadien.

 

Donc — mais nous avons donc demandé une ordonnance lorsqu'elle était nécessaire, parce que quand nous avions des ventes ou du financement à faire dans le cours des activités générales de la société, nous présentions les demandes.

 

Sinon, nous ne nous serions pas donné la peine — et tout d'abord, [s'adresser au tribunal] est très coûteux. Certaines de ces procédures s'élèvent à 50 000 $, 60 000 $, ou 70 000 $.

 

Nous n'aurions pas intenté des recours pour les œuvres d'art tant que mes fils me confirmaient que les œuvres se trouvaient toujours à la résidence.

 

Si elles avaient disparu, j'aurais pu le faire.

 

Donc, oui, je suppose que j'aurais pu le faire, et pourtant, m'adresser au tribunal pour me battre pour ça, alors que je me battais pour ma survie même et pour celle de ma société, et j'essayais en même temps d'élever mes enfants, parce qu'ils étaient avec moi, après leur arrivée à ma porte... j'étais débordé.

 

Alors, je ne m'adressais au tribunal que pour des questions vraiment prioritaires.

 

En d'autres termes, si je devais réunir des fonds pour acheter un bien ou vendre un bien en raison de cette ordonnance, qui, selon tous mes autres avocats, était mal rédigée et à laquelle nous n'aurions pas dû consentir, mais il n'y avait rien — il n'avait rien — il ne s'agissait pas de quelque chose de pressant à cette époque.

 

Donc, ce n'était pas pour tout de suite, vous savez.

 

Tout d'abord, elle se serait battue, bien entendu. Ce ne serait jamais fini. Il n'aurait pas été rationnel de le faire. Cela aurait exacerbé sa colère[4].

 

[...]

 

Il s'agissait donc d'une démarche trop intime et trop personnelle, et non pour ce qui est du droit de propriété, mais c'était trop. Je ne l'aurais pas fait. Je ne me suis adressé au tribunal que pour des questions purement, urgemment et nécessairement d'affaires.

 

Q. Alors, M. Guilbault —

 

R. Aurais‑je pu le faire? Oui.

 

Pourquoi je ne l'ai pas fait, je vous ai donné une explication.

 

Q. M. Guilbault, vous vous êtes adressé au tribunal à quatre reprises et vous auriez pu le faire, sans frais supplémentaires, en invoquant la question des œuvres d'art, est‑ce exact?

 

R. Non. Sans frais supplémentaires, c'est une affirmation curieuse.

 

Si vous pouviez — si la Cour acceptait de me prêter un quart de million de dollars pour intenter une action relativement aux œuvres d'art maintenant, je serais tout à fait disposé à le faire.

 

Mais non, ce n'est pas si simple.

 

On n'ajoute que les œuvres d'art, on ne risque pas de compromettre toute sa famille — il ne faut pas oublier qu'elle dépendait de mon argent et que mes enfants dépendaient de mon argent.

 

Vais‑je ajouter les œuvres d'art, ce qui va la rendre folle[5]...

 

[...]

 

Il était impossible d'obtenir — vous me dites de l'ajouter. Alors — vous dites de l'ajouter, examinons cette possibilité.

 

Je l'ajoute alors.

 

Je suis en train de conclure un prêt de plusieurs millions de dollars, ou plus précisément dans ce cas‑ci, de conclure une vente de 36 millions de dollars, et je l'ajoute, oh, en passant, je veux ces tableaux.

 

Mon Dieu!

 

Ce serait complètement insensé du point de vue des affaires d'agir ainsi[6].

 

[15]         Il ressort clairement du témoignage de l'appelant et des questions formulées par l'avocate de l'intimée qu'au fil des ans, une multitude de fonctionnaires de l'Agence du revenu du Canada ont été chargés du dossier de l'appelant. Peut‑être que certains d'entre eux auraient pu fournir à la Cour un portrait plus exact des événements. L'appel doit toutefois être tranché en fonction de ce qui s'est passé, non de ce qui aurait pu se passer. Comme nous le verrons plus loin, j'estime dans l'ensemble que le témoignage de l'appelant est suffisamment crédible pour déplacer le fardeau de la preuve et exiger de l'intimée qu'elle prouve les hypothèses à l'origine de la nouvelle cotisation[7].

