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Date : 20150928


Dossier : IMM-415-15

Référence : 2015 CF 931

[TRADUCTION FRANÇAISE NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2015

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

ALI ALVIN FAROON

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT MODIFIÉ ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, Ali Alvin Faroon, sollicite, en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la Loi], le contrôle judiciaire de la décision du délégué du ministre, fondée sur le rapport établi par une agente d’exécution de la loi des services intérieurs de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] [l’agente], de déférer son dossier pour enquête en vertu du 44(2) de la Loi. Le demandeur soutient que le retard mis à déférer son dossier pour enquête constitue un abus de procédure et porte atteinte à ses droits garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte], de sorte que l’instance devrait être définitivement suspendue.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée. J’estime qu’il n’y a pas eu d’abus de procédure dans les circonstances.

Contexte

[3]               Le demandeur, un citoyen des îles Fidji, est arrivé au Canada en 1987 à l’âge de quinze ans et a acquis le statut de résident permanent le 9 mai 1995.

[4]               Le 2 décembre 1999, le demandeur a été déclaré coupable de vivre des produits de la prostitution d’une mineure, en contravention du paragraphe 212(2) du Code criminel, LRC 1985, c C‑46.

[5]               Le 23 mai 2003, le demandeur a été déclaré coupable de voies de fait causant des lésions corporelles, en contravention de l’alinéa 267b) du Code criminel.

[6]               Ces deux infractions sont des actes criminels passibles d’un emprisonnement maximal de dix ans.

[7]               Le 28 juin 2013, l’agente a informé le demandeur par lettre qu’il pourrait être interdit de territoire au Canada [la lettre initiale]. Il a été invité à fournir des observations, ce qu’il a fait le 30 juillet suivant. Dans ses observations, il relatait son parcours au Canada, soulevait d’éventuelles considérations d’ordre humanitaire et joignait des lettres de soutien.

[8]               Le 29 novembre 2013, l’agente a dit au demandeur, qui s’était renseigné sur l’état de sa demande, qu’elle avait terminé d’examiner son dossier et qu’elle l’avait transmis à son superviseur le 15 octobre 2013.

[9]               Le rapport de l’agente, daté du 15 octobre 2013 et inclus dans le dossier, indique qu’à son avis, le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)a) de la Loi, pour avoir été déclaré coupable au Canada d’infractions criminelles passibles d’une peine d’emprisonnement maximale d’au moins dix ans.

[10]           Le demandeur s’est renseigné plusieurs fois pour savoir quand une décision serait prise (les 5 février, 5 avril, 14 juillet et 1er août 2014). L’agente a répondu le 25 août 2014 que le délégué du ministre avait renvoyé le dossier et qu’une décision serait prise dans la semaine suivant la réception de nouvelles observations. Le demandeur avait jusqu’au 10 septembre 2014 pour en soumettre de nouvelles, ce qu’il a fait, en soulevant à nouveau des considérations d’ordre humanitaire et en joignant des lettres de sa famille ainsi que des photographies.

[11]           Le 1er et 15 octobre 2014, le demandeur a de nouveau demandé si une décision avait été rendue.

[12]           Dans un rapport non daté intitulé « Paragraphe 44(1) et 55 Faits saillants – cas dans les bureaux intérieurs », l’agente a souligné dans la section réservée aux recommandations qu’en dehors de ses deux enfants et de sa conjointe de fait, le demandeur ne semblait pas établi au Canada, et ajouté [traduction] « [qu’]en raison des modifications apportées à la LIPR au chapitre des droits d’appel, je recommande qu’une lettre d’avertissement sévère soit envoyée au client et que son dossier soit déféré pour enquête en vue d’un suivi sur une possible implication dans le crime organisé ». Dans une note datée du 23 septembre 2014, le gestionnaire signalait son désaccord : [traduction] « Ne souscris pas à cette recommandation – ce dossier a déjà été renvoyé… pour enquête additionnelle ».

[13]           Un autre rapport « Paragraphe 44(1) et 55 Faits saillants – cas dans les bureaux intérieurs », daté du 18 juillet 2014 et rédigé par un autre agent, recommandait notamment que le demandeur soit convoqué à une enquête et frappé par une ordonnance d’expulsion fondée sur les alinéas 36(1)a) et 37(1)a), citant à cet égard plusieurs motifs, y compris les déclarations de culpabilité prononcées à l’égard d’actes criminels et le fait que [traduction« Ali fréquente notoirement des membres/associés de gang dans le Lower Mainland ». La note du gestionnaire, datée du 23 septembre 2014, indique que le dossier, incluant les observations additionnelles, a été examiné entièrement, et recommande la tenue d’une enquête.

[14]           Le 12 novembre 2014, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a présenté une demande fondée sur le paragraphe 44(2) de la Loi devant la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’elle déclare le demandeur interdit de territoire au titre de l’alinéa 36(1)a) de la Loi.

