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Dossier : 2018-850(IT)G

ENTRE :

FIDUCIE IMMOBILIÈRE J.P.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

Appel entendu le 18 octobre 2021, à Montréal (Québec)

Devant : L’honorable juge Gabrielle St-Hilaire


Comparutions :

 

Avocat de l’appelante :

Me Serge Fournier

Avocate de l’intimée :

Me Anne Poirier

 

JUGEMENT

L’appel interjeté à l’encontre de la nouvelle cotisation établie en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition 2013 est rejeté avec dépens en faveur de l’intimée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 9e jour de février 2022.

« Gabrielle St-Hilaire »

Juge St-Hilaire

 


Référence : 2022 CCI 7

Date : 20220209

Dossier : 2018-850(IT)G

ENTRE :

FIDUCIE IMMOBILIÈRE J.P.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 


MOTIFS DU JUGEMENT

La juge St-Hilaire

I. Introduction

[1] L’appelante, Fiducie Immobilière J.P., en appelle d’une cotisation établie par la ministre du Revenu national (Ministre) en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu [1] pour l’année d’imposition 2013. La Ministre a refusé à l’appelante la déduction de pertes au titre d’un placement d’entreprise à l’égard d’avances de fonds qu’elle a consenties à deux sociétés.

[2] L’appelante est une fiducie non testamentaire et discrétionnaire constituée le 28 mars 2003 et en 2013, M. Jean Pichette était son seul fiduciaire, [2] mais non son bénéficiaire.

[3] Le 28 avril 2008, la Banque de développement du Canada (BDC) a octroyé un prêt de 400 000 $ à l’appelante dans le but de lui permettre de faire une avance de fonds à la société Le Roseau Épurateur 2006 inc. (Roseau) [3] . Le 13 juin 2012, BDC a octroyé un prêt de 300 000 $ à l’appelante dans le but de lui permettre de faire une avance de fonds à la société HG Spec inc. (Spec) [4] . Les prêts octroyés par BDC à l’appelante portaient intérêt à un taux fondé sur le taux de base flottant de BDC [5] . L’appelante a consenti des avances à Roseau et à Spec sans intérêt [6] et sans modalités de remboursement [7] . Lappelante n’est actionnaire ni de Roseau ni de Spec [8] .

[4] Au 31 décembre 2013, les sociétés Roseau et Spec sont devenues insolvables et se sont par la suite placées sous l’administration d’un syndic de faillite [9] . À cette date, le solde des avances consenties par l’appelante à Roseau et à Spec totalisait 400 000 $ et 200 000 $ respectivement. L’appelante a réclamé la déduction d’une perte déductible au titre d’un placement d’entreprise au montant de 300 000 $ (½ x 600 000 $) pour l’année d’imposition 2013. En établissant la nouvelle cotisation de l’appelante pour l’année 2013, la ministre a refusé la déduction réclamée.

II. Question en litige

[5] La question en litige en l’espèce est celle de savoir si l’appelante peut déduire une perte au titre d’un placement d’entreprise à l’égard des avances de fonds, sans intérêt, consenties à Roseau et Spec. Plus précisément, il s’agit de déterminer si les créances en cause ont été acquises en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien conformément au sous-alinéa 40(2)g)(ii) de la Loi.

III. Analyse

[6] Une perte au titre d’un placement d’entreprise est essentiellement une perte en capital résultant de la disposition d’une action ou d’une créance d’une société exploitant une petite entreprise. Afin de pouvoir déduire une perte au titre d’un placement d’entreprise, un contribuable doit rencontrer certaines conditions prévues à l’alinéa 39(1)c) de la Loi. Lors de l’audience, l’intimée a indiqué qu’elle ne ferait valoir aucun argument concernant ces conditions et qu’elle se fierait plutôt aux exigences du sous-alinéa 40(2)g)(ii) de la Loi. Ce dernier prévoit qu’une perte en capital résultant de la disposition d’une créance est nulle sauf si la créance a été acquise en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien. La partie pertinente de la disposition se lit comme suit :

