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Date : 20151026


Dossier : T-865-14

Référence : 2015 CF 1209

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2015

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

LEVAN TURNER ET

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               De 1998 à 2003, M. Levan Turner a travaillé comme inspecteur des douanes, dans le cadre de contrats à durée déterminée, auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Il a tenté à deux reprises d’obtenir un poste permanent, d’abord à Vancouver et ensuite à Victoria, mais sans succès.

[2]               Les évaluations du rendement de M. Turner avaient toujours été favorables, mais des courriels internes, à l’ASFC, faisaient état de quelques réserves au sujet de ses habitudes de travail. Le jury de sélection de Victoria qui avait étudié sa demande avait relevé aussi quelques lacunes. Après l’avoir interviewé, le jury de sélection de Vancouver avait conclu que, en fait, M. Turner n’était pas admissible au poste parce qu’il avait déjà été interviewé pour un emploi semblable à Victoria.

[3]               Une enquête de la Commission de la fonction publique (la CFP) a conclu que les jurys de sélection chargés des deux concours avaient agi de manière inéquitable.

[4]               M. Turner a ensuite porté plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, disant avoir été victime de discrimination du fait de sa race, de ses origines nationale ou ethnique ainsi que d’une déficience perçue (l’obésité). Un tribunal a rejeté sa plainte, et j’ai plus tard refusé sa demande de contrôle judiciaire. La Cour d’appel fédérale a ensuite infirmé la décision du Tribunal et a renvoyé l’affaire en vue d’une nouvelle décision par souci du fait que le tribunal n’avait pas examiné explicitement l’aspect « déficience perçue » de la plainte de M. Turner.

[5]               Après réexamen, un second tribunal a tranché en faveur de M. Turner. Il a conclu que ce dernier avait été l’objet de présomptions stéréotypées au sujet des hommes noirs, obèses et d’âge mûr. Pour ce qui est était du concours de Vancouver, le tribunal a conclu que M. Turner avait été exclu à tort.

[6]               Le procureur général du Canada (le PGC) sollicite le contrôle judiciaire de la décision du second tribunal. Ce dernier, soutient-il, n’aurait pas dû examiner les processus de sélection relatifs aux deux concours parce que la Commission de la fonction publique les avait déjà soumis à une enquête. De plus, selon le PGC, le tribunal a commis une erreur en fondant sa nouvelle décision sur le dossier antérieur. Enfin, il ajoute que la décision du tribunal est déraisonnable au vu de la preuve. Il souhaite que cette décision soit annulée et me demande d’ordonner qu’un autre tribunal réexamine la plainte de M. Turner.

[7]               Je conviens avec le PGC que la décision du second tribunal est déraisonnable car la preuve qui lui a été soumise n’étaye pas les conclusions défavorables qu’il a tirées quant à la crédibilité ni sa décision ultime. Je ferai donc droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

[8]               Il y a trois points en litige :

1.                  Le tribunal a-t-il commis une erreur en examinant les processus de sélection?

2.                  Le tribunal a-t-il commis une erreur en fondant sa décision sur le dossier antérieur?

3.                  La décision du tribunal est-elle déraisonnable?

[9]               Le premier point comporte une question de compétence et est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Les autres points comportent des questions mixtes de fait et de droit, lesquelles sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité.

[10]           Comme les conclusions du second tribunal sont très nettement différentes de celles du premier, je passerai brièvement en revue leurs deux décisions.

II.                La décision du premier tribunal

[11]           Le tribunal a passé en revue les éléments de preuve afin de déterminer si M. Turner avait établi une preuve prima facie de discrimination. Il a conclu qu’aucune preuve directe n’étayait les plaintes de discrimination que M. Turner fondait sur son âge, sa race et ses origines nationale et ethnique. Le tribunal a ensuite examiné s’il était possible de tirer une inférence d’éléments de preuve circonstanciels. Il a pris en considération les évaluations d’emploi favorables, les courriels internes ainsi que les circonstances entourant les concours tenus à Victoria et à Vancouver.

