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Dossier : 2012-2024(IT)G

 

ENTRE :

 

CHARLES HUGH MADDIN,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

Appel entendu les 28, 29 et 30 avril et le 1er mai 2014, à Vancouver (Colombie‑Britannique).

 

Devant : L'honorable juge Randall S. Bocock

 

Comparutions :

 

Avocats de l'appelant :

Me William A. Ruskin

Me Anna Sekunova

Avocate de l'intimée :

Me Karen A. Trustcott

 

 

JUGEMENT

 

          CONFORMÉMENT aux motifs du jugement ci‑joints, l'appel interjeté à l'égard de la cotisation relative aux retenues à la source non versées est rejeté en partant du principe que l'appelant n'a pas établi qu'il avait agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.

 

          SOUS RÉSERVE du paragraphe final des motifs du jugement ci‑joints, et conformément à celui‑ci, les dépens sont adjugés à l'intimée sur la base partie‑partie.

 

Signé à Edmonton (Alberta), ce 18e jour de septembre 2014.

 

 

« R. S. Bocock »

Le juge Bocock

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 8e jour de décembre 2014.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 


 

 

 

 

Référence : 2014 CCI 277

Date : 20140918

Dossier : 2012-2024(IT)G

 

ENTRE :

 

CHARLES HUGH MADDIN,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 


MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Bocock

 

I.       Introduction

 

[1]             Le présent appel découle d'une cotisation établie relativement à la responsabilité des administrateurs. En août 2009, le ministre du Revenu national (le « ministre ») a établi une cotisation de 271 801,11 $ à l'égard de l'appelant en sa qualité d'administrateur (la « cotisation »). La cotisation, qui a trait à la période allant du 1er janvier 2008 au 11 septembre 2008 (la « période »), a été établie au titre du paragraphe 227.1(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi ») relativement aux retenues à la source non versées (les « retenues à la source ») de Quadra Marble and Granite Inc. (« Marble »).

 

[2]             Les retenues à la source incluent les sommes au titre des versements prévus par la Loi, le Régime de pensions du Canada et la Loi sur l'assurance‑emploi. Aucune somme n'a été déterminée en ce qui concerne la taxe sur les produits et services (la « TPS ») pour la période. La cotisation comprenait également des pénalités et des intérêts. Il n'y a plus de litige ou de contestation au sujet du caractère suffisant, du bien‑fondé ou du montant de la cotisation, du certificat ou du bref de saisie‑exécution ou bien au sujet du fait qu'il n'a pas ensuite été satisfait aux obligations découlant de la cotisation.

 

[3]             La seule question dont la Cour est saisie a trait au moyen de défense de la diligence raisonnable que l'appelant a invoqué au titre du paragraphe 227.1(3) de la Loi. La question faussement simple consiste à se demander si l'appelant, en sa qualité d'administrateur de Marble, a agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté requis pour prévenir le manquement de Marble de verser les retenues à la source pendant la période.

 

II.      Les faits

 

a)      Les faits non contestés

 

[4]             À l'origine, l'appelant, M. Maddin, était propriétaire exploitant d'une entreprise familiale de vente en gros et au détail appelée Quadra Stone Company Ltd. (« Stone »), qui se chargeait de la distribution, de la fabrication, de la vente et de l'installation de marbre, de granit et de pierre. Le 31 décembre 2007, les retenues à la source non versées que Stone devait au ministre s'élevaient à 158 880,13 $. Elles semblent avoir été payées en 2008.

 

[5]             Le 31 décembre 2007, M. Maddin et deux autres personnes, Curtis Barker et Caesar Chang, ont constitué en société, à titre de premiers administrateurs, une nouvelle société dénommée Quadra Marble and Granite Inc. (« Marble »).

 

[6]             Le 31 décembre 2007, Marble, qui venait d'être constituée en personne morale, a pris en charge les activités de l'entreprise existante, Stone, qui lui a transféré tous ses éléments d'actif et tous ses employés.

 

[7]             Monsieur Maddin était également dirigeant et tout à la fois président du conseil d'administration et secrétaire de Marble, en plus d'en être un actionnaire. M. Barker (président) et M. Chang (vice‑président) étaient également dirigeants et actionnaires de Marble en parts égales avec M. Maddin.

 

[8]             Marble a continué de mener les activités de l'entreprise dans les mêmes locaux que ceux que Stone occupait. Il n'y avait pas de convention de bail signée entre Marble et la locatrice, Camad Land Corp. (la « locatrice »), société que M. Maddin et les membres de sa famille possédaient et contrôlaient.

