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Date : 20151123


Dossier : T-1725-14

Référence : 2015 CF 1302

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 novembre 2015

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

CHRIS HUGHES,

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le procureur général du Canada sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne a maintenu la plainte dans laquelle M. Chris Hughes faisait valoir que Transports Canada avait fait preuve de discrimination à son endroit sur la base de son invalidité mentale, en contravention de l’alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 (la Loi). Le Tribunal a conclu que les antécédents de stress et de dépression de M. Hughes avaient influencé, quoique de manière indirecte ou involontaire, la décision de Transports Canada d’écarter sa candidature au concours se rapportant au poste d’analyste de la sûreté maritime.

[2]               Le demandeur soutient en substance que le Tribunal a commis une erreur : (i) en appliquant strictement le critère Shakes, et en omettant ainsi de se demander s’il existait un lien entre l’invalidité de M. Hughes et le traitement qu’il avait subi; (ii) en concluant que le comité de sélection savait que M. Hughes était atteint d’une invalidité; subsidiairement, (iii) en concluant déraisonnablement que la preuve dont il disposait satisfaisait au critère Shakes et en rejetant l’explication fournie par Transports Canada.

[3]               Pour les motifs évoqués ci-après, je suis d’avis que la demande devrait être accueillie, au motif qu’il était déraisonnable de la part du Tribunal de conclure, eu égard au dossier dont il disposait, que M. Hughes avait établi une preuve prima facie de discrimination.

I.                   Le contexte

[4]               M. Hughes est un ancien employé du gouvernement fédéral. Il a travaillé comme agent des contacts pour les recouvrements/agent de conformité, comme inspecteur des douanes et enfin comme agent de guichet d’affaires, tous des postes de niveau PM-01, et ce, pendant des périodes diverses et intermittentes.

[5]               Lorsqu’il était au service de l’Agence des douanes et du revenu du Canada (l’ADRC), prédécesseure de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) et de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), M. Hughes a été forcé de prendre deux congés de maladie à cause du stress et d’une dépression liés à son travail. Il affirme que le stress était dû à un acte illégal qu’aurait tenté de commettre l’ADRC et qu’il a empêché en 2000. Il soutient qu’il a subi pour cela des représailles et qu’il s’est vu refuser plusieurs promotions. Au début de 2005, M. Hughes a déposé des plaintes en matière de droits de la personne à l’encontre de l’ARC et de l’ASFC relativement à l’acte illégal imputé à l’ADRC d’alors, ainsi qu’à une discrimination alléguée, fondée sur son âge.

[6]               De plus, M. Hughes a déposé une action civile contre l’ARC et l’ASFC; en décembre 2005, il a conclu un règlement amiable avec les deux organismes et a reçu 51 000 $ de dédommagement.

[7]               Entre-temps, M. Hughes a présenté sa candidature au poste d’analyste de la sécurité maritime (PM-04), puis à trois autres emplois chez Transports Canada. Le premier poste est pertinent à l’égard de la présente demande. Le comité de sélection des candidats était composé de M. John Lavers, de Mme Sonya Wood et de M. Ron Perkio.

[8]               M. Hughes a réussi l’examen écrit et passé une entrevue avec le comité de sélection.

[9]               Après l’entrevue, M. Lavers a contacté M. Hughes pour obtenir des références. Le 4 février 2006, M. Hughes lui en a fait parvenir par courriel, en ajoutant qu’il pouvait fournir, en cas de besoin, des clarifications et/ou des documents additionnels pour attester son rendement professionnel.

[10]           Quelques jours plus tard, M. Hughes a indiqué par écrit à M. Lavers que son ancien superviseur, M. Trevor Baird, lui faisait des problèmes et refusait de confirmer un événement dont il avait parlé durant son entrevue. M. Hughes a expliqué que M. Baird se montrait évasif à cause du règlement amiable, et que d’autres sources de références allaient peut-être agir comme lui pour la même raison. Le jour même, M. Lavers a demandé à Mme Wood son avis sur les difficultés concernant les références de M. Hughes. Elle a répondu, dans un courriel daté du 7 février 2006 adressé à MM. Lavers et Perkio, que ce n’était pas [traduction« une situation inhabituelle » et ajoutait :

[traduction]

Quand/si les sources de références du candidat refusent de produire une vérification des références, il existe d’autres options/moyens auxquels le comité de sélection peut (et doit) avoir recours pour évaluer les qualités personnelles du candidat […] p. ex., la commission peut demander au candidat de fournir des copies de toute lettre de recommandation ou de toute évaluation du rendement. […] dans les courriels ci‑dessous, Chris a ajouté ce qui semble être des « citations » extraites de rapports d’évaluation du rendement et d’anciennes évaluations du rendement d’emplois antérieurs.

