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Dossier : 2019-3753(IT)G

ENTRE :

SÉBASTIEN GAUDREAU,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

 

Requête entendue le 9 mars 2023, à Montréal (Québec)

Devant : L’honorable juge Gabrielle St-Hilaire

Comparutions :

Avocats de l’appelant :

Me Dominic C. Belley

Me Jonathan Lafrance

Avocats de l’intimé :

Me Marie-France Camiré

Me Dany Leduc

 

ORDONNANCE

Vu la requête présentée par l’intimé en vue d’obtenir, en vertu des articles 92 et suivants des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), une ordonnance enjoignant à l’appelant de :

  • a)fournir une copie du mémorandum préparé par la firme Raymond Chabot Grant Thornton dont l’existence a été révélée par le biais de la réponse à l’engagement no 5 pris lors de son interrogatoire préalable;

  • b)fournir une copie de toutes les correspondances en sa possession en lien avec ce mémorandum; et

  • c)payer les frais de cette requête;

Après avoir lu les déclarations sous serment et les observations écrites et après avoir entendu les observations présentées oralement par les parties;

Pour les motifs de l’ordonnance ci-joints, la requête est accueillie et la Cour ordonne ce qui suit :

a) l’appelant doit fournir une copie du mémorandum préparé par la firme Raymond Chabot Grant Thornton dont l’existence a été révélée par le biais de la réponse à l’engagement no 5 pris lors de son interrogatoire préalable;

b) l’appelant doit fournir une copie de toutes les correspondances en sa possession en lien avec ce mémorandum; et

c) les dépens suivront l’issue de la cause.

Signé à Ottawa, Canada, ce 2e jour d’août 2023.

« Gabrielle St-Hilaire »

Juge St-Hilaire


Référence : 2023 CCI 115

Date : 20230802

Dossier : 2019-3753(IT)G

ENTRE :

SÉBASTIEN GAUDREAU,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LE ROI,

intimé.

 


MOTIFS DE L’ORDONNANCE

La juge St-Hilaire

I. Introduction

[1] L’appel de Sébastien Gaudreau (appelant) porte sur les conséquences fiscales d’une série d’opérations aux termes desquelles des particuliers, y compris l’appelant, ont disposé de leur intérêt dans la société d’assurance Rochefort, Perron, Billette et Associés Inc. (RPB) en faveur de la société Univesta Assurances Services Financiers Inc. (Univesta).

[2] Les parties ont convenu de procéder à une vente hybride, soit une vente d’actifs et une vente d’actions, ce qui a permis à l’appelant de réclamer la déduction pour gain en capital et ainsi, recevoir libre d’impôt, la juste valeur marchande d’une partie du portefeuille d’assurance vendu à Univesta.

[3] La principale question sur le fond dans cet appel est celle de savoir si la ministre du Revenu national (Ministre) était justifiée d’appliquer le paragraphe 84(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC (1985), c 1 (5e supp) (Loi) aux opérations en cause, incluant ainsi un dividende réputé plutôt qu’un gain en capital imposable dans le revenu de l’appelant.

II. La requête de l’intimé

[4] Lors d’un interrogatoire préalable tenu en juin 2021, l’appelant a pris l’engagement suivant (engagement no 5, Déclaration sous serment de Llyodie Arboite aux paras 9-10, Pièce P-3; Déclaration sous serment de l’appelant aux paras 6-7) :

  1. Vérifier s’il existe un document explicatif ou un document de planification fiscal[e] impliquant notamment la possibilité d’une transaction hybride ou autre que ce soit un mémo, un échange de courriels, de lettres, ou toute autre forme que ce soit, et le fournir, le cas échéant (sous réserve de la nature de ce document);

  2. Fournir également les échanges entre les vendeurs et les planificateurs qui ont fait la planification fiscale, donné les chiffres, que ce soit sous forme d’échanges, de lettres, de courriels ou toute autre forme que ce soit.

[5] Dans sa réponse à l’engagement no 5, l’Appelant a révélé l’existence d’un document en lien avec la vente hybride préparé par la firme Raymond Chabot Grant Thornton (Mémorandum) au bénéfice d’Univesta, mais s’est opposé à la communication de ce document.

[6] Les parties s’entendent pour dire que le Mémorandum n’est pas couvert par le privilège avocat-client (Représentations écrites de l’intimé au para 11; Déclaration sous serment de Llyodie Arboite au para 12, pièce P-5).

[7] Dans sa réponse aux engagements (Pièce P-3, supra), l’appelant a invoqué le moyen suivant au soutien de son objection à la communication du Mémorandum :

Cela dit, l’intimée est par la présente avisée que M. Sébastien Gaudreau (ci-après désigné « contribuable ») s’objecte à la communication de tout document de planification fiscale et de tout plan de travail de réorganisation, quel qu’il soit et quel qu’en soit le titre, aux motifs que de tels documents ne comportent aucune information objective que les autres documents communiqués et les autres réponses données dans le cadre de la présente ne contiennent pas déjà et qu’ils pourraient être susceptibles de divulguer des opinions subjectives que le contribuable n’a aucune obligation de divulguer. La position du contribuable est conforme avec les enseignements de la Cour d’appel fédérale dans BP Canada Energy Company c. Canada, 2017 FCA 61.

[8] La requête présentée par l’intimé vise à obtenir, en vertu des articles 92 et suivants des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale) (Règles), une ordonnance enjoignant à l’appelant de :

  • a)fournir une copie du mémorandum préparé par la firme Raymond Chabot Grant Thornton dont l’existence a été révélée par le biais de la réponse à l’engagement no 5 pris lors de son interrogatoire;

  • b)fournir une copie de toutes les correspondances en sa possession en lien avec ce mémorandum; et

  • c)payer les frais de cette requête.

[9] Par ordonnance datée du 18 janvier 2022, suivant une conférence de gestion de l’instance concernant cette requête, la Cour a ordonné que l’appelant dépose une déclaration sous serment et les documents auxquels il fait référence en plaçant la copie du Mémorandum dans une enveloppe scellée et qu’il ne soit pas accessible à la Cour, à son personnel, ni à l’intimé et ses procureurs.

[10] Dans sa déclaration sous serment, aux paragraphes 14 à 22, l’appelant a décrit le mémorandum de la façon suivante :

14. Le mémorandum contient, au total, 6 pages.

15. Chacune des pages du mémorandum contient la mention « projet ».

16. Plus de 5 de ces pages consistent en une simple itération des opérations décrites à la fois dans des rapports de vérification qui figurent dans le cahier conjoint de documents des appelants, de même qu’aux paragraphes 5 à 33 de l’Avis d’appel. Je joins, en liasse, une copie des trois rapports de vérification comme Pièce 4.

