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Dossier : 2016-4304(GST)G

ENTRE :

CONTACT LENS KING INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

Appel entendu le 4 novembre 2019, à Montréal (Québec).

Devant : L’honorable juge Guy R. Smith


Comparutions :

Avocat de l’appelant :

Me Jean-François Poulin

Avocat de l’intimée :

Me Pavol Janura

 

JUGEMENT

L’appel des nouvelles cotisations établies le 8 juin 2016 à l’égard des périodes trimestrielles allant du 1er janvier 2014 au 30 septembre 2014 est rejeté, avec dépens en faveur de l’intimé, selon les motifs du jugement ci-joints.

Signé à Ottawa, Canada, ce 31e jour de juillet 2020.

« Guy R. Smith »

Juge Smith


Référence : 2020 CCI 71

Date : 20200731

Dossier : 2016-4304(GST)G

ENTRE :

CONTACT LENS KING INC.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


MOTIFS DU JUGEMENT MODIFIÉS

Les présents motifs du jugement modifiés remplacent les motifs du 28 juillet 2020.

Le juge Smith

I. SURVOL

[1]  Contact Lens King inc. (ci-après « l’appelante »), est une société non résidente qui effectue la vente en ligne de lentilles cornéennes livrées au Canada.

[2]  Elle maintient qu’il s’agit de fournitures détaxées qui ne sont pas assujetties à la taxe sur les produits et services (ci-après, la « TPS/TVH ») en vertu de l’article 9 de la partie II de l’annexe VI (ci-après « l’article 9 »), située dans la partie IX de la Loi sur la taxe d’accise, LRC (1985), c. E-15, telle que modifié (ci-après la « LTA »).

[3]  L’appelante interjette appel à l’encontre des nouvelles cotisations établies le 8 juin 2016 à l’égard des périodes trimestrielles du 1er janvier 2014 au 30 septembre 2014 (ci-après les « périodes en litige »).

[4]  La ministre du Revenu national (ci-après la « Ministre ») maintient que les ventes en questions sont des fournitures taxables, puisque l’appelante n’a pas obtenu la documentation requise pour que la vente puisse être considérée comme une fourniture détaxée et qu’elle n’a pas maintenu un registre approprié.

[5]  Sauf indication contraire, tous les renvois aux dispositions législatives dans les présents motifs sont des renvois aux dispositions législatives de la LTA qui concernent les nouvelles cotisations et les périodes en litiges.

[6]  Pour les motifs qui suivent, l’appel doit être rejeté.

II. QUESTION EN LITIGE

[7]  La seule question en litige est de savoir si la vente en ligne de lentilles cornéennes dans cette instance est une fourniture taxable ou une fourniture détaxée.

III. SOMMAIRE DES FAITS

[8]  Les parties ont déposé une « Entente partielle sur les faits », laquelle est jointe comme Annexe A. Je vais néanmoins faire un bref survol des faits essentiels en ajoutant que la Cour a entendu le témoignage d’un seul témoin, soit Samir Gad (Monsieur Gad), président de la société.

[9]  L’appelante est constituée en vertu des lois de l’état du Nevada et maintient un centre de distribution dans l’état de New York, aux États‑Unis. La vente de lentilles cornéennes se fait à partir d’un site internet situé aux États‑Unis.

[10]  L’appelante est inscrite en vertu de la LTA depuis le 30 novembre 2013 et dépose sa déclaration sur une base trimestrielle. Au cours des périodes en litige, elle effectue des ventes pour les montants suivants, sans toutefois percevoir la TPS/TVH :

Périodes

Fournitures au Canada

01/01/2014 au 31/03/2014

63 890,40 $

01/04/2014 au 30/06/2014

200 901,10 $

01/07/2014 au 30/09/2014

220 072,24 $

Total

484 863,74 $

[11]  Les parties ont déposé une liste de documents conjoints incluant des extraits du site internet de l’appelante qui contient notamment les informations suivantes:

[TRADUCTION] « Contact Lens King est une société de services de remplacement de lentilles cornéennes qui vend des lentilles directement au consommateur […] Nous vous recommandons de faire examiner régulièrement vos yeux et de suivre attentivement les instructions de soins fournies par votre médecin. Il est important de vérifier que l’ordonnance de lentilles cornéennes auxquelles vous faites référence lors de votre commande est valide [...] ».