 

[9]             Le 11 septembre 2008, M. Maddin a démissionné de son poste d'administrateur de Marble.

 

[10]        En octobre 2009, Marble a quitté les locaux commerciaux par suite d'un avis d'expulsion délivré par la locatrice.

 

[11]        Pendant la période, Marble versait à ses employés des traitements, des salaires et d'autres formes de rémunération. Marble déduisait les retenues à la source relatives aux sommes qu'elle payait à ses employés, mais elle ne versait pas ces sommes au receveur général.

 

b)      Conclusions de fait additionnelles de la Cour

 

[12]        Monsieur Maddin, M. Barker et une des commis‑comptables, Mme Roberge, ont témoigné lors de l'audience d'une durée de quatre jours. M. Chang n'a pas témoigné, malgré le fait que son nom apparaissait sur la liste des témoins de l'intimée. Bien que l'appelant ait laissé entendre qu'il fallait tirer une conclusion défavorable de cette absence, rien n'indique que M. Chang aurait apporté quoi que ce soit au sujet des connaissances ou des actes de M. Maddin à l'égard des retenues à la source étant donné que, comme les témoins l'ont tous trois déclaré unanimement, M. Chang se trouvait rarement dans les bureaux et ne prenait part à aucune réunion d'information, sans compter que M. Maddin et lui n'auraient apparemment eu aucune conversation sur le sujet en cause.

 

[13]        En ce qui concerne la nature de la participation de M. Maddin à titre d'administrateur de Marble pendant la période en cause, au départ, l'intention générale était certainement que M. Maddin ne participe pas aux activités de Marble en tant que directeur‑propriétaire actif, mais qu'il fournisse des conseils en fonction de son expérience, de sa formation et de l'historique de l'entreprise précédente.

 

[14]        La question de savoir si cette intention s'est finalement réalisée dépend d'un certain nombre de faits qui se sont produits pendant la période en cause. M. Maddin se rendait aux locaux de Marble environ deux ou trois jours par semaine et il y restait pendant la plus grande partie de la journée. M. Maddin connaissait bien la structure de l'entreprise, ses renseignements bancaires et ses activités, la personne qui exerçait les fonctions de commis‑comptable pendant la période allant du 1er janvier au 31 mars 2008 (la « période de l'hiver 2008 ») ainsi que les systèmes informatiques et comptables reçus de l'entreprise précédente. En ce qui concerne les systèmes informatiques eux‑mêmes, pendant la période de l'hiver 2008, M. Maddin était préoccupé par le fait que le système informatique alors en place, qu'il avait vendu à l'entreprise, était obsolète et avait besoin d'être remplacé, et ses préoccupations au sujet du fait que les ordinateurs n'étaient pas remplacés n'ont fait que s'intensifier pendant cette période. À plusieurs occasions, M. Maddin a signé des lettres pour le compte de Marble, y compris une lettre de congédiement à la fin du mois de janvier 2008.

 

[15]        En ce qui concerne les documents commerciaux d'origine faisant état du transfert de l'entreprise et des actifs de Stone à Marble, on peut, au mieux, qualifier les documents d'incomplets, si ce n'est de préliminaires. Les parties n'ont pas signé de bail, de convention d'achat‑vente, ni de convention d'actionnaires. Il semble que toute l'opération a été conclue par suite des instructions que M. Maddin a données à son avocat. On a décrit les modalités de cette opération sur une feuille de modalités de vente signée, laissant certaines questions en suspens, comme la superficie des locaux loués, question qui a empêché la conclusion d'une convention de bail.

 

[16]        On peut qualifier la relation que M. Maddin avait avec la commis‑comptable d'origine, Mme Roberge, de relation de confiance de longue date. Mme Roberge était la commis‑comptable de M. Maddin et de ses sociétés liées avant, pendant et après la période au cours de laquelle Marble existait. Il est clair que Mme Roberge était au courant des problèmes des retenues à la source dès le départ. Elle a déclaré qu'en tant que commis‑comptable, elle préparait la paie, se chargeant notamment du calcul des retenues à la source, et qu'elle savait que ces montants n'étaient pas versés. Elle a affirmé que, pendant la période de l'hiver 2008, elle avait fait part à M. Maddin de divers problèmes et difficultés comptables relatifs au système informatique et au paiement retardé des factures en général. Mme Roberge a reçu les demandes de M. Maddin au sujet des paiements relatifs à l'arriéré de loyer et aux autres sommes que Marble devait à lui ou à Stone. Pour résumer, M. Maddin et Mme Roberge ont communiqué en général au sujet de questions comptables et financières pendant la période de l'hiver 2008.