 

Analyse

 

[16]         En ce qui concerne les questions en litige, il convient de formuler quelques remarques sur l'injonction de 1996 susmentionnée. Environ un an après avoir expulsé l'appelant du foyer conjugal, l'ex‑épouse a demandé et obtenu, sur consentement, une ordonnance interdisant :

 

[TRADUCTION]

 

[...] à l'[appelant] de dissiper, épuiser, transférer, vendre, disposer ou grever tout actif dans lequel il a un intérêt, directement ou indirectement, ou tout actif qu'il contrôle, directement ou indirectement, en quelque qualité que ce soit; toutefois, l'[appelant] est libre d'agir d'une façon raisonnable sur le plan commercial pour conserver les actifs, sous réserve de toute entente ultérieure conclue entre l'[appelant] et [son ex‑épouse] ou ordonnance de la Cour[8].

 

[Non souligné dans l'original.]

 

[17]         Il est incontesté que les œuvres d'art faisaient l'objet de l'injonction de 1996. L'avocate de l'intimée soutient que les éléments‑clés permettant de déterminer s'il y a eu transfert des œuvres d'art étaient les deux façons selon lesquelles on pouvait retirer les actifs de la société du champ d'application de l'ordonnance de 1996, selon son libellé : une « entente ultérieure » ou une ordonnance de la cour. L'avocate de l'intimée souligne que, bien que l'appelant se soit adressé au tribunal à deux reprises pour demander que certains actifs de la société soient retirés du champ d'application de l'injonction de 1996, à savoir par une ordonnance de la Division générale de la Cour de l'Ontario du 20 janvier 1999[9] et par une ordonnance de la Cour supérieure de justice de l'Ontario du 19 mars 2003[10], il a admis qu'il n'avait entrepris aucune démarche à l'égard des œuvres d'art. Par conséquent, vu qu'au moment de la signature du règlement à l'amiable les œuvres d'art se trouvaient probablement en la possession de l'ex‑épouse, l'avocate soutient que le règlement à l'amiable constituait une « entente ultérieure » par laquelle les œuvres d'art de Canril Investments étaient transférées à l'ex‑épouse. À l'appui de cette prétention, l'avocate a noté que le paragraphe 2.1 est identique à l'une des dispositions de l'offre de règlement présentée tout juste avant le règlement à l'amiable, soit l'« offre de règlement de l'intimée » du 24 mars 2005[11] (l'« offre de règlement de mars 2005 »). Dans ces circonstances, l'avocate de l'intimée fait valoir que [TRADUCTION] « la seule conclusion raisonnable est que les parties ont conclu une entente, en l'occurrence le [règlement à l'amiable], par lequel [l'ex‑épouse de l'appelant] a reçu les œuvres d'art de [Canril Investments], comme il est énoncé au paragraphe 1 de l'injonction de 1996 : « sous réserve de toute entente ultérieure conclue entre les conjoints » »[12].

 

[18]         Les dispositions pertinentes du règlement à l'amiable sont les articles 1 et 4 de l'énoncé du règlement à l'amiable et les paragraphes 2.1 et 2.2 de l'annexe A :

 

[TRADUCTION]

 

Et attendu que les parties conviennent par les présentes de régler toutes les questions dans la présente action comme suit :

 

1.         En règlement complet de toute demande d'égalisation des biens familiaux nets et de la pension alimentaire pour conjoint et de la quittance par le défendeur à l'égard de l'ancien foyer conjugal, sis au 18, chemin Blenheim, à Rockcliffe Park, à Ottawa, le défendeur, Terrence Guilbault (appelé ci‑après l'« époux »), s'engage par les présentes à verser à la demanderesse, Susan Riley (appelée ci‑après l'« épouse »), la somme de 1 750 000 $ par chèque, selon les directives, aux avocats de la demanderesse, Cooligan, Ryan, en fiducie, selon les conditions énoncées à l'annexe A aux présentes et ce qui est énoncé ci‑après :

 

[...]