[TRADUCTION] « Commandes internationales – […] Les commandes provenant de personnes qui ne résident pas aux États-Unis, ne font pas l’objet d’une vérification […] ».

[12]  Sous la rubrique « Questions fréquemment posées », il y a des instructions destinées aux consommateurs qui n’ont pas en main une ordonnance :

[TRADUCTION] « Jetez un coup d’œil à l'une des boîtes de vos lentilles cornéennes. Vous verrez le nom de la marque et les paramètres de l’ordonnance indiqués sur la boîte […] ».

[13]  Monsieur Gad a témoigné de façon candide et honnête.

[14]  Selon ses explications, les consommateurs canadiens ne sont pas tenus de fournir une ordonnance écrite et il suffit qu’ils soient en mesure de compléter le bon de commande en ligne. Il est pris pour acquis qu’ils ont une ordonnance valide.

[15]  Monsieur Gad reconnait qu’il y a un processus de vérification et de confirmation des ordonnances pour les résidents des États‑Unis en raison des lois en vigueur. Toutefois, pour les résidents canadiens, il admet candidement qu’il n’y a aucune vérification quant à l’exactitude des informations entrées sur le bon de commande en ligne ou quant à la validité d’une ordonnance.

IV. LE DROIT APPLICABLE

Fourniture de biens ou de services et livraison au Canada

[16]  Le paragraphe 142(1) exprime la règle d’application générale pour la question de la livraison et prévoit qu’un « bien ou service est réputé fourni au Canada […] s’il est livré à l’acquéreur au Canada […] ».

[17]  Le paragraphe 143(1) prévoit cependant qu’un « bien meuble ou un service fourni au Canada par une personne non résidente est réputé fourni à l’étranger » sauf si, en vertu de l’alinéa 143(1)b), elle est inscrite en vertu de la LTA.

[18]  Il n’est pas contesté que l’appelante est inscrite. Si la Cour conclut qu’il s’agit de fournitures taxables, elle est tenue de percevoir la taxe selon l’alinéa 143(1)b) : ADV Ltd. c Canada [1997] GSTC 60 (TCC), [1998] GSTC (CAF).

Fourniture détaxée en vertu de la LTA

[19]  Le paragraphe 165(1) de la LTA énonce la règle de base pour l’imposition de la TPS pour une fourniture taxable, mais le paragraphe 165(3) prévoit que le taux d’imposition d’une fourniture détaxée est nul.

[20]  Le paragraphe 123(1) de la LTA contient plusieurs définitions pertinentes. Le mot « fourniture » est défini comme étant la « livraison de biens ou prestation de services » et l’expression « fourniture taxable » est définie comme étant « une fourniture effectuée dans le cadre d’une activité commerciale ».

[21]  L’expression « fourniture détaxée » est définie au paragraphe 123(1) comme étant « une fourniture figurant à l’annexe VI ». Cette annexe comprend dix catégories de base, dont la partie II qui s’intitule « appareils médicaux et appareils fonctionnels ». L’article 9 de la partie II porte sur « les lunettes et lentilles cornéennes » et prévoit ce qui suit :

9. La fourniture de lunettes ou de lentilles cornéennes, lorsqu’elles sont fournies ou destinées à être fournies sur l’ordonnance écrite d’une personne, ou conformément au dossier d’évaluation établi par une personne, pour le traitement ou la correction d’un trouble visuel du consommateur qui y est nommé et que la personne est autorisée par les lois de la province où elle exerce à prescrire des lunettes ou des lentilles cornéennes, ou à établir un dossier d’évaluation devant servir à délivrer des lunettes ou des lentilles cornéennes, pour le traitement ou la correction du trouble visuel du consommateur.