17. Les mêmes opérations figurent dans les hypothèses de faits de l’intimée, au paragraphe 29 de la Réponse à l’avis d’appel, tel qu’il appert du dossier de la Cour.

18. Les opérations qui figurent dans le mémorandum sont toutes admises par les parties, tel qu’il appert du dossier de la Cour.

19. Toutefois, une partie du mémorandum contient des opinions subjectives sur l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu.

20. Il s’agit d’énoncés juridiques ou de conclusions sur l’application du droit.

21. Ces énoncés et les opinions subjectives contenus dans le mémorandum ne traitent pas du paragraphe 84(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

22. Nulle part dans ce mémorandum, il est fait référence au paragraphe 84(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[11] Dans sa déclaration sous serment, l’appelant affirme qu’il n’est ni l’auteur ni le destinataire du Mémorandum, lequel a été préparé par des comptables au bénéfice de l’acheteur, Univesta (voir aussi la Transcription de l’audience à la p 28 [Transcription]).

III. Questions

[12] Après avoir examiné les observations écrites et orales des parties, je formulerais les questions que la Cour est appelée à déterminer comme suit :

i. Est-ce que la Cour peut prendre connaissance du Mémorandum sous scellé dans le but déterminer si l’appelant doit le communiquer à l’intimé sans que l’intimé puisse aussi le consulter aux fins de cette requête ? et

ii. Est-ce que l’intimé a établi la pertinence requise aux fins de l’interrogatoire préalable justifiant ainsi une ordonnance enjoignant à l’appelant de lui fournir une copie du Mémorandum ?

IV. Position des parties

Question de la mise sous scellé

[13] En ce qui concerne la première question, l’intimé s’oppose à ce que la Cour prenne connaissance du Mémorandum sans lui permettre d’y avoir également accès. Il soutient qu’il en résulterait une atteinte au principe audi alteram partem et un déni de ses droits, soit le droit de connaître la preuve invoquée contre lui et de la contredire.

[14] L’appelant quant à lui soutient que la position de l’intimé équivaudrait essentiellement à la divulgation du Mémorandum afin que la Cour puisse en évaluer la pertinence et déterminer s’il doit être divulgué rendant ainsi son objection inutile. Selon l’appelant, l’approche proposée, soit que la Cour seule prenne connaissance du Mémorandum, est une approche maintes fois retenue par les tribunaux.

Question de la communication du Mémorandum

[15] Quant à la seconde question, l’intimé soutient que le Mémorandum doit lui être divulgué. Il soutient que le Mémorandum est pertinent puisqu’il a été préparé dans le cadre de la vente de l’entreprise au cœur du litige et pourrait s’avérer utile pour identifier les raisons sous-jacentes à chacune des opérations en cause. Selon l’intimé, la notion de pertinence doit être interprétée de façon large et libérale.

[16] L’appelant soutient que l’intimé n’a pas droit au Mémorandum puisqu’il n’est pas pertinent au litige. Selon l’appelant, la question en litige sur le fond de cet appel se limite à déterminer si le paragraphe 84(2) de la Loi s’applique à la disposition de certaines actions, et comme le Mémorandum ne fait aucunement mention du paragraphe 84(2) ni ne discute des autres dispositions invoquées au paragraphe 32 de la Réponse à l’avis d’appel, il n’est pas pertinent. S’appuyant fortement sur l’affaire BP Canada Energy Company c Canada 2017 CAF 61 [BP Energy], l’appelant soutient que l’interrogatoire préalable ne peut pas servir à mener une recherche à l’aveuglette. Il affirme aussi qu’il est impératif que les comptables puissent informer les contribuables des risques fiscaux encourus sans que le risque de divulgation au fisc décourage la préparation et la communication de leur analyse.

V. Analyse

Question de la mise sous scellé

[17] Comme mentionné plus haut, l’intimé soutient que la Cour ne peut pas prendre connaissance du Mémorandum sans qu’il puisse aussi le consulter puisqu’il en résulterait une violation des principes de justice naturelle, soit une atteinte à la règle audi alteram partem. L’intimé soutient que « cette règle exige qu’une partie puisse prendre connaissance de la preuve de la partie adverse afin de pouvoir répondre à tout élément préjudiciable à sa cause et apporter des éléments de preuve au soutien de celle-ci » (Représentations écrites de l’intimé au para 26 et à la note 30, citant Ruby c Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75 au para 40 et SITBA c Consolidated Bathurst Packaging Ltd. [1990] 1 RCS 282).

[18] À l’appui de sa position, l’intimé cite la décision Weinberg c Ernst & Young, 2010 QCCA 1727 [Weinberg]. Dans cette affaire, la Cour d’appel du Québec a refusé de prendre connaissance d’une entente à l’amiable à l’insu de l’une des parties afin d’en déterminer la pertinence parce qu’elle aurait alors contrevenu à la règle audi alteram partem. Selon le juge Forget, écrivant pour la Cour, la partie en question pourrait voir le pourvoi accueilli sans avoir pu faire valoir ses prétentions puisqu’elle n’avait pas pris connaissance du texte de l’entente (Weinberg au para 33). L’intimé reconnaît que les tribunaux ont affirmé que la règle audi alteram partem souffre de certaines exceptions, tel que dans les cas où le privilège de l’avocat-client ou le privilège de l’informateur est invoqué, mais soutient qu’aucune de ces exceptions n’est applicable en l’espèce (Transcription à la p 20).

[19] L’appelant soutient que la mise sous scellé de documents dans le contexte d’un débat sur des objections quant à leur communication est la règle et non l’exception, citant de nombreux exemples à l’appui (voir Représentations écrites de l’appelant au para 38). Comme je l’ai mentionné précédemment, l’appelant soutient que la position de l’intimé, soit celle de lui permettre de consulter le Mémorandum pour les fins de la requête rendrait son objection inutile.

[20] Je note que dans plusieurs décisions, la cour examine les documents sous scellé sans permettre à la partie qui en revendique la communication de les consulter aux fins de la requête. Ce fut le cas notamment dans les affaires Superior Plus Corp c R, 2015 CCI 132 [Superior Plus], Alain E Roch Ès Qualité de Fiduciaire de Jonction Trust et Chaudière Trust c MRN, 2018 CF 340 et Total Energy Services Inc c R, 2019 CCI 112. Il est à noter que dans toutes ces affaires, la Cour passe sous silence la question de savoir si les parties étaient d’accord sur cette façon de procéder. Cela porte à croire qu’il n’y eut pas de débat sur cette question, parce que les parties étaient d’accord que la cour prenne connaissance des documents sans permettre à la partie qui demandait la communication d’en prendre connaissance aussi. L’affaire Canada c Atlas Tube Canada ULC, 2018 CF 1086 se distingue des décisions précédemment mentionnées par le fait que la Cour fédérale ait décidé de ne pas prendre connaissance du document faisant l’objet de la requête puisque le dossier soumis à la Cour contenait suffisamment d’information quant au document pour que la requête puisse être tranchée équitablement.

