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Date : 20151127


Dossier : T-788-15

Référence : 2015 CF 1328

Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

demandeur

et

LINA KETTANI

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 22.1 de la Loi sur la citoyenneté, LCR (1985), c C-29 [la Loi], visant la décision rendue le 14 avril 2015 d’une juge de la citoyenneté approuvant la demande de citoyenneté canadienne de Lina Kettani [Mme Kettani].

[2]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] soutient que la décision de la juge de la citoyenneté est déraisonnable et que l’intervention de cette Cour est justifiée. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

II.                Contexte et faits allégués

[3]               Mme Kettani est née le 13 décembre 1983 à Casablanca, au Maroc, et est arrivée au Canada à titre de résidente permanente le 10 septembre 2006. Avant de s’établir au Canada, Mme Kettani a étudié aux États-Unis et a poursuivi ses études à l’Université Concordia, à Montréal, de septembre 2006 à mai 2007. Suite à ses études, elle a occupé plusieurs emplois occasionnels et fait du bénévolat pour des organisations. Depuis son arrivé au Canada, et ce depuis mars 2011, Mme Kettani a voyagé à l’extérieur du Canada à plusieurs reprises.

[4]               Le 3 mars 2011, Mme Kettani présente une demande de citoyenneté. Sa période de référence s’échelonne du 3 mars 2007 au 3 mars 2011. Dans sa demande de citoyenneté, elle fournit de l’information quant au nombre de jours pendant lesquels elle se trouvait à l’extérieur du Canada lors de la période de référence. Le 14 août 2013, Mme Kettani reçoit un questionnaire sur la résidence. Ce questionnaire lui a été envoyé car peu de preuves actives étayaient son dossier et certains éclaircissements s’avéraient nécessaires. Le 11 mars 2014, elle est invitée à passer le test de citoyenneté et se présente à une entrevue avec l’agent de citoyenneté. Son dossier est référé à une juge de la citoyenneté et l’audience se déroule le 14 avril 2015.

III.             Décision contestée

[5]               Le même jour que l’audience, soit le 14 avril 2015, la juge de la citoyenneté a approuvé la demande de citoyenneté de Mme Kettani. La juge de la citoyenneté a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, Mme Kettani a satisfait à l’exigence de la résidence en vertu de l’alinéa 5(1)c) de la Loi. La juge de la citoyenneté a précisé avoir basé ses considérations sur le critère de la présence effective en matière de résidence, tel qu’établi par le juge Muldoon dans la décision Pourghasemi (Re), [1993] ACF no 232, 62 FTR 122 [Pourghasemi]. La juge de la citoyenneté a conclu que Mme Kettani était au Canada durant les périodes où elle déclarait y être. La juge de la citoyenneté n’a pas douté de la crédibilité de Mme Kettani, ni de sa bonne foi. Elle a déclaré que cette dernière a toujours répondu de façon claire et honnête lors de l’audience.

[6]               Dans son analyse, la juge de la citoyenneté s’est penchée sur les six préoccupations soulevées par l’agent de la citoyenneté dans le Gabarit, et a fait les conclusions suivantes :

1.         « Il manque trois tampons d'entrées au Canada en lien avec des voyages déclarés par la demanderesse. » Pour le premier voyage de Mme Kettani, la juge de la citoyenneté n'a pas remis en cause sa déclaration et a déclaré qu'il n'est pas rare que les passeports ne soient pas estampés aux douanes canadiennes lorsque les gens reviennent des États-Unis par voie terrestre. Pour le second voyage, la juge de la citoyenneté a assumé que Mme Kettani était retournée au Canada à la date mentionnée, car un tampon de sortie du Maroc était présent et aucun autre tampon n'indiquait une entrée dans un autre pays. Pour le troisième voyage, elle a consulté l'historique de voyage fourni par l'Agence des services frontaliers qui confirmait son entrée au Canada.

2.         « Des visas ont été émis à Casablanca à deux reprises alors que la demanderesse déclarait être au Maroc. » La juge de la citoyenneté a simplement fait remarquer qu’il n’y avait aucune préoccupation à soulever étant donné que Casablanca se trouve au Maroc.

3.         « Une adresse de résidence au nom du père de la demanderesse et située au 1155, Sherbrooke #815 à Montréal n'a pas été mentionnée dans les documents. » La juge de la citoyenneté a conclu que Mme Kettani n'avait pas à mentionner cette adresse étant donné qu'il s'agissait d'une ancienne adresse de son père et dont le bail était échu depuis août 2006, avant même l'arrivée au Canada de Mme Kettani.