Obligation de maintenir des registres en vertu de la LTA

[22]  Le paragraphe 286(1) de la LTA impose l’obligation de maintenir des registres pour les inscrits qui sont tenu de produire une déclaration :

286 (1) Toute personne qui exploite une entreprise au Canada ou y exerce une activité commerciale, toute personne qui est tenue, en application de la présente partie, de produire une déclaration ainsi que toute personne qui présente une demande de remboursement doit tenir des registres en anglais ou en français au Canada ou à tout autre endroit, selon les modalités que le ministre précise par écrit, en la forme et avec les renseignements permettant d’établir ses obligations et responsabilités aux termes de la présente partie ou de déterminer le remboursement auquel elle a droit.

V. THÈSE DES PARTIES

La thèse de l’appelante

[23]  L’appelante soutient que la fourniture en question est détaxée en vertu de l’article 9 puisque les lentilles cornéennes sont « fournies ou destinées à être fournies sur ordonnance ». De plus, l’appelante prétend que cet article n’exige pas que le fournisseur obtienne une copie de l’ordonnance écrite, mais plutôt qu’il s’assure qu’il a une « preuve raisonnable qu’une ordonnance a été émise » et qu’en l’espèce, il est sous‑entendu que le consommateur a en main une ordonnance.

[24]  Étant donné la nature particulière des lentilles cornéennes, l’appelante prétend qu’il est raisonnable de conclure que le consommateur qui remplit le bon de commande en ligne a déjà en sa possession une ordonnance écrite et qu’il va de soi que les lentilles cornéennes sont destinées à être fournies sous ordonnance même s’il est possible que certains consommateurs n’ont pas en leur possession une ordonnance au moment même de commander les lentilles cornéennes.

[25]  L’appelante soutient que la LTA ne prévoit pas les renseignements qu’un fournisseur doit exiger pour réclamer la détaxation des fournitures de lentilles cornéennes et donc elle ne doit pas maintenir un registre des ordonnances.

[26]  Elle maintient qu’une analyse du texte, du contexte et de l’objet de la disposition législative en question indique que le législateur voulait détaxer la fourniture de lentilles cornéennes, peu importe la manière dont elles sont vendues.

[27]  Et finalement, l’appelante prétend que la livraison de lentilles cornéennes n’est pas un acte réservé à la profession d’optométriste et puisque seule la livraison a lieu au Canada, elle n’a pas à obtenir une copie de l’ordonnance écrite du consommateur : College of Optometrists of Ontario v Essilor Group Inc., 2019 ONCA 265 (« Essilor ») et Ordre des optométristes du Québec c Coastal Contacts inc., 2016 QCCA 837 (« Coastal »).

La thèse du Ministre

[28]  La Ministre soutient que la vente de lentilles cornéennes est une fourniture détaxée dans la mesure ou le vendeur maintient une documentation suffisante pour permettre au Ministre de vérifier que les ventes sont conformes et que le consommateur a bel et bien en main une ordonnance écrite ou un dossier d’évaluation valide. La vente est donc détaxée de façon conditionnelle.

[29]  La Ministre prétend que l’article 9 exige clairement une « ordonnance écrite ou un dossier d’évaluation ». Le texte est clair et la Cour doit de l’appliquer.

[30]  De plus, même si la vente de lentilles cornéennes par l’entremise d’un site internet est permissible selon les ordres professionnels d’une province, cela ne dispense pas l’appelante de son obligation de maintenir des registres et des preuves documentaires permettant au Ministre de vérifier si l’appelante a rempli les conditions de l’article 9.

[31]  Puisque l’appelante a été incapable de démontrer que les fournitures de lentilles cornéennes sont fournies ou destinées à être fournies sur ordonnance écrite, il s’agit de fournitures taxables et l’appelante devait percevoir la TPS/TVH.

