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Date : 20160104


Dossier : IMM-2285-15

Référence : 2016 CF 4

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2016

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

VALANTINE MOBOH KOFFI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SAR) le 16 avril 2015 dans laquelle elle a rejeté l’appel formé contre la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR). La SAR a confirmé que le demandeur n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger puisqu’il n’a pas établi son identité.

[2]               La demande de contrôle judiciaire soulève plusieurs questions, notamment le rôle de la SAR dans l’évaluation de la crédibilité en l’absence d’une audience, la nécessité de concilier l’exigence selon laquelle un demandeur d’asile doit fournir une preuve crédible et digne de foi de son identité selon le principe voulant que les conclusions défavorables quant à la crédibilité ne doivent pas être fondées sur le fait qu’un demandeur d’asile a dû se servir de faux documents pour s’enfuir de son pays, ainsi que la question à savoir si une conclusion portant qu’un demandeur d’asile n’a pas été en mesure d’établir son identité rend nulle toute obligation de la SAR ou de la SPR d’évaluer le risque prévu à l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) auquel s’exposerait ce demandeur d’asile s’il retournait dans son pays en fonction des éléments de preuve objectifs.

[3]               La question déterminante porte sur l’erreur qu’a commise la SAR en fondant sa principale conclusion en matière de crédibilité sur le fait que le demandeur s’est servi de faux documents pour quitter le Cameroun, en contravention aux principes de la jurisprudence, pour ensuite tirer de ce fait d’autres inférences défavorables quant à la crédibilité du demandeur. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I.                   Le contexte

[4]               Le demandeur est citoyen du Cameroun. Il dit être un membre actif du Conseil national du sud Cameroun (SCNC), une organisation politique faisant la promotion de l’indépendance politique du sud du Cameroun. Il prétend avoir été arrêté, détenu et torturé par la police à plusieurs occasions en raison de sa participation au SCNC. Il craint d’être persécuté, torturé ou assassiné s’il retourne au Cameroun. En mars 2014, avec l’aide d’un passeur et muni de faux documents, il a quitté le Cameroun et s’est rendu au Canada en passant par la France et le Brésil et a demandé l’asile.

[5]               À son arrivée, il a présenté un faux passeport camerounais. Interrogé par un agent d’immigration qui avait des motifs de douter de son identité, il a révélé qu’il s’appelait Valantine Moboh Koffi. Il ne possédait aucun document attestant son identité et il a été détenu jusqu’en juin 2014. 

[6]               Pendant la détention du demandeur, la mère et l’oncle de ce dernier ont envoyé des documents supplémentaires à M. Kamwa, un ami de la famille vivant au Canada, y compris le certificat de naissance et la carte d’identité nationale du demandeur. M. Kamwa a transmis les documents à l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). L’ASFC a conclu qu’il était impossible de confirmer l’authenticité du certificat de naissance et que la carte d’identité nationale avait probablement été falsifiée. Le demandeur a reconnu, après qu’on lui a présenté la carte, que cette dernière était fausse.

II.                La décision de la SPR

[7]               La SPR a conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait de fournir suffisamment d’éléments de preuve permettant d’établir son identité.

[8]               La SPR a conclu que le témoignage du demandeur concernant son identité n’était pas crédible. La SPR a souligné le fait que le demandeur était incertain quant à l’ordre de ses noms, car, en Afrique, on ne fait pas de distinction entre le prénom et le nom, et elle a constaté une différence dans l’ordre des noms utilisés lors de l’audience de la SPR, dans les autres documents du demandeur et dans son Formulaire Fondement de la demande d’asile.

[9]               La SPR a conclu que la raison donnée par le demandeur pour expliquer son défaut de divulguer ses demandes de visa antérieures présentées sous le nom de « Gawum » n’était pas raisonnable et elle a fait remarquer que le demandeur aurait pu modifier son Formulaire Fondement de la demande d’asile pour être honnête. La SPR a également conclu qu’il était invraisemblable que le demandeur détienne un passeport frauduleux sous le nom de « Gawum », qui est, par coïncidence, le nom de famille de sa petite amie et de son enfant. 

[10]           La SPR a accordé peu de poids au certificat de naissance du demandeur compte tenu des autres documents figurant au dossier qui ont été reconnus comme étant frauduleux, de même que des anomalies dans les documents et des doutes quant à la crédibilité. 