 

4.         L'épouse renoncera sans délai à toute demande, document de garantie et ordonnance du tribunal contre l'époux et toute société ou bien dans lequel il a un intérêt.

 

[...]

Annexe A

 

[...]

 

2.0       LES BIENS ET LES AUTRES DETTES

 

2.1       Sous réserve de ce qui est expressément prévu aux présentes, les parties auront le droit de conserver à titre de biens propres, libres de toute réclamation par l'autre partie, la possession et la propriété de tous les biens dont elles ont la propriété ou qui sont actuellement sous leur contrôle, ou qui sont en leur nom ou en leur possession, notamment espèces, actions, obligations, valeurs mobilières, dépôts à terme, régimes enregistrés d'épargne‑retraite, fonds communs de placement, intérêts commerciaux, actions de sociétés privées, cabinets ou permis professionnels, biens immobiliers, rentes, indemnités de départ et autres prestations d'emploi, comptes bancaires, bijoux, véhicules, ou biens de toute autre forme. Sous réserve de ce qui est expressément prévu dans le présent règlement, les parties sont libres de disposer des biens susmentionnés dont elles sont actuellement propriétaires ou qu'elles possèdent, libres de toute réclamation par l'autre partie et de la manière qu'elles jugent convenable.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

2.2       Chacune des parties renonce par les présentes à tout intérêt dans les biens de l'autre partie[13].

 

[19]          Malgré les observations habiles de l'avocate de l'intimée, je ne suis pas convaincue par les arguments de la Couronne. Tout d'abord, il est important de faire une distinction entre l'objet de l'injonction de 1996 et celui du règlement à l'amiable. L'injonction de 1996 ne visait qu'à protéger tout ce qui pouvait constituer des biens familiaux en attente de la distribution légitime selon une entente ou une ordonnance du tribunal; contrairement au règlement à l'amiable, l'injonction ne visait pas à établir de façon définitive les droits de l'une ou l'autre partie à l'égard des biens. L'injonction de 1996 était un instrument contondant; le règlement à l'amiable, un scalpel. C'est dans ce contexte qu'il faut examiner les dispositions des documents. Je note, toutefois, que même dans l'injonction de 1996, une distinction est établie entre les œuvres d'art appartenant personnellement à l'appelant (à l'annexe A) et les œuvres d'art appartenant à Canril Investments (à l'annexe B).

 

[20]         Pour ce qui est de la prétention de l'intimée selon laquelle l'appelant aurait dû entreprendre des procédures judiciaires pour libérer les œuvres d'art de la portée de l'injonction de 1996, comme je l'ai déjà mentionné, j'estime que l'explication de l'appelant était tout à fait raisonnable. Dans le contexte de l'échec de son mariage, l'appelant a dû choisir ses combats. Il avait l'obligation de payer la pension alimentaire pour enfants et celle pour conjoint ainsi que de préserver ses sociétés auxquelles il a consacré sa vie. Vu la nature fragile de leurs négociations et la valeur des œuvres d'art comparativement à celles de ses entreprises commerciales, il m'est impossible de conclure qu'en donnant priorité à la viabilité de ses sociétés, l'appelant visait à transférer à son ex‑épouse l'intérêt de Canril Investments dans les œuvres d'art. Le report de l'exécution d'un droit à un moment plus opportun ne prouve pas de façon concluante l'abandon de ce droit et encore moins son transfert à une autre personne.

 

[21]         En ce qui concerne l'argument de l'intimée quant au paragraphe 2.1 du règlement à l'amiable, je ne vois pas comment le fait que son libellé est identique dans l'offre de règlement de mars 2005 et dans le règlement à l'amiable mène inévitablement à la conclusion que les parties visaient le transfert des œuvres d'art de Canril Investments à l'ex‑épouse. On peut tout au plus affirmer que cette disposition est tout aussi ambiguë dans les deux documents; le fait qu'elle soit reprise dans le règlement à l'amiable ne réduit pas en soi son ambiguïté.