40(2) Malgré le paragraphe (1) :

g) est nulle la perte subie par un contribuable et résultant de la disposition d'un bien… dans la mesure où elle est :

(ii) une perte résultant de la disposition d'une créance ou d'un autre droit de recevoir une somme, sauf si la créance ou le droit a été acquis par le contribuable en vue de tirer un revenu (qui n'est pas un revenu exonéré) d'une entreprise ou d'un bien, ou en contrepartie de la disposition d'une immobilisation en faveur d'une personne avec qui le contribuable n'avait aucun lien de dépendance,

Position des parties

[7] Selon l’appelante, il faut déterminer si la « proximité commerciale » entre elle et les deux sociétés, Roseau et Spec, est suffisante pour qualifier les pertes subies comme étant des pertes au titre d’un placement d’entreprise [10] . L’appelante soutient qu’il suffit que l’un des objets des avances soit de tirer un revenu sans que cela soit le seul ni même l’objet principal de ces avances. En outre, l’appelante soutient que les tribunaux ont conclu que le lien doit se faire entre le contribuable et une source de revenu et qu’il faille donner un sens large à la notion de lien. Si j’ai bien compris les observations de l’avocat de l’appelante, il y a un lien entre la Fiducie immobilière J.P. et les deux sociétés, Roseau et Spec, puisque « tout est lié » et tout tourne autour de M. Pichette qui détient directement ou indirectement ou a sous son contrôle la totalité des actions qui sont reliées aux opérations de Roseau et de Spec [11] . Et finalement, l’appelante soutient qu’elle cherchait à maintenir son revenu de location en assurant la survie de Roseau et de Spec [12] .

[8] L’intimée soutient que l’appelante n’a pas démontré que les avances ont été consenties dans le but de gagner du revenu d’entreprise ou de bien. L’appelante n’est pas une actionnaire de Spec ni de Roseau et les avances ont été consenties sans intérêts et sans modalités de remboursement donc elle ne peut pas recevoir de dividendes ou de revenus d’intérêt. En outre, l’intimée soutient que la preuve est insuffisante pour démontrer que les avances ont été consenties dans le but de générer du revenu de location.

Contexte dans lequel l’appelante a consenti des avances et preuve à l’audience

[9] Le témoignage de M. Jean Pichette, la seule personne qui a témoigné à l’audience, était généralement crédible. Toutefois, son témoignage était incomplet au point de ne pas être convaincant concernant les faits se rapportant aux critères juridiques décisifs pertinents quant à la question à trancher dans cette affaire.

[10] M. Jean Pichette est ingénieur mécanique. Il est fiduciaire de deux fiducies, dont l’appelante et la Fiducie familiale Jean Pichette, et actionnaire de plusieurs sociétés comme le reflète l’organigramme annexé à la réponse à l’avis d’appel. L’organigramme est inclus à l’annexe A de ces motifs [13] . M. Pichette détient la totalité des actions ordinaires dans quatre sociétés dont Spec et un nombre non spécifié d’actions privilégiées dans Roseau, les actions ordinaires de Roseau étant détenues par la Fiducie familiale Jean Pichette. Spec détient des actions privilégiées dans Roseau ainsi que la totalité des actions ordinaires dans deux autres sociétés. Selon l’organigramme, cinq des sociétés dans le « groupe », y compris Roseau et Spec, sont en faillite.

[11] M. Pichette a expliqué que l’entreprise « de base » dans le groupe de sociétés était la société Spec qu’il a achetée de son beau-frère. Il a déménagé l’entreprise de Laval à Blainville afin d’occuper une bâtisse plus grande. M. Pichette a témoigné que l’appelante a acheté un terrain à Blainville et qu’il a fait construire une bâtisse de 25 000 pieds carrés. Suivant les conseils de ses comptables, l’appelante, Fiducie immobilière J.P., a été constituée pour qu’elle, plutôt que Spec, puisse détenir l’immeuble. Selon le témoignage de M. Pichette, à un moment donné, toutes les entreprises dans le groupe occupaient la même bâtisse, mais Spec était la seule locataire de la bâtisse [14] .