III.             La décision de la SAR

[11]           Le demandeur a interjeté appel auprès de la SAR, il visait à se fonder sur de nouveaux éléments de preuve, notamment un affidavit de son oncle au Cameroun précisant que la carte d’identité nationale frauduleuse avait été envoyée à l’insu du demandeur, ainsi qu’un article portant sur les pratiques courantes relatives à l’utilisation du nom de famille et du prénom au Cameroun. Il a également demandé une audience.

[12]           La SAR a admis les nouveaux éléments de preuve conformément au paragraphe 110(4) de la Loi.

[13]           Toutefois, la SAR a accordé peu de poids à l’affidavit de l’oncle du demandeur vu que ce dernier avait soumis plusieurs documents frauduleux et que son oncle avait servi d’intermédiaire pour l’envoi de plusieurs de ces documents frauduleux.

[14]           La SAR a accepté l’explication fournie par le demandeur en ce qui a trait au manque d’uniformité dans l’ordre des noms de famille et des prénoms dans les documents figurant au dossier à la lumière de l’article présenté par le demandeur à cet égard.

[15]           La SAR a rejeté la demande d’audience, soulignant que les nouveaux éléments de preuve ne pouvaient, à eux seuls, établir l’identité du demandeur et qu’ils ne satisfaisaient pas aux critères énoncés au paragraphe 110(6) justifiant la tenue d’une audience.

[16]           La SAR a indiqué que, conformément à la décision Huruglica c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 799, [2014] 4 RCF 811 (Huruglica), elle procéderait à un examen indépendant de la preuve.

[17]           La SAR a reconnu que les différences dans l’ordre des noms figurant dans les documents du demandeur ne pouvaient être utilisées comme indices de l’existence d’une fraude, mais elle a conclu que la SPR n’a pas eu tort d’enquêter sur la fiabilité des documents du demandeur vu que ce dernier a montré qu’il avait une propension à soumettre des documents frauduleux.   

[18]           La SAR a conclu que la SPR avait eu tort de conclure qu’il était invraisemblable que le visa américain et la demande de visa canadien rejetée du demandeur portaient le nom de famille de sa petite amie et qu’ils étaient frauduleux. Cela dit, la SAR a encore une fois conclu que le recours répété du demandeur à des documents frauduleux lors de ses interactions avec les autorités américaines et canadiennes fait foi de sa propension à se fonder sur de tels documents et à assumer une identité frauduleuse et que cela nuit à sa crédibilité.

[19]           La SAR a également souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’a pas révélé son identité avant que l’agent le confronte à ce sujet, ce qui mine sa crédibilité. 

[20]           En ce qui a trait au rejet de plusieurs autres documents d’identité par la SPR, notamment le certificat de naissance du demandeur, les mandats d’arrestation le visant, sa carte de membre du SCNC et un article de journal faisant état de sa participation au SCNC, la SAR a encore une fois souligné que le demandeur avait acquis plusieurs documents d’identité frauduleux portant son nom avec l’aide de son oncle.

[21]           La SAR a fait remarquer qu’il se peut que des demandeurs d’asile ne soient pas en mesure de fournir des documents d’identité authentiques. Cependant, la SAR a conclu que, en l’espèce, il était loisible à la SPR, à la lumière des doutes en matière de crédibilité et de la carte d’identité nationale frauduleuse, de solliciter des documents fiables et probants et d’accorder peu de poids aux documents d’identité secondaires. La SAR a souligné la prévalence de documents frauduleux au Cameroun et a conclu, vu l’ensemble de la preuve, qu’elle accorderait peu de poids aux documents secondaires.

[22]           La SAR a rejeté l’argument du demandeur selon lequel il ne devrait pas être tenu responsable du fait que son oncle lui a envoyé des documents frauduleux qu’il n’avait jamais vus, en précisant qu’il lui appartenait d’établir, à l’aide d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est la personne qu’il prétend être.  

[23]           La SAR a conclu que le seul document potentiellement probant relatif à l’identité du demandeur en tant que Valantine Moboh Koffi, soit sa carte d’identité nationale, était frauduleux et qu’il était impossible de confirmer l’authenticité de son certificat de naissance. Vu l’ensemble de la preuve, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve fiables et probants pour établir son identité selon la prépondérance des probabilités.