[12]           Le tribunal a tenu pour acquis que les éléments de preuve établissaient une preuve prima facie de discrimination. Il a ensuite examiné si l’ASFC avait expliqué de manière raisonnable pourquoi elle n’avait pas offert à M. Turner un poste d’inspecteur des douanes à durée indéterminée.

[13]           Pour ce qui est du concours de Victoria, le tribunal a conclu que même si M. Turner avait obtenu des évaluations favorables au sujet de son rendement à titre d’employé saisonnier, cela n’était pas suffisant pour être admissible à un poste permanent. Sa demande et son entretien  avaient révélé un certain nombre de lacunes sur le plan des aptitudes en communication et du travail d’équipe. Le tribunal a conclu que les faits étayaient l’évaluation du jury de sélection. Il a signalé que les membres du jury de sélection avaient ensuite encouragé M. Turner à acquérir plus d’expérience en matière d’exécution de la loi pour faire avancer sa carrière au sein de l’ASFC. Il a conclu que cette conduite ne concordait pas avec une attitude discriminatoire à l’endroit de M. Turner.

[14]           Pour ce qui est du concours de Vancouver, le tribunal a conclu que ce dernier contenait une restriction à l’admissibilité qui avait été mal rédigée. Celle-ci indiquait que les candidats que l’on avait interviewés pour le poste après le 1er janvier 2002 n’étaient pas admissibles au concours. Elle ne précisait pas que seules les personnes interviewées n’ayant pas été retenues seraient exclues.

[15]           Après avoir examiné le processus de sélection, le tribunal a conclu que M. Turner était peut-être la seule personne que le jury de sélection avait relancée et aussi la seule qui avait été exclue. Il a néanmoins conclu que, en fait, M. Turner était le seul candidat réellement inadmissible.

[16]           Le tribunal a souscrit au témoignage de M. Ron Tarnawski, l’un des membres du jury de sélection. Ce dernier a déclaré avoir reconnu M. Turner parce qu’il avait eu affaire à lui lors d’un concours antérieur et qu’il avait une personnalité optimiste, et que c’était cela qui l’avait amené à donner suite à la question de son admissibilité.

[17]           Le tribunal a conclu que l’ASFC avait expliqué de manière raisonnable pourquoi on avait jugé que M. Turner n’était pas qualifié dans le cadre des concours de Vancouver et de Victoria. Il a rejeté la plainte de M. Turner.

III.             La décision du second tribunal

[18]           Les parties ont convenu de la procédure que le tribunal suivrait. Il allait examiner le dossier créé devant le premier tribunal et les parties auraient ensuite la possibilité de présenter d’autres observations de vive voix, dans le cadre d’une audience.

[19]           Dans ses longs motifs, le tribunal a fait état des éléments de la transcription et des autres preuves sur lesquels il s’était fondé, ainsi que de ses conclusions relatives à la crédibilité. Il a aussi énoncé le cadre juridique qui devait s’appliquer aux plaintes de discrimination, citant les décisions jurisprudentielles suivantes : Shakes c Rex Pak Limited (1982), 3 CHRR D/1001; Basi c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1988] TCDP no 2; Radek c Henderson Development (Canada) Ltd. et al, 2005 BCHRT 302. Il ressort clairement de cette jurisprudence que le tribunal avait à déterminer si le plaignant avait montré qu’il était qualifié pour le poste en question, qu’il n’avait pas été embauché et qu’une autre personne, qui n’était pas mieux qualifiée mais qui ne présentait pas les caractéristiques sous-tendant la plainte, avait été embauchée à sa place.

[20]           Le tribunal a conclu que l’on avait satisfait à ce critère, ce qui signifiait que M. Turner avait établi une preuve prima facie de discrimination. À son avis, le processus de dotation relatif aux deux concours avait été imprégné du « caractère subtil de la discrimination » du fait des motifs interreliés (l’âge, la race et la déficience perçue) mentionnés dans la plainte.