 

[22]         L'argument de l'intimée fait également abstraction du fait que, même si le paragraphe 2.1 est resté inchangé, il y avait d'autres différences notables entre l'offre de règlement de mars 2005 et le règlement à l'amiable. Il convient de souligner que, selon l'article 1, l'ex‑épouse a obtenu de l'appelant un montant forfaitaire beaucoup plus important que celui qu'il avait initialement proposé, soit 1,75 million de dollars au lieu de 1,2 million de dollars. Comme l'a fait observer l'avocate de l'intimée elle‑même dans le contre‑interrogatoire : [TRADUCTION] « [...] [l'ex‑épouse] avait négocié très soigneusement pour obtenir un montant plus élevé sans invoquer de raison très valable »[14] [non souligné dans l'original]. La preuve révèle que cela donne un bon exemple du style de négociation adopté par l'ex‑épouse au cours de la décennie de litige ayant suivi l'exclusion de l'appelant du foyer conjugal, en janvier 1995. Rien dans la preuve ne me permet de conclure que l'ex‑épouse de l'appelant était timide. Elle a toujours été représentée par un avocat. Je conclus ainsi que, si les parties avaient visé le transfert des œuvres d'art à l'ex‑épouse en vertu du règlement à l'amiable, selon toute vraisemblance, elles les auraient expressément inclus dans la liste détaillée figurant au paragraphe 2.1.

 

[23]         Je trouve un autre appui pour cette conclusion dans les modifications apportées aux dispositions de l'offre de règlement de mars 2005 et du règlement à l'amiable portant sur la renonciation aux droits. Dans l'offre de règlement[15], il n'y avait aucune disposition expresse visant la renonciation aux actifs de la société; toutefois, dans le règlement à l'amiable, l'article 4 a été modifié pour ajouter ce qui suit : [TRADUCTION] « [L'ex‑épouse] renoncera sans délai à toute demande, document de garantie et ordonnance du tribunal contre [l'appelant] et toute société ou bien dans lequel il a un intérêt[16]. » Cette disposition est reprise comme suit au paragraphe 2.2 de l'annexe A : [TRADUCTION] « Chacune des parties renonce par les présentes à tout intérêt dans les biens de l'autre partie. »

 

[24]         À mon avis, l'effet combiné de ces dispositions, auxquelles s'ajoute l'absence de toute mention aux œuvres d'art dans la liste d'actifs figurant au paragraphe 2.1, contredit l'affirmation de l'avocate de l'intimée selon laquelle le paragraphe 2.1 constituait l'« entente ultérieure » entre les parties visant à inclure les œuvres d'art parmi les biens transférés à l'ex‑épouse en vertu du règlement à l'amiable. Selon mon interprétation de ce document, les parties voulaient limiter l'application du règlement à l'amiable aux biens qui se trouvaient en leur possession et à l'égard desquels elles avaient un droit juridique au moment de la signature de l'entente. Le simple fait que l'ex‑épouse ait pu avoir la possession des œuvres d'art (lesquelles, le ministre l'admet, appartenaient avant le règlement à l'amiable à Canril Investments) n'entraîne pas nécessairement la conclusion selon laquelle elles devaient lui être transférées lors de la distribution des biens familiaux. Une telle conclusion est contraire non seulement au libellé clair de l'article 4 et du paragraphe 2.2, mais aussi à la position constante de l'appelant au nom de Canril Investments, bien avant que le ministre ait pu envisager d'établir la nouvelle cotisation qui fait l'objet de l'appel. Ces documents sont examinés ci‑après.

 

[25]         Premièrement, par résolution de l'administrateur du 20 décembre 1994[17] (environ un an avant l'échec du mariage), Canril Investments a donné en gage un tableau d'Alex Colville, faisant partie de la collection appelée plus tard « les œuvres d'art », à l'Agence du revenu du Canada pour garantir la dette fiscale de l'appelant. En mai 1996, le tableau a été vendu par Sotheby's et le produit de la vente a été dûment affecté conformément à la résolution. Bien que l'avocate de l'intimée ait fait valoir que cela démontre que l'appelant avait tendance à s'approprier les actifs de la société pour son bénéfice personnel, la preuve au dossier était insuffisante pour que je conclue à l'existence d'irrégularités dans le traitement fiscal de cette transaction, notamment en raison de l'attention que les fonctionnaires de l'Agence du revenu du Canada semblent avoir donnée au dossier de l'appelant et aux dossiers de ses sociétés au cours de la décennie visée en l'espèce.