4.         « Il y a des erreurs de rédaction dans l'adresse du condo situé au 1445, Stanley et un changement d'appartement n'a pas été mentionné. » La juge de la citoyenneté était satisfaite de l'affirmation de Mme Kettani disant qu'elle a simplement fait une erreur de frappe dans sa demande initiale (en inscrivant 1145 plutôt que 1445). La juge de la citoyenneté est aussi satisfaite des explications de Mme Kettani voulant qu'elle n'ait pas fait mention du changement d'appartement puisque sa famille conservait la même adresse et ne changeait que l'unité.

5.         « Des transactions ont été effectuées à Montréal dans le compte personnel de la demanderesse alors qu'elle se déclarait à l'étranger et il n'y a aucune transaction de juillet 2007 à janvier 2008. De plus, il n'y a aucune transaction liée à un loyer ou une hypothèque. » Mme Kettani a affirmé devant la juge de la citoyenneté qu'elle ne voyageait pas avec sa carte de débit et que les achats durant son absence étaient sûrement effectués par son frère, étant donné qu'il s'agissait d'achats minimes. La juge de la citoyenneté a aussi mentionné qu'aucune transaction n'avait été effectuée de juillet 2007 à janvier 2008 car Mme Kettani était hors du pays pendant cette période. Finalement, en ce qui concerne l'absence de transaction liée à un loyer ou une hypothèque, la juge de la citoyenneté a affirmé que Mme Kettani vivait chez ses parents qui payaient le loyer et qu'ensuite, elle est devenue propriétaire d'un condominium sans versement hypothécaire requis.

6.         « Les documents déposés au dossier constituent en majorité des indicateurs passifs. » La juge de citoyenneté a simplement conclu qu’après avoir cumulé toutes les dates et analysé consciencieusement les documents, Mme Kettani était bel et bien au Canada durant les périodes où elle déclarait y être, selon la prépondérance des probabilités.

IV.             Question en litige

[7]               Il s’agit de savoir si la décision de la juge de la citoyenneté, acceptant que Mme Kettani a satisfait au critère de la présence effective, est raisonnable.

V.                Norme de contrôle

[8]               Les parties s’entendent sur la norme de contrôle applicable à la décision d’un juge de la citoyenneté sur les exigences en matière de résidence. Ainsi, la norme de la décision raisonnable doit être employée, étant donné qu’il s’agit d’appliquer le critère de la résidence aux faits particuliers de l’espèce et qu’une telle analyse comporte des questions de faits et de droit (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Matar, 2015 CF 669, [2015] ACF no 683 au para 10; Kohestani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 373, [2012] ACF no 443 au para 12). La raisonnabilité est ainsi établie si la décision contestée est suffisamment motivée pour permettre à cette Cour de comprendre le processus décisionnel (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 au para 16 [Newfoundland Nurses’]) et si cette décision appartient “aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 au para 47).

VI.             Disposition législative

[9]               En vertu de l’alinéa 5(1)c) de la Loi (reproduit à l’Annexe A), telle qu’elle existait à l’époque de la demande de contrôle judiciaire, la personne qui demande la citoyenneté doit démontrer qu’elle a résidé au Canada pendant au moins trois des quatre années qui ont précédé la date de sa demande, soit 1095 jours.

VII.          Analyse

[10]           Cette Cour a établi que le concept de résidence peut être interprété de trois façons différentes : la présence réelle et physique au Canada selon un comptage strict des jours, les attaches que la personne conserve avec le Canada (une approche moins rigoureuse), ou la façon dont on définit la résidence comme endroit où l’on vit régulièrement et où on a centralisé son mode d’existence (Mizani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 698, [2007] ACF no 947 au para 10 [Mizani]). Le premier critère est un critère physique, alors que les autres sont qualitatifs (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Nandre, 2003 CFPI 650, [2003] ACF no 841 au para 11). Le juge de la citoyenneté est ainsi libre d’utiliser l’un ou l’autre de ces critères dans son analyse (Mizani, précité au para 12). Il est aussi établi dans la jurisprudence qu’un juge de la citoyenneté ne peut fusionner ces critères dans son analyse (Ukaobasi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 561, [2015] ACF no 541 au para 13; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Demurova, 2015 CF 872, [2015] ACF no 1209 au para 24).

[11]           Le ministre prétend que la juge de la citoyenneté aurait dû, face à certaines préoccupations, exiger de la documentation supplémentaire plutôt que de se satisfaire des déclarations verbales de Mme Kettani. Par contre, je note qu’une demande de citoyenneté n’exige pas que tous les éléments de preuve soient corroborés (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c El Bousserghini, 2012 CF 88, [2012] ACF no 106 au para 19 [El Bousserghini]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Pereira, 2014 CF 574, [2014] ACF no 604 au para 22 [Pereira]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Lee, 2013 CF 270, [2013] ACF no 311 au para 38 [Lee]).