[21] En l’espèce, l’appelant propose une approche selon laquelle la Cour examinerait le document dans le but de trancher cette requête, c’est-à-dire pour déterminer si le Mémorandum doit être communiqué à l’intimé. L’intimé refuse cette approche. Je note que l’intimé n’a pas pu citer de jurisprudence émanant de cette Cour ou de la Cour d’appel fédérale à l’appui de sa position selon laquelle la Cour ne peut pas prendre connaissance du Mémorandum sans qu’il puisse le consulter aussi. Il n’a pas non plus cité de décisions portant sur un débat quant à la question de savoir si la Cour peut examiner un document qu’une partie refuse de fournir à l’insu de l’autre partie.

[22] Dans l’affaire Weinberg, supra, au paragraphe 67, le juge Forget affirme ce qui suit :

Au surplus, je suis conscient du préjudice que pourraient subir les appelants si après un débat contradictoire le juge concluait que les paragraphes en litige n’ont pas une apparence de pertinence. Je sais bien que les avocats de l’intimée et l’intervenant ne pourraient effacer de leur mémoire les renseignements ainsi obtenus sans droit. La situation n’est pas totalement différente de celle du juge qui prend connaissance d’une preuve sous réserve avant d’accueillir l’objection ni de celle où on demande aux jurés de ne pas tenir compte d’une preuve puisqu’elle n’était pas admissible. L’administration de la justice est souvent une question d’équilibre entre des droits divergents.

[23] Comme le juge Forget, je suis consciente du préjudice que pourrait subir l’appelant si après un débat, je concluais que le Mémorandum n’était pas pertinent. Les représentants de l’intimé ne pourraient pas effacer de leur mémoire les renseignements contenus dans le Mémorandum. Cela dit, contrairement au juge Forget, avec égards, je ne suis pas d’accord que cela s’apparente à la situation du juge qui prend connaissance d’une preuve pour ensuite décider qu’il n’en tiendra pas compte parce qu’elle n’est pas admissible. La juge n’est pas une partie au litige et peut plus facilement faire fi d’un élément de preuve jugé inadmissible après en avoir pris connaissance. Aussi, à titre de juge chargée de la gestion de l’instance qui est appelée à décider cette requête, je ne présiderai pas à l’audition de l’appel, sous réserve du consentement des parties (Règles, para 126(6)). Ce faisant, le juge du procès ne serait pas confronté à l’obligation de faire abstraction du Mémorandum s’il s’avérait non pertinent et que l’appelant ne devait pas le fournir à l’intimé.

[24] En l’espèce, les parties s’entendent pour dire qu’une approche possible est celle selon laquelle je pourrais trancher la question de savoir si l’appelant doit communiquer le Mémorandum à l’intimé sans l’examiner (Transcription aux pp 14, 29 et 49-50). Étant donné que les deux parties souscrivent à cette approche, c’est l’approche que je vais privilégier. Selon moi, le dossier soumis à la Cour dans le contexte de cette requête contient une preuve suffisante de la nature des renseignements contenus dans le Mémorandum pour que je puisse trancher équitablement la question de sa communication sans qu’il soit nécessaire que j’en prenne connaissance (voir MRN c Atlas Tube, 2015 CF 1086 aux paras 11-13). Conséquemment, l’enveloppe contenant le Mémorandum va rester scellée. J’ajouterais qu’en ce qui concerne la nature des renseignements contenus dans le Mémorandum, je fais référence aux paragraphes 14 à 22 de la déclaration sous serment de l’appelant ainsi qu’aux renseignements additionnels fournis par l’appelant lors de son contre-interrogatoire à l’audience. Il convient de noter que l’appelant a confirmé que le Mémorandum est daté du 3 avril 2015 et qu’il a été signé par Luc Lacombe, comptable chez Raymond Chabot Grant Thornton (voir les paras 10 et 11 plus haut et la Transcription aux pp 93-98).

Question de la communication du Mémorandum

A. Principes généraux applicables à l’interrogatoire préalable

[25] Le paragraphe 95(1) des Règles prévoit que la personne interrogée répond aux questions pertinentes à une question en litige et se lit comme suit :

95 (1) La personne interrogée au préalable répond, soit au mieux de sa connaissance directe, soit des renseignements qu’elle tient pour véridiques, aux questions pertinentes à une question en litige ou aux questions qui peuvent, aux termes du paragraphe (3), faire l’objet de l’interrogatoire préalable. Elle ne peut refuser de répondre pour les motifs suivants :

a) le renseignement demandé est un élément de preuve ou du ouï-dire;

b) la question constitue un contre-interrogatoire, à moins qu’elle ne vise uniquement la crédibilité du témoin;

c) la question constitue un contre-interrogatoire sur la déclaration sous serment de documents déposée par la partie interrogée.

[Je souligne]

[26] Les principes généraux applicables aux interrogatoires préalables font l’objet d’une jurisprudence abondante. Comme reconnu par les tribunaux, ces principes n’énoncent pas de « formule magique » et il importe de tenir compte du contexte factuel dans lequel la Cour est appelée à appliquer ces principes (voir par exemple Canada c Lehigh Cement Corporation, 2011 CAF 68 au para 24 [Lehigh]). En l’espèce, il faut tenir compte du fait que le débat concernant le bien-fondé de la cotisation porte sur l’application du paragraphe 84(2) de la Loi, lequel sera examiné plus bas.

[27] Dans l’affaire Lehigh, supra au paragraphe 30, la Cour d’appel fédérale a affirmé ce qui suit concernant l’objectif général de l’interrogatoire préalable :

[30] D'abord, je crois que l'objectif général de l'interrogatoire préalable n'a pas changé. Dans l'arrêt Bande de Montana c. Canada, [2000] 1 C.F. 267 (Section de 1re inst.), au paragraphe 5, le juge Hugessen a décrit cet objectif comme suit:

L'interrogatoire préalable a pour objectif général de favoriser l'équité et l'efficacité de l'instruction en permettant à chacune des parties de se renseigner pleinement, avant l'instruction, sur la nature exacte des positions de toutes les autres parties, de façon à pouvoir définir avec précision les questions qui se posent. Il est dans l'intérêt de la justice que chaque partie soit le mieux informée au sujet des positions des autres parties afin de ne pas être défavorisée en étant surprise à l'instruction. Il est tout à fait approprié pour la Cour d'adopter une démarche libérale face à l'étendue des questions pouvant être posées au cours de l'interrogatoire préalable puisqu'une erreur qui serait commise en autorisant des questions non appropriées peut toujours être corrigée par le juge présidant l'instruction qui décide ultimement de toutes les questions ayant trait à l'admissibilité de la preuve; par ailleurs, toute erreur qui restreindrait indûment l'étendue de l'interrogatoire préalable peut mener à de graves problèmes ou même à des injustices au cours de l'instruction.