[24]           La SAR a également conclu que la SPR n’a pas violé les droits que l’article 7 de la Charte confère au demandeur, lorsqu’elle n’a pas évalué le risque auquel ce dernier serait exposé s’il retournait dans son pays d’origine. La SAR est parvenue à la même conclusion puisqu’elle estimait que l’identité du demandeur n’avait pas été établie et que, partant, elle n’était pas tenue d’évaluer le risque auquel celui‑ci serait exposé.

IV.             Les questions en litige

[25]           Les arguments du demandeur sont les suivants :

1.                  La SAR a manqué à son obligation d’équité procédurale en parvenant à des conclusions défavorables en matière de crédibilité sans tenir une audience.

2.                  Les conclusions défavorables en matière de crédibilité formulées par la SAR n’étaient pas raisonnables; plus précisément, la SAR a eu tort de tirer une inférence défavorable quant à la crédibilité du demandeur parce que ce dernier a quitté le Cameroun à l’aide de faux documents.

3.                  La SAR a commis une erreur en n’évaluant pas, contrairement à ce que prévoit l’article 97 de la Loi, le risque auquel serait exposé le demandeur s’il retournait au Cameroun.

V.                La norme de contrôle

[26]           Les questions d’équité procédurale sont soumises au contrôle selon la norme de la décision correcte.

[27]           L’application de la loi aux faits en l’espèce, les conclusions de la SAR en matière de crédibilité et la décision de la SAR relativement aux conclusions de la SPR quant à la crédibilité du demandeur sont contrôlées selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 53 et 54, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir)).

[28]           La norme de la décision raisonnable tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

[29]           En ce qui concerne les questions relatives à la crédibilité, la jurisprudence a généralement établi que la SAR peut ou devrait s’en remettre à la SPR puisque cette dernière a entendu les témoins directement, a eu l’occasion de demander des précisions sur leur témoignage ou a joui d’un avantage dont la SAR n’a pu profiter; voir, par exemple, la décision Huruglica, au paragraphe 55; Akuffo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1063, [2014] ACF no 1116 (QL), au paragraphe 39; Nahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1208, [2014] ACF no 1254 (QL), au paragraphe 25.

[30]           Toutefois, dans la décision Khachatourian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 182, [2015] ACF no 156 (QL), aux paragraphes 31 et 32, le juge Noël a souligné que la SAR devrait assumer son rôle de juridiction d’appel et que, par conséquent, il se peut que le degré de déférence s’appliquant aux conclusions en matière de crédibilité ne soit pas le même dans le cas d’un appel que lorsqu’il s’agit d’un contrôle judiciaire; une évaluation ou une analyse indépendante de la preuve serait requise pour permettre un certain degré de déférence.

[31]           Dans la décision Balde c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 624, [2015] ACF no 641 (QL), au paragraphe 23, le juge Mosley a appuyé ce constat et ajouté ce qui suit : « La Cour a toujours eu comme principe que la SAR devait faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR concernant les faits ou la crédibilité, mais aussi que la SAR devait soumettre ces conclusions à sa propre analyse. »

[32]           En l’espèce, la SAR a fait un peu de tout. Elle a dit avoir effectué sa propre évaluation de la preuve. Elle a fait preuve de retenue à l’égard de certaines des conclusions de la SPR en matière de crédibilité et a confirmé certaines d’entre elles. Elle a conclu que deux des conclusions de la SPR en matière de crédibilité étaient erronées, et ce, tout en appuyant les inférences défavorables découlant de ces conclusions (pour d’autres motifs). La SAR a également tiré ses propres conclusions en matière de crédibilité quant à la preuve documentaire.

[33]           La question en litige dans la demande de contrôle judiciaire est de savoir si les conclusions de la SAR quant à la crédibilité sont raisonnables. Il est bien établi que les conclusions des commissions et des tribunaux sur le plan de la crédibilité appellent une grande retenue lors d’un contrôle judiciaire puisque ceux-ci sont les mieux placés pour évaluer les témoignages et la preuve. Cela dit, en l’espèce, la SAR n’a pas tenu une audience et n’a pas entendu directement les propos du demandeur. Les conclusions de la SAR en matière de crédibilité sont fondées sur son évaluation de la preuve versée au dossier. En dépit de la retenue généralement requise, les conclusions sur la crédibilité peuvent faire l’objet d’un contrôle et elles doivent satisfaire aux normes énoncées dans l’arrêt Dunsmuir.