 

[17]        En ce qui a trait à la tenue des comptes, au début du mois de mars 2008, Marble a retenu les services de la mère de M. Barker (qui est à présent décédée), sans doute pour apprendre le système de tenue des comptes et, finalement, comme il s'est avéré, remplacer Mme Roberge comme commis‑comptable. Il est clair que M. Maddin était au courant de cela dès le départ, et que Mme Roberge lui faisait part presque tous les jours du fait qu'elle n'arrivait pas à s'entendre avec Mme Barker ainsi que de ses doutes au sujet de la capacité de Mme Barker à comprendre le fonctionnement des systèmes de tenue des comptes.

 

[18]        Monsieur Maddin et Mme Roberge ont déclaré que M. Maddin n'avait pas posé de question précise au sujet des retenues à la source pendant la période de l'hiver 2008 et que tous ses efforts en vue de convoquer des réunions informelles des administrateurs étaient restés lettre morte. Il ressort de la feuille de modalités de vente, bien qu'elle ne comprenne pas tous les renseignements nécessaires, qu'il n'y aurait pas de paiement au titre des stocks que Stone avait transférés à Marble pendant une période de six mois, que le mois de janvier 2008 serait une période de base, pour laquelle il n'y aurait pas de loyer à payer, et qu'un important contrat de 4 millions de dollars, qui n'avait pas été exécuté au début de l'opération, permettrait d'obtenir des liquidités. C'est ce dont il a été convenu dans la feuille de modalités de vente que tous les administrateurs de Marble ont signée. Pendant la période de l'hiver 2008, M. Maddin était informé chaque semaine, pour ne pas dire tous les jours, que ce soit par Mme Roberge ou par M. Barker, que le contrat de 4 millions de dollars devenait de plus en plus incertain au fur et à mesure que le temps passait.

 

[19]        Dans le courant du mois d'avril 2008, on a transféré le compte bancaire de Marble à une nouvelle succursale, plus proche de l'entreprise. M. Maddin n'a pas été informé de ce changement de succursale. En ce qui concerne la présence des deux autres administrateurs dans les bureaux de Marble, ils n'y ont jamais été aussi présents que M. Maddin, qui s'y rendait fréquemment. Il n'y avait pas de réunions des administrateurs régulières, si tant est qu'il y en eût. M. Barker se déplaçait à l'extérieur des bureaux, pour essayer d'obtenir des contrats et assurer la croissance de Marble, et M. Chang, en sa qualité de fabricant et d'installateur, ne venait dans les bureaux de Marble que brièvement, le matin ou l'après‑midi.

 

[20]        Des éléments de preuve ont également été produits au sujet des circonstances liées à la pratique des affaires de M. Maddin, tant passées qu'actuelles. Dans le passé, il avait déjà contracté des dettes envers l'Agence du revenu du Canada au titre des retenues sur les salaires relatives aux affaires de Stone, et, en 2008, il avait été déclaré coupable relativement à une douzaine de chefs d'accusation d'omission de produire des déclarations de revenus T1 et T2.

 

III.     Le droit applicable

 

[21]        La combinaison de l'alinéa 153(1)a) et du paragraphe 227.1(1) de la Loi prévoit que Marble est tenue de verser les retenues à la source et définit la responsabilité de M. Maddin en sa qualité d'administrateur dans le cas où ces retenues à la source ne sont pas versées. Les paragraphes 227.1(2) et (3) de la Loi circonscrivent cette responsabilité. J'en reproduis ci‑dessous les extraits pertinents :

 

153(1) Toute personne qui verse au cours d'une année d'imposition l'un des montants suivants :

 

a) un traitement, un salaire ou autre rémunération, à l'exception des sommes visées aux paragraphes 115(2.3) ou 212(5.1);

 

[...]

 

doit en déduire ou en retenir la somme fixée selon les modalités réglementaires et doit, au moment fixé par règlement, remettre cette somme au receveur général au titre de l'impôt du bénéficiaire ou du dépositaire pour l'année en vertu de la présente partie ou de la partie XI.3. [...]