VI. ANALYSE

[32]  L’appelante prétend que les fournitures en question sont détaxées en vertu de l’article 9. Puisque cet article n’a pas fait l’objet d’une analyse par cette Cour, il convient de réitérer la règle établie en matière d’interprétation des lois selon le texte de Elmer A Dreidger, Construction of Statutes, 2e éd., Toronto, Butterworths, 1983 (p. 87), qui prévoit ce qui suit :

10. Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois « qu’il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »: voir 65302 British Columbia Ltd. c Canada, 1999 CanLII 639 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

[33]  L’analyse susmentionnée a été adoptée par la Cour suprême du Canada dans Hypothèques Trustco Canada c Canada, 2005 CSC 54. Toutefois, tel que le précise la Cour dans l’arrêt Placer Dome Canada Ltd. c Ontario (Ministre des Finances), [2006] 1 RCS 715 (paragraphe 21), en matière fiscale, « le caractère détaillé et précis de nombreuses dispositions fiscales a souvent incité à mettre davantage l’accent sur l’interprétation textuelle [...] »

L’analyse textuelle

[34]  Il y a lieu de revoir les composantes de l’article 9 qui prévoit que « la fourniture de lunettes ou de lentilles cornéennes » est détaxée lorsqu’elles :

  • a) Sont fournies ou destinées à être fournies;

  • b) Sur ordonnance écrite ou conformément à un dossier d’évaluation;

  • c) Émise par une personne autorisée à prescrire par les lois de la province où elle exerce;

  • d) L’ordonnance écrite ou le dossier d’évaluation est au nom d’un consommateur;

  • e) Les lunettes ou lentilles cornéennes servent au traitement ou à la correction d’un trouble visuel du consommateur;

[35]  À mon avis, l’appelante doit pouvoir conclure avec une certitude raisonnable que chaque critère, tel qu’énuméré ci-haut, a été satisfait pour que la fourniture soit détaxée. Ces renseignements ne peuvent être tenus pour acquis.

[36]  Une analyse textuelle de la disposition suggère que si l’appelante n’obtient pas la preuve d’une ordonnance écrite ou d’un dossier d’évaluation, elle n’est pas en mesure de vérifier que la commande de lentilles i) est conforme à une ordonnance écrite ou un dossier d’évaluation émise par une personne autorisée ii) pour un consommateur qui y est nommé et que finalement, iii) les lentilles cornéennes vont servir « au traitement ou à la correction d’un trouble visuel ».

[37]  L’appelante prétend que l’expression « fournies ou destinées à être fournies » suggère qu’elle ne doit pas nécessairement exiger une copie de l’ordonnance écrite. Cependant, il me semble plutôt que le mot « fournies » a un sens impératif et que l’expression « à être fournies » ne rend pas facultatif l’exigence d’obtenir une copie de l’ordonnance écrite ou du dossier d’évaluation.

[38]  D’ailleurs, il n’y a aucune preuve dans cette instance que l’ordonnance pouvait être produite à une date ultérieure à la vente. À la lumière même du témoignage, il est clair que l’ordonnance n’est pas exigée ou vérifiée.

[39]  De plus, l’article 9 a été amendé en 1999 (Ministère de finances, Communiqué de presse 99-086) pour ajouter l’expression « destinées à être fournies » dans le but de détaxer la vente de lunettes ou de lentilles cornéennes par un distributeur à un détaillant avant la vente finale au consommateur.

[40]  Par ailleurs, je note que le site internet de l’appelante précise qu’elle offre un « service de remplacement de lentilles cornéennes » (mon soulignement) et que le consommateur doit s’assurer que son ordonnance est valide. Cependant, le langage plutôt clair de la disposition ne fait pas exception pour les lentilles dites « de remplacement » et il n’est pas permissible d’insérer cette expression.

Le contexte et l’objet de la disposition

[41]  Qu’en est-il du contexte législatif? La partie II prévoit que la fourniture d’un nombre important d’appareils médicaux et fonctionnels est détaxée lorsqu’ils sont vendus « sur l’ordonnance écrite d’un professionnel déterminé ». L’article 9 précise qu’il s’agit d’une personne qui « est autorisée par les lois de la province où elle exerce ».