[11]           Par conséquent, M. Hughes a envoyé, à la demande de M. Lavers, une liasse de documents désignée dans la décision du Tribunal comme la pièce R‑4 (les documents supplémentaires), ce qui comprenait des évaluations du rendement et d’anciennes références. Dans ces documents, M. Lavers a identifié Mme Kathryn Pringle et M. Bill DiGuistini comme des références potentielles pour M. Hughes.

[12]           Dans l’après-midi du 27 février 2006, les membres du comité de sélection ont pris part à une téléconférence pour discuter des notes consensuelles à attribuer aux qualités personnelles de tous les candidats. Le comité a examiné les documents supplémentaires et a estimé, si l’on se fie aux notes prises par Mme Wood durant cette téléconférence, qu’ils étaient insuffisants sur le plan du contexte, de l’information ou de la pertinence.

[13]           Le même jour, à 16 h 45, M. Lavers a communiqué avec M. Hughes pour lui demander s’il pouvait lui expliquer pourquoi personne sur la liste qu’il avait fournie n’était disposé à fournir de références. M. Hughes a demandé s’il pouvait le rappeler plus tard, ce qu’il a fait à 17 h 30. C’est durant cette conversation téléphonique que M. Hughes a divulgué ses antécédents médicaux.

[14]           Le lendemain, M. Lavers a communiqué avec Mme Pringle et M. DiGuistini pour obtenir des références. Seul M. DiGuistini a accepté de se prêter à l’exercice; des questions spécifiques ont été posées et ont reçu des réponses, mais M. DiGuistini n’a pas été en mesure de confirmer si M. Hughes satisfaisait au critère de l’« attention au détail ».

[15]           De ce fait, le guide de notation de M. Hughes, signé par M. Lavers et daté du 2 mars 2006, portait une note insuffisante de 12/20 relativement au critère de l’« attention au détail », la note requise étant de 14/20.

[16]           M. Hughes a également présenté sa candidature à trois postes TI‑06 et essuyé trois refus. Cette partie de sa plainte pour discrimination fondée sur son invalidité a été rejetée par le Tribunal, celui-ci ayant conclu que M. Hughes n’avait pas établi de preuve prima facie de discrimination à l’égard de ces trois concours. M. Hughes n’a pas demandé le contrôle judiciaire de ces conclusions, pas plus qu’il n’a contesté la décision du Tribunal portant que l’article 14.1 de la Loi, qui interdit les représailles contre des personnes ayant déposé des plaintes en discrimination, n’entrait pas en jeu.

II.                La décision contestée

[17]           Le Tribunal a maintenu la plainte de M. Hughes suivant laquelle Transports Canada avait fait preuve de discrimination à son endroit dans le cadre du concours visant à pourvoir le poste d’analyste de la sécurité maritime, en contravention de l’article 7 de la Loi.

La preuve prima facie

[18]           Le Tribunal s’est appuyé sur l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536 (O’Malley), à la page 558, pour postuler que le seuil nécessaire pour établir une discrimination est assez peu élevé :

[l]a preuve suffisante […] est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé. […]

[19]           Le Tribunal a également déclaré que la réponse de l’employé devait être crédible et qu’en l’absence de justification, le plaignant avait droit à une mesure de redressement (Commission ontarienne des droits de la personne c Etobicoke, [1982] 1 RCS 202 (Etobicoke)). En outre, il n’est pas nécessaire que ce dernier prouve que la discrimination était intentionnelle (Bhinder c CN, [1985] 2 RCS 561). Une fois la preuve prima facie établie, le fardeau de preuve est transféré à l’employeur qui doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le comportement n’était pas discriminatoire ou qu’il était justifié.

