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Date : 20150126


Dossier : T-975-13

Référence : 2015 CF 121

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2015

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

PINAKI RANJAN BHATTACHARYYA

demandeur

et

VITERRA INC.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Pinaki Ranjan Bhattacharyya sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne a rejeté la plainte de discrimination qu’il avait présentée contre son ancien employeur, Viterra Inc. La Commission a conclu que la preuve n’étayait pas la distinction défavorable ou le harcèlement et le congédiement, allégués par M. Bhattacharyya contre son employeur, fondés sur sa couleur, sa race ou son origine nationale ou ethnique.

[2]               Bien qu’il ne l’exprime pas en ces termes, je crois comprendre que M. Bhattacharyya fait valoir que l’enquête menée par la Commission n’était pas suffisamment rigoureuse et que sa décision de rejeter sa plainte en matière de droits de la personne était déraisonnable.

[3]               Bien que j’aie examiné ses observations avec soin, M. Bhattacharyya ne m’a pas convaincue que la Cour devrait modifier la décision de la Commission. La demande de contrôle judiciaire de M. Bhattacharyya sera par conséquent rejetée.

I.                   Contexte

[4]               Monsieur Bhattacharyya est un gestionnaire de projet en technologie de l’information (TI) d’origine indienne. Du 7 janvier 2010 au 12 avril 2011, il a travaillé pour l’entreprise Viterra Inc. (Viterra, auparavant connue sous le nom de Saskatchewan Wheat Board). Chez Viterra, M. Bhattacharyya relevait de Don Conly, le directeur des TI de l’entreprise.

[5]               En 2009, Viterra a commencé à externaliser vers des centres d’appels en Inde ses services de TI. L’entreprise a alors tenu un certain nombre de réunions et de colloques afin d’aider ses employés à réussir la transition.

[6]               Le 6 octobre 2010, Insights Discovery, une organisation externe, a animé à l’intention des gestionnaires de TI de Viterra un atelier portant sur les styles de communication. Pendant que se déroulait cette séance de formation, l’animatrice d’Insights, Connie Phenix, a veillé à expliquer comment l’appartenance aux divers profils de personnalité influait sur la manière dont les gens, particulièrement les personnes de cultures différentes, géraient les situations.

[7]               Les parties sont en désaccord sur ce qui s’est produit lors de la séance de formation.

[8]               Monsieur Bhattacharyya affirme que Donna King, directrice des TI – Amérique du Nord de Viterra s’est mise à [traduction] « fulminer » contre la culture indienne pendant la séance, y allant de commentaires tels que [traduction] « la culture de ces gens‑là est une aberration ». Le ton employé par Mme King laissait entendre que la culture indienne était [traduction] « une culture de lenteur et d’improductivité », selon M. Bhattacharyya, et Mme King aurait aussi parlé en mal des retards dans la préparation des Jeux du Commonwealth, tenus en Inde vers cette époque.

[9]               Monsieur Bhattacharyya ajoute que Mike Nugent, un directeur des TI, [traduction] « s’est mis lui aussi à dénigrer la culture de l’Inde » en parlant péjorativement de son système des castes, un sujet qui n’avait rien à voir avec la formation offerte.

[10]           Monsieur Bhattacharyya affirme dans son mémoire des faits et du droit : [traduction] « 30 paires d’yeux ne cessaient de scruter mes réactions émotives, et je sentais qu’on me jetait fréquemment un coup d’œil – j’étais après tout la seule personne d’origine indienne dans le groupe. » Monsieur Bhattacharyya ajoute que le silence de toutes les autres personnes présentes [traduction] « [lui] semblait être une démonstration de solidarité envers le sentiment défavorable à la culture indienne ». Cette perception a fait sentir M. Bhattacharyya vulnérable, vu que le soutien et la coopération de toutes les personnes présentes étaient nécessaires à l’accomplissement de ses tâches.