 

[26]         Dans le même ordre d'idées, par une lettre au nom de Canril Investments du 3 juillet 1996[18], l'appelant a informé l'Agence du revenu du Canada que les œuvres d'art appartenaient à Canril Investments et qu'elles devaient être retournées à la société.

 

[27]         Environ trois ans plus tard, l'avocat qui s'occupait du divorce de l'appelant a proposé un règlement à l'avocat de son ex‑épouse dans une lettre du 7 avril 1999[19] (l'« offre de Me Epstein de 1999 »). À cette époque, l'appelant était prêt à offrir, entre autres, un paiement forfaitaire de 1 million de dollars et le foyer conjugal. Au paragraphe 7 de ce document, Me Epstein a affirmé ce qui suit :

 

[TRADUCTION]

 

Les tableaux qui se trouvent dans la maison [les œuvres d'art] appartiennent à la société de mon client [Canril Investments]. Ils faisaient l'objet de la transaction du 31 août 1991, par laquelle leur valeur totale était fixée à 343 000 $, montant du gain en capital indiqué par votre cliente dans sa déclaration de revenus de 1991. Les deux parties ont reçu une exonération des gains en capital pour la vente des tableaux à la société et, à moins que cette transaction ne soit conclue tel qu'il était énoncé il y a de nombreuses années, les deux parties feraient l'objet d'une cotisation établie par Revenu Canada sur les gains en capital. Par conséquent, les tableaux doivent demeurer la propriété de la société de mon client. Par contre, votre cliente peut garder les autres biens qui se trouvent dans la maison, si les autres conditions sont acceptables. Quelques effets personnels appartenant à M. Guilbault se trouvent dans la maison et il veut les récupérer[20].

 

[28]         Il ressort de cet extrait qu'en plus de maintenir sa position selon laquelle les œuvres d'art appartenaient à Canril Investments, l'appelant a aussi continué de faire une distinction entre les œuvres d'art, d'une part, et les biens se trouvant au foyer conjugal ainsi que ses biens personnels, d'autre part.

 

[29]         L'avocate de l'intimée a qualifié l'offre de Me Epstein de 1999 de négociations [TRADUCTION] « très différentes » de celles ayant mené à l'offre de règlement de mars 2005 et au règlement à l'amiable. En toute déférence, je ne suis pas convaincue que cela soit le cas. L'offre de Me Epstein de 1999 faisait partie d'un processus de négociation s'étant poursuivi de 1995 à 2005. Sur une période de 10 ans, par exemple, le montant forfaitaire payable à l'ex‑épouse de l'appelant est passé de 1 million de dollars dans l'offre de Me Epstein de 1999 à 1,2 million de dollars dans l'offre de règlement de mars 2005 pour atteindre enfin 1,75 million de dollars dans le règlement à l'amiable.

 

[30]         L'avocate a également cherché à discréditer l'offre de Me Epstein de 1999 en la qualifiant d'« inexacte » et implicitement de non fiable, en raison de la déclaration erronée quant à la valeur des œuvres d'art fixée à 343 000 $. Je félicite l'avocate pour ses vaillants efforts, mais, en ce qui concerne l'objet de la lettre de Me Epstein, je ne vois pas en quoi son omission de déduire le produit de la vente du tableau de Colville en 1996 de la valeur initiale des œuvres d'art serait véritablement importante. Comme l'a fait respectueusement remarquer l'avocat de l'appelant après avoir commenté l'analyse de Me Epstein relative aux gains en capital dans l'extrait susmentionné, celui‑ci était spécialisé en divorces, non en fiscalité[21].