 

227.1(1) Lorsqu'une société a omis de déduire ou de retenir une somme, tel que prévu aux paragraphes 135(3) ou 135.1(7) ou aux articles 153 ou 215, ou a omis de verser cette somme ou a omis de payer un montant d'impôt en vertu de la partie VII ou VIII pour une année d'imposition, les administrateurs de la société, au moment où celle‑ci était tenue de déduire, de retenir, de verser ou de payer la somme, sont solidairement responsables, avec la société, du paiement de cette somme, y compris les intérêts et les pénalités s'y rapportant.

 

(2) Un administrateur n'encourt la responsabilité prévue au paragraphe (1) que dans l'un ou l'autre des cas suivants :

 

a) un certificat précisant la somme pour laquelle la société est responsable selon ce paragraphe a été enregistré à la Cour fédérale en application de l'article 223 et il y a eu défaut d'exécution totale ou partielle à l'égard de cette somme;

 

b) la société a engagé des procédures de liquidation ou de dissolution ou elle a fait l'objet d'une dissolution et l'existence de la créance à l'égard de laquelle elle encourt la responsabilité en vertu de ce paragraphe a été établie dans les six mois suivant le premier en date du jour où les procédures ont été engagées et du jour de la dissolution;

 

c) la société a fait une cession ou une ordonnance de faillite a été rendue contre elle en vertu de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité et l'existence de la créance à l'égard de laquelle elle encourt la responsabilité en vertu de ce paragraphe a été établie dans les six mois suivant la date de la cession ou de l'ordonnance de faillite.

 

(3) Un administrateur n'est pas responsable de l'omission visée au paragraphe (1) lorsqu'il a agi avec le degré de soin, de diligence et d'habileté pour prévenir le manquement qu'une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.

 

[22]        Les paragraphes 21.1(1) et (2) du Régime de pensions du Canada et les paragraphes 83(1) et (2) de la Loi sur l'assurance‑emploi prévoient des dispositions analogues en ce qui concerne la responsabilité de l'administrateur en matière de retenues à la source non versées et intègrent sous forme de renvoi le moyen de défense de la diligence raisonnable prévu au paragraphe 227.1(3) de la Loi.

 

[23]        Jusqu'à ce que la Cour d'appel fédérale rende sa décision dans l'arrêt Buckingham c. Canada, [2013] 1 R.C.F. 86, 2011 CAF 142, il y avait un certain débat au sujet du point de vue à adopter concernant la norme applicable. Aux paragraphes 37, 38, 39 et 40 de l'arrêt Buckingham, le juge Mainville a apporté des précisions au sujet de la norme objective qu'il convenait d'adopter. Le même juge qui a statué sur cet appel a par la suite résumé ces précisions au paragraphe 32 d'un arrêt subséquent, Balthazard c. Canada, 2011 CAF 331, dans lequel la Cour d'appel fédérale s'est ainsi exprimée :

 

Le cadre juridique applicable à une défense de soin, de diligence et de compétence sous le paragraphe 323(3) de la LTA a récemment été résumé comme suit par notre Cour dans Buckingham :

 

a. La norme de soin, de diligence et de compétence exigée au paragraphe 323(3) de la LTA est une norme objective comme l'a énoncé la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, 2004 CSC 68, [2004] 3 R.C.S. 461. Cette norme objective écarte le principe de common law selon lequel la gestion d'une société par un administrateur doit être jugée suivant les compétences, les connaissances et les aptitudes personnelles de celui‑ci. Une norme objective ne signifie toutefois pas que les circonstances propres à un administrateur ne doivent pas être prises en compte. Ces circonstances doivent être prises en compte, mais elles doivent être considérées au regard de la norme objective d'une « personne raisonnablement prudente ».

 

b. L'examen de la conduite de l'administrateur aux fins de cette norme objective commence lorsqu'il devient évident pour l'administrateur, agissant raisonnablement et avec le soin, la diligence et la compétence qui sont requises, que la société entame une période de difficultés financières.

 

c. Une société qui fait face à des difficultés financières pourrait se hasarder à réaffecter les versements dus à la Couronne afin de payer d'autres créanciers et ainsi assurer la poursuite de ses activités. C'est précisément une telle conjoncture que l'article 323 de la LTA vise à éviter. Le moyen de défense prévu au paragraphe 323(3) de la LTA ne doit pas servir à encourager de tels défauts de versement en permettant aux administrateurs d'invoquer une défense de soin, de diligence et de compétence lorsqu'ils financent les activités de leur société à l'aide de remises dues à la Couronne, en espérant ou non remédier plus tard à ces défauts.

 

d. Puisque la responsabilité des administrateurs à ces égards n'est pas absolue, il est possible qu'une société puisse ne pas effectuer des remises à la Couronne sans que la responsabilité solidaire des administrateurs soit engagée.