VI.             Analyse

1.         La SAR n’a pas manqué à son devoir d’équité procédurale.

[34]           Le demandeur reconnaît que le paragraphe 110(6) de la Loi prévoit que la SAR peut tenir une audience s’il est satisfait à certains critères, mais le demandeur soutient que le devoir d’équité procédurale imposé par la common law continue de s’appliquer et qu’une audience aurait dû être tenue pour lui permettre de répondre aux doutes de la SAR concernant sa crédibilité et de savoir ce qu’on lui reprochait.

[35]           La règle générale est présentée au paragraphe 110(3), selon lequel la SAR doit procéder sans tenir d’audience. Toutefois, le paragraphe 110(6) prévoit une exception permettant qu’une audience soit tenue si la situation répond à certains critères. Même si ces critères sont remplis, la SAR peut tout de même décider de ne pas tenir d’audience.

[36]           Selon l’interprétation du demandeur, cette exception signifierait que lorsqu’un élément de preuve invoqué par la SAR soulève une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause, est essentiel pour la prise de la décision et, à supposer qu’il soit admis, justifierait que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas, les critères sont remplis. À mon avis, aux fins de la présente cause, il n’est pas nécessaire de déterminer la manière dont l’exception doit être interprétée, car il s’agit d’une disposition discrétionnaire.

[37]           Quant au devoir d’équité procédurale imposé par la common law à la SAR, le demandeur invoque la décision Husian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 684, [2015] ACF no 687 (QL) (Husian), aux paragraphes 9 et 10, dans laquelle le juge Hughes a souligné les écueils pouvant émerger lorsque la SAR tire des conclusions en matière de crédibilité, qui peuvent ensuite faire l’objet d’un contrôle, et il a formulé les commentaires suivants aux paragraphes 9 et 10 :

[9]        Nous en arrivons au motif du renvoi de l’affaire à la SAR pour qu’elle rende une nouvelle décision. Si la SAR s’était contentée d’examiner les conclusions de la SPR quant au caractère adéquat des éléments de preuve fournis par le demandeur et souscrit à celles-ci, l’affaire aurait été réglée. Ce n’est pas ce qu’elle a fait. Pour une raison quelconque, la SAR a fourni des motifs supplémentaires, fondés sur sa propre appréciation du dossier, quant aux raisons pour lesquelles les éléments de preuve produits par le demandeur n’étaient pas crédibles. Elle a affirmé, au paragraphe 43, qu’elle n’avait pas trouvé le moindre élément de preuve à l’appui de l’affirmation du demandeur selon laquelle il appartenait au clan Dhawarawayne. Il s’agissait d’une erreur; il existe de tels éléments de preuve dans les réponses aux Demandes d’information. Les commentaires de la SAR à propos des différences observées dans les procédures aux États-Unis et dans les procédures au Canada en ce qui concerne l’orthographie du nom du demandeur sont absurdes; il y a forcément des différences lorsqu’il s’agit d’une langue et d’un alphabet différents, comme le somali et l’anglais. J’ai aussi relevé d’autres erreurs.

[10]      Le fait est que si la SAR décide de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond, elle devrait prévenir les parties et leur donner la possibilité de formuler des observations.

[38]           Bien que la SAR ait tiré des conclusions sur la crédibilité du demandeur, contrairement à ce qui est survenu dans l’affaire Husian, elle n’a pas fait fi d’éléments de preuve contradictoires figurant au dossier ni tiré d’autres conclusions sur des questions dont le demandeur n’a pas eu connaissance. 

[39]           Dans ces circonstances, la SAR n’était pas obligée de tenir une audience. Premièrement, la Loi indique clairement que la tenue d’une audience est à la discrétion de la SAR, même lorsque les critères énoncés sont remplis. Deuxièmement, la SAR n’a pas manqué à l’obligation d’équité procédurale que lui impose la common law. Le demandeur savait parfaitement que la seule question en litige à la SAR était celle de son identité et de son utilisation de documents frauduleux pour établir son identité. Nul ne peut prétendre que le demandeur ne savait pas ce qu’on lui reprochait ou qu’il n’a pas eu l’occasion de répondre aux doutes concernant sa crédibilité dans les observations qu’il a soumises à la SAR.