 

[31]         Enfin, entre le moment où l'appelant et son ex‑épouse ont transféré les œuvres d'art à Canril Investments en 1991 et l'année suivant la signature du règlement à l'amiable en 2005, les œuvres d'art apparaissaient toujours dans les états financiers[22] de Canril Investments à titre d'immobilisations. Ce n'est qu'en 2006, suivant les conseils de ses comptables, que Canril Investments a enfin radié les œuvres d'art[23] :

 

[TRADUCTION]

 

Q. Vous dites qu'à cette époque les œuvres d'art ont disparu des états financiers de Canril Corporation pour l'année 2006?

 

R. Oui.

 

Q. Parce qu'elles n'étaient plus en votre possession?

 

R. C'était la décision de mon comptable, Rick Watson.

 

J'ai cru comprendre qu'il pensait ne pas pouvoir les garder de bonne foi à titre d'actifs de la société parce qu'elles se trouvaient entre les mains de quelqu'un d'autre; malgré qu'il s'agît de mon épouse, et malgré que nous pussions encore en revendiquer la propriété, il coûterait très cher de les récupérer.

 

Il ne pouvait pas sincèrement leur attribuer la valeur intégrale.

 

C'est pourquoi il a recommandé de les radier et d'accuser une perte[24].

 

[32]         Bien qu'elle ait contre‑interrogé l'appelant au sujet de la « disparition » des œuvres d'art des livres comptables de la société en 2006, l'avocate de l'intimée n'a pas contesté les motifs que celui‑ci a donnés ni n'a laissé entendre que la radiation des œuvres d'art a découlé de leur transfert à l'ex‑épouse de l'appelant en vertu du règlement à l'amiable. Et de toute façon, l'année d'imposition faisant l'objet de l'appel est 2005; à cette époque et à toute année antérieure pertinente, il ne fait aucun doute que les œuvres d'art apparaissaient à titre d'éléments d'actif dans les documents financiers de la société.

 

[33]         Dans ces circonstances, il m'est impossible de conclure que le règlement à l'amiable a fait en sorte qu'il y a eu transfert à l'ex‑épouse des œuvres d'art appartenant à Canril Investments en exécution des obligations de l'appelant au titre de ce règlement. Comme le font remarquer les deux avocats dans leurs observations, le mot « transfert » n'est pas un terme technique : voir Fasken Estate c. Minister of National Revenue, [1948] R.C.É. 580. La question en litige dans Fasken Estate reposait sur l'interprétation d'un document pour déterminer s'il y avait eu transfert de certains biens d'un mari à son épouse. La Cour de l'Échiquier a conclu en fin de compte que tel était le cas, en résumant comme suit la démarche qu'il convenait d'adopter à cet égard :

 

[TRADUCTION]

 

Le mot « transfert » n'est pas un terme technique. Pour qu'il y ait transfert d'un bien d'un mari à sa femme, il n'est pas nécessaire qu'il soit fait selon une forme particulière, ni qu'il soit fait directement. Il suffit que le mari se départisse du bien et le remette à son épouse, c'est‑à‑dire qu'il lui transmette le bien. Le moyen employé pour atteindre ce résultat, qu'il soit direct ou indirect, peut à juste titre être appelé un transfert. Ce qui s'est effectivement passé en l'espèce, c'est que Mme Fasken a acquis le bien dont elle est devenue bénéficiaire en vertu de l'acte de fiducie, savoir le droit de recevoir une part des intérêts sur la créance, de son mari qui était auparavant propriétaire de la totalité de la créance qui a été amputée du droit de recevoir une part précise des intérêts sur cette créance. Si David Fasken avait cédé ce bien directement à son épouse par un acte de cession, cette cession aurait manifestement été un transfert. Le fait qu'il a obtenu le même résultat par des moyens indirects ou détournés, telle la novation dont l'avocat a fait mention, qui a nécessité l'intervention de fiduciaires, ne peut changer la nature essentielle du fait qu'il a pris les moyens pour qu'un bien lui appartenant soit transféré à son épouse. À mon avis, il y a eu transfert de biens de David Fasken à son épouse au sens de la Loi[25].

 

[Non souligné dans l'original.]