[Non souligné dans l’original [mais souligné dans Lehigh].]

[28] Dans l’affaire Baxter c R, 2004 CCI 636, une décision maintes fois citée, le juge en chef adjoint Bowman, tel était alors son titre, a résumé les principes applicables comme suit au paragraphe 13 :

a) la question de la pertinence, dans le cadre de l'interrogatoire préalable, doit être interprétée d'une façon large et libérale et il faut accorder une grande latitude;

b) le juge des requêtes ne doit pas remettre en question le pouvoir discrétionnaire en examinant minutieusement chaque question ou en demandant à l'avocat de la partie interrogée de justifier chaque question ou d'expliquer sa pertinence;

c) le juge des requêtes ne devrait pas chercher à imposer son opinion au sujet de la pertinence au juge qui entend l'affaire en excluant des questions qu'il estime non pertinentes, mais que ce dernier, dans le contexte de la preuve dans son ensemble, pourrait considérer comme pertinentes;

d) les questions manifestement non pertinentes ou abusives ou les questions destinées à embarrasser ou à harceler le témoin ou à retarder le procès ne doivent pas être autorisées.

[29] Dans l’affaire MP Western Properties Inc, 2017 TCC 82 [MP Western], conf 2019 CAF 19 [MP Western CAF], la juge Miller a aussi résumé les principes généraux en matière d’interrogatoire préalable, y compris les principes applicables lorsque celui-ci se déroule dans le contexte d’un appel relativement à la règle générale anti-évitement. Pour les fins de cet appel, il convient de citer ses propos aux paragraphes 19 à 22 :

[19] Les principes qui s’appliquent aux interrogatoires préalables font l’objet d’une jurisprudence considérable : Kossow c. La Reine, 2008 CCI 422, au paragraphe 60; HSBC Bank Canada v. R., 2010 TCC 228, au paragraphe 13; Teelucksingh v. The Queen, 2010 TCC 94, au paragraphe 15.

[20] Ces principes servent de lignes directrices, mais l’application d’un principe général ne met pas tout simplement fin à l’analyse. Il n’existe [TRADUCTION] « aucune formule magique ». Le fait de savoir si, comme en l’espèce, un document particulier doit être produit à l’interrogatoire préalable est essentiellement une question de nature factuelle qui doit être évaluée au cas par cas : Canada c. Lehigh Cement Limited, 2011 CAF 120, aux paragraphes 24 et 25.

[21] La demande de communication des appelantes est étayée par les principes généraux suivants :

a) la question de la pertinence, dans le cadre d’un interrogatoire préalable, doit être « interprétée d’une façon large et libérale et il faut [lui] accorder une grande latitude » : Baxter c. Canada, 2004 CCI 636, au paragraphe 13;

b) au stade de l’interrogatoire préalable, la pertinence est un critère moins strict que lors d’un procès : 4145356 Canada Ltd v. The Queen, 2010 TCC 613. En fait, l’article 90 des Règles prévoit expressément que la production d’un document « à des fins d’examen » n’est pas considérée comme une reconnaissance de sa pertinence ou de son admissibilité;

c) tous les documents sur lesquels le ministre s’est fondé ou qu’il a passés en revue en vue d’établir sa cotisation doivent être communiqués au contribuable : Amp Canada Ltd. c. Canada, 1987 CanLII 9569 (FC), [1987] A.C.F. no 149, 1 CTC 256 (C.F. 1re inst.);

d) les documents qui mènent à une cotisation sont pertinents : décision HSBC v. R. (précitée), au paragraphe 15;

e) les documents figurant dans les dossiers que tient l’ARC sur un contribuable sont à première vue pertinents, et la demande de ces documents n’a pas une portée trop étendue ni un caractère trop vague : décision HSBC (précitée), au paragraphe 15;

f) la partie interrogatrice est en droit d’obtenir n’importe quel renseignement ou tout document qui est susceptible de mener raisonnablement à une enquête pouvant, directement ou indirectement, bénéficier à sa cause ou nuire à celle de la partie adverse : Lloyd M. Teelucksingh v. The Queen, 2010 TCC 94, au paragraphe 15.

[22] En revanche, les principes généraux suivants étayent le refus de l’intimée de communiquer les documents :

a) une demande de production de documents indistincte, dans l’espoir que l’on découvre des renseignements utiles ou que cette demande mène à une série de questions, n’est pas autorisée : Harris c. Canada, [2001] A.C.F. no 782, 2001 DTC 5322 (CAF), au paragraphe 45; décision Fluevog (précitée), au paragraphe 18;

b) les ébauches antérieures de la version définitive d’un exposé de thèse n’ont pas à être communiquées. Le raisonnement qu’ont suivi le ministre ou ses fonctionnaires en vue d’établir les cotisations n’est pas pertinent : décision Rezek (précitée), au paragraphe 16;

c) une partie est en droit de connaître la thèse de la partie adverse au sujet d’une question de droit, mais pas d’avoir accès aux recherches juridiques ou au raisonnement ayant permis d’arriver à cette thèse : décision Teelucksingh (précitée), au paragraphe 15;

d) même dans les cas où la pertinence est établie, la Cour a le pouvoir discrétionnaire résiduel de refuser la production de documents. Ce principe a été décrit dans l’arrêt Lehigh (précité), au paragraphe 35 :

Lorsque la pertinence est établie, la Cour conserve le pouvoir discrétionnaire de refuser de permettre une question. Pour exercer ce pouvoir discrétionnaire, il convient de soupeser la valeur possible de la réponse au regard du risque qu’une partie abuse du processus de communication préalable. Voir Bristol-Myers Squibb Co. c. Apotex Inc., au paragraphe 34. La Cour peut refuser d’autoriser une question pertinente lorsque la réponse exigerait trop d’efforts et de dépenses de la part de la partie à laquelle elle est posée, lorsqu’il y a d’autres moyens d’obtenir les renseignements sollicités ou lorsque la question fait partie d’une « recherche à l’aveuglette » de portée vague et étendue : Merck & Co. c. Apotex Inc., 2003 CAF 438, 312 N.R. 273, au paragraphe 10; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2008 CAF 131, 166 A.C.W.S. (3d) 850, au paragraphe 3.

[30] En confirmant la décision de la juge Miller dans l’affaire MP Western, supra, la Cour d’appel fédérale a expressément reconnu la justesse des paragraphes 21 et 22 cités ci-haut (MP Western CAF, supra au para 25).

[31] Je réitère les principes reconnus selon lesquels la question de pertinence à l’interrogatoire préalable doit s’interpréter de façon large et libérale et à ce stade, la pertinence est un critère moins strict que lors du procès.