[20]           En ce qui concerne la preuve prima facie de discrimination, le Tribunal a opté pour le critère juridique de la décision Shakes v Rex Pak Ltd (1981), 3 CHRR D/1001 (Commission d’enquête de l’Ontario) (Shakes), tel qu’il a été énoncé dans Premakumar c Air Canada (2002), 42 CHRR D/63 (TCDP) (Premakumar) :

[75]      Dans le contexte de l’emploi, un cas prima facie a été décrit comme exigeant une preuve des éléments qui suivent :

a. le plaignant avait les qualifications pour l’emploi en cause;

b. le plaignant n’a pas été embauché;

c. une personne qui n’était pas mieux qualifiée, mais qui n’avait pas le trait distinctif à l’origine de la plainte (c’est-à-dire : race, couleur, etc.) a subséquemment obtenu le poste [Shakes].

[76]      Ce critère à plusieurs volets a été modifié pour l’ajuster à des situations où le plaignant n’est pas engagé et où l’intimé continue de chercher un candidat approprié. Dans ces cas, l’établissement d’un cas prima facie exige la présence des éléments suivants :

a. que le plaignant appartienne à l’un des groupes qui sont sujets à la discrimination en vertu de la loi, par exemple : motif religieux, handicap ou origine ethnique;

b. que le plaignant a posé sa candidature pour un poste pour lequel il était qualifié et que l’employeur désirait combler;

c. que, même s’il était qualifié, le plaignant a été rejeté;

d. que, par la suite, l’employeur a continué de chercher des candidats possédant les qualifications du plaignant [Israeli c. Commission canadienne des droits de la personne et Commission de la fonction publique (1983), 4 CHRR D/1616, à la page 1618 (Israeli)].

[21]           Le Tribunal a également retenu quelques concepts issus de la jurisprudence : (i) la tâche consiste à apprécier toutes les circonstances pour déterminer s’il existe de « subtiles odeurs de discrimination », puisque celle-ci ne se manifeste pas toujours ouvertement (Basi c Cie des chemins de fer nationaux du Canada (1988), 9 CHRR D/5029 (TCDP) (Basi), au paragraphe 38414; (ii) il n’est pas nécessaire que les mesures en cause soient uniquement motivées par des considérations discriminatoires (Holden c Cie des chemins de fer nationaux du Canada (1990), 14 CHRR D/12, à D/15); (iii) des éléments de preuve circonstanciels peuvent être soumis si « on peut conclure à la discrimination quand la preuve présentée à l’appui rend cette conclusion plus probable que n’importe quelle autre conclusion ou hypothèse possible » (Basi, à la page 11).

[22]           Le Tribunal a choisi d’axer son analyse sur la question de savoir si M. Hughes était qualifié pour le poste d’analyste de la sécurité maritime, et sur le critère de l’« attention au détail », à l’égard duquel le comité de sélection ne lui a pas accordé la note de passage.

[23]           Quant à savoir si le comité de sélection était informé de ses invalidités et de ses conflits passés avec ses précédents employeurs, le Tribunal a conclu que :

−     M. Hughes avait divulgué à M. Lavers les invalidités dont il souffrait lorsqu’il travaillait pour d’autres employeurs, l’ARC et l’ASFC;

−     tous les membres du comité avaient ensuite été mis au courant des problèmes de M. Hughes;

−     M. Hughes avait également divulgué les difficultés qu’il avait eues à obtenir des références à l’appui de sa demande;

−     malgré le fait que certains d’entre eux avaient déjà accepté de fournir des références, tous les répondants avaient systématiquement refusé d’appuyer sa demande, quoique aucun ne l’eût admis ouvertement.

[24]           Le Tribunal a conclu qu’il était douteux que M. Hughes ne puisse pas obtenir la note de passage et que l’absence de commentaires positifs le concernant aurait indubitablement dû être compensée par des documents favorables établissant, selon la prépondérance des probabilités, qu’il remplissait le critère de l’« attention au détail ». Le Tribunal a noté que le comité de sélection s’est laissé grandement influencé par l’absence de références et les commentaires neutres de M. DiGuistini au sujet de M. Hughes, et que les documents supplémentaires auraient dû être considérés en sa faveur pour ce qui était de ses capacités liées au critère de l’« attention au détail ».

[25]           Le Tribunal n’a pas compris pourquoi M. Lavers préférait communiquer directement avec les personnes concernées plutôt que de se référer aux documents supplémentaires, à la lumière des courriels échangés avec Mme Wood. En fait, le Tribunal a rejeté le témoignage de cette dernière d’après lequel les documents fournis étaient insuffisants et incomplets. Une approche plus libérale était de mise, étant donné l’abondance des documents et de la situation particulière de M. Hughes.