 

e. Ce qui est requis des administrateurs, c'est qu'ils démontrent qu'ils se sont effectivement préoccupés des versements fiscaux et qu'ils se sont acquittés de leur obligation de soin, de diligence et de compétence afin de prévenir le défaut de la société de verser les montants en cause.

 

[24]        De manière conjointe, donc, un administrateur doit se pencher sur la question des retenues à la source et faire preuve de diligence raisonnable afin de prévenir un manquement de verser les sommes en cause. Cette double obligation doit être constante, omniprésente et invariable; un plan d'affaires créatif ou subsidiaire, peu importe à quel point il est plausible d'un point de vue économique ou à quel point il pourrait être lucratif, qui soustrait ou tend à soustraire des ressources des retenues à la source qui doivent être versées à la Couronne mettra un terme à toute possibilité de se réclamer du moyen de défense de la diligence raisonnable : arrêt Buckingham, au paragraphe 57. Il convient de tenir compte des circonstances (c.‑à‑d. des particularités factuelles), mais en les examinant par rapport à la norme objective de la « personne raisonnablement prudente ».

 

IV.     Les observations de l'appelant

 

[25]        D'un point de vue factuel, M. Maddin a fait valoir qu'en l'espèce, il était possible de tirer les conclusions de fait suivantes pour appuyer son recours au moyen de défense de la diligence raisonnable :

 

a)       M. Barker était responsable des activités de gestion de Marble, y compris de toutes les transactions financières et des versements au fisc;

 

b)      M. Maddin était un administrateur inactif, non un directeur, un superviseur ou un patron, et il ne se trouvait sur place que pour fournir des conseils si le besoin s'en faisait sentir;

 

c)       au cours du mois de mars 2008, sans consulter M. Maddin, MM. Barker et Chang ont retenu les services de Mme Barker, ont changé les serrures des bureaux de comptabilité et ont renvoyé Mme Roberge;

 

d)      au plus tard en février ou en mars 2008, M. Barker était parfaitement au courant du problème de non‑versement des retenues à la source;

 

e)       M. Maddin n'a été mis au courant du problème de non‑versement des retenues à la source qu'après le 31 mars 2008;

 

f)       à la fin du mois de mars, le compte bancaire de Marble a été transféré à une autre succursale et M. Maddin n'a pas été informé de l'adresse de la nouvelle succursale;

 

g)       à partir d'avril 2008, M. Maddin a effectué diverses démarches en vue d'obtenir les renseignements financiers de Marble, y compris pour savoir quel était l'état de la situation en ce qui concerne les retenues à la source, mais M. Barker et sa mère ont contrecarré tous ses efforts.

 

[26]        Pour résumer, l'avocat de l'appelant soutient que, pendant la période de l'hiver 2008, M. Maddin pouvait raisonnablement s'attendre à ce que les versements soient effectués pour le compte de Marble. M. Maddin ne savait pas que Marble connaissait des difficultés financières avant que Mme Roberge ne l'informe de l'existence d'un arriéré en matière de retenues à la source; il se trouve qu'elle l'a fait pendant sa dernière journée de travail, le 31 mars 2008. En fait, l'appelant affirme que c'était le contraire : M. Maddin avait toutes les raisons de croire que les affaires de Marble étaient prospères. M. Barker avait un horaire de travail chargé, Marble était sur le point de signer des contrats d'une valeur de 4 millions de dollars avec un seul client, Marble n'avait pas à payer quelque stock que ce soit pendant six mois, et Marble avait obtenu une période de grâce d'un mois avant de commencer à payer le loyer des locaux qu'elle occupait.

 

[27]        En outre, l'avocat de M. Maddin soutient qu'après que MM. Barker et Chang ont renvoyé Mme Roberge, M. Maddin avait continué de demander à la nouvelle commis‑comptable de Marble, Mme Barker, ainsi qu'à M. Barker et à M. Chang, des renseignements financiers, y compris des renseignements relatifs aux retenues à la source. Toutes les demandes de renseignements de M. Maddin ont été refusées ou rejetées.

 

[28]        Par conséquent, les efforts que M. Maddin a faits en vue de prévenir le défaut de Marble de respecter ses obligations prévues par la loi relativement au versement des retenues à la source ont été contrecarrés.

 

V.      Analyse

 

a)      Pendant la période de l'hiver 2008

 

[29]        La question est de savoir si, pendant cette période et compte tenu des circonstances, M. Maddin a agi de façon raisonnable et a exercé le degré de soin, de diligence et d'habileté requis pour observer la situation financière de Marble, se renseigner à son sujet et l'évaluer.