[21]           Le tribunal a ensuite évalué la réponse de l’employeur à la preuve prima facie. Il a conclu qu’aucune explication n’avait été donnée au sujet du fait d’avoir ciblé M. Turner pour l’application de la restriction à l’admissibilité qui visait le concours de Vancouver. Il a fait remarquer que ce fait l’avait amené « inexorablement à conclure que [l’employeur avait] considéré, de manière stéréotypée et négative, que M. Turner était un Noir d’âge mûr et obèse, probablement paresseux et menteur, et qu’il serait donc inacceptable en tant qu’éventuel employé de l’ASFC ». En fait, d’après le tribunal, la restriction était assimilable à un prétexte arbitraire et commode pour mettre un terme à la candidature de M. Turner.

[22]           Pour ce qui est du concours de Victoria, le tribunal a conclu que l’employeur n’avait pas expliqué de manière valable la décision qu’avait prise le jury de sélection de ne pas embaucher M. Turner. En particulier, il a conclu qu’il était « difficile de comprendre » « inconsidéré » et « inacceptable » que le jury de sélection n’avait pas retenu en faveur de M. Turner ses évaluations de rendement positives antérieures. Il a ajouté qu’il pouvait raisonnablement inférer que le jury avait considéré M. Turner « de manière stéréotypée et négative, comme un Noir d’âge mûr, obèse et paresseux, et avait décidé de le priver de la possibilité de continuer à travailler pour l’ASFC en tant qu’agent des services frontaliers en uniforme ».

[23]           Le tribunal a conclu que l’ASFC avait fait preuve de discrimination à l’encontre de M. Turner, en violation des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985 c H‑6 (voir l’annexe).

IV.             La première question – Le tribunal a-t-il commis une erreur en examinant les processus de sélection?

[24]           Le PGC soutient que le tribunal a outrepassé son mandat lorsqu’il a examiné les processus relatifs aux deux concours. Selon lui, seule la CFP peut exercer cette fonction. Il soutient également que le tribunal n’aurait pas dû se lancer dans cet examen parce que la CFP avait déjà procédé à une enquête.

[25]           À mon avis, le tribunal n’a pas outrepassé sa compétence. Il a vérifié si les jurys de sélection s’étaient livrés à une évaluation discriminatoire de la candidature de M. Turner en faisant montre d’attitudes fondées sur des stéréotypes. Cela peut être distingué de la fonction de la CFP, dont le rôle consiste à veiller à ce que les nominations à un poste de la fonction publique soient fondées sur le mérite. La CFP a fait enquête sur le processus de sélection sous cet angle particulier (Hughes c Canada (Ressources humaines et Développement des compétences), 2014 CF 278, au paragraphe 49). Je ne vois rien d’irrégulier à ce que le tribunal examine la possibilité que l’on ait fait preuve de discrimination dans le processus de sélection. Cette question relevait parfaitement de son mandat.

V.                La deuxième question – Le tribunal a-t-il commis une erreur en fondant sa décision sur le dossier antérieur?

[26]           Avant l’audience, les parties s’étaient entendues sur le processus que le tribunal suivrait. Ce dernier allait examiner le dossier antérieur et entendre les observations des parties dans le cadre d’une audience.

[27]           Je ne vois rien de répréhensible à la procédure que le tribunal a adoptée, surtout si les parties y ont souscrit. Ce dernier avait le pouvoir discrétionnaire de procéder comme bon lui semblait (Ré:Sonne c Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, au paragraphe 37). De plus, le fait de se fier à des transcriptions n’est pas inéquitable si les parties ont la possibilité de présenter d’autre observations au décideur (Badal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] ACF no 440, aux paragraphes 16 et 17).

[28]           En conséquence, le tribunal a adopté une méthode appropriée dans les circonstances.