[32] Dans l’affaire SmithKline Beecham Animal Health Inc c R, 2002 CAF 229 au paragraphe 24, la Cour d’appel fédérale a cité avec approbation le lord juge Brett dans Compagnie Financière et Commerciale du Pacifique c Peruvian Guano Company (1882), 11 QBD 55 (CA) lorsqu’il affirmait qu’un document a trait aux points litigieux « lorsqu’on peut raisonnablement supposer qu’il contient des renseignements pouvant – et non devant – soit directement soit indirectement, permettre à la partie qui exige l’affidavit ou bien de plaider sa propre cause ou bien de nuire à celle de son adversaire », soit « s’il s’agit d’un document susceptible de la lancer dans une enquête ». Ce critère du « lancement d’une enquête » est repris par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Lehigh, supra au paragraphe 34 et dans l’affaire MP Western, supra au paragraphe 21.

[33] En revanche, je rappelle que la Cour d’appel fédérale a aussi affirmé qu’une demande de production de documents indistincte dans l’espoir de découvrir des renseignements utiles n’est pas autorisée pas plus qu’une recherche à l’aveuglette. Une partie n’a pas non plus droit d’accéder aux recherches juridiques ou au raisonnement ayant permis d’arriver à la thèse de l’autre partie (Lehigh, supra au para 35; MP Western, supra au para 22).

B. Principes généraux applicables au paragraphe 84(2) de la Loi

[34] Comme mentionné plus haut, il importe de tenir compte du contexte factuel dans lequel la Cour est appelée à considérer les principes généraux applicables aux interrogatoires préalables. Dans les circonstances, et étant donné que la Cour n’est pas appelée à trancher le fond du litige, je me limiterai à peindre un portrait général des conditions d’application du paragraphe 84(2) de la Loi.

[35] Décrite par les tribunaux comme l’une des plus anciennes mesures anti-évitement, le paragraphe 84(2) vise généralement à imposer à titre de dividende toute distribution des biens d’une société résidant au Canada à ses actionnaires ou à leur profit lors de la liquidation, la cessation ou la réorganisation de son entreprise, sauf dans la mesure ou la distribution représente le remboursement du capital versé (voir Foix c Canada, 2023 CAF 38 au para 53 [Foix CAF]; voir aussi Foix c R, 2021 CCI 52 au para 52 [Foix CCI], citant Merritt c MRN, 1941 C.R. 175, conf par [1942] SCR 269].

[36] Le paragraphe 84(2) se lit comme suit :

84(2) Distribution lors de liquidation, etc.

(2) Lorsque des fonds ou des biens d’une société résidant au Canada ont, à un moment donné après le 31 mars 1977, été distribués ou autrement attribués, de quelque façon que ce soit, aux actionnaires ou au profit des actionnaires de tout catégorie d’actions de son capital-actions, lors de la liquidation, de la cessation de l’exploitation ou de la réorganisation de son entreprise, la société est réputée avoir versé au moment donné un dividende sur les actions de cette catégorie, égal à l’excédent éventuel du montant ou de la valeur visés à l’alinéa a) sur le montant visé à l’alinéa b):

a) le montant ou la valeur des fonds ou des biens distribués ou attribués, selon le cas;

b) le montant éventuel de la réduction, lors de la distribution ou de l’attribution, selon le cas, du capital versé relatif aux actions de cette catégorie;

chacune des personnes qui détenaient au moment donné une ou plusieurs des actions émises est réputée avoir reçu à ce moment un dividende égal à la fraction de l’excédent représentée par le rapport existant entre le nombre d’actions de cette catégorie qu’elle détenait immédiatement avant ce moment et le nombre d’actions émises de cette catégorie qui étaient en circulation immédiatement avant ce moment.

84(2) Distribution on winding-up, etc.

(2) Where funds or property of a corporation resident in Canada have at any time after March 31, 1977 been distributed or otherwise appropriated in any manner whatever to or for the benefit of the shareholders of any class of shares in its capital stock, on the winding-up, discontinuance or reorganization of its business, the corporation shall be deemed to have paid at that time a dividend on the shares of that class equal to the amount, if any, by which

(a) the amount or value of the funds or property distributed or appropriated, as the case may be,

exceeds

(b) the amount, if any, by which the paid-up capital in respect of the shares of that class is reduced on the distribution or appropriation, as the case may be,

and a dividend shall be deemed to have been received at that time by each person who held any of the issued shares at that time equal to that proportion of the amount of the excess that the number of the shares of that class held by the person immediately before that time is of the number of the issued shares of that class outstanding immediately before that time.

[37] Dans l’arrêt Canada c MacDonald, 2013 CAF 110 au paragraphe 17 [MacDonald], la Cour d’appel fédérale s’est prononcée sur les exigences du paragraphe 84(2) en établissant que son application requiert les quatre éléments suivants :

1. une société résidant au Canada, qui fait l’objet d’une

2. liquidation, cessation d’exploitation ou réorganisation,

3. dont les fonds ou les biens sont distribués ou autrement attribués, de quelque façon que ce soit,

4. aux actionnaires ou à leur profit.

[38] Dans l’arrêt Foix CAF, supra, la Cour d’appel fédérale, après avoir reconnu que deux courants jurisprudentiels s’affrontent en ce qui concerne l’interprétation du paragraphe 84(2), a rejeté une lecture stricte au profit de l’interprétation large reconnue par le courant jurisprudentiel culminant avec l’affaire MacDonald, supra. Cette approche fait appel à un examen des circonstances entourant les opérations ayant mené à la liquidation ou la cessation de l’exploitation de l’entreprise (MacDonald, supra au para 24). Selon la Cour d’appel fédérale, une lecture trop littérale pourrait faire échec à la mission anti-évitement du paragraphe 84(2). Pour résumer l’interprétation large privilégiée, la Cour d’appel fédérale s’est exprimée comme suit au paragraphe 21 de l’arrêt MacDonald, supra :

À mon avis, l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique du paragraphe 84(2) amène la Cour à rechercher : (i) qui est à l’origine de la liquidation, la cessation d’exploitation ou la réorganisation de l’entreprise; (ii) qui, à l’issue de cette liquidation, cessation d’exploitation ou réorganisation, a reçu les fonds ou les biens de la société; (iii) dans quelles circonstances les prétendues distributions ont eu lieu.

[Je souligne]

[39] Dans l’affaire Foix CAF, supra au para 67, citant MacDonald, supra au para 28, la Cour d’appel fédérale a rappelé ce passage en précisant que « les opérations menant à une présumée distribution ou attribution de fonds ou de biens doivent être considérées dans leur ensemble et d’une manière flexible dans le temps ». Il convient de mentionner que tant dans l’affaire MacDonald que dans l’affaire Foix, il était question d’une vente d’actions impliquant la participation d’un tiers facilitateur.