[11]           Madame King a nié avoir [traduction] « fulminé » contre la culture indienne. Elle dit avoir plutôt fait part d’une anecdote personnelle, au sujet d’une situation vécue dans un aéroport indien. Elle affirme l’avoir fait pour illustrer l’existence de différences culturelles, et la manière dont les profils de personnalité influent sur les réactions des gens devant de telles différences – son exemple était directement utile pour la séance de formation.

[12]           D’autres témoins, présents lors de la séance de formation, ne se rappelaient pas avoir entendu Mme King faire les commentaires évoqués par M. Bhattacharyya. Leurs témoignages n’étayaient pas non plus l’allégation de M. Bhattacharyya selon laquelle M. Nugent avait tenu des propos désobligeants à l’endroit du système des castes.

[13]           Pendant la séance de formation, M. Bhattacharyya n’a pas protesté contre les déclarations faites, et personne d’autre ne s’est inquiété non plus des commentaires formulés. Tout particulièrement, ni Mme Phenix ni Selina Haines, directrice des ressources humaines chez Viterra, aussi présentes à la séance, n’ont dit quoi que ce soit. Une fois la séance de formation terminée, toutefois, M. Bhattacharyya a envoyé à Mme Haines un courriel où il se disait préoccupé de la manière dont on avait dépeint l’Inde et la culture indienne à la séance. Monsieur Bhattacharyya a également fait parvenir une copie de son courriel à M. Conly et à Mike Brooks, le dirigeant principal de l’information chez Viterra.

[14]           Monsieur Bhattacharyya affirme que M. Brooks lui a ensuite téléphoné, et qu’il s’est excusé des [traduction] « actions fautives » des employés lors de la séance offerte par Insights. Selon M. Bhattacharyya, M. Brooks lui a dit qu’il aborderait la question à une prochaine rencontre de discussion ouverte, mais cela ne s’est jamais produit.

[15]           Viterra nie que M. Brooks se soit jamais engagé à aborder la situation à la rencontre de discussion ouverte. Selon Viterra, M. Brooks aurait dit à M. Bhattacharyya lors de leur discussion que si ses allégations étaient vraies, le comportement des employés avait été inacceptable.

[16]           Madame Haines a également donné suite au courriel de M. Bhattacharyya. Elle a tenté de comprendre ce qui s’était passé pendant la séance de formation, et voulait notamment savoir quand et où, selon M. Bhattacharyya, la séance avait [traduction] « dérapé ». Madame Haines a aussi demandé à M. Bhattacharyya de l’aider à se sensibiliser davantage à la question, pour pouvoir mieux diriger l’équipe encore. Elle l’a également félicité pour son courriel, en reconnaissant que cela avait dû être difficile pour lui de le rédiger.

[17]           Madame Haines a dit avoir demandé directement à M. Bhattacharyya s’il estimait avoir fait l’objet de discrimination, et que celui‑ci lui avait répondu par la négative. Monsieur Brooks et Mme Haines ont aussi affirmé que M. Bhattacharyya n’avait plus jamais fait allusion à la séance de formation devant eux, et qu’ils croyaient le problème réglé.

[18]           Monsieur Bhattacharyya affirme toutefois avoir ressenti une [traduction] « franche hostilité » à son endroit après la séance de formation et ses retombées. Viterra n’avait pris non plus aucune mesure pour le faire se [traduction] « sentir en sécurité ». Plus particulièrement, son superviseur, M. Conly, l’avait défavorisé en raison de son origine indienne.

[19]           Comme exemples de distinction défavorable, M. Bhattacharyya a mentionné que M. Conly disait fréquemment ne pas aimer la cuisine indienne et que celui-ci lui parlait sur un ton dépréciatif. Monsieur Bhattacharyya a également affirmé que M. Conly rabaissait son travail et que celui-ci avait congédié un employé d’origine indienne qui travaillait sous ses ordres sans en discuter d’abord avec lui.