VI.             La troisième question – La décision du tribunal est-elle déraisonnable?

[29]           La question soumise au second tribunal était relativement restreinte – il était question de savoir si les éléments de preuve que le premier tribunal avait compilés montraient que l’on avait fait preuve de discrimination à l’endroit de M. Turner du fait d’une déficience perçue, ou du fait de la combinaison de ce motif avec d’autres, tels que la race et l’âge. Le second tribunal a passé en revue tous les motifs possibles qui sous-tendaient la plainte de M. Turner et a conclu que celui-ci avait effectivement subi un traitement défavorable à cause de stéréotypes concernant les hommes d’âge mûrs, noirs et obèses.

[30]           M. Turner fait valoir que le tribunal a tiré des conclusions de fait raisonnables et a tranché de manière raisonnable en sa faveur. Malheureusement, je ne suis pas d’accord. Le tribunal a tiré de nombreuses conclusions défavorables quant à la crédibilité, des conclusions pour lesquelles je ne puis trouver aucun fondement dans la preuve. En fait, il a fait plus que tirer des conclusions au sujet de la crédibilité – il a mis sérieusement en doute la nature de certains témoins et leur a imputé des attitudes manifestement préjudiciables. Selon moi, rien dans le dossier ne justifie ces accusations.

[31]           Le premier tribunal n’a tiré aucune conclusion défavorable à propos de la crédibilité après avoir entendu tous les témoins en personne et observé leur comportement. Par contraste, le second tribunal a tiré un certain nombre de conclusions nettement défavorables au sujet de la crédibilité, et ce, en se basant uniquement sur un examen du dossier écrit qui avait été soumis au premier tribunal. Dans la seconde décision, quatre témoins de l’ASFC ont été évalués sous un jour négatif.

A.                Les témoins

1)                  Terry Klassen

[32]           M. Terry Klassen était le superviseur de M. Turner en 2003. Il était l’auteur d’un courriel dans lequel il avait résumé un entretien qu’il avait eu avec M. Turner à propos de son rendement au travail. Lors de cet entretien, il avait relevé quelques points à améliorer – par exemple, ne pas être rebuté par les tâches difficiles et ne pas laisser à d’autres la responsabilité du travail de rapprochement des espèces. Lors de son témoignage, M. Klassen a donné un exemple de situation dans laquelle M. Turner avait opté pour la voie facile alors qu’il était confronté à des tâches difficiles. Il a décrit une situation dans laquelle M. Turner lui avait demandé s’il pouvait simplement laisser passer un voyageur sans avoir à remplir les documents nécessaires. M. Klassen a donné un autre exemple tiré d’une situation dans laquelle il avait observé directement M. Turner. Le tribunal a conclu que son témoignage était « hésitant et vague » et qu’il avait « obstinément persisté » à dire que cet exemple montrait que M. Turner avait pris un raccourci, même si cela était contraire à ce qui était décrit dans ses évaluations de rendement positives. Le tribunal a conclu que les courriels révélaient une attitude raciste de la part des surintendants de Victoria.

[33]           Le courriel a été envoyé à tous les surintendants afin de s’assurer que ceux d’entre eux qui superviseraient M. Turner l’année suivante donneraient suite à la rétroaction. Cependant, le tribunal a conclu qu’étant donné que certains d’entre eux faisaient partie du jury de sélection, le fait d’avoir envoyé le courriel une semaine avant l’annonce du concours de Victoria mettait en doute l’impartialité du jury.

2)                  Trevor Baird

[34]           M. Trevor Baird était le superviseur de M. Turner en 2002. Il a déclaré que ce dernier était bon sur le plan des relations avec la clientèle mais que l’exécution de la loi n’était « pas […] l’une [de ses] forces ». Le tribunal a qualifié son témoignage de « description détournée ».