[42]  À mon avis, il y a lieu de conclure que le l’objet du législateur est de détaxer la fourniture des appareils prévus par la Partie II, à condition qu’ils soient fournis sous le contrôle ou la supervision d’un professionnel de la santé.

[43]  En raison de ceci, il est nécessaire de distinguer entre les appareils médicaux ou fonctionnels visés par la partie II et les appareils qui sont vendus pour des fins cosmétiques, esthétiques ou non médicales. D’ailleurs, le paragraphe 1.2 de la Partie II prévoit ce qui suit :

1.2 Pour l’application de la présente partie, les fournitures de services esthétiques, au sens de l’article 1 de la partie II de l’annexe V, et les fournitures afférentes qui ne sont pas effectuées à des fins médicales ou restauratrices sont réputées ne pas être incluses dans la présente partie.

[Mon soulignement]

[44]  Cette disposition indique clairement que l’intention du législateur est de détaxer la fourniture des appareils qui sont vendus « à des fins médicales ou restauratrices » ou plus précisément, en ce qui concerne les lunettes ou les lentilles cornéennes, « pour le traitement ou la correction du trouble visuel du consommateur ».

[45]  La partie II ne contient pas une définition de l’expression « ordonnance écrite ou dossier d’évaluation ». Cependant, le mot « ordonnance » est défini à l’article 1 de la Partie 1 de l’Annexe VI, portant sur les « médicaments sur ordonnance et substances biologiques » qui peuvent aussi faire l’objet d’une fourniture détaxée. Elle prévoit ce qui suit :

ordonnance - Ordre écrit ou verbal, que le médecin ou le particulier autorisé donne au pharmacien, portant qu’une quantité déterminée d’une drogue ou d’un mélange de drogues précisé doit être délivrée au particulier qui y est nommé.

[46]  À mon avis, la même approche s’applique à l’article 9. Pour que la fourniture de lunettes ou de lentilles cornéennes soit détaxée, il doit y avoir une ordonnance écrite ou un dossier d’évaluation indiquant qu’ils sont prescrits et qu’ils doivent « être délivrés au particulier qui y est nommé ». Il s’agit d’une condition essentielle.

[47]  À la lumière de ce qui précède, je suis d’accord avec l’intimée que la vente de lentilles cornéennes est une fourniture détaxée sur une base conditionnelle, laquelle repose sur la présence d’une ordonnance écrite ou un dossier d’évaluation émise par un professionnel de la santé, tel que défini, sans quoi la fourniture est taxable.

Le mode de vente et la livraison des lentilles au Canada

[48]  L’appelante prétend que l’intention du législateur est de détaxer la vente de lentilles cornéennes, peu importe la manière dont elles sont vendues.

[49]  De plus, l’appelante prétend que la livraison de lentilles cornéennes n’est pas un acte réservé en vertu des lois provinciales et donc qu’elle n’a pas à obtenir une copie de l’ordonnance des consommateurs canadiens.

[50]  Dans l’arrêt Coastal, la Cour d’appel du Québec devait décider si la vente de lentilles cornéennes en ligne par une entreprise située en Colombie‑Britannique (« CB »), mais sans établissement permanent au Québec, contrevenait aux lois du Québec, notamment la Loi sur l’optométrie, RLRQ, c. O-7 (ci-après : « LSO ») puisqu’il s’agissait d’une activité commerciale réservée aux optométristes en règle du Québec.

[51]  La cour de première instance a rejeté la demande pour un jugement déclaratoire, considérant entre autres que le service professionnel était rendu en CB ou la vente avait été conclue (ou la réglementation en vigueur n’exigeait pas toujours la production d’une ordonnance écrite) et que le seul lien avec le Québec était la livraison du produit fini.