[15]           Le 25 novembre 2014, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a délivré un avis de comparution en vue d’une enquête (avis de renvoi) le 19 janvier 2015 sur la base du rapport établi par le délégué du ministre, auquel était joint le rapport de l’agente établi le 15 octobre 2013.

[16]           L’enquête a débuté le 19 janvier 2015 et a été ajournée pour permettre au demandeur de présenter à la Cour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relativement aux allégations d’abus de procédure découlant du retard mis à poursuivre l’enquête.

Les questions en litige

[17]           Le demandeur soutient que le délai mis à présenter la demande d’enquête de juin 2013, moment où il a été informé pour la première fois qu’il pourrait être interdit de territoire, et novembre 2014, lorsque l’avis de renvoi a été délivré, pris dans le contexte de ses déclarations de culpabilité vieilles de douze et quinze ans, est excessif et lui a causé préjudice. Il prétend que la poursuite de l’enquête constitue un abus de procédure et donc que la suspension définitive de l’instance est justifiée. Il ajoute, pour les mêmes motifs, que le renvoi pour enquête s’est effectué d’une manière qui contrevenait à ses droits garantis par l’article 7 de la Charte.

[18]           Les questions à trancher sont donc les suivantes :

1)      Y a-t-il eu un retard équivalant à un abus de procédure justifiant la suspension définitive de l’instance?

2)      Le renvoi du dossier pour enquête s’est-il effectué de manière contraire à l’article 7 de la Charte et devrait-il entraîner la suspension définitive de l’instance?

Les observations du demandeur

[19]           Le demandeur s’appuie largement sur la décision Fabbiano c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2014 CF 1219 [Fabbiano], dans laquelle l’instance a été suspendue pour abus de procédure, et fait valoir qu’au vu des principes qui y sont énoncés à cet égard et des faits se rapprochant de la présente affaire, il devrait bénéficier d’un arrêt des procédures.

[20]           Le demandeur souligne que dans la décision Fabbiano, la Cour a déclaré que « [l]e critère consiste à déterminer si le délai a causé “un préjudice réel d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public” » (au paragraphe 10). Il soutient que le délai qui lui a été imposé lui a causé un tel préjudice et que la poursuite de l’enquête heurterait le sens de la justice et de la décence du public.

[21]           Le demandeur fait valoir que le délai de dix-huit mois qui s’est écoulé entre la réception de la lettre l’informant qu’il pourrait être interdit de territoire au Canada et celle de l’avis de renvoi lui a porté préjudice. Il fait remarquer qu’il s’est enquis plusieurs fois de l’état de l’instance relative à son admissibilité et que la période d’incertitude de dix-huit mois lui a porté préjudice sur le plan psychologique. Les douze ans qui ont passé depuis sa dernière déclaration de culpabilité aggravent ce préjudice, puisqu’aucune mesure n’a été prise avant juin 2013 relativement à sa possible interdiction de territoire.

[22]           Le demandeur soutient que toute cette période de douze ans doit être prise en compte, et invoque à cet égard l’arrêt Ratzlaff c Colombie-Britannique (Medical Services Commission), 17 BCLR (3d) 336, au paragraphe 20, [1996] BCJ no 36 [Ratzlaff], dans lequel la Cour d’appel de la Colombie-Britannique soulignait que [traduction« [l]orsque la partie à risque fait valoir […] que le retard est tel qu’il équivaut à un abus de pouvoir, j’estime que toute la durée du délai devrait être examinée afin de déterminer si elle équivaut à une oppression ou à un abus de pouvoir ».

[23]           Le demandeur fait remarquer que, dans la décision Fabbiano, la Cour a conclu au paragraphe 8 qu’une mesure de réparation pouvait être accordée lorsque les procédures deviennent oppressives, notamment lorsque la personne visée continue de vivre sa vie raisonnablement en s’imaginant qu’aucune autre mesure ne sera prise contre elle. Le demandeur fait valoir que telle est sa situation; il pensait qu’aucune autre mesure ne serait prise contre lui durant les douze années séparant ses déclarations de culpabilité au criminel et le rapport de l’agente recommandant le renvoi de son dossier.

[24]           Le demandeur affirme qu’il a établi des racines pendant cette période, surtout à cause de ses enfants. Il fait observer qu’il vit au Canada depuis 1987 et soutient que laisser quelqu’un établir sa vie et sa famille pour l’exposer ensuite à un risque de renvoi est oppressif et injuste.

[25]           Le demandeur fait remarquer qu’aucune explication ne lui a été fournie au sujet du délai, que les faits ne sont pas compliqués ou qu’ils ne sont pas contestés, et que le retard ne peut nullement lui être attribué. Ces facteurs doivent être pris en compte au moment d’évaluer l’incidence du délai (Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 RCS 307 [Blencoe].