[12] M. Pichette a décrit la nature des entreprises exploitées par les diverses sociétés. Par exemple, à l’origine, Spec fabriquait des vaisseaux sous pression, mais vers l’année 2003, elle a vendu l’entreprise de fabrication à une société américaine et a conservé la distribution de ces produits sur le marché canadien. Ayant pu négocier avec la société américaine le droit de distribuer les produits sur le marché japonais, la société 2440644 Canada inc. a été constituée dans le but d’exporter les produits vers l’Asie.

[13] M. Pichette a expliqué que Spec était très active pendant la période hivernale étant donné qu’elle était axée sur les produits de chauffage à l’eau chaude des bâtisses. Il cherchait alors à diversifier les activités afin d’augmenter les revenus de Spec pendant la période estivale, ce qu’il a pu faire avec la distribution de pompes d’égout et celle des jardins aquatiques fabriqués par les sociétés américaines Zoeller et Beckett respectivement.

[14] Une société du nom de Roseau Épurateur achetait plusieurs produits de Spec, mais avait de la difficulté à payer ses comptes. M. Pichette était intéressé dans cette entreprise de phytofiltration et en 2006, il a créé la société Roseau Épurateur 2006 inc. (Roseau) dans le but d’acheter une partie de l’entreprise. Il l’a rachetée au complet l’année suivante. M. Pichette a expliqué que Roseau achetait des produits de Spec et les revendait dans son entreprise de phytofiltration. Roseau encourait beaucoup de dépenses de recherche et développement et Spec finançait ces activités, car Roseau n’était pas rentable.

[15] En réponse à la question de savoir quel était le but des avances consenties par l’appelante, M. Pichette a expliqué que le but était de « financer le cash flow » [15] de Roseau et « à tenir le bateau à flot » [16] pour Roseau et pour Spec. De façon générale, et si j’ai bien compris son témoignage, M. Pichette a expliqué que pour lui, la fiducie appelante et les diverses entreprises sont à lui et puisque l’appelante avait un actif, elle était capable d’aller chercher un prêt pour « parrainer les entreprises » [17] . Il affirme que ce sont les entreprises qui ont « donné » l’actif (la bâtisse) à la fiducie appelante et que c’était donc un peu comme « le retour du balancier » [18] . C’était donc un moyen pour Spec et Roseau « de reprendre … un peu le bien de d’ça parce que je n’aurais pas été capable de financer autrement le développement de HG Spec et de Roseau Épurateur » [19] .

[16] En 2013, la BDC a demandé le remboursement des prêts et Spec et Roseau ont fait faillite. M. Pichette a expliqué que Roseau et Spec éprouvaient des difficultés financières. Spec avait perdu son droit de distribution des produits fabriqués par Zoeller ce qui représentait environ 40 % de ses ventes et quant aux jardins aquatiques, il s’agissait d’un produit qui perdait son engouement. Quant à Roseau, la société a été affectée par la Commission Charbonneau et plusieurs projets n’ont pas pu se réaliser alors que les frais avaient déjà été encourus.

[17] En contre-interrogatoire, M. Pichette a insisté sur le fait qu’il est ingénieur et non comptable et « pas si administrateur que ça » [20] . Aux questions de savoir s’il y avait des documents écrits concernant les avances faites par l’appelante à Spec et Roseau et s’il devait y avoir des intérêts et modalités de remboursement, M. Pichette a répondu qu’il ne savait pas [21] . Il a précisé qu’il avait besoin d’argent dans Roseau et qu’il n’avait pas d’autres façons d’aller chercher du financement. M. Pichette affirme avoir suivi les conseils de ses comptables qui recommandaient que l’appelante obtienne un prêt pour ensuite faire des avances à Spec et Roseau. Il ne se souvenait pas avoir eu de discussions avec ses comptables concernant la possibilité que l’appelante devienne actionnaire de Spec et Roseau. À la question de savoir quel était l’avantage pour l’appelante de faire des avances sans intérêt, M. Pichette a répondu que c’était la facilité d’aller chercher l’argent et que cela s’était fait relativement rapidement.