 

[34]         Un examen de la jurisprudence traitant du paragraphe 56(2) indique que la présente affaire se distingue du cas type en ce qu'elle porte plutôt sur l'établissement de l'existence d'un transfert que sur la question de savoir s'il a été effectué suivant les instructions du contribuable ou avec son accord (terme interprété par les tribunaux de manière à inclure l'« acquiescement ») et, dans l'affirmative, si le transfert a été effectué au profit du contribuable ou si le contribuable désirait voir accorder l'avantage à l'autre personne : Boardman c. La Reine, [1985] A.C.F. no 1043 (QL) (C.F. 1re inst.), Winter c. Canada, [1991] 1 C.F. 585 (C.A.F.), Smith c. La Reine, [1993] A.C.F. no 740 (QL) (C.A.F.), Jones c. La Reine, [1995] A.C.F. no 1636 (QL) (C.A.F.); dans le même ordre d'idées, au regard du paragraphe 15(1), voir Broitman c. Ministre du Revenu national, [1986] A.C.I. no 1138 (QL) (C.C.I.), Kondrat c. La Reine, [1995] A.C.I. no 3 (QL) (C.C.I.), Osadchuk c. La Reine, [1994] A.C.I. no 722 (QL) (C.C.I.).

 

[35]         Toutefois, un aspect des deux dernières décisions susmentionnées, Osadchuk et Kondrat, est instructif en l'espèce : pour déterminer si un avantage a été conféré au contribuable, suivant le paragraphe 15(1), la Cour s'est demandé si la société du contribuable était partie au règlement conjugal à l'amiable. Dans Osadchuk, la Cour a conclu que les sociétés du contribuable étaient signataires à l'accord conclu entre celui‑ci et son ex‑épouse. Les paiements étant effectués par ces sociétés en exécution des obligations du contribuable au titre du règlement, la Cour a conclu qu'un avantage avait été conféré à celui‑ci. En l'espèce, les parties sont d'accord que Canril Investments n'était pas partie au règlement à l'amiable conclu entre l'appelant et son ex‑épouse. À cet égard, la présente affaire ressemble davantage à l'affaire Kondrat, où la Cour a rejeté l'argument du contribuable selon lequel sa société avait fait un paiement à son ex‑épouse afin d'accorder un avantage à la société elle‑même :

 

Les droits réclamés par Mme Kondrat dans son action contre M. Kondrat étaient issus de leur mariage. La corporation n'était pas partie à l'action qui avait été intentée. Il n'est pas inusité qu'une action en justice contre l'actionnaire majoritaire d'une corporation influe indirectement sur cette dernière. Cependant, la corporation dont il est question en l'espèce n'avait, par exemple, aucune obligation envers l'auteur de la requête en divorce, soit l'épouse, et tout paiement que la corporation a fait à la demanderesse visait à avantager son époux qui en était son principal actionnaire. Dans de telles circonstances, la corporation confère un avantage à son actionnaire : [...]

 

[36]         De même, Canril Investments n'avait aucune obligation envers l'ex‑épouse de l'appelant. Compte tenu de la décision Fasken Estate, la preuve ne permet pas de conclure que le règlement à l'amiable privait Canril Investments de son intérêt dans les œuvres d'art ou transférait celles‑ci à l'ex‑épouse. Je conviens avec l'avocat de l'appelant que si, à la suite de la signature du règlement à l'amiable en juin 2005, un tiers avait fait l'acquisition de Canril Investments, le règlement à l'amiable n'aurait pas empêché le nouveau propriétaire de revendiquer les droits de la société relativement aux œuvres d'art.

 

[37]         Enfin, lorsque j'examine la preuve en l'espèce, je me rapporte, en partie, aux propos exprimés par le juge Décary de la Cour d'appel fédérale dans Jones c. La Reine. En formulant le commentaire suivant, le juge tenait compte en particulier de la question de savoir si le contribuable « désirait » transférer le terrain en question; cependant, en toute logique, une telle retenue judiciaire semble s'appliquer également à l'analyse de la preuve concernant les autres conditions énoncées au paragraphe 56(2) :

 

Le fait que l'application du paragraphe 56(2) puisse mener à des conséquences pénibles est un motif de plus pour que la Cour, lorsqu'elle évalue la preuve dans une affaire où le mobile n'est pas évident, n'infère pas trop hâtivement qu'un contribuable a fait preuve d'un désir tel que ladite disposition entre en application.