[12]           En l’espèce, la juge de la citoyenneté a clairement fait savoir que le critère appliqué aux faits est celui de la présence réelle et physique au Canada, critère élaboré par cette Cour dans Pourghasemi, précité. Mme Kettani devait démontrer, selon la prépondérance de la preuve, qu’elle satisfait à l’exigence de présence effective (Taleb c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1147, [2015] ACF no 1181 au para 18 [Taleb]). De ce fait, il ne convient pas d’imposer à Mme Kettani un fardeau supplémentaire relevant d’un critère qualitatif. En ayant à l’esprit que Mme Kettani a fourni les documents exigés et a répondu aux questions de la juge de la citoyenneté de façon satisfaisante lors de l’audience, l’analyse de la juge de la citoyenneté appartenait « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité au para 47) et l’intervention de cette Cour n’est pas justifiée sur ce sujet.

[13]           Lorsqu’un juge de la citoyenneté analyse une demande de citoyenneté, il ou elle doit être conscient que la citoyenneté canadienne est un privilège qui ne peut être accordé à la légère (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Dhaliwal, 2008 CF 797, [2008] ACF no 994 au para 26). Pour accepter une demande de citoyenneté, le ou la juge de la citoyenneté doit être satisfait que le demandeur a respecté les exigences prévues à la loi et ce, au moyen d’éléments de preuve suffisants, cohérents et crédibles (Pereira, précité au para 21). À cet égard, le ou la juge de la citoyenneté doit déterminer si les exigences sont rencontrées selon la prépondérance de la preuve (Pereira, précité au para 21; El Bousserghini, précité au para 19). Cette norme de preuve requise lui permet ainsi d’exercer son rôle et d’apprécier les faits et la preuve dans le contexte donné, ainsi que la crédibilité du demandeur. Les questions de crédibilité doivent être accordées un haut degré de déférence, car la juge de la citoyenneté est la mieux placée pour apprécier les faits de l’affaire lors de l’audience (Aguebor c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] ACF no 732, 160 NR 315 au para 4; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vijayan, 2015 CF 289, [2015] ACF no 263 au para 64). Cette Cour ne peut substituer ses propres vues sur la façon dont la preuve devrait être pondérée ou appréciée par la juge de la citoyenneté, et elle ne peut réévaluer les éléments de preuve qui ont été présentés (Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113, [2014] ACF no 472 au para 99; Canada (Minister of Citizenship and Immigration) v Abdulghafoor, 2015 FC 1020, [2015] FCJ No 1017 au para 16; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 au para 61). Je suis d’avis que la juge de la citoyenneté, qui a pris en considération les éléments de preuve présentés et les réponses verbales de Mme Kettani, a rendu une décision répondant à la norme de décision raisonnable telle qu’élaborée dans Dunsmuir, précité.

[14]           De plus, je suis d’avis que la juge de la citoyenneté en l’espèce, a bien noté les préoccupations soulevées par l’agent de la citoyenneté. Même si la juge de la citoyenneté n’a pas « examiné à la loupe » tous les arguments soulevés (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, 157 FTR 35 au para 16) ses motifs sont suffisants pour permettre à la cour de comprendre le raisonnement entrepris (Newfoundland Nurses’, précité au para 16; Lee, précité au para 37). En l’espèce, il ressort clairement des motifs que la juge de la citoyenneté a adressé les incohérences et lacunes qu’elle trouvait importantes avec Mme Kettani lors de l’audience, chose tout à fait normale et qui fait même partie du devoir procédural d’un juge de la citoyenneté (Taleb, précité aux para 17, 21). Ses motifs permettent de comprendre qu’elle a obtenu réponse à ses questions et ses conclusions sont justifiées, transparentes et intelligibles (Dunsmuir, précité au para 47).

VIII.       Conclusion

[15]           En résumé, les motifs de la juge de la citoyenneté, dans leur ensemble, me permettent de comprendre son raisonnement et les facteurs qui l’ont convaincue que Mme Kettani était au Canada pour les jours déclarés. En outre, je trouve que sa décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. L’intervention de cette Cour n’est donc pas requise.


JUGEMENT

LA COUR :

REJETTE la demande de contrôle judiciaire sans dépens et ne certifie aucune question.

« B. Richard Bell »

Juge


ANNEXE A

Attribution de la citoyenneté

Grant of citizenship

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-788-15

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c LINA KETTANI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 novembre 2015

 

MOTIFS ET JUGEMENT :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 novembre 2015

 

COMPARUTIONS :

Andrea Shahin

 

pour le demandeur

 

 

Julius H. Grey

Comelia Zvezdin

 

pour LA DÉFENDRESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le demandeur

 

Julius H. Grey

Comelia Zvezdin

Grey Casgrain, s.e.n.c.

Montréal (Québec)

 

pour LA DÉFENDRESSE

 

 

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