[35]           Il a été demandé à M. Baird d’expliquer pourquoi le jury de sélection de Victoria avait noté que M. Turner dépeignait parfois d’autres travailleurs sous un jour défavorable. Il a donné un exemple, tiré des présentations écrites de M. Turner, dans lequel celui-ci avait décrit de quelle manière il s’était occupé d’un voyageur difficile pendant qu’une autre agente, Mme Nina Patel, se tenait en retrait. Le tribunal a dit de sa réponse qu’elle était assimilable à « une prolixité non retenue et confuse » et qu’elle faisait état d’une « partialité subjective ». M. Baird a déclaré qu’il avait relancé Mme Patel pour obtenir sa version de cet incident car le récit de M. Turner ne concordait pas avec ce que lui-même savait des habitudes de travail de cette agente.

[36]           Même si la description de Mme Patel ne correspondait pas à la présentation de M. Turner, sa version n’a pas eu d’incidence sur la manière dont M. Turner avait été évalué dans le cadre du concours parce que celui-ci était déjà terminé. Il a été demandé à M. Baird s’il aurait noté différemment M. Turner si Mme Patel avait corroboré sa description. Il a répondu que non. Le tribunal a qualifié sa réponse de « peu plausible » et, pour ce qui était du fait de s’être fié, lors du concours, à sa connaissance personnelle de Mme Patel, de « répréhensible ». Le tribunal a déduit de cette preuve que M. Baird avait « déterminé à l’avance, de façon préjudiciable, qu’on ne considérerait pas que M. Turner avait les compétences requises pour être un agent des services frontaliers ». De plus, cela équivalait à une « circonstance aggravante », qui étayait la conclusion du tribunal selon laquelle le processus de sélection était « un prétexte pour s’assurer qu’un homme noir d’âge mûr, obèse et paresseux, dont M. Turner était le stéréotype, ne serait pas embauché » par l’ASFC.

[37]           M. Baird a déclaré que le jury de sélection avait décidé de ne pas se fier aux évaluations du rendement antérieures des candidats, de façon à équilibrer les chances pour les candidats internes et externes. On lui a demandé s’il se souciait du fait que le processus avait exclu un candidat qui bénéficiait d’évaluations de rendement positives en tant qu’agent des douanes. Il a dit que non. Le tribunal a déclaré que sa réponse n’était « pas digne de foi » et que la décision de M. Baird de ne pas tenir compte du rendement antérieur montrait qu’il était « sans scrupule » et que le processus était une « absurdité ». Le tribunal a conclu que M. Baird avait l’idée préconçue que M. Turner n’était pas un candidat convenable parce qu’il était un homme noir, obèse et d’âge mûr.

[38]           M. Baird a déclaré que la teneur du courriel de M. Klassen concordait avec ses propres observations concernant M. Turner. Cependant, il n’était pas sûr d’avoir vraiment lu le courriel auparavant. La Commission a conclu que M. Baird avait « répondu de manière illogique » aux questions sur ce point et avait « aggravé son discrédit » en disant qu’il n’était pas sûr d’avoir lu le courriel avant le concours de Victoria. Le tribunal a qualifié son témoignage d’« évasi[f] et indigne de foi », et il a conclu que « [l]’invraisemblance de son explication a balayé les derniers vestiges de sa crédibilité ». De l’avis du tribunal, soit M. Baird avait été négligent, soit il avait décidé de tenir des propos évasifs. D’une façon ou d’une autre, selon le tribunal, la conduite de M. Baird suscitait « une question importante à propos du bien-fondé du processus que le jury de sélection [avait] suivi relativement à la demande de candidature de M. Turner ».