[40]           Toutefois, comme il a été souligné ci‑dessus, la SAR a tiré ses propres conclusions en matière de crédibilité, et ce, en fonction de la preuve documentaire et sans entendre directement les propos du demandeur. À mon avis, cette situation influe sur la retenue qu’appellent généralement certaines de ces conclusions en matière de crédibilité dans le contexte d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

2.         Les conclusions défavorables en matière de crédibilité formulées par la SAR n’étaient pas raisonnables.

[41]           Le demandeur soutient que les réfugiés sont souvent contraints à s’enfuir à l’aide de faux documents et qu’il n’est pas justifié de tirer des inférences défavorables en matière de crédibilité dans de pareilles circonstances (Rasheed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 587, [2004] ACF no 715 (QL) (Rasheed), au paragraphe 18; Gulamsakhi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 105, [2015] ACF no 271 (QL) (Gulamsakhi), au paragraphe 9); le demandeur fait valoir que toutes les conclusions tirées par la SAR au sujet de sa crédibilité sont fondées sur son recours à des documents frauduleux pour échapper à la persécution au Cameroun, documents qu’il a présentés à son arrivée pour demander l’asile au Canada. Les renvois répétés de la SAR à la propension du demandeur à utiliser des documents frauduleux doivent être pris dans ce contexte.

[42]           Comme le fait remarquer le demandeur, la jurisprudence a mis en garde les décideurs contre la tendance à tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité en se fondant sur l’utilisation de faux documents dans les situations où les demandeurs d’asile n’ont pratiquement d’autre choix que de se servir de tels documents pour quitter leur pays.

[43]           Dans la décision Gulamsakhi, la Cour a relevé ce qui suit :

[9]        En outre, la Cour a régulièrement mis en garde les décideurs contre la tendance à tirer des conclusions défavorables en se fondant sur le recours à des passeurs et à l’utilisation de faux documents pour échapper à la violence et à la persécution. Le fait de voyager avec de faux documents ou de détruire des titres de voyage est d’une valeur très limitée lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la crédibilité du demandeur d’asile : Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 NR 168 (CAF) [Attakora]. Cela tient en partie au fait qu’il n’est pas inhabituel que la personne qui veut échapper à la persécution suive les instructions d’une ou de plusieurs personnes qui organisent sa fuite : Rasheed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 587, au paragraphe 18, citant Attakora. Cela est conforme au témoignage de la demanderesse concernant le sort de son passeport afghan, abordé ci‑dessus.

[44]           Dans la décision Rasheed, la Cour a formulé les commentaires suivants :

[18]      Il a déjà été décidé que le fait qu’un demandeur d’asile soit muni de faux documents de voyage, qu’il détruise des documents de voyage ou qu’il mente à leur sujet à son arrivée pour se conformer aux directives de son mandataire a une importance secondaire et une valeur très limitée au plan de la détermination de la crédibilité générale. D’abord, il n’est pas rare que les personnes qui fuient leur pays pour éviter d’être persécutées n’aient pas de documents de voyage réguliers en main et que, en raison de leur vulnérabilité et des craintes qu’elles ressentent, agissent simplement conformément aux directives du mandataire qui a organisé leur fuite. En second lieu, le fait qu’une personne ait menti ou non au sujet de ses documents de voyage a peu de liens directs avec la question de savoir si elle est effectivement un réfugié (Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 444 (C.A.) (QL), et Takhar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 240, au paragraphe 14 (C.F. 1re inst.) (QL)).

[45]           Le défendeur affirme qu’il existe peu d’éléments de preuve montrant que le demandeur était forcé à utiliser de faux documents pour fuir son pays d’origine. Cependant, dans son récit, le demandeur a mentionné ses tentatives d’obtenir des documents pour fuir le pays et son inévitable recours à un passeur pour quitter le Cameroun à l’aide d’un faux passeport, qu’il a présenté à son arrivée au Canada. À mon avis, cette situation appartient à la catégorie de cas dans lesquels des inférences défavorables ne devraient pas être tirées à l’égard du demandeur parce qu’il ne s’est servi de faux documents pour s’enfuir de son pays d’origine.

[46]           Le défendeur invoque la décision Sertkaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 734, 131 ACWS (3d) 729 (Sertkaya), au paragraphe 7, pour étayer sa position portant que la SAR a tenu compte, de manière raisonnable, de l’authenticité des documents et de la capacité d’obtenir des documents frauduleux au Cameroun :

[7]        […] En particulier, il était loisible à la Commission de tenir compte de l’authenticité de la preuve documentaire, de la cohérence du récit de M. Sertkaya, de la capacité de la famille d’obtenir et d’utiliser des documents frauduleux et de l’omission par la famille de chercher à obtenir l’asile au cours des cinq mois passés aux États‑Unis. Les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer que l’une ou l’autre de ces conclusions était erronée et, à mon avis, ces conclusions sont suffisantes pour étayer la décision de la Commission. L’erreur concernant l’adhésion au HADEP n’a pas d’importance relativement à la conclusion générale.