[26]           Le Tribunal a ensuite examiné les autres candidatures au même poste et conclu qu’elles avaient obtenu des commentaires positifs leur permettant de satisfaire au critère de l’« attention au détail ». Cependant, un examen plus attentif révélait que les réponses fournies par les candidats durant leur entrevue n’étaient pas meilleures que celles de M. Hughes. En la comparant avec les autres, le Tribunal comprenait mal pourquoi la candidature de ce dernier avait été rejetée.

[27]           M. Lavers a expliqué que les références fournies par un candidat étaient essentielles pour confirmer son entrevue et le noter adéquatement quant au critère de l’« attention au détail ». À ce titre, M. Lavers a indiqué qu’il avait examiné la seule référence disponible et que la note finale de 12/20 obtenue en l’espèce par M. Hughes reposait sur les propos de M. DiGuistini.

[28]           Le Tribunal a déclaré (au paragraphe 239 de sa décision) :

En se basant strictement sur les informations fournis [sic] au niveau de la pièce R-4, en comparaison avec les fiches des autres candidats et des annotations qu’on y retrouve, le Tribunal considère que le plaignant a été discriminé.

[29]           Enfin, le Tribunal a relevé des éléments de preuve circonstanciels additionnels qu’il a jugés troublants : certaines mentions « VG » ou « very good » [très bien] ont été effacées du dossier de candidature de M. Hughes sans explication de la part du comité de sélection.

L’explication de Transports Canada

[30]           Compte tenu des réponses fournies par Mme Wood et M. Lavers dans leurs témoignages, le Tribunal a conclu que le comité de sélection n’avait pas justifié de manière crédible sa décision d’écarter la candidature de M. Hughes :

        Mme Wood a écarté tous les documents fournis par M. Hughes en R‑4 de même que ses multiples commentaires établissant certains des éléments du critère de l’attention au détail; elle a indiqué que certains passages étaient intéressants ou supposaient qu’il remplissait le critère de l’attention au détail (aux paragraphes 248 et 249 de la décision);

        M. Lavers ne s’est pas montré réceptif aux documents versés en R‑4 et, au moment d’examiner le dossier de M. Hughes, n’a pas effectué d’analyse minutieuse et exhaustive (au paragraphe 251 de la décision).

[31]           À ce titre, les réponses fournies n’étaient pas suffisantes et constituaient de simples prétextes. Comme M. Hughes avait établi une preuve prima facie, et comme Transports Canada n’avait fourni aucune justification, M. Hughes avait droit à une mesure de redressement (Etobicoke, précité, aux paragraphes 202 à 208).

III.             Les questions en litige et la norme de contrôle

[32]           La présente demande soulève les questions suivantes :

1)                  Le Tribunal a-t-il commis une erreur de fait en concluant que le comité de sélection avait connaissance de l’invalidité de M. Hughes?

2)                  Le Tribunal a-t-il commis une erreur en concluant qu’il y avait une preuve prima facie de discrimination?

3)                  Le cas échéant, le Tribunal a-t-il commis une erreur en concluant que Transports Canada ne s’était pas acquitté de son fardeau de démontrer que la discrimination était justifiée ou qu’elle n’avait pas eu lieu?

[33]           Je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable aux questions soulevées en l’espèce est la décision raisonnable (voir Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2005 CAF 154 (Morris), au paragraphe 33; Khiamal c Canada (Commission des droits de la personne), 2009 CF 495 (Khiamal), au paragraphe 52).

IV.             Analyse

La connaissance de l’invalidité de M. Hughes par le comité de sélection

[34]           Le demandeur soutient que le Tribunal a commis des erreurs factuelles cruciales quant à la connaissance qu’avait le comité de l’invalidité de M. Hughes. Le Tribunal a déclaré à ce sujet :

[221]    En effet, la preuve a révélé que dans un premier temps, lorsque le plaignant a dévoilé ses références à monsieur John Lavers, il a fait également état de ses déficiences antérieures au regard de ses différents employeurs (ARC et ASFC), de même que des difficultés qu’il avait rencontré [sic] afin d’obtenir des références au soutient [sic] de sa candidature.