3)                  Shalina Sharma

[39]           Mme Shalina Sharma a été chargée de rédiger et de mettre en œuvre la restriction à l’admissibilité dans le cadre du concours de Vancouver. Elle a reconnu que cette restriction avait été mal écrite. Elle a également expliqué qu’on ne s’était pas servi des évaluations de rendement antérieures dans le cadre du concours de Vancouver parce qu’il s’agissait d’un concours externe. Le tribunal a conclu d’après son témoignage que le processus de dotation « manquait totalement de rigueur ». Il était « basé sur un instrument grandiloquent, le portefeuille des compétences (un nom impropre) » et ce processus était « mené au petit bonheur et subjectif » et « déterminait pompeusement si un candidat était compétent ». En réalité, selon le tribunal, le fait de devenir admissible ou apte à occuper un poste en particulier obligeait à  « apprendre en cours d’emploi et à établir un degré de compétence », et n’exigeait pas une preuve de compétence à l’avance. Selon le tribunal, Mme Sharma avait été « manifestement partiale ».

4)                  Ronald Tarnawski

[40]           M. Tarnawski a décrit le processus de dotation qu’il avait aidé à mettre au point à l’ASFC. Il avait interviewé M. Turner pour les deux concours, celui de Vancouver et celui de Victoria. Ses notes sur le concours de Victoria donnent à penser que M. Turner, quand il a décrit le processus décisionnel qu’il suivait, avait tendance à prendre des décisions basées sur des présomptions. Dans son témoignage devant le tribunal, M. Turner a eu la possibilité de développer le processus décisionnel qu’il avait décrit antérieurement, lors du concours. Le tribunal a conclu que M. Tarnawski s’était trompé en concluant que M. Turner se basait sur des présomptions parce que celui-ci avait expliqué comme il faut dans ce témoignage que ces présomptions étaient préliminaires et étaient suivies d’un examen modéré d’autres facteurs.

[41]           M. Tarnawski a aussi expliqué quel était l’objet de la restriction à l’admissibilité dans le cas du concours de Vancouver. L’employeur voulait éviter d’interviewer systématiquement les mêmes candidats non retenus. Il a reconnu que le libellé de la restriction avait causé des « cauchemars ». Il a reconnu également qu’à cause de la restriction, M. Turner avait probablement été le seul candidat exclu. Par ailleurs, de nombreux candidats, n’ayant aucune expérience des douanes, avaient été jugés admissibles. Le tribunal a qualifié la restriction d’« exclusion illogique », que M. Tarnawski avait « inconsidérément appliqué[e] ». Il a qualifié le témoignage de M. Tarnawski d’« incohérent et argumentatif », et a dit qu’il équivalait à une « application intraitable et incompréhensible de la restriction à l’admissibilité ». Ce témoignage illustrait également son « intransigeance » et sa décision « vexatoire » d’exclure M. Turner.

[42]           M. Tarnawski a dit avoir reconnu M. Turner pour l’avoir vu au concours de Victoria, et ce, en se fondant sur sa voix, sa présence et son attitude positive, et non pas parce qu’il était un homme noir de taille imposante. Le tribunal s’est demandé si M. Tarnawski était « craintif » et s’il avait « beaucoup de difficulté » à dire qu’il se souvenait de M. Turner à cause de ses caractéristiques physiques.

B.                 Les conclusions du tribunal

[43]           Le second tribunal a conclu que le témoignage de M. Turner établissait une preuve prima facie de discrimination. Il a conclu également que l’employeur n’avait pas expliqué de manière convenable la différence de traitement que M. Turner avait subie.

[44]           Pour ce qui est du concours de Vancouver, le tribunal a conclu que la preuve établissait clairement qu’il y avait d’autres candidats qu’il aurait fallu considérer comme non admissibles mais qui ne l’avaient pas été, et que ces derniers ne présentaient pas les caractéristiques (l’âge, la race et la déficience perçue) qui sous-tendaient la plainte de M. Turner. De plus, le tribunal a jugé que sa conclusion était renforcée par le fait que des candidats sans expérience avaient été considérés comme qualifiés, contrairement à M. Turner.

[45]           Le tribunal a estimé que les probabilités entourant cette affaire l’avaient amené « inexorablement à conclure que M. Tarnawski [avait] considéré, de manière stéréotypée et négative, que M. Turner était un Noir d’âge mûr et obèse, probablement paresseux et menteur, et qu’il serait donc inacceptable en tant qu’éventuel employé de l’ASFC, une agence nouvellement établie et axée sur l’application de la loi ».