[26]           Le demandeur soutient qu’il existe d’autres similarités avec les faits de la décision Fabbiano, notamment en ceci que les renseignements invoqués à l’appui de son interdiction de territoire remontent à plus de douze ans. Dans la décision Fabbiano, ces renseignements dataient d’environ sept ans et la Cour a conclu à l’existence d’un préjudice, attendu que la situation de M. Fabbiano avait changé depuis. En outre, comme dans Fabbiano, le demandeur ne représentait apparemment aucun risque préoccupant pour les autorités puisqu’aucune mesure n’a été prise pendant de nombreuses années.

[27]           De plus, dans la décision Fabbiano, la Cour a estimé que les dispositions strictes de la Loi regardant les circonstances dans lesquelles des considérations d’ordre humanitaire peuvent être envisagées, combinées au retard de l’instance, empêchaient M. Fabbiano de présenter des observations additionnelles.

[28]           Le demandeur ajoute que l’ignorance des arguments contre lesquels il devait se défendre lui a porté préjudice. Il invoque la décision Hernandez c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 725, au paragraphe 43, [2007] ACF no 965, dans laquelle la Cour a conclu que le rapport fondé sur l’article 44 devait être infirmé, car un document pertinent avait été fourni au ministre sans être divulgué au demandeur. Il souligne que plusieurs des rapports des agents versés au dossier indiquent qu’il fréquentait des membres/associés de gang, et pourtant ce renseignement ne lui a pas été divulgué de manière à lui permettre de savoir qui étaient ces prétendus associés ou de contester l’allégation. Il prétend que cette mention a entaché ou influencé le rapport fondé sur le paragraphe 44(2).

[29]           Le demandeur fait remarquer que l’agente a initialement recommandé une lettre d’avertissement, laquelle pourrait remplacer le rapport recommandant l’interdiction de territoire, étant donné les conséquences d’une telle décision qui reste sans appel. Il prétend que rien n’explique que cette recommandation n’ait pas été suivie alors qu’elle émanait de l’agente qui connaissait le mieux son dossier.

[30]           Le demandeur fait également valoir qu’il a purgé sa peine à l’égard des deux déclarations de culpabilité de 1999 et 2003, et que les conséquences qu’il risque à présent de subir au titre de la Loi équivalent à une double incrimination.

[31]           En résumé, le demandeur avance que le retard excessif accusé dans les procédures intentées contre lui heurte le sens de la justice du public et jettera le discrédit sur l’administration de la justice.

[32]           Plus généralement, le demandeur soutient que les répercussions des procédures fondées sur l’article 44 soulèvent des questions de droits de la personne et que les mesures de réparation pour les personnes concernées sont limitées, voire inexistantes.

Les observations du défendeur

[33]           Le défendeur souligne que la question de savoir s’il y a eu abus de procédure dépend des faits et du contexte spécifiques (Fabbiano, au paragraphe 10, Blencoe, au paragraphe 122), et que d’ailleurs de tels cas sont « extrêmement rares » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Omelebele, 2015 CF 305, au paragraphe 23).

[34]           Le défendeur soutient que même si les principes énoncés dans la décision Fabbiano ne sont pas contestés, les faits qui ont amené la Cour à conclure qu’il y avait eu abus de procédure et à suspendre l’instance relative à l’interdiction de territoire sont très différents.

[35]           Dans la décision Fabbiano, le demandeur était arrivé au Canada à l’âge de six ans et y avait vécu pendant cinquante et un ans. L’enquête concernait la prétendue implication de M. Fabbiano dans le crime organisé dans les années 1990. Même s’il avait fait l’objet d’une déclaration de culpabilité à une occasion, la preuve concernant les allégations de crime organisé était insuffisante. M. Fabbiano avait été informé en 2006 qu’il pourrait être interdit de territoire au Canada et avait alors présenté des observations, mais n’avait plus eu de nouvelles jusqu’en 2013, lorsqu’il a reçu avis de son audition. La Cour a souligné que de nombreuses considérations d’ordre humanitaire entraient en jeu, notamment son long établissement au Canada, son emploi stable et ses problèmes médicaux, mais qu’il n’avait pas eu la possibilité de présenter des observations plus récentes.

[36]           Le défendeur souligne en quoi les faits en l’espèce sont distincts : les deux déclarations de culpabilité du demandeur se rapportent à des crimes graves et ne sont pas contestées; le demandeur a été informé en 2013 qu’il pourrait être interdit de territoire; il a présenté des observations à ce moment-là, puis en septembre 2014, avant que le rapport fondé sur le paragraphe 44(2) ne soit établi; l’avis de renvoi a été communiqué dix-huit mois après la lettre initiale; le rapport de l’agente montre qu’elle a tenu compte des observations du demandeur.

[37]           Le défendeur reconnaît qu’un délai considérable s’est écoulé entre les déclarations de culpabilité et l’avis de renvoi. Cependant, ce délai de dix-huit mois n’est pas comparable au délai de presque sept ans dont il est question dans Fabbiano ni à l’incapacité de M. Fabbiano de présenter des observations récentes.