[35]           D’après le demandeur, c’est là une conclusion erronée. Sur la foi du dossier, M. Hughes a fourni des références le 4 février 2006 sans mentionner son invalidité. Le 6 février suivant, il a indiqué à M. Lavers qu’il avait conclu un règlement amiable avec l’ARC, sans dire à ce moment‑là qu’il était atteint d’une invalidité. Celle-ci n’a été divulguée que lorsque la majorité des étapes du processus de dotation en personnel ont été complétées, soit le 27 février 2006. Par conséquent, le Tribunal ne pouvait raisonnablement inférer que la connaissance du règlement amiable valait connaissance de l’invalidité de M. Hughes. En fait, la preuve établit que ce dernier a divulgué ses plaintes contre l’ARC et l’ASFC relativement à l’acte illégal imputé à l’ADRC et à la discrimination fondée sur son âge, mais aucune de ces plaintes ne regarde son invalidité. Quant aux autres membres du comité de sélection, Mme Wood a déclaré lors de son interrogatoire direct qu’elle n’avait été informée de l’invalidité qu’au moment du dépôt de la plainte en matière de droits de la personne. Durant le contre‑interrogatoire, à la question de savoir si elle savait pourquoi le comité de sélection n’avait pas pu obtenir de références, elle a déclaré qu’elle ne se souvenait pas exactement quand elle avait pris connaissance de cette information. Par ailleurs, le dossier n’indique pas que M. Lavers ait jamais informé M. Perkio de l’invalidité.

[36]           Le demandeur soutient aussi que même si le comité avait été troublé par les documents supplémentaires et le traitement de la référence fournie par M. DiGuistini, rien n’explique expressément en quoi l’appréciation de ce renseignement était liée à l’invalidité de M. Hughes. Le demandeur maintient que la seule conclusion raisonnable qu’autorise la preuve est que Mme Wood a examiné les documents supplémentaires et que le comité a tenu une téléconférence pour en discuter avant que M. Hughes ne révèle son invalidité. Il affirme à cet égard :

[traduction]

La preuve montre que le comité est parvenu à un consensus à l’égard des documents supplémentaires et que la réunion qui devait être consacrée à cette évaluation devait avoir lieu l’après-midi du 27 février 2006. Enfin, la preuve établit que M. Lavers a eu pour la première fois connaissance de l’invalidité de M. Hughes durant une conversation ayant débuté à 17 h 30 ce même jour.

[37]           Pour ce qui est des mentions « VG » ayant été supprimées, le demandeur soutient que le dossier montre que de telles modifications sont loin d’être inhabituelles.

[38]           Les défendeurs soutiennent que la preuve établit amplement que M. Lavers était au fait de l’invalidité de M. Hughes depuis assez longtemps pour affecter l’issue du concours. M. Lavers a été informé de l’invalidité de M. Hughes le 27 février 2006 au plus tard. Il a contacté M. DiGuistini le lendemain pour obtenir une référence et a attendu jusqu’au 2 mars suivant pour noter la raison pour laquelle M. Hughes ne remplissait le critère de l’« attention au détail ». Quant à Mme Wood, elle a été informée de l’invalidité de M. Hughes avant que sa note d’échec ne lui ait été communiquée le 2 mars 2006. Elle a déclaré durant son témoignage qu’elle ne se rappelait pas quand elle avait été mise au courant de l’invalidité, mais elle a également déclaré qu’elle était en contact fréquent avec M. Lavers et qu’ils avaient discuté de l’invalidité après la conversation téléphonique qu’il avait eue avec M. Hughes le 27 février 2006. Les notes succinctes se rapportant à son examen des documents supplémentaires ne sont pas datées et elle prétend ne pas se souvenir du moment de leur rédaction. M. Hughes soutient qu’il n’était pas déraisonnable de la part du Tribunal, compte tenu des circonstances, d’inférer que Mme Wood avait évoqué l’invalidité avant que la note d’échec ne devienne définitive le 2 avril 2006. Quant à la mention « VG » relative au critère de l’« attention au détail », elle a été effacée avant d’avoir été divulguée à M. Hughes. Pour ce qui est de la [traduction] « pratique courante » mentionnée par le demandeur, la preuve montre que les guides de notation des autres candidats n’ont pas subi de telles corrections.

[39]           Je note que les motifs du Tribunal – notamment la partie concernant l’examen de la preuve considérée – n’indiquent pas explicitement que M. Hughes a divulgué son invalidité, mais s’attardent plutôt sur ses efforts pour expliquer que les refus de fournir des références découlaient du règlement amiable qu’il avait conclu en décembre 2005 avec l’ASFC et l’ARC.