 

[30]        Bien qu'il soit vrai que M. Barker ait été apparemment le directeur de l'entreprise pendant la période pertinente en 2008, les raisons pour lesquelles on avait retenu les services de M. Maddin à titre d'administrateur étaient son expérience, ses connaissances et sa participation dans Marble. Bien qu'il soit possible que l'intention de M. Maddin ait été d'être un administrateur et un actionnaire inactif, les caractéristiques habituelles d'un tel comportement ne ressortent pas de la preuve. L'avocat de M. Maddin s'est exclusivement occupé de préparer les documents relatifs à la vente, de constituer la société et de donner des conseils au sujet de l'établissement de la nouvelle structure d'entreprise. Tous les systèmes bien connus de l'entreprise, tous les employés, les stocks et les contrats (à l'exception du contrat de 4 millions de dollars) ont été mis en place pour Marble.

 

[31]        Plus important encore, et de son propre aveu, M. Maddin se rendait aux locaux de Marble deux ou trois jours par semaine. La commis‑comptable de Marble pendant la période de l'hiver 2008 était également une employée de M. Maddin, ce qui est encore le cas aujourd'hui. Mme Roberge avait une grande expérience des dettes au titre des retenues à la source de Stone, l'entreprise précédente, qui se soustrayait fréquemment à ses propres obligations en matière de versement des retenues à la source à la Couronne.

 

[32]        Compte tenu de leur relation de longue durée, le fait de laisser entendre que M. Maddin n'avait jamais interrogé Mme Roberge au sujet du versement des retenues à la source pendant la période de l'hiver 2008 sonne faux pour plusieurs raisons. Il ressort de la preuve non contestée que pendant la période de l'hiver 2008, M. Maddin a demandé à Marble d'effectuer des paiements à Stone au titre du loyer, des services publics pour les locaux et d'autres postes. Il a exprimé son insatisfaction à Mme Roberge et à M. Barker à l'égard des paiements tardifs que Stone avait reçus au titre du prêt consenti par le vendeur. M. Barker se trouvait rarement dans les locaux de Marble, même pendant la période de l'hiver 2008. En comparaison, M. Maddin s'y trouvait deux ou trois jours ouvrables par semaine, et une commis‑comptable qui travaillait pour lui depuis de nombreuses années était également présente sur place, laquelle avait tous les renseignements détaillés et importants à l'égard des retenues à la source. M. Maddin a déclaré qu'il n'avait jamais interrogé Mme Roberge au sujet des retenues à la source précisément. Comme M. Maddin l'a mentionné de nombreuses fois, il n'avait aucune raison de penser que l'argent n'était pas disponible et qu'il n'avait pas été versé.

 

[33]        C'est à cet endroit précis que le moyen de défense de la diligence raisonnable que M. Maddin a présenté échoue. L'administrateur n'a pas le droit de se fonder sur ses seules attentes en dehors de toute enquête et évaluation raisonnables dans les circonstances : arrêt Balthazard, à l'alinéa 32b), précité. M. Maddin a déclaré qu'il avait toutes les raisons de croire que tout allait bien pour Marble d'un point de vue financier : son carnet de commandes éventuelles était plein, elle n'avait pas à payer de loyer pendant un mois, elle disposait d'un délai de six mois pour payer les stocks et elle prenait un tout nouveau départ. Il affirme qu'il croyait que Marble disposait d'amplement de liquidités pour verser les retenues à la source. Toutefois, pour que M. Maddin puisse se prévaloir du  moyen de défense de la diligence raisonnable, il doit procéder à une enquête et à une évaluation raisonnables visant à établir si ces fonds sont généralement disponibles et si la société prendra les mesures requises pour s'acquitter de son obligation de déduire, de retenir, de verser et de payer la somme due, étant donné que les administrateurs sont, comme l'article en cause le prévoit, « solidairement responsables, avec la société, du paiement de cette somme ».

 

[34]        En outre, les fréquentes questions de M. Maddin au sujet des sommes qui étaient dues à lui ainsi qu'à ses sociétés liées, le fait qu'il ait exigé qu'on établisse la convention de bail et la nature d'entreprise en démarrage de la nouvelle société sont autant d'éléments pertinents quant à la croyance de M. Maddin selon laquelle la situation financière de Marble était bonne; ces éléments, somme toute, indiquent qu'il n'aurait pas pu raisonnablement penser que tout allait merveilleusement bien sur le plan fiscal pendant la période de l'hiver 2008. Si l'on ajoute à cela qu'il avait accès sans restriction à la commis‑comptable de Marble pendant la période de l'hiver 2008, et si l'on tient compte de son historique en matière de dettes au titre des retenues à la source, le fait pour lui de demander si les retenues à la source avaient été versées aurait été une démarche logique, raisonnable et prudente dans les circonstances.