[46]           Pour ce qui est du concours de Victoria, le tribunal a conclu qu’il était « difficile de comprendre » pourquoi le jury de sélection avait pu « exclure de manière dogmatique » de son examen les évaluations de rendement antérieures de M. Turner. Le jury avait suivi un processus « tout à fait inconsidéré ». Le contact de M. Baird avec Mme Patel équivalait à une « tentative amorale » pour vérifier les présentations écrites de M. Turner. Dans l’ensemble, M. Baird avait fait montre d’un « comportement inacceptable et inconsidéré », ce qui amenait à inférer qu’il avait « considér[é] M. Turner, de manière stéréotypée et négative, comme un Noir d’âge mûr, obèse et paresseux, et avait décidé de le priver de la possibilité de continuer à travailler pour l’ASFC ».

C.                 Les conclusions du tribunal sont déraisonnables

[47]           Un certain nombre de points m’amènent à conclure que la conclusion du second tribunal est déraisonnable. Premièrement, le tribunal a manifestement eu le sentiment que les jurys de sélection auraient dû porter au crédit de M. Turner ses évaluations de rendement positives et, sur ce fondement, auraient dû placer sa candidature avant celle d’autres personnes sans expérience, sinon peu. Comme il a été mentionné, le tribunal était en droit d’examiner le processus de dotation afin de déterminer s’il était discriminatoire. Cependant, il n’aurait pas dû présumer que le processus était discriminatoire juste parce qu’il n’était pas d’accord avec les critères qui avaient été appliqués. Tant pour le concours de Vancouver que pour celui de Victoria, les jurys de sélection ont décidé de ne pas prendre en compte les évaluations de rendement antérieures. Le tribunal a jugé que cette démarche était illogique et que, par conséquent, le fait que les jurys de sélection s’étaient fondés sur cette démarche étayait la plainte de discrimination de M. Turner. À mon avis, les témoins ont expliqué pourquoi cette démarche avait été suivie. Le tribunal était manifestement en désaccord avec leur point de vue, mais cela ne voulait pas forcément dire que le processus avait été conçu pour exclure les personnes qui présentaient les caractéristiques personnelles de M. Turner. Aucune preuve n’indique par ailleurs que le jury a appliqué le processus d’une manière discriminatoire.

[48]           Deuxièmement, le tribunal a conclu à tort qu’il y avait d’autres candidats qu’il aurait fallu considérer comme non admissibles au concours de Vancouver. Aucune preuve n’étayait cette conclusion. Là encore, le tribunal a tiré une inférence défavorable du fait que l’on avait jugé que des candidats moins expérimentés que M. Turner étaient qualifiés dans le cadre de ce concours. Le tribunal a refusé de souscrire à la thèse selon laquelle l’expérience acquise et les évaluations de rendement ne devaient pas faire partie de l’examen du jury de sélection. Il avait droit à son opinion, mais il ne s’agissait pas là d’un motif suffisant pour conclure que le processus visait à exclure M. Turner.

[49]           Troisièmement, le tribunal a remis en question les conclusions que le jury de sélection de Victoria avait tirées au sujet des qualifications de M. Turner en se fondant sur des preuves qui lui avaient été soumises mais que le jury n’avait pas en main. En particulier, il a estimé que le jury avait conclu à tort que M. Turner avait tendance à prendre des décisions en se basant sur des présomptions plutôt que sur des preuves. Cependant, le tribunal se fondait sur le témoignage que M. Turner avait fait à l’audience, et non sur ce que ce dernier avait dit lors de l’entretien. Il ne s’agissait pas là d’un motif valable pour mettre en doute l’évaluation du jury de sélection.