[38]           Le défendeur fait valoir que le délai seul ne constitue pas un abus de procédure. Ce délai doit être oppressif au point d’entacher les procédures. Pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, il faut prouver qu’un retard déraisonnable était le fait du défendeur et qu’il a causé préjudice au demandeur (Blencoe, aux paragraphes 101 et 121). En l’espèce, le demandeur n’a fourni la preuve d’aucun préjudice, mais a seulement déclaré que sa vie était marquée par l’incertitude depuis qu’il avait appris qu’il risquait d’être déclaré interdit de territoire en 2013. Même si cette incertitude lui a porté préjudice, le défendeur soutient que le demandeur n’a pas démontré que le délai était excessif au point de constituer un abus de procédure.

[39]           Le défendeur souligne que le dossier du demandeur a été renvoyé pour enquête en raison de ses deux déclarations de culpabilité et au titre de l’alinéa 36(1)a) de la Loi pour grande criminalité, et non pas pour criminalité organisée. Par conséquent, les allégations du demandeur selon lesquelles il ne connaissait pas les arguments présentés contre lui ne sont pas pertinentes. Les allégations concernant son affiliation possible à des gangs ne figurent pas dans le rapport relatif à l’interdiction de territoire. De plus, les rapports des agents de même que les notes du gestionnaire démontrent que le dossier a été examiné durant cette période et qu’il n’a donné lieu à une procédure de renvoi que sur le fondement de l’alinéa 36(1)a).

[40]           Le défendeur souligne que le demandeur aura la possibilité de répondre aux questions soulevées dans le rapport fondé sur le paragraphe 44(2) à l’enquête. Ce dernier n’a pas démontré que son enquête sera le moindrement compromise par le délai de dix-huit mois écoulé avant le renvoi du dossier. Il pourra aborder les motifs de son interdiction de territoire. Le défendeur soutient que l’enquête n’est pas une procédure automatique, comme l’a laissé entendre le demandeur, et la Commission de l’immigration et du statut de réfugié examinera le rapport ainsi que ses observations.

Les principes issus de la jurisprudence

[41]           Comme nous l’avons vu, le demandeur s’appuie largement sur la récente décision rendue par la Cour dans Fabbiano, dans laquelle le juge O’Reilly a passé en revue la jurisprudence pertinente, offert un résumé concis des principes et proposé une approche à adopter.

[42]           Il est utile de reproduire les passages clés de la décision Fabbiano et de nous attarder sur certains des principes en se reportant à la jurisprudence antérieure.

[43]           Le juge O’Reilly a expliqué la notion d’abus de procédure, soulignant que celui-ci peut prendre la forme d’un retard inacceptable causant un préjudice important ou encore de procédures devenues oppressives pour d’autres raisons. Il a souligné que l’arrêt de l’instance pour abus de procédure est un recours extraordinaire, rappelé les critères qui doivent être remplis, expliqué les facteurs pertinents à prendre en compte, et résumé l’approche en trois étapes visant à déterminer s’il faut ordonner l’arrêt des procédures. Les passages pertinents figurent aux paragraphes 8 à 10 :

[8]        Un abus de procédure est un principe de common law dont peuvent se prévaloir les tribunaux pour mettre un terme à des procédures qui sont devenues inéquitables ou oppressives, notamment lorsqu’un délai inacceptable a causé un préjudice important (Blencoe c Colombie‑Britannique (Commission des droits de la personne), [2000] 2 RCS 307, au paragraphe 101). Ainsi, la question fondamentale qui se pose est la suivante : le délai « compromet[-t-il] la capacité d’une partie à répondre à la plainte[?] » (au paragraphe 102). Un tribunal peut aussi accorder une réparation lorsqu’une procédure est devenue oppressive pour d’autres raisons, notamment dans le cas où une personne poursuit sa vie en croyant raisonnablement qu’aucune autre action ne serait prise contre elle (Ratzclaff c British Columbia (Medical Services Commission) (1996), BCJ No 36 (CA C-B) (QL), au paragraphe 23).

[9]        L’arrêt des procédures pour abus de procédure est un recours extraordinaire que l’on réserve aux cas les plus manifestes de préjudice. Pour faire droit à un tel recours, « la cour doit être convaincue que [traduction] “le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leurs cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures” » (Blencoe, au paragraphe 120, citant Brown and Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (Toronto : Canvasback, 1998) à 9-68).

[10]      Pour déterminer si un délai justifie un arrêt des procédures, il faut examiner l’ensemble des circonstances, notamment l’objet et la nature de l’affaire, sa complexité, les faits et questions en cause ainsi que la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai (Blencoe, au paragraphe 122). Le critère consiste à déterminer si le délai a causé « un préjudice réel d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public » (au paragraphe 133). Un test comportant trois étapes permet de déterminer s’il convient d’ordonner un arrêt des procédures :

1.                  Il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice.

2.         Il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte.

3.         S’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt (par exemple le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et l’intérêt public à ce qu’un jugement statuant sur le fond soit rendu, d’autre part) (R c Babos, 2014 CSC 16, au paragraphe 32).