[20]           Monsieur Bhattacharyya a également protesté contre des propos que M. Conly aurait tenus concernant une collègue, Debbie Petz, nerveuse à l’idée d’un prochain voyage en Inde. Enfin, M. Bhattacharyya s’est senti insulté, enfin, lorsque M. Conly a qualifié l’un de ses projets de [traduction] « travail ingrat » en ayant le sentiment que son superviseur [traduction] « jetait aux ordures tous [ses] efforts et [son] dévouement ».

[21]           Selon M. Bhattacharyya, M. Conly aurait aussi évalué son rendement de manière inéquitable. Monsieur Bhattacharyya affirme que, même si M. Conly a accepté dans un deuxième temps de lui accorder une meilleure cote de rendement pour la période allant de janvier 2010 au 31 décembre 2010, il était demeuré insatisfait de l’évaluation faite et avait voulu que M. Brooks révise sa cote. D’après M. Bhattacharyya, M. Conly a miné ses efforts en vue de rencontrer M. Brooks, et il a tenté de le soudoyer pour qu’il retire son appel en promettant de lui attribuer une meilleure cote à l’évaluation suivante.

[22]           Le 12 avril 2011, Viterra a congédié M. Bhattacharyya sans motif valable. Monsieur Bhattacharyya affirme qu’on l’a congédié de manière humiliante, comme il n’avait pas été autorisé à retourner à son bureau pour y récupérer ses affaires. Monsieur Bhattacharyya soutient que M. Conly l’a congédié à titre de représailles, pour avoir porté plainte, et pour se prémunir contre toute rencontre éventuelle avec M. Brooks qui aurait porté sur l’évaluation de son rendement. Monsieur Bhattacharyya a aussi soutenu que son congédiement avait résulté de la [traduction] « franche hostilité » de la direction de Viterra envers sa culture et son origine nationale.

[23]           Viterra affirme pour sa part avoir congédié M. Bhattacharyya pour des motifs liés à son rendement, expliquant que ce dernier n’avait pas su répondre aux préoccupations soulevées lors des évaluations de son rendement. Plus particulièrement, Viterra soutient que M. Bhattacharyya avait du mal à accepter la critique constructive, et à inciter ses subalternes à aller dans la voie souhaitée par la direction.

[24]           Monsieur Bhattacharyya a aussi fait valoir qu’il était la seule personne d’origine indienne à avoir travaillé comme gestionnaire des TI chez Viterra. Il a ajouté que les seules autres personnes d’origine indienne travaillant au bureau de Regina de l’entreprise avaient été embauchées pour assurer une aide technique, comme contractuels, et seulement après que Viterra eut signé des contrats, à la fin de 2009, avec Hewlett Packard et Infosys.

[25]           Viterra a répondu à cela que 25 p. 100 des employés relevant de M. Conly étaient en fait d’origine indienne, et que deux d’entre eux occupaient des postes de gestionnaire. L’entreprise a ajouté que 50 p. 100 des employés travaillant sur place au service des TI à Regina étaient d’origine indienne à l’époque pertinente, sans toutefois préciser quel pourcentage de ces employés travaillaient à forfait plutôt qu’à titre d’employés.

II.                Plainte présentée par M. Bhattacharyya en matière des droits de la personne

[26]           Après avoir été congédié, M. Bhattacharyya a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, en vertu des articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6, dans laquelle il alléguait que Viterra avait fait preuve de discrimination contre lui en raison de son [traduction] « origine culturelle et nationale ». Monsieur Bhattacharyya a soutenu que Viterra

a.                   ne lui avait pas procuré un lieu de travail libre de harcèlement, en raison des remarques qu’auraient formulées Mme King et M. Nugent lors de la séance de formation d’Insights et du fait que Viterra n’aurait pris aucune mesure pour donner suite à sa plainte;

b.                  l’avait défavorisé, comme en attestent encore l’absence de mesures prises par Viterra après sa plainte concernant la séance de formation, de même que les remarques et les comportements attribués à M. Conly, notamment ses commentaires sur la cuisine indienne, le travail [traduction] « ingrat » de M. Bhattacharyya et le fait que celui‑ci aurait [traduction] « fait le malin », ainsi que le congédiement du subalterne de M. Bhattacharyya sans que ce dernier ait d’abord été consulté;

c.                   a évalué son rendement à la baisse puis l’a congédié en raison de son origine nationale.