[40] Dans l’affaire Foix CCI, supra, le juge Boyle a conclu que le paragraphe 84(2) s’appliquait à une vente hybride. Ayant considéré l’intention des parties tel qu’illustrée par la lettre d’intérêt, il a conclu que les parties avaient agi en toute connaissance de cause (voir les paras 35, 60-61). En confirmant la décision du juge Boyle, la Cour d’appel fédérale a reconnu l’importance primordiale de l’objectif de la méthode choisie par les parties dans l’analyse des opérations en cause (Foix CAF, supra au para 81).

[41] Il convient de noter que l’arrêt Foix CAF, supra, fait l’objet d’une demande d’autorisation d’en appeler à la Cour suprême du Canada (dossier no 40695).

C. Application des principes au Mémorandum

[42] C’est à la lumière des principes généraux applicables à l’interrogatoire préalable exposés plus haut et en tenant compte du contexte de l’appel lequel concerne l’application du paragraphe 84(2) de la Loi que je suis appelée à déterminer la question de savoir si l’appelant doit communiquer le Mémorandum à l’intimé.

[43] Tel qu’exposé ci-haut, dans sa réponse à l’engagement no 5, l’appelant s’est objecté « à la communication de tout document de planification fiscale et de tout plan de travail de réorganisation, quel qu’il soit et quel qu’en soit le titre, aux motifs que de tels documents ne comportent aucune information objective que les autres documents communiqués et les autres réponses données dans le cadre de la présente ne contiennent pas déjà et qu’ils pourraient être susceptibles de divulguer des opinions subjectives que le contribuable n’a aucune obligation de divulguer » (Pièce P-3, supra).

[44] Dans ses représentations écrites, l’appelant affirme que le Mémorandum n’est pas pertinent au litige en insistant sur le fait qu’il ne traite pas, ne discute pas et n’analyse pas le paragraphe 84(2) de la Loi. Toujours selon l’appelant, la demande de l’intimé d’obtenir la communication du Mémorandum, un document dont il n’est ni l’auteur ni le récipiendaire, indique que l’intimé cherche à établir une nouvelle base de cotisation. Il soutient que l’interrogatoire préalable ne peut pas servir à faire une recherche à l’aveuglette.

[45] L’intimé reconnait que l’existence des opérations n’est pas en cause, mais affirme qu’il y a un débat sur les circonstances entourant les opérations (Transcription à la p 125). L’intimé soutient que le fait qu’il puisse déjà être en possession des renseignements contenus dans le Mémorandum n’est pas un motif justifiant le refus de le communiquer. À l’appui de cette prétention, l’intimé cite l’article 82 des Règles qui prévoit que seul le critère de pertinence gouverne la communication intégrale de documents (voir aussi l’affaire Superior Plus, supra au para 24, citant l’affaire HSBC Canada c R, 2010 CCI 228).

[46] Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec la position de l’intimé selon laquelle le fait qu’un document puisse contenir des renseignements obtenus précédemment ne justifie pas le refus de le communiquer au stade de l’interrogatoire préalable. Dans l’affaire Sandia Mountain Holdings Inc c R, 2005 CCI 65, le juge Miller a tenu compte des remarques de la Cour dans l’affaire Andres Wines Ltd c T.G. Bright & Co, [1978] ACF no 903 qui s’exprimait comme suit :

Je n'interprète pas ces remarques comme voulant dire que, parce qu'un vérificateur de l'ARC a obtenu des renseignements des appelantes, l'intimée « a les moyens de les connaître » et que l'intimée ne peut pas demander de tels renseignements dans le cadre de l'interrogatoire préalable. Cela aurait pour effet d'imposer une restriction non réaliste à l'intimée, au point qu'il y aurait fort peu de renseignements qui pourraient être obtenus au préalable des appelantes et qu'il n'y aurait peut-être même aucun renseignement qui puisse être obtenu.

[47] Je conclus que le fait que l’intimé puisse avoir déjà obtenu des renseignements concernant les opérations en cause ne justifie pas le refus de l’appelant de communiquer le Mémorandum pour les motifs que plus de 5 des 6 pages portent sur lesdites opérations. En fait, cet aspect en soi étaye une conclusion selon laquelle le Mémorandum pourrait être pertinent aux questions en litige.

[48] L’intimé a fait valoir le fait que le Mémorandum, daté du 3 avril 2015, a été préparé suite au document intitulé « Entente – Principaux termes et conditions », daté du 15 février 2015 (Pièce I-1), portant sur la vente de l’entreprise exploitée par RPB et lequel contient une clause relativement à la fiscalité qui se lit comme suit :

L’Acheteur et les Vendeurs s’engagent à travailler de concert afin d’optimiser la situation fiscale des parties impliquées dans cette transaction. Plus particulièrement, les parties s’engagent à évaluer les mérites d’une transaction « hybride ».

[49] Le Mémorandum a été communiqué aux comptables de l’appelant et bien que l’appelant a témoigné que c’était compliqué pour lui de comprendre, il a reconnu que son comptable lui a expliqué le Mémorandum. L’appelant s’est exprimé comme suit (Transcription aux pp 94-95) :

M. SÉBASTIEN GAUDREAU : Par mon comptable. C'était de la mécanique au niveau comment la transaction s’effectuerait. Et où oui j'ai obtenu une copie, mais c'est – c'était compliqué pour moi de comprendre parce que c'est, c'est de la fiscalité que je maîtrise pas.

Me DANY LEDUC : Donc votre comptable a eu accès à ce mémo-là avant vous?

M. SÉBASTIEN GAUDREAU : Oui.

Me DANY LEDUC : OK. Puis vous dites que – dans le fond pour quelle raison votre comptable l’a obtenu?

M. SÉBASTIEN GAUDREAU : Ben c'est parce qu’il fallait - comme dans le document – dans l’entente là, il fallait que les deux parties s’entendent sur une optimisation fiscale là. Ils sont - moi, j'ai pas été impliqué dans ça là du tout là.

Pis un moment donné ça l’a abouti à ce que c'était comme ça que ça serait.

Me DANY LEDUC : OK. Puis expliquez comment, comment vous, vous l'avez obtenu ce document-là?

M. SÉBASTIEN GAUDREAU : Ç’a dû être un meeting avec nos, nos comptables pour nous dire que :

« Voilà. Voilà qu’est-ce qui va être fait, de la façon dont ça va être fait. »

Me DANY LEDUC : Puis la façon dont ça allait être fait, c'est la façon qui était décrite dans le mémo de planification?

M. SÉBASTIEN GAUDREAU : Oui. C'est un mémo qui s’adressait pas à nous. C'est un mémo que - donc c'était pas nous qui était l’émetteur, ni le destinataire. C'était, c'était un projet. C'était, c'était, c'était la façon dont les, les, les comptables avaient, avaient informé leur client qui était notre acheteur de la procédure au niveau de la transaction, comment ça devait être fait.