 

[38]         Pour tous les motifs susmentionnés, l'appelant m'a convaincue, selon la prépondérance des probabilités, qu'il n'y a pas eu de transfert des œuvres d'art à son ex‑épouse en vertu du règlement à l'amiable. Puisqu'il n'a pas été satisfait aux exigences de la première condition énoncée au paragraphe 56(2), cette disposition ne s'applique pas dans le cas de l'appelant. De même, puisqu'il n'y a pas eu de transfert des œuvres d'art à l'ex‑épouse, il n'y a pas eu de transfert au profit de l'appelant au sens du paragraphe 15(1) de la Loi. L'appel est accueilli avec dépens et la nouvelle cotisation établie par le ministre du Revenu national pour l'année d'imposition 2005 de l'appelant est annulée.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 25e jour d'août 2011.

 

 

« G. A. Sheridan »

Le juge Sheridan

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 1er jour de novembre 2011.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 


RÉFÉRENCE :                                  2011 CCI 394

 

NO DU DOSSIER DE LA COUR :     2009-3035(IT)G

 

INTITULÉ :                                       TERRENCE GUILBAULT c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                   Ottawa, Canada

 

DATE DE L'AUDIENCE :                  Le 4 mars 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L'honorable juge G. A. Sheridan

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 25 août 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Avocats de l'appelant :

Me Roger Taylor

Me Al-Nawaz Nanji

Me Brian Studniberg

Avocate de l'intimée :

Me Suzanie Chua

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

          Pour l'appelant :

 

                   Nom :           Roger Taylor

                                       Al-Nawaz Nanji

                                       Brian Studniberg

 

                   Cabinet :      Couzin Taylor LLP

                                       Ottawa, Canada

 

          Pour l'intimée :       Myles J. Kirvan

                                       Sous‑procureur général du Canada

                                       Ottawa, Canada

 



[1] Réponse à l'avis d'appel, au paragraphe 15.

 

[2] Au paragraphe 32.

 

[3] Pièce A-1, onglet 4.

 

[4] Transcription, de la page 107, lignes 7 à 25, à la page 110, ligne 1.

 

[5] Transcription, de la page 110, lignes 8 à 25, à la page 111, lignes 1 à 8.

 

[6] Transcription, de la page 111, lignes 19 à 25, à la page 112, lignes 1 à 4.

 

[7] Hickman Motors Ltd. c. Canada, [1997] 2 R.C.S. 336, aux paragraphes 92 à 95.

 

[8] Au paragraphe 1.

 

[9] Pièce A-1, onglet 8.

 

[10] Pièce A-1, onglet 11.

 

[11] Pièce A-1, onglet 13, à la page 75 du recueil conjoint de documents.

 

[12] Observations écrites de l'intimée, au paragraphe 28.

 

[13] Pièce A-1, onglet 15.

 

[14] Transcription, page 92, lignes 23 et 24.

 

[15] Pièce A-1, onglet 13, à la page 71.

 

 

[16] Pièce A-1, onglet 15, à la page 83.

 

[17] Pièce A-1, onglet 2, à la page 11.

 

[18] Pièce A-1, onglet 2, à la page 8.

 

[19] Pièce A-1, onglet 9.

 

[20] Pièce A-1, onglet 9, à la page 35 du recueil conjoint de documents.

 

[21] Transcription, page 146, lignes 18 et 19.

 

[22] Pièce A-1, onglet 10, aux pages 39 et 44 du recueil conjoint de documents (2002); pièce A-1, onglet 12, aux pages 57 et 64 du recueil conjoint de documents (2003, 2004).

 

[23] Pièce A-1, onglet 18, à la page 115.

 

[24] Transcription, page 119, lignes 7 à 25.

 

[25] Précité, à la page 592.

 

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