III.             Enquête de la Commission

[27]           Après que M. Bhattacharyya lui eut présenté la plainte en matière des droits de la personne, la Commission a obtenu de Viterra une réponse écrite à cette plainte. L’enquêteur de la Commission a ensuite examiné la documentation pertinente et a rencontré huit personnes en entrevue, dont M. Bhattacharyya et Mme Phenix, ainsi que six employés de Viterra : M. Brooks, Mme King, Mme  Haines, M. Conly, M. Nugent et Mme Petz. Au moment des entrevues, toutefois, quatre de ces six employés (Mme King, M. Conly, M. Nugent et Mme Petz) ne travaillaient plus pour Viterra.

[28]           Un rapport, daté du 31 décembre 2012, a été rédigé à la conclusion de l’enquête. Le rapport de 17 pages, comptant 116 paragraphes, comportait un examen détaillé de la preuve ainsi que l’analyse de chacune des allégations portées par M. Bhattacharyya. L’auteur du rapport recommandait, en conclusion, que la Commission rejette la plainte, parce que la preuve n’étayait pas la distinction défavorable ou le harcèlement et le congédiement, allégués par M. Bhattacharyya, fondés sur sa couleur, sa race ou son origine nationale ou ethnique.

[29]           Le rapport d’enquête a ensuite été communiqué aux parties, et chacune d’elles a eu l’occasion d’y répondre. Se prévalant de cette possibilité, M. Bhattacharyya a transmis à la Commission un document où il critiquait longuement et en détail le rapport d’enquête.

[30]           La Commission a par la suite accepté la recommandation de l’enquêteur, et a rejeté la plainte de M. Bhattacharyya au moyen d’une lettre de décision datée du 2 mai 2013.

IV.             Questions en litige

[31]           Monsieur Bhattacharyya énonce comme suit les questions en litige dans la présente affaire :

1.                  La Commission a-t-elle interrogé et contre-interrogé chaque témoin de son [traduction] « humiliation publique » lors de la séance de formation d’Insights, et du harcèlement dont il a fait l’objet jusqu’au moment de son congédiement?

2.                  La Commission a-t-elle [traduction] « cherché à vérifier si les personnes interrogées avaient fait des déclarations incompatibles ou si certaines d’entre elles avaient fait des déclarations antérieurement incompatibles »?

3.                  Pour établir les faits, la Commission a-t-elle [traduction] « procédé à des contre-interrogatoires et mis à contribution toutes ses ressources […] »?

4.                  La Commission a-t-elle eu tort de conclure que la preuve n’étayait pas la distinction défavorable ou le harcèlement et le congédiement, allégués par M. Bhattacharyya, fondés sur sa couleur, sa race ou son origine nationale ou ethnique?

[32]           J’estime que la première et la troisième questions de M. Bhattacharyya ont trait à la rigueur requise pour mener l’enquête de la Commission, et les deux autres au caractère raisonnable de la décision de la Commission de rejeter sa plainte en matière des droits de la personne.

V.                Principes juridiques régissant le contrôle des décisions de la Commission

[33]           Avant d’examiner les questions soulevées par M. Bhattacharyya, il sera utile d’examiner la nature et l’étendue des obligations de la Commission canadienne des droits de la personne lorsqu’elle instruit une plainte en matière des droits de la personne.

[34]           Dans l’arrêt Cooper c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, 140 DLR (4th) 193, la Cour suprême du Canada, examinant du rôle de la Commission canadienne des droits de la personne, a fait remarquer que la Commission n’est pas un organisme décisionnel et que le traitement des plaintes en matière des droits de la personne est réservé au Tribunal canadien des droits de la personne. Le rôle de la Commission « consiste […] à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante » (au paragraphe 53; voir aussi Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 RCS 879, [1989] ACS n° 103 (SEPQA).