 

[35]        Les autres inquiétudes, actes et préoccupations raisonnables de M. Maddin à l'égard de la société sont en contraste avec le silence qu'il a gardé et l'aversion qu'il a démontrée à l'idée d'avoir une discussion avec Mme Roberge au sujet de la situation relative au paiement des retenues à la source. Soit il s'agissait d'une omission volontaire, ce qui était par conséquent déraisonnable dans les circonstances, soit il s'agissait d'une omission involontaire, et par conséquent M. Maddin n'a pas satisfait à l'exigence qui incombe aux administrateurs de se renseigner suffisamment et d'effectuer des évaluations raisonnables dans les circonstances en ce qui concerne le paiement afin de démontrer « qu'il s'est effectivement préoccupé des versements fiscaux ». Pendant la période de l'hiver 2008, on était également en présence d'autres circonstances qui auraient raisonnablement dû inquiéter davantage M. Maddin et le pousser à questionner Mme Roberge : l'embauche d'une nouvelle commis‑comptable au début du mois de mars 2008 (indépendamment de son hostilité, dont il sera question plus loin); le conflit entre la nouvelle commis‑comptable et celle qui était déjà là; le fait que M. Barker ait été réticent à suivre les conseils de M. Maddin et à remplacer le système de tenue de comptes presque non fonctionnel et obsolète; le fait que M. Barker s'absentait fréquemment du lieu d'affaires dès le départ; les réticences que M. Barker a manifestées à l'idée de s'occuper de tous les documents opérationnels inachevés, comme les transferts de véhicules (ce qui a finalement été fait le 1er avril 2008).

 

[36]        Pour finir, quelles qu'aient été les circonstances qui ont empêché M. Maddin de poser des questions au sujet des retenues à la source pendant la période de l'hiver 2008, elles ont objectivement disparu au début du mois de mars avec l'embauche d'une nouvelle commis‑comptable antipathique, qui a fait preuve de partialité à son endroit. Un évènement aussi contraire à ses intérêts, quand on l'ajoute aux autres circonstances, aurait dû raisonnablement le pousser à poser au moins une question à Mme Roberge pendant la période de l'hiver 2008 au sujet du paiement des retenues à la source. S'il l'avait fait, il aurait obtenu une réponse sincère et confidentielle d'une commis‑comptable en laquelle il avait confiance et qu'il connaissait bien, laquelle a elle-même témoigné qu'elle avait les connaissances voulues. En ne posant pas de question, M. Maddin n'a pas raisonnablement porté attention au paiement exigible des retenues à la source dans une situation de difficultés de gestion et de difficultés opérationnelles et financières apparentes.

 

[37]        En ce qui concerne la question que M. Maddin n'a jamais posée à Mme Roberge, dans les circonstances, il était raisonnable (ou tout au moins il n'était pas déraisonnable) de poser cette simple et unique question. Au mieux, le fait de ne pas l'avoir posée était le fruit du laxisme et de la négligence. Au pire, l'omission était délibérée parce que la réponse était raisonnablement assurée. Quoi qu'il en soit, il n'en demeure pas moins que des évènements troublants et déstabilisants se sont déroulés autour de M. Maddin au cours de la période de l'hiver 2008, pendant les deux ou trois jours par semaine qu'il passait dans les locaux de la société; il se trouvait en leur épicentre, à quelques mètres d'une source familière, amicale et discrète, qui avait des réponses. Même si on prend le parti le plus favorable à M. Maddin et qu'on adopte la première solution, le fait de négliger de poser des questions en pareilles circonstances empêche un administrateur de se prévaloir du moyen de défense de la diligence raisonnable, surtout quand cet administrateur est très bien placé pour agir de manière raisonnable et se renseigner au sujet de la situation en matière de retenues à la source. Dans de telles circonstances factuelles, l'inaction et le manque d'intérêt ne sont pas suffisants : décision Chell c. La Reine, 2013 CCI 29, au paragraphe 40.