[44]           La décision de principe dont dérivent un grand nombre des principes susmentionnés est l’arrêt Blencoe, dans lequel la Cour suprême du Canada a souligné que le délai ne justifie pas à lui seul l’arrêt des procédures :

[101]    Selon moi, le droit administratif offre des réparations appropriées en ce qui concerne le délai imputable à l’État dans des procédures en matière de droits de la personne. Cependant, le délai ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures comme l’abus de procédure en common law. Mettre fin aux procédures simplement en raison du délai écoulé reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire (voir : R. c. L. (W.K.), [1991] 1 R.C.S. 1091, à la p. 1100; Akthar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 32 (C.A.). En droit administratif, il faut prouver qu’un délai inacceptable a causé un préjudice important.

[102]    Il n’y a aucun doute que les principes de justice naturelle et l’obligation d’agir équitablement s’appliquent à toutes les procédures administratives. Lorsqu’un délai compromet la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle, notamment parce que ses souvenirs se sont estompés, parce que des témoins essentiels sont décédés ou ne sont pas disponibles ou parce que des éléments de preuve ont été perdus, le délai dans les procédures administratives peut être invoqué pour contester la validité de ces procédures et pour justifier réparation (D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), à la p. 9‑67; W. Wade et C. Forsyth, Administrative Law (7e éd. 1994), aux pp. 435 et 436). Il est donc reconnu que les principes de justice naturelle et l’obligation d’agir équitablement comprennent le droit à une audience équitable et qu’il est possible de remédier au délai injustifié dans des procédures administratives qui compromettent l’équité de l’audience (voir, par exemple, J. M. Evans, H. N. Janisch et D. J. Mullan, Administrative Law : Cases, Text, and Materials (4e éd. 1995), à la p. 256; Wade et Forsyth, op. cit., aux pp. 435 et 436; Nisbett, précité, à la p. 756; Lignes aériennes Canadien, précité; Ford Motor Co. of Canada c. Ontario (Human Rights Commission) (1995), 24 C.H.R.R. D/464 (C. div. Ont.); Freedman c. College of Physicians & Surgeons (New Brunswick) (1996), 41 Admin. L.R. (2d) 196 (B.R.N.B.)).

[45]           La Cour suprême faisait remarquer au paragraphe 115 qu’un délai inacceptable équivalant à un abus de procédure ne se limite pas aux cas où l’équité de l’audience a été compromise, et peut consister en un délai qui « a causé directement un préjudice psychologique important à une personne ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime de protection des droits de la personne, le préjudice subi peut être suffisant pour constituer un abus de procédure ». La Cour suprême a toutefois affirmé que « rares sont les longs délais qui satisfont à ce critère préliminaire ».

[46]           Au paragraphe 120, la Cour suprême énonce le critère à remplir pour conclure à un abus de procédure : la cour doit être convaincue que « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures », en ajoutant que de tels cas sont rares.

[47]           La Cour suprême a également souligné au paragraphe 122 qu’une analyse contextuelle était nécessaire pour déterminer si le délai est excessif :

[122]    La question de savoir si un délai est devenu excessif dépend de la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances de l’affaire. Comme nous l’avons vu, la question de savoir si un délai est excessif et s’il est susceptible de heurter le sens de l’équité de la collectivité dépend non pas uniquement de la longueur de ce délai, mais de facteurs contextuels, dont la nature des différents droits en jeu dans les procédures.

[48]           La Cour suprême a répété au paragraphe 133 qu’un délai ne suffisait pas pour conclure à un abus de procédure; ce délai doit causer un préjudice réel dans la mesure où il heurte le sens de la décence et de la justice du public.

[49]           Le critère ou l’approche ultime en trois volets résumé dans la décision Fabbiano a été énoncé dans l’arrêt R c Babos, 2014 CSC 16, au paragraphe 32, [2014] 1 RCS 309 [Babos], alors qu’il s’agissait de savoir s’il fallait suspendre une poursuite criminelle, quoique les directives de la Cour suprême du Canada dépassent ce contexte, compte tenu des adaptations nécessaires.

[50]           Dans l’arrêt Babos, l’accusé alléguait une inconduite de la part de la police dans l’enquête, et de la part de la Couronne dans la poursuite relative aux accusations. Le juge du procès a imposé un arrêt des procédures. Cette suspension a été infirmée en appel. La Cour suprême du Canada a confirmé cette décision, soulignant que l’arrêt des procédures est une mesure de réparation draconienne dans le contexte criminel (au paragraphe 30). La Cour suprême a affirmé que deux catégories d’affaires pouvaient donner lieu à un abus de procédure et à l’arrêt des procédures criminelles : premièrement, lorsque la conduite de l’État compromet l’équité du procès de l’accusé; et deuxièmement, lorsque la conduite de l’État ne menace pas l’équité du procès, mais risque de saper l’intégrité du processus judiciaire (au paragraphe 31). La Cour suprême énonce ensuite le critère au paragraphe 32 :

[32]      Le test servant à déterminer si l’arrêt des procédures se justifie est le même pour les deux catégories et comporte trois exigences :

(1)               Il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » (Regan, par. 54);

(2)        Il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte;

(3)               S’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part (ibid., par. 57).