[35]           La Cour d’appel fédérale a affirmé que le rôle de la Commission était semblable à celui d’un juge qui tient une enquête préliminaire. En d’autres termes, la fonction de la Commission n’est pas de se prononcer sur la plainte, mais de décider, d’après le rapport d’enquête et les observations des parties, si la preuve est suffisante pour justifier la tenue d’une instruction : Richards c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 341, [2008] ACF n° 1526, au paragraphe 7.

[36]           La Commission jouit d’un grand pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit de décider si, « compte tenu des circonstances », l’examen de la plainte est justifié : Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364, aux paragraphes 21 et 25 (Halifax c. Nouvelle-Écosse); Mercier c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 3 CF 3, [1994] 3 ACF n° 361 (CAF). D’ailleurs, dans l’arrêt Bell Canada c Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 CF 113, [1998] ACF n° 1609, la Cour d’appel fédérale a fait observer que « [l]a Loi confère à la Commission un degré remarquable de latitude dans l’exécution de sa fonction d’examen préalable au moment de la réception d’un rapport d’enquête » : au paragraphe 38, (non souligné dans l’original).

[37]           Le processus suivi par la Commission doit être équitable, toutefois, en vue de décider si la tenue d’une instruction est justifiée.

[38]           Dans le jugement Slattery c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 2 CF 574, [1994] ACF n° 181; conf. par 205 NR 383 (CAF), la Cour a analysé la teneur de l’obligation d’équité exigée dans le cadre des enquêtes par la Commission. Elle a fait remarquer que, pour s’acquitter de la responsabilité que la loi lui impose de faire enquête sur les plaintes de discrimination, la Commission doit faire des enquêtes qui soient à la fois neutres et rigoureuses.

[39]           S’agissant de l’obligation de rigueur, la Cour, dans Slattery, fait remarquer qu’« [i]l faut faire montre de retenue judiciaire à l’égard des organismes décisionnels administratifs qui doivent évaluer la valeur probante de la preuve et décider de poursuivre ou non les enquêtes » : au paragraphe 56. L’enquêteur n’est nullement tenu d’interroger chacune des personnes proposées par les parties : Slattery, précité, au paragraphe 69; voir également Miller c Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (re Goldberg) (1996), 112 FTR 195, [1996] ACF n° 735, au paragraphe 10. « Ce n’est que lorsque des omissions déraisonnables se sont produites, par exemple lorsqu’un enquêteur n’a pas examiné une preuve manifestement importante, qu’un contrôle judiciaire s’impose. » (Slattery, précité, au paragraphe 56). [Non souligné dans l’original]

[40]           Quant à ce qui constitue une « preuve manifestement importante », la Cour a précisé que « le "critère [de la preuve] manifestement importante" exige qu’il soit évident pour n’importe quelle personne rationnelle que la preuve qui, selon le demandeur, aurait dû être examinée durant l’enquête était importante compte tenu des éléments allégués dans la plainte » : Gosal c Canada (Procureur général), 2011 CF 570, [2011] ACF n° 1147, au paragraphe 54; Beauregard c Postes Canada, 2005 CF 1383, 294 FTR 27, au paragraphe 21.