[40]           Cependant, il ressort assez clairement de la preuve que le 27 février 2006, en fin de journée, M. Hughes a indiqué à M. Lavers qu’il avait obtenu un congé pour cause de stress et qu’il avait souffert de dépression. Reste alors à savoir à quel moment le sujet a été abordé par M. Lavers et les autres membres du comité de sélection, le cas échéant.

[41]           À mon avis, il était raisonnable de la part du Tribunal de conclure qu’il était plus probable que le contraire, au vu du dossier, que M. Lavers avait révélé au comité de sélection les affections médicales de M. Hughes, et ce entre le 27 février et le 2 mars 2006.

[42]           Le dossier ne précise pas si une décision finale a été prise lors de la téléconférence à laquelle ont pris part les membres du comité de sélection l’après-midi du 27 février, compte tenu des éléments suivants : (i) les conversations téléphoniques de M. Lavers et de M. Hughes, qui se sont déroulées à 16 h 45 et à 17 h 30 le 27 février 2006; (ii) la vérification des références qui a eu lieu le 28 février 2006; (iii) le témoignage de Mme Wood selon lequel elle ne se rappelait plus si les membres s’étaient réunis une autre fois; (iv) le fait que le guide de notation n’a été signé que le 2 mars 2006. Durant son interrogatoire principal, M. Lavers a expliqué que le guide de notation de chaque candidat s’élabore progressivement (dossier certifié du tribunal, aux pages 1827 à 1831). Il ajoute qu’il a noté ce qui suit dans le guide de notation de M. Hughes le 2 mars 2006 : [traduction« Les sources de référence n’ont pas suffisamment coopéré, mais ont influé sur le score global lié à ce facteur. »

[43]           Par conséquent, j’estime que les motifs du Tribunal pouvaient être plus précis en ce qui a trait à son appréciation de la preuve, mais que le dossier appuie sa conclusion factuelle suivant laquelle, au moment ultime de décider d’écarter ou non la candidature du défendeur, M. Lavers était au courant de l’invalidité mentale dont souffrait M. Hughes.

La preuve priva facie de la discrimination

[44]           Il s’agit à présent de savoir si un lien factuel a été établi entre la connaissance par le comité de sélection de l’invalidité de M. Hughes et la décision d’écarter sa candidature.

[45]           De l’avis du demandeur, le Tribunal a omis de déterminer, suivant une analyse minutieuse, s’il existait un lien entre le traitement défavorable allégué et l’appartenance du plaignant à un groupe protégé, en s’appuyant strictement sur le critère Shakes sans tenir compte des circonstances ou du contexte plus généraux comme l’exigent la jurisprudence et la situation présente. Le demandeur soutient, en invoquant l’arrêt Morris, précité, aux paragraphes 25 à 30, que chaque cas doit être examiné pour déterminer s’il y a lieu d’appliquer le critère, en tout ou en partie. La conduite même et le contexte dans lequel elle s’inscrit doivent être analysés et examinés minutieusement. Pour le demandeur, les paragraphes 280 et 288 de la décision du Tribunal indiquent que ce dernier a conclu que M. Hughes avait établi une preuve prima facie simplement parce qu’il était qualifié pour le poste; il ne s’est pas demandé si sa dépression avait joué un rôle dans la décision de ne pas l’engager, et n’a pas tiré de conclusion à ce chapitre.

[46]           Subsidiairement, le demandeur soutient que la preuve était insuffisante pour satisfaire à tous les éléments du critère Shakes. En particulier, rien n’indique que les candidats retenus dans le cadre du concours ne présentent pas la même caractéristique distinctive que M. Hughes. Le demandeur ajoute qu’il était déraisonnable de la part du Tribunal de conclure que les références des autres demandeurs étaient comparables ou inférieures à celles fournies par M. DiGuistini au regard du critère de l’« attention au détail ».