[18] En contre-interrogatoire, M. Pichette a suggéré que Roseau et d’autres sociétés payaient un loyer à Spec puisque le bail était signé avec Spec. Curieusement, aucun bail n’a été déposé en preuve. À la question de savoir où se trouvaient les frais de loyer dans les états financiers de Roseau pour l’année 2012, M. Pichette a répondu : « [b]onne question. Je ne pourrais vous dire » [22] . Il a suggéré que les frais de loyer pourraient être contenus dans les « honoraires de gestion ». Lorsque la représentante de l’intimée a proposé que les honoraires de gestion pourraient contenir des frais d’administration ou comptables, M. Pichette a admis qu’il ne connaissait pas les détails de ce qui était contenu dans ces honoraires. Je note que l’avocat de l’appelante n’a posé aucune question concernant les états financiers de Roseau lors de son interrogatoire de M. Pichette. [23] La preuve présentée à l’audience ne me permet tout simplement pas de conclure que Roseau a payé des frais de loyer à l’appelante ou à Spec.

[19] L’avocat de l’appelante n’a pas posé de questions à M. Pichette concernant les états financiers de Spec ou plus précisément concernant les éléments des états financiers pouvant se rapporter aux frais de loyer, pas plus qu’il en avait posé relativement aux états financiers de Roseau. En se référant aux états financiers de Spec pour l’année 2012, l’avocate de l’intimée a noté que dans le « coût des ventes », on y retrouvait l’élément « loyer », mais M. Pichette n’a pu fournir aucune information utile à ce sujet. Il n’y a donc aucune preuve me permettant de connaître à quoi étaient liés ces frais de loyer ni à qui ils étaient payés. Je note qu’il y a aussi un élément « loyer » dans les frais d’exploitation, celui-ci n’ayant fait l’objet d’aucune question à l’audience. Aucune preuve documentant le paiement de loyer par Spec (chèque, virement électronique, etc.) et démontrant le montant payé ainsi que le bénéficiaire de ces paiements n’a été présentée lors de l’audience et je réitère qu’aucun bail n’a été déposé en preuve.

[20] À l’audience, l’appelante n’a pas déposé ses états financiers en preuve. Elle n’a pas non plus déposé une quelconque documentation démontrant qu’elle recevait du revenu de loyer de Roseau ou de Spec.

Application des critères juridiques

[21] Pour avoir gain de cause, l’appelante doit démonter qu’elle a consenti des avances à Roseau et Spec dans le but de gagner du revenu d’entreprise ou de bien. Généralement, un prêt portant intérêt pourrait satisfaire à la condition exigeant qu’une créance ait été acquise dans le but de tirer un revenu. En l’espèce, il n’est pas contesté que les avances ne portaient pas intérêt. Toutefois, la jurisprudence a évolué pour assouplir l’application du sous-alinéa 40(2)g)(ii) de la Loi dans certaines circonstances.

[22] En l’espèce, les deux parties invoquent l’affaire Byram c Canada [24] à l’appui de leur position. Dans l’affaire Byram, la Cour d’appel fédérale devait déterminer si M. Byram pouvait se prévaloir de la déduction d’une perte découlant de prêts sans intérêt consentis à la société Elkhound Resources Ltd. (Elkhound). Le ministre ne contestait pas que les prêts avaient été consentis dans le but de gagner du revenu de dividendes. Écrivant pour la Cour, le juge McDonald a affirmé qu’il « arrive fréquemment que des actionnaires consentent de tels prêts sans intérêt en s’attendant que les activités financées par ces prêts produisent des dividendes » [25] . La Cour d’appel fédérale a conclu que M. Byram avait le droit de déduire une perte en capital tant pour les prêts consentis pendant qu’il était actionnaire d’Elkhound que pour ceux consentis pendant qu’il ne possédait plus de capital-actions de la société Elkhound, mais qu’il était actionnaire d’une autre société qui détenait la totalité des actions d’Elkhound. Le juge McDonald a précisé que, règle générale, lorsque le contribuable ne possède pas de capital-actions de la société débitrice, « la preuve de l’existence d’un lien suffisant entre le contribuable et le revenu de dividendes sera beaucoup plus difficile à faire » [26] .