Me DANY LEDUC : Mais dans ce mémo-là, il y avait des étapes que vous deviez compléter de votre côté. N'est-ce pas?

M. SÉBASTIEN GAUDREAU : Oui, il y avait une procédure à suivre.

Me DANY LEDUC : OK. Une procédure que les vendeurs devaient effectuer?

M. SÉBASTIEN GAUDREAU : Écoutez, c'est – je maîtrise pas vraiment tout ce qui s’est fait là, mais c'est une procédure, procédure comptable. Donc moi, j'ai fait confiance au comptable. Pis c'est - les comptables tout semblait correct là entre les deux (2), entre nos comptables pis leurs comptables.

[50] L’intimé soutient que les principes applicables à l’interprétation et à l’application du paragraphe 84(2) de la Loi incluent notamment la nécessité d’examiner ce qui est à l’origine de la liquidation ainsi que les circonstances entourant les opérations afin de déterminer si des fonds ont été distribués ou autrement attribués de « quelque façon que ce soit ». En outre, il affirme qu’il faudra examiner les circonstances pour déterminer si un tiers facilitateur était impliqué, fait sur lequel les parties ne s’entendent pas. L’intimé soutient que le Mémorandum pourrait faire la lumière sur ces questions ou indiquer une piste de questions pouvant les aider dans cette recherche.

[51] Selon l’appelant, le vérificateur a pris connaissance des documents sources (contrats, résolutions, formulaires de roulement, etc.) ce qui lui a permis de reconstruire les opérations qui, dans son esprit, donnaient lieu à une cotisation fondée sur le paragraphe 84(2) de la Loi (Transcription à la p 158). Il affirme que les opérations qui font l’objet du litige sont reprises dans l’avis d’appel et dans la réponse à l’avis d’appel. Il affirme vigoureusement que le Mémorandum n’instruira l’intimé « d’aucune façon sur les circonstances et les négociations de ces transactions » et qu’il n’y a rien dans le Mémorandum « qui va éclairer sur une tentative d’orchestration d’extrait des surplus ou la présence d’un tiers facilitateur » (Transcription aux pp 160-163). De plus, dans l’affaire Foix CCI, supra, l’intimé « a réussi à démontrer l’existence d’un tiers facilitateur et a réussi à démontrer une tentative d’extraction » sans un document comme le Mémorandum. Cela impliquerait l’utilité très restreinte et l’importance limitée du Mémorandum pour permettre à l’intimé de faire sa preuve.

[52] En ce qui concerne l’application du paragraphe 84(2), l’appelant soutient que son interprétation ne requiert pas de déterminer l’intention des parties au-delà des contrats. De plus, les renseignements concernant l’intention des parties ne seraient d’aucune utilité puisqu’il n’y a pas de suggestion que l’intention des parties était de dissimuler une véritable opération (Transcription à la p 160). Or, puisque l’appel ne concerne pas un débat quant à l’application de la règle générale anti-évitement prévue à l’article 245, « une tentative d’exploration de l’objet des transactions au-delà de ce que révèle l’instrument » est sans pertinence (Transcription à la p 187).

[53] L’appelant s’appuie fortement sur l’affaire BP Energy, supra, pour soutenir sa position selon laquelle il n’a pas à révéler ses points faibles alors que l’intimé affirme que cette décision ne s’applique pas en l’espèce. Lors de ses représentations devant la Cour, l’appelant a cité l’extrait suivant à l’appui de ses prétentions (Transcription à la p 170, citant BP Energy, supra au para 82) :

… le contribuable a le droit d’opter, dans sa déclaration de revenu, pour l’hypothèse qui lui est la plus avantageuse. C’est pourquoi les vérificateurs doivent procéder à une foule de contrôles et ne peuvent compter essentiellement que sur leur propre initiative lorsqu’ils vérifient les sommes déclarées par le contribuable. Certes, même si les vérificateurs ont droit à « toute l’aide raisonnable » pour leur permettre de procéder à la vérification (Loi, alinéa 231.1(1)d)), ils ne peuvent contraindre les contribuables à révéler leurs « points faibles ».

[54] Il importe de rappeler que, dans l’affaire BP Energy, supra, la question de la production de documents comptables internes s’est posée dans le contexte des pouvoirs de collecte de renseignements en vertu de l’article 231.1 de la Loi et non pas dans le contexte d’un interrogatoire préalable. En outre, le refus d’ordonner la communication des documents reposait sur le fait que la vérification était terminée et la cotisation émise de sorte que l’objet de la demande avait cessé d’exister. Puisque le ministre avait clairement indiqué qu’il souhaitait obtenir ces documents pour des vérifications ultérieures, une telle demande de production ne pouvait être autorisée (voir aussi MRN c BMO Nesbitt Burns Inc, 2022 CF 157 [BMO CF], conf 2023 CAF 43 [BMO CAF]. En revanche, la Cour a ordonné la communication de documents semblables dans l’affaire Atlas Tube, supra, parce que la demande d’accès au document a été présentée dans le contexte d’une vérification active (voir Atlas Tube, supra au para 66).

[55] Je tiens à insister sur le fait que dans l’affaire BP Energy, supra, la Cour a refusé d’ordonner la communication des documents en cause parce que la vérification était terminée et parce que la Ministre souhaitait obtenir ces documents pour une vérification ultérieure, ce qui ne reflète pas les motifs qui sous-tendent la demande de communication en l’espèce. En l’espèce, il n’est pas question de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu de l’article 231.1 de la Loi dans le contexte d’une vérification, mais plutôt de la portée de l’article 95 des Règles qui prévoit que la personne interrogée répond (« shall answer » dans la version anglaise de l’article 95) aux questions pertinentes à une question en litige lors de l’interrogatoire préalable. Je conclus que l’affaire BP Energy, supra, n’est d’aucun secours à l’appelant, car elle s’inscrit dans un contexte différent du présent contexte. J’ajouterais que la Cour d’appel fédérale a souligné la distinction entre les pouvoirs discrétionnaires du ministre en vertu de l’article 231.1 et les Règles (voir l’affaire BMO CF, supra, au para 160 discutant la décision la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Revenu national) c Cameco Corporation, 2019 CAF 67).

[56] En outre, l’appelant soutient que le Mémorandum n’est d’aucune utilité pour révéler ses faiblesses quant à la question en litige puisque la thèse de l’intimé repose sur l’application du paragraphe 84(2) aux opérations en cause et que le Mémorandum ne contient rien « à propos de 84(2) » (Transcription aux pp 173-174). L’appelant soutient également que la communication du Mémorandum ferait en sorte « que les points faibles identifiés par le comptable de l’acheteur seraient révélés au préjudice du vendeur » (Transcription à la p 175).