[52]  La Cour d’appel du Québec a de même conclu que « la protection du public » n’exigeait pas que le mot « vente » dans la LSO soit interprété « comme signifiant la distribution d’un produit réglementé » et que « la seule délivrance de lentilles ophtalmiques au Québec, comme c’est le cas en l’espèce, ne peut constituer une contravention » des dispositions de la LSO, « ni l’exercice illégal au Québec de l’optométrie » (paragraphe 71).

[53]  De même, dans l’arrêt Essilor, la Cour d’appel de l’Ontario devait revoir la légalité de la vente en ligne de lentilles cornéennes à des résidents de l’Ontario par une société étrangère dont la filiale avait un siège social au Québec, mais effectuait ses ventes à partir d’un site internet situé en CB. La Cour a conclu que la simple livraison en Ontario d'une commande de lentilles cornéennes traitée par un professionnel conformément au régime de réglementation de la CB, sans plus, n'établissait pas un lien suffisant entre la vente en ligne et les actes interdits par la législation ontarienne (paragraphe 12).

[54]  Dans cette instance, il est vrai que la vente de lentilles cornéennes est effectuée par l’entremise d’un site internet situé aux États‑Unis et que seule la livraison a lieu au Canada.  Cependant, la question en litige est très différente.

[55]  Il s’agit ici de savoir si la vente de lentilles cornéennes est une fourniture taxable ou détaxée en vertu de la LTA et pas de savoir si la livraison est conforme ou non à la réglementation provinciale. D’ailleurs, tel que l’indique la décision Ouellette c La Reine, 2009 CCI 443, la légalité d’une activité commerciale n’a pas d’importance aux fins de la LTA.

[56]  En fin de compte, je suis d’accord avec l’intimée que ces arrêts ne sont pas pertinents au présent litige puisqu’il est ici question de savoir si la vente effectuée par l’appelante, est une fourniture détaxée ou non en vertu de l’article 9.

Obligation de maintenir des registres

[57]  Il y a lieu finalement de revoir l’obligation de maintenir des registres soit à la lumière même de l’article 9 même ou plus précisément en vertu du paragraphe 286(1) de la LTA.

[58]  L’appelante soutient que les lois en matière fiscales sont expresses lorsqu’un contribuable doit fournir des documents ou des renseignements spécifiques et cite en exemple le crédit de taxe sur les intrants (« CTI ») où un fournisseur doit obtenir certains renseignements exigés par le paragraphe 169(4) de la LTA et l’article 3 du Règlement sur les renseignements nécessaires à une demande de crédit de taxe sur les intrants, DORS/91-45, afin de pouvoir réclamer des CTI.

[59]  De plus, l’appelante soutient que le législateur utilise l’expression « fournies ou destinées à être fournies » tandis que, pour les médicaments d’ordonnance tel que prévus à l’article 3 de la Partie I, l’expression utilisée est « destinées ».

[60]  Elle prétend donc que le législateur a accordé plus d’importance au contrôle de médicaments d’ordonnances, ce qui lui porte à conclure qu’elle n’a pas l’obligation d’exiger une ordonnance écrite et qu’il est suffisant qu’elle ait une « preuve raisonnable » qu’une ordonnance a été émise.

[61]  Je ne suis pas convaincu pas ces arguments. Même si j’accepte la prétention de l’appelante qu’il est raisonnable de tenir pour acquis qu’un consommateur a en sa possession une ordonnance écrite, il est possible qu’elle soit périmée. Sans demander une copie de l’ordonnance, l’appelante n’en a pas connaissance.

[62]  À mon avis, l’article 9 prévoit que la fourniture de lunettes ou de lentilles cornéennes est détaxée seulement s’il y a une ordonnance écrite ou un dossier d’évaluation valide. Cette documentation est exigée par l’emploi même de l’expression « lorsqu’elles sont fournies ou destinées à être fournies par l’ordonnance écrite d’une personne, ou conformément au dossier d’évaluation établi par une personne » utilisée à même la disposition législative. Il s’agit d’une condition essentielle et, de toute façon, la preuve testimoniale ne permet pas de conclure que l’appelante avait une « preuve raisonnable » qu’une ordonnance avait été émise.