[47]           M. Hughes fait valoir que la preuve de lacunes dans le processus de sélection est très pertinente et qu’il était loisible au Tribunal de tirer une inférence de discrimination sur la base des irrégularités dans les modalités de sélection de l’employeur (voir Kasongo Sadi c Canada (Commission des droits de la personne), 2006 CF 1067, aux paragraphes 20, 21, 24 et 25; Canada (Procureur général) c Brooks, 2006 CF 1244, aux paragraphes 4, 19, 21, 25 à 27 ainsi que 30 à 32; Khiamal, précitée). Dans le cas qui nous occupe, c’est exactement ce que le Tribunal a fait. M. Lavers s’est servi d’une référence neutre pour attribuer une note d’échec à M. Hughes et a refusé d’examiner des renseignements additionnels en lieu et place des références verbales. Les documents établissaient qu’il remplissait le critère de l’attention au détail malgré la tentative de Mme Wood d’en discréditer la pertinence. Les candidats retenus n’étaient pas plus qualifiés et le comité de sélection était au courant de l’invalidité de M. Hughes. De plus, des éléments de preuve circonstanciels autorisaient la même conclusion.

[48]           Pour ce qui est du critère Shakes, M. Hughes fait valoir que d’autres facteurs ont été pris en compte dans l’analyse. Il convient que ce critère ne doit pas être appliqué de manière rigide ou mécanique : (i) le Tribunal s’est référé à la modification Israeli du critère applicable lorsqu’un employeur continue à solliciter des candidatures après avoir refusé d’engager le plaignant; (ii) il n’est pas strictement requis que tous les candidats retenus présentent une invalidité; le critère O’Malley, qui représente la norme ultime, ne prévoit pas une telle exigence.

[49]           Il convient d’emblée de répéter que, pour réussir à établir une preuve prima facie, nul n’est besoin d’un type précis de preuve ou d’une application particulière du critère Shakes. Dans l’arrêt Morris, précité, au paragraphe 28, la Cour d’appel fédérale a convenu que « [l]a discrimination prend des formes nouvelles et subtiles ». Elle a ajouté que « décider du genre de preuve nécessaire dans un contexte donné pour établir une preuve prima facie relève davantage des attributions du tribunal spécialisé que de celles de la Cour » (au paragraphe 29). En première instance, la Cour fédérale avait conclu que la loi exigeait une preuve comparative pour établir une preuve prima facie de discrimination. La Cour d’appel fédérale a jugé que la Cour fédérale avait commis une erreur sur cet aspect, et a accepté la proposition selon laquelle la définition d’une preuve prima facie devait reconnaître l’existence de variantes factuelles indéfinies dans le contexte de la discrimination en matière d’emploi. L’arrêt Morris précise de quelle manière une preuve prima facie est établie :

[25]      […] La définition de la preuve prima facie, lorsqu’il s’agit de régler une plainte en matière de droits de la personne, a été examinée dans l’affaire Lincoln c. Bay Ferries Ltd., qui a été tranchée après que la décision visée par le présent appel eut été rendue. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Stone a dit (paragraphe 18) :

Les arrêts Etobicoke et O’Malley, précités, prévoient les règles de base concernant l’établissement, par un plaignant, d’une preuve prima facie de discrimination en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. [...] Les décisions des tribunaux dans Shakes et Israeli précités ne sont que des exemples de l’application de cette règle. [...] Comme l’a souligné le Tribunal dans une décision récente Premakumar c. Air Canada, [2002] C.H.R.D. no 3, au paragraphe 77 :

Bien que les critères des affaires Shakes et Israeli soient des guides utiles, aucun des deux ne devrait être appliqué automatiquement d’une manière rigide et arbitraire dans chaque affaire qui porte sur l’embauchage : il faut plutôt tenir compte des circonstances de chaque affaire pour établir si l’application de l’un ou l’autre des critères, en tout ou en partie, est pertinente. En bout de ligne, la question sera de savoir si M. Premakumar a répondu au critère O’Malley, c’est-à-dire : si on y ajoute foi, la preuve devant moi est-elle complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de M. Premakumar en l’absence de réplique de l’intimée?

[26]      À mon avis, l’arrêt Lincoln est déterminant : l’arrêt O’Malley indique le critère juridique de la preuve prima facie de discrimination à appliquer en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Les décisions Shakes et Israeli indiquent simplement la preuve qui, si l’on y ajoute foi et si l’intimé ne donne pas d’explications satisfaisantes, suffira pour que le plaignant ait gain de cause dans certains contextes d’emploi.

[Non souligné dans l’original.]