 

b)      Après la période de l'hiver 2008

 

[38]        L'avocat de M. Maddin admet que son client était au courant de l'existence de l'arriéré après le 1er avril 2008, mais il affirme qu'après cette date, tous les efforts que son client a faits pour veiller au paiement des retenues à la source avaient été contrecarrés par les manœuvres d'évitement et de diversion employées par M. Barker et M. Chang en ce sens. Compte tenu de la conclusion énoncée ci‑dessus, il n'est pas nécessaire de procéder à une analyse de la période qui a suivi la période de l'hiver 2008. Toutefois, pour achever son analyse, la Cour souligne que l'appelant ne pourrait pas se prévaloir du moyen de défense de la diligence raisonnable à l'égard de cette période (quand M. Maddin était, de son propre aveu, au courant de l'existence de l'arriéré), et ce, pour les raisons suivantes :

 

a)       après la période de l'hiver 2008, les préoccupations de M. Maddin visaient essentiellement à récupérer l'arriéré de loyer, à assurer le remboursement du prêt consenti par le vendeur et à achever le transfert des biens de Marble à Stone (c.‑à‑d. à achever la transaction avant que Marble ne doive interrompre ses activités pour une raison ou une autre);

 

b)      il n'y a eu aucune note, aucun courriel, ni aucune note de service afin de communiquer une demande, une directive ou une exigence de M. Maddin visant à ce qu'on procède au versement des retenues à la source, ou visant à ce que la société ou les deux autres administrateurs prennent des mesures en vue d'effectuer ces versements;

 

c)       M. Maddin n'a pas convoqué de réunion formelle des administrateurs, que ce soit en sa qualité d'administrateur ou d'actionnaire de Marble, et il n'a donc pas exercé son droit prévu par la loi;

 

d)      dans les faits, M. Maddin a essayé de communiquer avec M. Barker au moyen d'appels téléphoniques impossibles à retrouver, qui n'ont pas été enregistrés et auxquels M. Barker n'a pas répondu, bien qu'à une reprise, M. Barker ait bien répondu à l'appel, mais aucun élément de preuve n'a été produit pour montrer que le sujet de cette conversation avait trait à l'arriéré en matière de retenues à la source ou à des efforts en vue de le payer;

 

e)       la preuve n'a pas établi que, pendant cette période, M. Maddin avait adopté une ligne de conduite raisonnablement prudente en vue de prévenir le défaut de verser les retenues à la source, compte tenu de l'attention qu'il a portée aux dettes que Marble avait envers lui.

 

[39]        Pour résumer, dans les circonstances, les gestes que M. Maddin a posés pendant l'hiver 2008 ne suffisent pas à établir qu'il a pris des mesures raisonnablement prudentes en vue de prendre connaissance de l'arriéré en matière de retenues à la source : le simple fait de poser une question discrète et confidentielle à une personne en laquelle il avait toute confiance depuis longtemps. Bien que cette question soit théorique, M. Maddin n'a pas produit suffisamment d'éléments de preuve montrant que, quand il a pris connaissance de l'existence de l'arriéré, il a pris des mesures en vue de prévenir le défaut ou le défaut continu de Marble de payer cet arriéré pour la période qui a suivi la période de l'hiver 2008. Au lieu de cela, il ressort de la preuve qu'il a démontré un intérêt préférentiel et exclusif pour ses autres fonctions, celles de locateur ou de créancier de Marble.

 

[40]        Pour ces motifs, l'appel est rejeté. Les dépens sont adjugés à l'intimée sur la base partie‑partie, conformément aux dispositions pertinentes du tarif. Toutefois, les parties peuvent par ailleurs présenter des observations afin de les soumettre à l'examen de la Cour dans les 30 jours suivant la date du présent jugement.

 

Signé à Edmonton (Alberta), ce 18e jour de septembre 2014.

 

 

« R. S. Bocock »

Le juge Bocock

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 8e jour de décembre 2014.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 


RÉFÉRENCE :

2014 CCI 277

 

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2012-2024(IT)G

 

INTITULÉ :

Charles Hugh Maddin c. Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Les 28, 29 et 30 avril et le 1er mai 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

L'honorable juge Randall S. Bocock

 

DATE DU JUGEMENT :

Le 18 septembre 2014

 

COMPARUTIONS :

 

Avocats de l'appelant :

Me William A. Ruskin

Me Anna Sekunova

 

Avocate de l'intimée :

Me Karen A. Trustcott

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Pour l'appelant :

 

Noms :

William A. Ruskin

Anna Sekunova

 

Cabinet :

Clark, Wilson

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour l'intimée :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

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