Il n’y a pas d’abus de procédure

[51]           Je comprends bien que les conséquences de l’enquête sont importantes pour le demandeur. Son avocat a présenté des observations concernant l’incidence des modifications récentes apportées à la Loi sur les personnes comme son client, et fait valoir que celles-ci sont injustifiées, qu’elles ne permettent pas de tenir compte des facteurs compensatoires et, plus généralement, qu’elles ne reflètent pas les valeurs du Canada. Cependant, le rôle de la Cour est d’appliquer le droit aux faits de l’affaire dont elle est saisie. Il existe d’autres forums pour exprimer des préoccupations regardant le droit et la politique du gouvernement.

[52]           Le délai, envisagé à partir de la date de la dernière déclaration de culpabilité dont le demandeur a fait l’objet jusqu’au rapport fondé sur le paragraphe 44(2), est long et inexpliqué. Comme l’a souligné le demandeur, si l’ASFC nourrissait de graves préoccupations à son égard, elle aurait pu agir plus tôt. Je reconnais que les répercussions peuvent être graves pour le demandeur, qui vit au Canada depuis plus de vingt-cinq ans, et sa famille. Cependant, je ne pense pas qu’il s’agisse d’un des cas rares ou des plus manifestes où un abus de procédure a été établi ou dans lequel un arrêt des procédures serait justifié.

[53]           J’ai adopté la même approche que le juge O’Reilly dans la décision Fabbiano et tenu compte des facteurs suivants : le fondement de l’abus de procédure allégué par le demandeur, l’objet et la nature de son dossier de même que sa complexité, les enjeux en cause, la question de savoir si le demandeur a contribué à ce retard et si celui-ci lui a causé un préjudice. En partant de ces considérations, je me suis demandé si le préjudice causé à l’intérêt public en permettant la poursuite de l’enquête serait plus important que celui qu’entraînerait l’arrêt de l’enquête; j’ai conclu que ce ne serait pas le cas. Autoriser que l’enquête aille de l’avant ne heurterait pas le sens de la décence et de la justice du public.

[54]           L’allégation d’abus de procédure avancée par le demandeur se fonde sur le délai de dix-huit mois, sur l’incertitude associée à cette période et sur toute la durée écoulée depuis la date des déclarations de culpabilité dont il a fait l’objet. Il fait valoir, en invoquant l’arrêt Ratzlaff, au paragraphe 20, que toute la période devrait être prise en compte. Cependant, le passage cité concerne les faits de cette affaire, dans laquelle un long délai s’était écoulé avant de donner suite à des accusations d’ordre disciplinaire et professionnel portées contre un médecin, malgré ses tentatives pour résoudre le problème dix ans plus tôt. Ce médecin avait pris sa retraite en pensant que le litige de facturation avait été résolu. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que le délai était abusif et équivalait à un abus de procédure même si une audience équitable pouvait encore se tenir.

[55]           Contrairement aux faits dans l’affaire Ratzlaff, le demandeur ne s’est pas adressé à l’ASFC pour connaître les conséquences des déclarations de culpabilité dont il avait fait l’objet avant d’avoir reçu la lettre initiale de 2013. Bien que son avocat ait soutenu qu’il rendait régulièrement des comptes et qu’il était disponible pour des entrevues, le délai dont il prétend qu’il lui a porté préjudice en raison de l’incertitude va seulement de juin 2013 jusqu’à la date de réception de l’avis de renvoi en novembre 2014.

[56]           Rien n’indique que le délai écoulé entre la lettre initiale et la décision portant renvoi du dossier a porté préjudice au demandeur. Ce délai n’a pas compromis sa capacité de bénéficier d’une audience équitable et de répondre aux allégations qui sous-tendent le renvoi, attendu que les déclarations de culpabilité prononcées contre lui sont de notoriété publique et ne sont pas contestées. La mention de sa fréquentation de membres de gang dans d’autres rapports n’est pas ce qui fonde le renvoi. Rien n’indique que le demandeur ait agi autrement depuis qu’il a reçu la lettre initiale, présumant qu’aucune autre mesure ne serait prise contre lui. Rien n’indique non plus que l’enquête de l’ASFC présentait la moindre irrégularité.

[57]           Le délai écoulé avant de renvoyer le dossier n’a pas été expliqué. Les faits ne sont pas compliqués et il semble que les renseignements ayant fondé le renvoi étaient disponibles beaucoup plus tôt. Cependant, ce délai ne peut être qualifié d’excessif. Le dossier démontre que le cas du demandeur a été examiné plusieurs fois, après quoi le renvoi a été ordonné au titre de l’alinéa 36(1)a) de la Loi et non sur la foi d’autres renseignements pris en compte. Les rapports versés au dossier démontrent également que les observations du demandeur ont été examinées.