[50]           Dans le cas qui nous occupe, le Tribunal a décrit en détail les éléments desquels il a conclu que M. Hughes avait établi une preuve prima facie de discrimination. À ce stade cependant, le Tribunal n’aurait pas dû tenir compte des explications fournies par M. Lavers et Mme Wood (Lincoln c Bay Ferries Ltd, 2004 CAF 204, au paragraphe 22). Il aurait été plus approprié qu’il le fasse après le transfert du fardeau de preuve; ce chevauchement dans l’analyse est contestable. Cela étant dit, j’estime que le Tribunal a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a tiré la conclusion suivante (au paragraphe 239 de la décision) :

En se basant strictement sur les informations fournis [sic] au niveau de la pièce R-4, en comparaison avec les fiches des autres candidats et des annotations qu’on y retrouve, le Tribunal considère que le plaignant a été discriminé.

[51]           Comme je l’ai indiqué en abordant la question précédente, les documents supplémentaires ont été examinés par le comité de sélection avant qu’ils aient eu connaissance de l’invalidité de M. Hughes. Il est donc difficile d’établir, sur une base prima facie, comment l’invalidité de M. Hughes aurait pu influencer leur appréciation de ces documents. À ce stade de l’analyse de la preuve, le Tribunal ne pouvait reprocher à Mme Wood et à M. Lavers leur traitement des documents, puisqu’ils n’avaient pas connaissance de l’invalidité mentale. Les motifs montrent que le Tribunal a accordé beaucoup de poids à cet élément de preuve afin de déterminer si une preuve prima facie avait été établie. À mon avis, il était déraisonnable de la part du Tribunal de reprocher au comité de sélection de ne pas avoir apprécié à nouveau les documents le 2 mars 2006 ou le 28 février 2006, par exemple, s’il avait déjà estimé au moment de la téléconférence qu’ils étaient sans pertinence.

[52]           De toute façon, j’ai examiné les documents supplémentaires et les commentaires neutres communiqués par téléphone par M. DiGuistini à M. Lavers, et je vois mal comment ils auraient pu changer l’issue de l’évaluation du critère de l’« attention au détail ».

[53]           Il existe une abondance de documents, mais ils ne sont pas du tout faciles à déchiffrer. Les renseignements qu’ils contiennent ne s’expliquent pas d’eux-mêmes, et il relevait pleinement du pouvoir discrétionnaire du comité de sélection de déterminer qu’ils manquaient de pertinence et qu’il n’avait pas à les réexaminer après avoir été informé de l’invalidité de M. Hughes. Le Tribunal a commis une erreur en attendant du comité de sélection qu’il révise ses modalités en ce qui concerne M. Hughes à cause de la référence fournie par M. DiGuistini. Pour tous les candidats, les sources de références devaient confirmer les informations obtenues durant les entrevues, et il était logique que l’absence d’un répondant qui confirme que M. Hughes accordait bien de l’« attention au détail » ait eu un impact défavorable sur le processus de sélection.

[54]           En outre, la preuve ne démontre pas que M. Lavers ait changé d’attitude à l’égard de la candidature de M. Hughes après qu’il eut été informé de son invalidité. Au contraire, M. Lavers a insisté sur l’importance d’obtenir des références dès le début du processus et a persisté après sa conversation du 27 février avec M. Hughes. Il s’est certainement montré cohérent à cet égard.

[55]           Par conséquent, j’estime que la conclusion du Tribunal selon laquelle il existait une preuve prima facie de discrimination à l’encontre de M. Hughes n’appartient pas aux issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

V.                Conclusion

[56]           Compte tenu de ce qui précède, j’annulerai la décision contestée et renverrai l’affaire à un autre membre du Tribunal pour nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      La décision du Tribunal canadien des droits de la personne, datée du 9 juillet 2014, est annulée;

3.      Le dossier est renvoyé à un autre membre du Tribunal canadien des droits de la personne pour nouvelle décision;

4.      Les dépens sont adjugés au demandeur, contre le défendeur Chris Hughes uniquement, et ils sont fixés à 1 500 $.

« Jocelyne Gagné »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1725-14

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c CHRIS HUGHES, LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 JUILLET 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

LE 23 NOVEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Ward Bansley

POUR LE demandeur

David Yazbeck

POUR LE défendeur

CHRIS HUGHES

Jonathon Bujeau

POUR LA défenderesse

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ward Bansley

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE demandeur

 

David Yazbeck

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck

Ottawa (Ontario)

POUR LE défendeur

CHRIS HUGHES

 

John Unrau

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

POUR LA défenderesse

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

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