[47]           Dans la décision Sertkaya, la SPR est parvenue à la conclusion selon laquelle il est peu probable qu’il aurait été nécessaire d’obtenir de faux documents pour que la famille puisse quitter la Turquie ou que la famille aurait réussi à franchir l’étape du contrôle de passeports avec de tels documents, et selon laquelle les autres documents n’étaient pas authentiques (une lettre censément écrite par l’employeur du demandeur). En outre, comme le montre clairement l’extrait ci‑dessus, la SPR a relevé des contradictions dans le témoignage et la présentation tardive de la demande d’asile des demandeurs. Bien que nul ne conteste le fait que la SAR doit vérifier minutieusement l’authenticité des documents, les faits dans l’affaire Sertkaya diffèrent de ceux de l’espèce.

[48]           Le défendeur soutient également que la SAR s’est raisonnablement fondée sur le retard du demandeur à révéler son identité comme un élément permettant de douter de la crédibilité de ce dernier. Cependant, la SAR semble avoir exagéré ce retard. La SAR a conclu que le demandeur n’a pas reconnu avoir utilisé un faux passeport avant que l’agent le confronte à ce sujet pendant sa détention. Il ressort du dossier que le demandeur a présenté un faux passeport à l’agent d’immigration à son arrivée, mais que, lorsque l’agent l’a interrogé à ce sujet, il a immédiatement révélé qu’il s’appelait Valantine Moboh Koffi.

[49]           Contrairement à ce qui est survenu dans l’affaire Sertkaya, la SPR n’a pas conclu que le demandeur n’aurait pas eu besoin d’utiliser de faux documents pour fuir le Cameroun. La SAR a simplement souligné que « parfois, les demandeurs d’asile ne peuvent pas fournir de documents d’identité probants authentiques ». La SAR a ensuite conclu que, « lorsqu’elle a des doutes quant à la crédibilité », la SPR peut requérir des documents plus fiables pour établir l’identité du demandeur, et elle était également d’avis que peu de poids devait être accordé aux documents secondaires. Cette conclusion va à l’encontre du principe établi dans la jurisprudence selon lequel des inférences défavorables ne doivent pas être tirées de l’utilisation de faux documents pour fuir un pays ou du fait que ces mêmes faux documents sont présentés par le demandeur à son arrivée.

[50]           La SAR a fait savoir qu’elle a examiné l’ensemble de la preuve et que, manifestement, il y avait des documents frauduleux parmi les documents d’identité fournis par le demandeur. Cela dit, la SAR a reconnu que l’ordre variable des noms dans certains documents d’identité ne témoignait pas d’une fraude, et pourtant, elle semble avoir continué d’accorder peu de poids à ces documents. La SAR a également conclu qu’il était possible que le demandeur ait utilisé le nom de famille de sa petite amie pour obtenir un visa américain et demander un visa canadien, mais elle n’a pas reconnu que ces documents étaient censés aider le demandeur à quitter le pays. Qui plus est, il semble que la SAR n’ait pas du tout évalué les documents secondaires de manière indépendante; plutôt, elle a appuyé la conclusion de la SPR, à savoir que peu d’importance devait être accordée à ces documents en raison de la propension du demandeur à fournir des documents frauduleux.

[51]           Le raisonnement de la SAR pose problème. Plutôt que de reconnaître que des inférences défavorables ne doivent pas être tirées de l’utilisation de faux documents pour fuir un pays, la SAR se fonde sur l’utilisation de faux documents pour étayer sa position voulant que le demandeur ait une propension à se servir de faux documents et, de ce fait, appuyer la position de la SPR selon laquelle, compte tenu de cette propension, il faut accorder peu de poids aux documents secondaires. 

[52]           Cela dit, les dispositions législatives indiquent clairement qu’un demandeur d’asile doit établir son identité.