[58]           La décision du ministre de donner suite au renvoi en vue d’une enquête ne peut non plus être considérée comme une double incrimination. Le demandeur a purgé les peines auxquelles il a été condamné, mais, comme le prévoit la Loi, les déclarations de culpabilité au criminel emportent des conséquences additionnelles pour les résidents permanents.

[59]           Le demandeur savait très bien durant la période de dix-huit mois que l’enquête était en cours. Il avait été informé que le rapport d’octobre 2013 avait été déféré à un superviseur, puis que le délégué du ministre avait exigé des renseignements additionnels, que la décision serait prise dans quelques semaines et qu’il pouvait présenter d’autres observations, ce qu’il a fait. Le délai ne l’a nullement empêché de répondre aux allégations. Il savait que son dossier pouvait être renvoyé pour enquête et qu’il risquait d’être renvoyé.

[60]           Par comparaison, dans la décision Fabbiano, plus de six années s’étaient écoulées entre la lettre initiale de 2007 et la décision de renvoyer le dossier en 2013. M. Fabbiano a présenté des observations en 2007 et n’a pas eu d’autres possibilités d’en soumettre de plus récentes. La Cour a estimé qu’après plus de six ans, il était raisonnable de la part de M. Fabbiano de conclure qu’il ne risquait plus d’être renvoyé.

[61]           Quant au délai écoulé entre les déclarations de culpabilité prononcées contre le demandeur et la lettre initiale, même si je suis prête à convenir que le défendeur aurait pu intervenir bien plus tôt et que son inaction n’a pas été expliquée, je garde à l’esprit ce qu’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe : « [m]ettre fin aux procédures simplement en raison du délai écoulé reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire » (au paragraphe 101).

[62]           La jurisprudence est claire; le délai à lui seul ne suffit pas, il doit avoir entraîné un préjudice réel. Le délai écoulé depuis la date des déclarations de culpabilité, si c’est la période à envisager, n’a pas compromis la capacité du demandeur de répondre aux allégations sur lesquelles le renvoi était fondé. Les déclarations de culpabilité ont été établies et il n’est guère besoin de trouver des témoins de1999 ou de 2003 pour les prouver ou les réfuter.

[63]           Le demandeur fait valoir qu’il a continué de vivre sa vie en croyant raisonnablement qu’aucune autre action ne serait prise contre lui après les déclarations de culpabilité prononcées contre lui et l’exécution de sa peine; cependant, rien ne vient le prouver, en dehors du fait qu’il a deux enfants et une conjointe de fait. Le premier rapport de l’agente intitulé « Paragraphe 44(1) et 55 Faits saillants – cas dans les bureaux intérieurs » soulignait que peu d’éléments démontraient son établissement au Canada. Le dossier indique que l’un de ses enfants est né avant sa première déclaration de culpabilité, nous ne pouvons donc pas insinuer qu’il a choisi d’avoir une famille au Canada en présumant qu’il se prémunirait contre les conséquences des déclarations de culpabilité prononcées contre lui. Rien n’indique non plus qu’il ait agi différemment après juin 2013, ou après n’avoir pas obtenu des réponses rapides concernant l’état de la procédure d’interdiction de territoire, en présumant qu’aucune autre action ne serait prise. De plus, il a formulé des observations en juillet 2013 et septembre 2014 qui mettaient de l’avant sa famille au Canada et d’autres considérations humanitaires connexes.

[64]           Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a placé la barre haute pour ce qui est de conclure à un abus de procédure lorsque l’équité de l’audience n’a pas été compromise. Dans l’arrêt Blencoe, elle soulignait que le délai doit avoir « causé directement un préjudice psychologique important à une personne ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime de protection des droits de la personne » (au paragraphe 115).

[65]           Le demandeur n’a pas démontré l’existence d’un tel préjudice; son observation d’après laquelle il est établi au Canada et subira sans doute un préjudice psychologique, n’atteint pas le seuil requis d’un préjudice psychologique important ou d’une atteinte à sa réputation.

[66]           Même si le délai de dix-huit mois est propre à susciter l’incertitude et l’anxiété chez tout le monde, y compris le demandeur, je ne pense pas qu’il était long au point d’être un de ces « cas les plus manifestes » et extrêmement rares d’abus de procédure.

[67]           En résumé, l’arrêt des procédures est une mesure de réparation exceptionnelle réservée aux cas les plus manifestes. Le retard à poursuivre une instance ne suffit pas à lui tout seul. Le demandeur doit avoir subi un préjudice du fait d’un délai excessif. En l’espèce, le délai ne l’est pas et n’a pas compromis la capacité du demandeur de répondre au rapport fondé sur le paragraphe 44(2), pas plus qu’il ne lui a causé de préjudice psychologique ou autre. Bien que les faits ne soient pas compliqués, le délai n’a pas été expliqué et l’enjeu est de taille pour le demandeur; ordonner l’arrêt des procédures en raison de ce seul délai reviendrait à assujettir la poursuite des procédures d’interdiction de territoire à une période de prescription.