[23] L’avocat de l’appelante s’appuie sur les paragraphes suivants de l’affaire Byram [27] :

21 Il est aussi clair que la perspective de toucher un revenu de dividendes ne saurait être trop éloignée. C'est un principe élémentaire que les articles 3 et 4 de la Loi, combinés aux règles établies dans les subdivisions a ) à d ) de la division B, portent que le revenu du contribuable doit être établi selon sa source. De plus, les déductions permises par la Loi, notamment celle prévue au sous-alinéa 40(2) g )(ii), exigent que l'on tienne compte de la source du revenu pouvant donner lieu à une déduction. Par conséquent, une déduction ne peut être tellement éloignée du flux de revenu correspondant que son lien avec la perspective de revenu est, au mieux, ténu. Cela n'empêche pas le contribuable de déduire la perte en capital découlant d'un prêt sans intérêt qu'il a consenti à une corporation à laquelle il est lié lorsqu'il s'attend légitimement à recevoir un revenu sous forme de dividendes accrus générés par l'injection de capital.

22 Il existe un lien direct entre, d'une part, les actionnaires d'une société et, d'autre part, les gains futurs de la société et les dividendes qu'elle versera. Lorsqu'un actionnaire fournit une garantie ou un prêt sans intérêt à la société dans le but de lui fournir du capital, il existe assurément un lien entre le contribuable et le revenu futur éventuel. Lorsqu'un prêt est consenti en vue de gagner un revenu sous forme de dividendes, ce lien est suffisant pour que soit remplie la condition liée au but fixée par le sous-alinéa 40(2) g )(ii).

[notes omises; nous soulignons]

[24] Selon l’avocat de l’appelante, puisqu’en l’espèce, « tout est lié, tout est autour de M. Pichette qui détient directement ou sous son contrôle la totalité des actions qui sont reliées aux opérations de HG Spec et de Roseau Épurateur 2006 » [28] , il y a un lien suffisant, voire direct, entre les avances et les revenus au sens de Byram [29] . Il ajoute qu’il faut considérer l’ensemble du groupe Pichette pour voir qu’en fin de compte, les prêts vont également bénéficier à 2440644 Canada inc., actionnaire privilégié de Spec et bénéficiaire de l’appelante. Il est difficile de concevoir comment un quelconque bénéfice pour 2440644 Canada inc. est en soi un bénéfice pour l’appelante. L’avocat de l’appelante a demandé à la Cour de faire de la « gymnastique intelligente et rationnelle » [30] pour établir qu’en consentant aux avances, l’appelante « se voyait dans une situation qui lui permettait de générer du revenu » [31] .

[25] Contrairement aux circonstances de l’affaire Byram et aux observations du Juge McDonald, en l’espèce, la fiducie appelante ne pouvait pas s’attendre « légitimement à recevoir un revenu sous forme de dividendes » [32] puisqu’elle n’est pas actionnaire de Roseau et Spec ni d’aucune autre société dans le groupe des sociétés que l’on retrouve dans l’organigramme à l’Annexe A. Comme il a déjà été indiqué, dans l’affaire Byram, le juge McDonald a précisé que lorsque le contribuable ne possède pas d’actions de la société débitrice, mais d’une autre société actionnaire de la société débitrice, il n’a pas le droit de recevoir un revenu de dividendes directement de la société débitrice et le lien suffisant entre le contribuable et les gains sera beaucoup plus difficile à faire. En l’espèce, non seulement la fiducie appelante n’est pas actionnaire de Roseau et de Spec, mais, je réitère, elle n’est pas non plus actionnaire d’aucune autre société. Il n’y a pas d’exercice de gymnastique, ni d’acrobatie, qui pourrait me permettre de conclure que l’appelante pouvait légitiment s’attendre à du revenu de dividendes d’une quelconque façon.