[41]           L’obligation de rigueur dans le cadre d’une enquête doit aussi être prise en considération au regard des réalités administratives et financières de la Commission. Dans ce contexte, la jurisprudence a établi que les enquêtes de la Commission n’avaient pas à être parfaites. Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a fait observer dans l’arrêt Tahmourpour c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 113, [2005] ACF n° 543, au paragraphe 39 :

Tout contrôle judiciaire d’une procédure de la Commission doit reconnaître que l’organisme est maître de son processus et doit lui laisser beaucoup de latitude dans la façon dont il mène ses enquêtes. Une enquête portant sur une plainte concernant les droits de la personne ne doit pas être astreinte à une norme de perfection. Il n’est pas nécessaire de remuer ciel et terre. Les ressources de la Commission sont limitées et son volume de travail est élevé. Celle‑ci doit alors tenir compte des intérêts en jeu : ceux des plaignants à l’égard d’une enquête la plus complète possible et l’intérêt de la Commission à assurer l’efficacité du système sur le plan administratif. [Renvois omis]

[42]           Suivant la jurisprudence, il est également possible de corriger certaines lacunes de l’enquête en accordant aux parties le droit de présenter leurs observations au sujet du rapport d’enquête : Slattery, précité, au paragraphe 57. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 FCR 392, au paragraphe 38, les seules erreurs qui justifient l’intervention d’une cour de révision sont les « lacunes […] à ce point fondamentales que les observations complémentaires présentées par les parties ne suffisent pas à y remédier ».

[43]           Lorsque, comme en l’espèce, la Commission adopte les recommandations formulées dans un rapport d’enquête et motive très peu sa décision, le rapport d’enquête est considéré constituer le raisonnement de la Commission lorsque celle‑ci est appelée à prendre la décision prévue au paragraphe 44(3) de la Loi : voir SEPQA, précité, au paragraphe 35; Bell Canada, précité, au paragraphe 30.

[44]           Toutefois, la décision que prend la Commission de rejeter une plainte en se fondant sur une enquête lacunaire est elle‑même lacunaire parce que, « [s]i les rapports sont défectueux, il s’ensuit que la Commission ne disposait pas d’un nombre suffisant de renseignements pertinents pour exercer à bon droit son pouvoir discrétionnaire » : voir Grover c Canada (Conseil national de recherches), 2001 CFPI 687, [2001], au paragraphe 70, 206 FTR 207; voir aussi Sketchley, précité, au paragraphe 112.

[45]           Gardant à l’esprit cette conception du rôle et des obligations de la Commission lorsqu’elle enquête sur les plaintes en matière de discrimination, je passe maintenant à l’examen des arguments formulés par M. Bhattacharyya sur le manque de rigueur dans l’enquête qui a été menée en l’espèce.

VI.             L’enquête de la Commission était-elle rigoureuse?

[46]           Monsieur Bhattacharyya n’a pas abordé dans ses observations la question de la norme de contrôle applicable. Viterra concède toutefois que les questions d’équité procédurale appellent la norme de la décision correcte. Je suis d’accord. Il revient à la Cour d’établir si la procédure suivie par l’enquêteur de la Commission correspond au degré d’équité exigé compte tenu de toutes les circonstances : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43.

[47]           Monsieur Bhattacharyya critique le fait que l’enquêteur de la Commission n’a pas interrogé et contre-interrogé chacune des 30 personnes présentes à la séance de formation d’Insights. Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, la Commission n’est pas tenue d’interroger chacun des témoins éventuels.

[48]           Monsieur Bhattacharyya laisse aussi entendre que l’enquêteur n’aurait pas dû tenir compte des témoignages de Mme King, M. Conly et M. Nugent puisque le comportement même de ces derniers était en cause. Toutefois, l’enquêteur a également interrogé Mme Petz, Mme Haines et Mme Phenix, et leurs témoignages non plus n’étayaient pas la position de à M. Bhattacharyya.

[49]           Les enquêteurs de la Commission ne sont pas tenus de contre-interroger les témoins : une enquête de la Commission est un exercice de recherche des faits, et non un procès. Les enquêteurs de la Commission ne sont pas tenus non plus de [traduction] « mettre à contributions toutes les ressources » disponibles en vue d’établir les faits. L’enquêteur a interrogé chacun des individus désignés par l’une ou l’autre partie comme pouvant détenir des renseignements pertinents pour la plainte de M. Bhattacharyya. L’enquêteur n’a omis d’interroger aucun témoin proposé par M. Bhattacharyya, et celui‑ci n’a pas démontré que l’enquêteur avait laissé de côté un quelconque témoin disposant d’une preuve manifestement importante. 