[68]           Ces considérations amènent à se demander si « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures ». Je ne puis conclure que l’intérêt du public en souffrirait s’il était donné suite à l’enquête fondée sur le paragraphe 44(2). Si les procédures d’interdiction de territoire sont définitivement suspendues, en raison seulement du passage du temps, et non d’un préjudice causé au demandeur autre que l’incertitude concernant l’avenir sur une période de dix-huit mois, l’atteinte à l’intégrité du système de justice serait sans doute plus importante. À mon avis, l’intérêt du public serait mieux servi si l’enquête allait de l’avant et que la question était tranchée sur le fond.

[69]           Le demandeur soutient que si le critère à trois volets énoncé dans la décision Fabbiano (qui, comme je l’ai déjà fait remarquer, dérive de l’arrêt Babos) était appliqué, la Cour devrait conclure qu’il n’existe aucune autre mesure de réparation adéquate que l’arrêt des procédures. J’ai examiné et appliqué ce critère. Comme je l’ai mentionné, je n’estime pas que l’accusé ait subi de préjudice. Il est toujours en mesure de répondre aux allégations le concernant dans le cadre de l’enquête. Il n’a pas établi l’existence d’autres préjudices. Je ne saurais non plus conclure qu’il a été porté atteinte à l’intégrité du système de justice. Le deuxième volet du critère, qui consiste à envisager une autre mesure de réparation adéquate, n’entre en jeu que si la Cour détermine qu’il y a eu préjudice. Une autre mesure de réparation viserait à répondre au préjudice ou à le corriger sans avoir à ordonner l’arrêt des procédures. Aucun préjudice n’a été établi, il n’est donc pas nécessaire d’envisager une autre mesure de réparation.

[70]           Les faits de l’espèce ne satisfont tout simplement pas au seuil jurisprudentiel élevé permettant de conclure à un abus de procédure et donc d’ordonner la suspension de l’instance.

Il n’y a pas eu d’atteinte aux droits du demandeur garantis par l’article 7

[71]           Le demandeur soutient que tout retard dans les procédures administratives peut porter atteinte au droit à la sécurité de la personne s’il cause un préjudice psychologique (Mahjoub (Re), 2013 CF 1095, au paragraphe 252 [Mahjoub]). Le demandeur répète que le délai était excessif, inexpliqué, qu’il lui a causé préjudice et que cette instance deviendrait oppressive.

[72]           Dans la décision Mahjoub, la Cour a déclaré au sujet de l’article 7 :

[traduction
[252]    S’agissant de l’article 7 de la Charte, lorsque la liberté d’un individu est en jeu, il peut y avoir violation de l’équité procédurale équivalant à une atteinte des droits à un procès équitable en cas de préjudice important découlant d’un délai inacceptable (Blencoe, au paragraphe 101). Un tel préjudice peut être établi de deux manières. Premièrement, un délai administratif peut justifier l’octroi d’une mesure de réparation lorsque la capacité de la partie visée de faire valoir ses arguments est compromise, par exemple si des témoins essentiels sont décédés, que la mémoire des témoins s’est estompée ou que des éléments de preuves sont perdus (ibidem, au paragraphe 102). Deuxièmement, le délai peut justifier l’octroi d’une mesure de réparation lorsque la personne visée subit un préjudice psychologique important ou qu’elle subit une atteinte à sa réputation de telle que sorte que la procédure administrative est discréditée et le délai constitue un abus de procédure. Le juge Bastarache a souligné la rareté des circonstances dans lesquelles même un long délai atteindra ce seuil (ibidem, au paragraphe 115). Il a également souligné l’importance d’une causalité directe entre le délai et le préjudice subi (ibidem, au paragraphe 133).

[73]           Compte tenu du seuil élevé établi dans la décision Mahjoub, il n’y pas eu d’atteinte aux droits du demandeur garantis par l’article 7. Ce dernier n’a pas établi que sa capacité de participer à son enquête et de répondre aux allégations était compromise. Aucun élément ne prouve qu’il y a eu atteinte à la réputation du demandeur ou autres stigmates ou préjudices psychologiques. Son argument selon lequel il peut être présumé que le délai lui causera un préjudice psychologique ne suffit pas pour l’établir.


JUGEMENT

LA COUR STATUE QUE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée

2.      Aucune question n’est certifiée.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-415-15

 

INTITULÉ :

ALI ALVIN FAROON c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 22 juillet 2015

JUGEMENT MODIFIÉ ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

DATE DES MOTIFS :

LE 28 septembre 2015

COMPARUTIONS :

Gerald G. Goldstein

POUR LE demandeur

Edward Burnet

POUR LES défendeurS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barbeau, Evans & Goldstein

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES défendeurS

 

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