[26] L’appelante s’est également appuyée sur la décision de cette Cour dans l’affaire MacCallum c R [33] . À mon avis, cette décision n’est d’aucun secours en l’espèce. Dans cette affaire, le contribuable avait garanti un prêt à une société détenue en propriété exclusive par son fils. La juge Miller conclut que l’une des raisons qui avait poussé le contribuable à garantir le prêt était d’aider son fils, mais, en s’appuyant sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans Rich c Canada [34] , elle affirme que cela ne l’empêchait pas de satisfaire à l’exigence législative puisqu’il n’est « pas nécessaire que l’objet exclusif ni même l’objet premier soit de tirer un revenu » [35] . Mais plus pertinent aux circonstances en l’espèce, la juge Miller a conclu qu’en garantissant le prêt, l’appelant cherchait à protéger et à recouvrer une source de revenu considérable pour lui-même et pour une société qui était détenue par une autre société dans laquelle l’appelant était l’actionnaire majoritaire. En l’espèce, il n’y a pas de tel lien entre la fiducie appelante et les sociétés Roseau et Spec puisque l’appelante ne détient aucun capital-actions.

[27] Étant donné qu’il est impossible de conclure que l’appelante a consenti les avances afin de gagner du revenu d’intérêt ou du revenu de dividendes, il convient d’examiner la question de savoir si l’appelante les a consenties dans le but de gagner du revenu de location comme elle le prétend.

[28] L’avocate de l’intimée a soutenu que le sous-alinéa 40(2)g)(ii) de la Loi ne vise pas une situation où le revenu généré par le prêt prend la forme d’un revenu de location. Selon elle, ce serait « étirer trop l’élastique par rapport à la décision qui a été rendue dans Byram » [36] .

[29] Dans l’affaire Scott c R [37] , le juge Boyle s’est exprimé comme suit :

La Cour doit approfondir son examen et se pencher sur l'ensemble des actes et des activités du prêteur touchant un prêt pour pouvoir conclure que le prêteur avait pour objectif de tirer un revenu du prêt. Elle doit notamment se demander si un rendement raisonnable sous forme d'intérêts, de primes, de rabais, d'honoraires, etc., était légalement payable au titre du prêt et s'il était de l'intention du prêteur de le percevoir.

[nous soulignons]

[30] Je suis d’accord avec les observations du juge Boyle selon lesquelles il n’y a pas lieu d’interpréter le sous-alinéa 40(2)g)(ii) de la Loi plus strictement que ne l’a libellé le législateur. À mon avis, rien ne justifie d’exclure le revenu de location du libellé du sous-alinéa 40(2)g)(ii) qui prévoit que la déduction est nulle sauf si la créance a été acquise dans le but de gagner du revenu d’entreprise ou de bien.

[31] Cela dit, je suis particulièrement préoccupée par l’absence de preuve relativement au revenu de loyer pouvant avoir été reçu par l’appelante et par la piètre qualité de la preuve quant aux frais de loyer pouvant avoir été encourus par Roseau et Spec. Le bail, s’il y en avait un, entre l’appelante et Spec n’a pas été produit comme élément de preuve à l’audience. Aucun bail entre Roseau et l’appelante ou entre Roseau et Spec n’a été produit non plus. Nous ne savons pas si un loyer lui était légalement payable et s’il était de l’intention de l’appelante de le percevoir. Nous ne savons pas combien de loyer l’appelante a éventuellement reçu et de qui.

[32] Lors de son témoignage, M. Pichette n’a pu se référer à aucun document démontrant que Roseau encourait des frais de loyer. Les états financiers de Roseau qui ont fait l’objet des interrogatoires, soit ceux pour l’année 2012, ne révèlent pas le paiement de frais de loyer, et moins encore, à qui ce loyer aurait été payé. Quant à Spec, les états financiers de 2012 ont fait l’objet du contre-interrogatoire de M. Pichette, mais la preuve n’a pu établir la nature des frais de loyer et à qui Spec les payait le cas échéant.