[50]           Monsieur Bhattacharyya affirme que l’enquêteur a omis d’obtenir des documents clés, en particulier des courriels échangés entre lui et la direction de Viterra après l’évaluation de son rendement. Or, l’enquêteur a examiné l’évaluation du rendement de M. Bhattacharyya, et il a parlé avec chacune des personnes ayant pris part aux discussions qui s’en sont suivies. Compte tenu de ces circonstances, M. Bhattacharyya ne m’a pas convaincue que l’enquêteur a fait abstraction d’une preuve manifestement importante.

[51]           Enfin, M. Bhattacharyya présente essentiellement à la Cour les mêmes observations que celles déjà exposées à la Commission en réponse au rapport d’enquête. Rien ne permet de croire que la Commission n’a pas examiné ces observations avec soin avant de statuer que l’instruction de la plainte en matière des droits de la personne de M. Bhattacharyya n’était pas nécessaire. Monsieur Bhattacharyya n’a relevé non plus l’existence d’aucune lacune à ce point fondamentale dans l’enquête que les observations qu’il a présentées en réponse au rapport d’enquête n’auraient pu y remédier. Par conséquent, M. Bhattacharyya ne m’a pas convaincue qu’on l’avait traité de manière inéquitable dans le cadre du processus d’enquête.

VII.          La décision de la Commission était-elle raisonnable?

[52]           Monsieur Bhattacharyya n’a pas non plus abordé la question de la norme de contrôle applicable au bien-fondé de la décision de la Commission. Selon Viterra, le bien-fondé d’une décision de la Commission appelle la norme de la décision raisonnable. Je suis du même avis : Halifax c Nouvelle-Écosse, précité, aux paragraphes 27, 40 et 45.

[53]           Lorsqu’elle examine une décision de la Commission selon la norme de la raisonnabilité, la Cour n’a pas pour rôle d’apprécier de nouveau la preuve, ni n’a à se demander si elle en serait venue à la même conclusion que la Commission. La question à trancher par la Cour est celle de savoir si la décision de la Commission de rejeter la plainte en matière des droits de la personne de M. Bhattacharyya est justifiée, transparente et intelligible, et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

[54]           Les motifs d’un décideur administratif tel que la Commission canadienne des droits de la personne n’ont pas à être parfaits. Ils n’ont pas non plus à être scrutés à la loupe, devant plutôt être examinés de manière globale, en vue d’établir s’ils respectent la norme énoncée dans Dunsmuir (Newfoundland et Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 14).

[55]           En l’espèce, l’enquêteur a raisonnablement conclu que M. Bhattacharyya n’avait pas été traité de manière défavorable dans le cadre de son emploi en raison de sa race, sa couleur ou son origine nationale ou ethnique, et que ces caractéristiques n’ont joué aucun rôle dans son congédiement.

[56]           L’enquêteur a reconnu que les gestionnaires des TI de Viterra avaient exprimé de la frustration à la séance de formation – bien que la preuve ait été contradictoire quant aux propos exactement tenus – face aux problèmes rencontrés dans leurs rapports avec les entrepreneurs à l’étranger. L’enquêteur a aussi reconnu que certains commentaires avaient offusqué M. Bhattacharyya, mais il a toutefois conclu que la direction de Viterra avait réagi adéquatement à ses préoccupations. On peut comprendre que M. Bhattacharyya n’approuve pas cette conclusion, mais il n’a pas démontré qu’elle était déraisonnable.

[57]           Monsieur Bhattacharyya a aussi relevé des contradictions internes dans l’analyse de l’enquêteur. Par exemple, Mme Phenix aurait affirmé que rien de malencontreux n’avait été dit lors de la séance de formation, tout en déclarant en même temps qu’elle avait gardé un œil sur M. Bhattacharyya pour vérifier s’il était contrarié.