[57] En outre, l’appelant s’appuie sur la décision dans l’affaire R c Aventis Pharma Inc, 2008 CAF 316 au soutien de son affirmation selon laquelle l’intimé ne peut pas se servir de l’interrogatoire préalable pour développer une base de cotisation alternative. Je note que dans cette affaire, la juge du procès avait mis un terme à l’interrogatoire préalable après avoir qualifié l’approche de l’intimé de recherche à l’aveuglette masquant une stratégie qui avait pour but d’identifier une nouvelle base de cotisation. Contrairement à l’affaire Aventis, dans cet appel, il n’y a pas de débat sur des faits sur lesquels la Ministre s’est appuyée pour établir la cotisation, mais qui sont niés ou ignorés par l’intimé dans sa réponse à l’avis d’appel. Outre l’inquiétude de l’appelant que l’intimé puisse vouloir établir une nouvelle base de cotisation, il n’y a pas de preuve devant la Cour qui appuie une prétention selon laquelle l’intimé cherche de faire ainsi en l’espèce.

[58] L’appelant a aussi soulevé le fait que l’intimé pourrait vouloir amender sa réponse à l’avis d’appel, après avoir reconsidéré ses admissions de faits une fois qu’il aurait pris connaissance du Mémorandum. Les actes de procédure étant clos en l’espèce, les parties ne peuvent les modifier qu’avec le consentement de l’autre partie ou avec l’autorisation de la Cour (Règles, art 54). Il reviendrait donc au juge de requête, le cas échéant, de trancher toute question concernant des arguments de préjudice potentiel lors d’une demande de modification de la réponse à l’avis d’appel dans le contexte de cet appel.

[59] Je traiterai brièvement des propos de l’appelant selon lesquels il est impératif que les comptables puissent informer les contribuables des risques fiscaux encourus sans que le risque de divulgation au fisc décourage la préparation et la communication de leur analyse. Selon l’appelant, si ces conseils doivent systématiquement être divulgués, la qualité de la communication entre les comptables et leurs clients et la conformité avec la Loi en sera réduite (Transcription aux pp 191-192). Les tribunaux ont confirmé qu’il n’existe pas de privilège comptable-client à l’égard des conseils fiscaux donnés par un expert-comptable (voir par exemple Tower c MRN, 2003 CAF 307). Je note que l’appelant n’a pas fait d’observations relativement au privilège fondé sur les circonstances de chaque cas à l’égard duquel la Cour suprême du Canada a statué que les principes énoncés par le professeur Wigmore fournissent le cadre général d’analyse pour déterminer si une communication est privilégiée ou non (voir Tower, supra aux paras 39 et suivants). Dans ces circonstances, je ne peux pas conclure que la communication du Mémorandum est protégée par le privilège au cas par cas et comme il n’y a pas de privilège comptable-client, il ne s’agit pas d’un motif pouvant justifier le refus de communication en l’espèce et cela même si dans certains cas, la communication des conseils fiscaux pourrait, selon l’appelant, décourager la communication des conseils par les comptables à leurs clients.

[60] A ce stade de mes motifs, il convient de rappeler que l’appelant a refusé de communiquer le Mémorandum pour les motifs qu’il ne contient aucune information objective que les autres documents communiqués ou réponses données ne contiennent pas déjà et qu’ils pourraient être susceptibles de divulguer des opinions subjectives que le contribuable n’a aucune obligation de divulguer. Selon la déclaration sous serment de l’appelant, 5 des 6 pages du Mémorandum contiennent une itération des opérations en cause dans cette affaire. Dans ses représentations écrites, l’appelant fait valoir que le Mémorandum n’est pas pertinent au litige en insistant sur le fait qu’il ne traite pas du paragraphe 84(2) de la Loi.

[61] Les principes applicables à l’interrogatoire préalable exposés plus haut aux circonstances de cet appel, en tenant compte du contexte qu’est l’applicabilité du paragraphe 84(2) de la Loi, me portent à conclure que le Mémorandum est pertinent aux questions en litige dans cette affaire. Je m’abstiendrai de réitérer les principes discutés ci-haut et je me limiterai à rappeler qu’un document a trait aux points litigieux lorsqu’il contient des renseignements pouvant, directement ou indirectement, permettre à la partie qui en demande la divulgation soit de plaider sa propre cause ou de nuire à celle de son adversaire, soit de le lancer dans une enquête. Le document visé en l’espèce, le Mémorandum, porte en grande partie sur les opérations en cause; il a suivi l’entente concernant la vente de RBP, lequel contenait une clause sur la fiscalité et, selon le témoignage de l’appelant, les parties ont suivi ce qui était prévu dans le Mémorandum. Il convient de rappeler aussi les principes jurisprudentiels selon lesquels l’approche privilégiée en ce qui concerne l’interprétation du paragraphe 84(2) fait appel à un examen des circonstances entourant les opérations en cause.

[62] En tenant compte des principes selon lesquels la question de la pertinence dans le cadre d’un interrogatoire préalable doit être interprétée de façon large et libérale et qu’à ce stade, le critère de pertinence est un critère moins strict que lors d’un procès, ainsi que des principes applicables à l’interprétation du paragraphe 84(2) étayée par la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, force m’est de conclure que le Mémorandum est pertinent.

VI. Conclusion

[63] Compte tenu de ce qui précède, la requête de l’intimé est accordée et:

  • a)l’appelant doit fournir une copie du mémorandum préparé par la firme Raymond Chabot Grant Thornton dont l’existence a été révélée par le biais de la réponse à l’engagement no 5 pris lors de son interrogatoire préalable;

  • b)l’appelant doit fournir une copie de toutes les correspondances en sa possession en lien avec ce mémorandum; et

  • c)les dépens suivent l’issue de la cause.

Signé à Ottawa, Canada, ce 2e jour d’août 2023.

« Gabrielle St-Hilaire »

Juge St-Hilaire

 


RÉFÉRENCE :

2023 CCI 115

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :

2019-3753(IT)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

SÉBASTIEN GAUDREAU ET SA MAJESTÉ LE ROI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 9 mars 2023

MOTIFS DE JUGEMENT PAR :

L’honorable juge Gabrielle St-Hilaire

DATE DU JUGEMENT :

Le 2 août 2023

COMPARUTIONS :

Avocats de l’appelant :

Me Dominic C. Belley

Me Jonathan Lafrance

Avocats de l’intimé :

Me Marie-France Camiré

Me Dany Leduc

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Pour les appelants :

Nom :

Me Dominic C. Belley

Me Jonathan Lafrance

Cabinet :

Norton Rose Fulbright Canada

S.E.N.C.R.L, s.r.l.

Pour l’intimé :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

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