[33] En réponse aux questions de la Cour, l’avocat de l’appelante a concédé que ni le témoignage de M. Pichette ni les états financiers n’appuient la prétention que Roseau encourait des frais de loyer [38] . Quant à Spec, l’avocat de l’appelante prétend que le témoignage de M. Pichette suffit pour établir que l’appelante recevait du revenu de location de Spec. Je ne suis pas d’accord. Il n’y a rien dans la preuve documentaire discutée à l’audience qui démontre que Spec a payé un loyer à l’appelante. En ce qui concerne le témoignage de M. Pichette, il était incomplet et dans certains cas, pas fiable. Je rappelle que lors de son témoignage, et en réponse aux questions concernant les avances, que ce soit au sujet de l’existence de documents écrits ou les questions concernant les intérêts ou les modalités de remboursement, M. Pichette a répondu qu’il ne le « savait pas ». Il a dit que Roseau payait un loyer à Spec et que Spec payait un loyer à l’appelante. En contre-interrogatoire, il a dit que les autres sociétés, y compris Roseau, payaient un loyer à Spec, car « le bail était signé avec HG Spec » [39] . Pourtant, aucun bail ne fut déposé en preuve. En outre, aucune preuve n’a pu soutenir l’affirmation de M. Pichette selon laquelle Roseau payait des frais de loyer à Spec ou à qui que ce soit, d’ailleurs. En toute justice pour M. Pichette, je réitère son témoignage selon lequel il est ingénieur, intéressé par le côté technique plutôt que le côté comptable de ses entreprises.

[34] L’avocate de l’intimée soutient que pour faire la preuve que l’appelante avait la possibilité de toucher un revenu de loyer, elle aurait dû présenter une preuve plus importante. Elle affirme que cette preuve aurait dû comprendre les baux, les conditions de location et leur caractère raisonnable, la superficie de l’immeuble et la partie utilisée par chaque entité qui occupait la bâtisse, ainsi de suite. Elle a soutenu que l’appelante ne s’est pas acquittée de son fardeau de preuve.

[35] Rien ne me permet de conclure que l’appelante a consenti les avances dans le but de gagner un revenu de loyer légalement payable et que c’était son intention de le percevoir. L’appelante n’a pas présenté une preuve claire de l’existence d’un revenu de loyer. Dans les circonstances, je me serais attendue à une preuve documentaire robuste et convaincante à cet effet. Malheureusement, la preuve est tout simplement insuffisante en l’espèce.

IV. Conclusion

[36] Étant donné les modalités selon lesquelles l’appelante a consenti des avances à Roseau et Spec, elle n’avait pas droit à du revenu d’intérêts. En outre, elle n’avait aucune perspective de gagner du revenu de dividendes puisqu’elle n’était actionnaire ni de Roseau et de Spec, ni d’aucune autre société figurant dans l’organigramme à l’annexe A. Quant au revenu de loyer, la preuve est tout simplement insuffisante tant pour démontrer que l’appelante recevait un revenu de loyer que pour démontrer que Roseau et Spec lui versaient un loyer et étaient légalement tenues de le faire. L’appelante ne peut donc pas se prévaloir de l’exclusion prévue à l’alinéa 40(2)g)(ii) de la Loi. Par conséquent, l’appelante n’a pas droit de déduire une perte au titre de placement d’entreprise pour l’année d’imposition 2013.

[37] L’appel est rejeté avec dépens en faveur de l’intimée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 9e jour de février 2022.