[50]           Quatrièmement, comme il a été décrit plus tôt, le tribunal a appliqué une pléthore d’adjectifs péjoratifs au témoignage des principaux témoins du défendeur. Il va sans dire que le tribunal était en droit de tirer des conclusions au sujet de la crédibilité, mais il était tenu de les expliquer, ce qu’il n’a pas fait. Après avoir examiné la décision du tribunal et le dossier que celui-ci avait en main, je ne puis rien relever qui justifie les conclusions sérieusement défavorables du tribunal. Dans la décision de ce dernier, je vois de nombreuses références aux  témoignages enregistrés dans la transcription, ainsi que la manière dont le tribunal a qualifié cette preuve. Mais je ne vois rien qui explique pourquoi le tribunal l’a systématiquement évaluée de manière sévère. Je ne vois non plus aucune raison de mettre en doute la nature personnelle des témoins ou de leur imputer des tendances ouvertement racistes.

[51]           Cinquièmement, le tribunal a commis une erreur en disant à tort de la position de l’employeur qu’il s’agissait d’une concession selon laquelle, n’eût été du critère d’admissibilité qui s’appliquait au concours de Vancouver, M. Turner aurait été inscrit sur une liste d’employés qualifiés. Le dossier ne fait état d’aucune concession de cette nature. L’avocat de l’employeur a simplement déclaré qu’on avait jugé que M. Turner n’était pas qualifié uniquement à cause du critère d’admissibilité applicable. Il n’a pas admis que M. Turner était par ailleurs qualifié pour le poste. À l’audience, l’avocat de M. Turner a dit clairement comprendre la position du gouvernement et a ajouté : [traduction« il a été exclu uniquement à cause de la restriction à l’admissibilité, mais vous dites qu’il y avait d’autres faits dont le jury était au courant et qui auraient pu avoir une incidence sur la manière dont il a été traité ». La réponse de l’avocat de l’ASFC a été la suivante : « Exact ». C’est donc dire que, contrairement à la conclusion du tribunal, il n’était pas évident que l’on aurait conclu que M. Turner était qualifié pour le concours de Vancouver, même si la restriction à l’admissibilité n’avait pas été appliquée dans son cas. Cela a amené le tribunal à appliquer de manière déraisonnable le critère énoncé dans la décision Shakes.

[52]           Compte tenu de ces points, je conclus que la manière dont le second tribunal a évalué la preuve ainsi que sa conclusion selon laquelle M. Turner avait établi une preuve de discrimination – pour s’être vu priver de possibilités d’emploi du fait de son âge, de sa race et d’une déficience perçue, l’obésité – sont déraisonnables.

VII.          Conclusion et décision

[53]           Les conclusions du tribunal ne sont pas étayées par les preuves qui lui ont été soumises. Par conséquent, sa conclusion selon laquelle M. Turner avait établi une preuve de discrimination n’appartient pas aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il me faut donc accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner qu’un autre tribunal réexamine l’affaire.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.               La demande de contrôle judiciaire est accueillie, avec dépens.

2.               L’affaire est renvoyée à un autre tribunal en vue d’un nouvel examen.

« James W. O’Reilly »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


Annexe

Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H-6

Canadian Human Rights Act, RSC 1985 c H-6

Emploi

Employment

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.

Lignes de conduite discriminatoires

Discriminatory policy or practice

10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment,

that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-865-14

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c LEVAN TURNER ET COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 mai 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 OCTOBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Graham Stark

POUR LE demandeur

David Yazbeck

POUR LE défendeur – lEVAN TURNER

 

Non représentée

 

POUR LA défenderesse –cOMMISSION CANADIENNE DES droits de la personne

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE demandeur

 

Raven, Cameronn, Ballantyne & Yazbeck

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LE défendeur – lEVAN TURNER

 

Commission canadienne des droits de la personne

Services du contentieux

Ottawa (Ontario)

POUR LA défenderesse –cOMMISSION CANADIENNE DES droits de la personne

 

 

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