[58]           L’avocate de Viterra a soutenu que les conclusions tirées n’étaient pas contradictoires et a observé que le fait que l’animatrice ait pu [traduction] « garder l’œil » sur M. Bhattacharyya (la seule personne d’origine indienne à la séance de formation), lors d’échanges tenus sur les difficultés rencontrées en Inde par la direction de Viterra, ne voulait pas dire que les commentaires formulés à la séance étaient de nature discriminatoire. Sur un plan plus fondamental, toutefois, M. Bhattacharyya a eu l’occasion de porter ces contradictions alléguées à l’attention de la Commission dans la réponse donnée au rapport d’enquête. Il l’a d’ailleurs fait, et la Commission est présumée avoir pris ses observations en compte. Monsieur Bhattacharyya ne m’a pas convaincue que toute contradiction perçue par lui dans les conclusions en cause a pu rendre la décision de la Commission déraisonnable.

[59]           L’enquêteur a apprécié les éléments de preuve contradictoires se rapportant aux autres allégations de M. Bhattacharyya, et il a conclu que les commentaires attribués à M. Conly ne démontraient pas que M. Bhattacharyya avait été traité défavorablement en raison de sa race ou de son origine nationale ailleurs qu’à la séance de formation.

[60]           À titre d’exemple, le fait que M. Conly ait aimé ou non la nourriture indienne, ses commentaires sur la nervosité de Mme Petz parce qu’elle allait faire un voyage en Inde et le congédiement d’un employé indien relevant de M. Bhattacharyya ne démontraient pas clairement une distinction défavorable à son égard. L’enquêteur a en outre conclu que, même cela avait été le cas, M. Bhattacharyya n’avait pas démontré le lien pouvant exister entre le traitement subi et sa nationalité ou sa race, ou encore la nationalité ou la race de l’employé congédié.

[61]           L’enquêteur a aussi conclu que la preuve n’étayait pas l’allégation de M. Bhattacharyya selon laquelle son origine indienne avait joué un rôle dans l’évaluation de son rendement ou dans son congédiement. L’enquêteur a interrogé les témoins disposant d’information pertinente, et il a conclu que l’approche de travail de M. Bhattacharyya différait au plan philosophique de celle de la direction de Viterra et que c’était là le motif de la prise des mesures en cause par l’employeur. Monsieur Bhattacharyya n’a pas non plus démontré qu’à cet égard une erreur susceptible de contrôle avait été commise.

[62]           Les erreurs relevées par M. Bhattacharyya dans le rapport d’enquête, concernant par exemple l’appellation exacte de son emploi et la date du voyage en Inde de Mme Petz, étaient d’ordre mineur et ne suffisent pas à remettre en cause le caractère raisonnable de la décision d’ensemble de la Commission.

[63]           Enfin, M. Bhattacharyya fait valoir la partialité des personnes interrogées par l’enquêteur de la Commission, puisqu’ils travaillaient pour Viterra, et qu’on pouvait donc s’attendre à ce qu’ils appuient la position de leur employeur. La preuve n’étaye toutefois pas la prémisse, sur le plan des faits, de l’argument de M. Bhattacharyya. Madame Phenix n’a jamais travaillé pour Viterra et Mme King, M. Conly, M. Nugent et Mme Petz ne travaillaient plus pour Viterra au moment de la tenue de l’enquête.

VIII.       Conclusion

[64]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Viterra a droit à ses dépens, selon le milieu de la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, Viterra ayant droit aux dépens selon le milieu de la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-975-13

 

INTITULÉ :

PINAKI RANJAN BHATTACHARYYA c VITERRA INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Regina (Saskatchewan)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 14 JANVIER 2015

 

JUGeMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JANVIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Pinaki Ranjan Bhattacharyya

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Chantel T. Kassongo

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pinaki Ranjan Bhattacharyya

Regina (Saskatchewan)

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Neuman Thompson

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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