« Gabrielle St-Hilaire »

Juge St-Hilaire


RÉFÉRENCE :

 

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :

2018-850(IT)G

INTITULÉ DE LA CAUSE :

FIDUCIE IMMOBILIÈRE J.P. ET SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 18 octobre 2021

MOTIFS DE JUGEMENT PAR :

L’honorable juge Gabrielle St-Hilaire

DATE DU JUGEMENT :

Le 9 février 2022

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelante :

Me Serge Fournier

Avocate de l’intimée :

Me Anne Poirier

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Pour l’appelante:

Nom :

Me Serge Fournier

Cabinet :

BCF s.e.n.c.r.l.

Pour l’intimée :

François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 




[1] Loi de l'impôt sur le revenu, LRC 1985, ch. 1 (5e supp.) (Loi).

[2] La fiducie appelante fut constituée par M. Michel Trudel. Alors qu’il y avait deux fiduciaires au moment de la constitution de la fiducie, M. Jean Pichette était le seul fiduciaire de l’appelante en 2013.

[3] Selon la lettre d’offre de crédit de BDC (Pièce AI-1, onglet 12), ce prêt s’ajoutait au prêt existant dont le solde impayé s’élevait à 904 400 $ et le but du prêt ne pouvait pas être modifié sans le consentement écrit préalable de BDC.

[4] Selon la lettre d’offre de crédit de BDC (Pièce AI-1, onglet 13), ce prêt s’ajoutait au prêt existant dont le solde impayé s’élevait à 1 003 290 $ et le but du prêt ne pouvait pas être modifié sans le consentement écrit préalable de BDC.

[5] Le taux d’intérêt pour le prêt lié à l’avance consentie à Roseau était défini comme suit : « Le taux de base flottant de BDC moins un écart de 0.10 (l’écart) par année sur le montant du capital impayé. Le taux de base flottant de BDC est actuellement de 6.75% par année. » Voir Pièce AI-1, onglet 12. Le taux d’intérêt pour le prêt lié à l’avance consentie à Spec était défini comme suit : « Le Taux de base variable de BDC plus un écart de 0.500% par année (L’Écart). En date des présentes, le Taux de base variable de BDC est de 5.000% par année. » Voir Pièce AI-1, onglet 13.

[6] Entente partielle sur les faits au para 15.

[7] Transcription de l’audience aux pp 44-47 [Transcription]. La preuve n’a révélé aucun document démontrant l’existence de modalités de remboursement des prêts.

[8] Entente partielle sur les faits au para 14.

[9] Ibid au para 13.

[10] Transcription à la p 57.

[11] Ibid aux pp 65-68.

[12] Ibid aux pp 66-67.

[13] Dans la mesure où il y a des différences entre l’organigramme et l’entente sur les faits, il faut privilégier l’organigramme. Voir Transcription à la p 6.

[14] Transcription à la p 11.

[15] Ibid à la p 25.

[16] Ibid à la p 24.

[17] Ibid à la p 23. Voir plus généralement les pp 22-25.

[18] Ibid à la p 23.

[19] Ibid.

[20] Ibid à la p 43.

[21] Ibid à la p 44.

[22] Ibid à la p 30.

[23] Les états financiers de Roseau pour les années 2009, 2011 et 2013 ont été inclus dans le cahier de documents identifié sous la cote AI-1 et les parties se sont entendues que tous les documents qui s’y trouvaient faisaient parties des pièces à conviction, mais ces états financiers n’ont pas fait l’objet de questions lors des interrogatoires et contre-interrogatoires.

[24] Byram c Canada, [1999] FCJ no 92 au para 23 [Byram].

[25] Ibid au para 17.

[26] Ibid au para 23.

[27] Ibid aux para 21-22.

[28] Transcription à la p 65.

[29] Ibid aux pp 78-79.

[30] Ibid à la p 71.

[31] Ibid à la p 72.

[32] Byram, supra note 24 au para 21.

[33] MacCallum c R, 2011 CCI 316 [MacCallum].

[34] Rich c Canada, 2003 CAF 38 [Rich].

[35] MacCallum, supra note 33 au para 40, citant Rich, ibid au para 8.

[36] Transcription à la p 102.

[37] Scott c R, 2010 CCI 401 au para 15.

[38] Transcription à la p 73.

[39] Ibid à la p 29.

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