[53]           Au paragraphe 13 de la décision Jin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 126, [2006] ACF no 181 (QL), le juge Barnes a souligné le fait que « la question de l’identité est une décision préliminaire cruciale pour la Commission » et que l’article 106 exige que la Commission détermine, selon un fondement crédible, si un demandeur d’asile est muni de papiers d’identité acceptables. 

[54]           Au paragraphe 4 de la décision Su c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 743, [2012] ACF no 902 (QL), la juge Snider a fait remarquer que le fardeau imposé aux demandeurs d’asile d’établir leur identité est lourd, et ce, « avec raison », et elle a déclaré ce qui suit au paragraphe 3 : 

[3]        Toute personne qui demande l’asile doit établir son identité parce que, en l’absence d’une telle preuve, « il ne peut y avoir de fondement solide permettant de vérifier les allégations de persécution, ou même d’établir la nationalité réelle d’un demandeur » (Jin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 126, au paragraphe 26, [2006] ACF no 181 (QL); voir aussi Liu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 831, au paragraphe 18, [2007] ACF no 1101 (QL)).

[55]           Sans vouloir diminuer l’importance d’établir l’identité, comme il n’est pas possible d’évaluer la demande d’asile d’un demandeur avant que son identité soit établie, le demandeur en l’espèce se trouve dans une situation difficile. Bien que la SAR déclare qu’il est un citoyen du Cameroun, elle n’est pas convaincue qu’il a établi son identité personnelle. Il a utilisé de faux documents pour fuir son pays d’origine et a reconnu qu’une carte d’identité nationale frauduleuse lui a été fournie par son oncle, qui l’avait déjà aidé à obtenir des documents pour s’enfuir. Peu de poids a été accordé aux documents secondaires fournis par le demandeur principalement en raison de la nature frauduleuse des documents principaux et de la « propension » à utiliser des documents frauduleux que lui a attribuée la SAR. Cela dit, il doit tout de même établir son identité personnelle à l’aide d’éléments de preuve fiables et probants pour qu’il soit statué sur sa demande d’asile.

[56]           La conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur découlant de son utilisation de faux documents pour quitter le Cameroun était déraisonnable, car elle ne cadrait pas avec la jurisprudence. Cette conclusion a eu une incidence considérable sur toutes les autres conclusions en matière de crédibilité qu’a tirées la SAR étant donné la façon dont cette dernière a caractérisé le demandeur, c’est‑à‑dire comme une personne ayant une propension à utiliser de faux documents.

3.         Évaluation du risque auquel le demandeur est exposé, au titre de l’article 97

[57]           Subsidiairement, le demandeur soutient que, sans égard à la conclusion de la SAR portant qu’il n’a pas établi son identité, la SAR aurait dû évaluer son besoin en matière de protection au titre de l’article 97 selon les renseignements disponibles. Le demandeur établit une analogie entre la situation actuelle et les décisions rendues dans le cas d’un Examen des risques avant renvoi (ERAR), pour lequel le risque est évalué sans égard à l’identité. Par exemple, dans la décision Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 379, 176 ACWS (3d) 1120 (Chen), au paragraphe 55, la Cour a conclu que les agents d’ERAR sont tenus d’aller au‑delà de la question de l’identité personnelle lorsque l’origine nationale a été établie et d’évaluer, au titre de l’article 97, la situation du pays et le risque auquel le demandeur serait exposé à son retour.

[58]           Le demandeur fait remarquer que le risque auquel il serait exposé n’a nullement été évalué et que, étant donné les limites de son admissibilité à un ERAR, il se peut que ce risque ne soit pas évalué avant son renvoi possible au Cameroun.

[59]           À mon avis, il n’est pas nécessaire de statuer sur cette question puisque la SAR doit rendre une nouvelle décision à l’égard de l’appel. La question à savoir s’il faut évaluer un risque visé par l’article 97 auquel est exposé un demandeur qui ne peut pas établir son identité personnelle, mais qui a établi son origine nationale et la question à savoir quels sont les éléments de preuve objectifs nécessaires à la réalisation de cette évaluation devront être tranchées dans une affaire qui s’y prêtera.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et un tribunal différemment constitué de la SAR rendra une nouvelle décision à l’égard de l’appel interjeté par le demandeur à l’encontre de la décision de la SPR. 

2.                  Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2285-15

 

INTITULÉ :

VALANTINE MOBOH KOFFI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 DÉCEMBRE 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 4 JANVIER 2016

 

COMPARUTIONS :

Alyssa Manning

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Teresa Ramnarine

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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