[63]  De plus, même si j’accepte que l’article 9 ne prévoie pas une liste exhaustive des renseignements exigés par la Ministre, je suis d’avis qu’un inscrit doit recueillir suffisamment de renseignements pour permettre à la Ministre de vérifier si une fourniture est détaxée. Elle doit notamment pouvoir confirmer que la fourniture a été faite « pour le traitement ou la correction d’un trouble visuel ».

[64]  S’il y a des doutes quant aux obligations qui s’imposent sur un inscrit pour qu’une fourniture soit détaxée en vertu de l’article 9, l’intimée maintient que le paragraphe 286(1) de la LTA impose l’obligation de maintenir des registres. Cette disposition exige que toute personne qui est tenue de « produire une déclaration » doit aussi « tenir des registres » contenant « les renseignements permettant d’établir ses obligations et responsabilités aux termes de la présente partie ».

[65]  Cette Cour s’est prononcée à maintes reprises sur l’obligation de maintenir des registres en lien avec des fournitures détaxées : voir par exemple les décisions récentes de 1882320 Ontario inc. c La Reine, 2019 CCI 81 ou Nwaukoni c La Reine, 2018 CCI 252. Il n’est pas nécessaire de revoir ces décisions.

[66]  À la lumière de cette jurisprudence, qui est d’ailleurs bien établie, je dois conclure que l’appelante ne s’est pas conformée aux exigences de l’article 9 et du paragraphe 286(1) et que, sans une copie de l’ordonnance écrite ou du dossier d’évaluation du consommateur, il n’y a aucune façon pour l’appelante, et conséquemment aucune façon pour la Ministre, de s’assurer que les conditions essentielles de l’article 9 ont été respectées.

VII. CONCLUSION

[67]  La LTA prévoit qu’une fourniture est taxable selon le taux prévu et que, selon les exceptions prévues, le taux d’imposition d’une fourniture détaxée est nul.

[68]  Puisqu’il s’agit d’une exception à la règle, je suis d’avis que l’inscrit qui prétend effectuer une fourniture détaxée, doit satisfaire à toutes les exigences de la disposition, sans quoi la fourniture est taxable.

[69]  Dans le cas en l’espèce, il ne suffit pas pour les fins de la LTA que le site internet de l’appelante informe le consommateur de la nécessité d’avoir une ordonnance valide. L’appelante doit elle-même obtenir une copie de l’ordonnance, telle que définie, permettant de conclure que le consommateur a en main une ordonnance « pour le traitement ou la correction d’un trouble visuel ». Sans cette documentation, la fourniture est taxable.

[70]  De plus, puisque l’appelante est une inscrite en vertu de la LTA et en raison notamment de l’alinéa 143(1)b), la vente de lentilles cornéennes est réputée être effectuée au Canada et l’appelante devait donc se conformer à l’article 9 pour que la fourniture soit détaxée.

[71]  En raison de ce qui précède, l’appel est rejeté avec dépens en faveur de l’intimée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 31e jour de juillet 2020.

« Guy R. Smith »

Juge Smith


Annexe A



RÉFÉRENCE :

2020 CCI 71

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :

2016-4304(GST)G

INTITULÉ DE LA CAUSE :

CONTACT LENS KING INC. c.
SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 novembre 2019

MOTIFS DE JUGEMENT MODIFIÉS PAR :

L'honorable juge Guy R. Smith

DATE DU JUGEMENT :

Le 28 juillet 2020

DATE DES MOTIFS MODIFIÉS :

Le 31 juillet 2020

COMPARUTIONS :

Avocat de l'appelant :

Me Jean-François Poulin

Avocat de l'intimée :

Me Pavol Janura

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Pour l'appelant:

Nom :

Me Jean-François Poulin

Cabinet :

Ravinsky Ryan Lemoine s.e.n.c.r.l.

Montréal, Québec

 

Pour l’intimée :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

 

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