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Date : 20160202


Dossier : T-1931-14

Référence : 2016 CF 119

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie­Britannique), le 2 février 2016

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

ABDALLA OSAMA KHALIFA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Il s’agit d’une requête présentée à l’écrit par le ministre défendeur en vertu de la règle 369 des Règles des cours fédérales, DORS/98­106, dans le but d’obtenir une ordonnance visant à rejeter la demande de contrôle judiciaire du demandeur, qui cherche à obtenir une ordonnance de mandamus pour le traitement de sa demande de citoyenneté, puisque cette demande de contrôle judiciaire a un caractère théorique. Le demandeur s’oppose à la requête.

II.                Contexte

[2]               Le demandeur, un citoyen d’Égypte, est arrivé au Canada le 18 novembre 2003. Le 9 novembre 2004, il a été établi qu’il est un réfugié au sens de la Convention. Le 26 octobre 2006, le demandeur est devenu un résident permanent du Canada.

[3]               Le 31 décembre 2010, le demandeur a rempli une demande de citoyenneté canadienne, qui a été reçue par le centre de traitement de Sydney, en Nouvelle­Écosse, le 4 février 2011. Dans sa demande, le demandeur a indiqué avoir été absent du Canada pendant 353 jours, du 31 décembre 2006 au 31 décembre 2010, et a déclaré plusieurs voyages en Égypte ainsi qu’un document de voyage américain. Il a passé son examen pour la citoyenneté à Vancouver le 10 juillet 2012, et a rencontré un agent qui lui a demandé de remplir un questionnaire sur la résidence. L’agent a commencé un dossier d’examen de la demande de citoyenneté. Le dossier a été examiné le 19 novembre 2013, avec des annotations portant sur [traduction] « une insuffisance et une résidence aux États­Unis ». Le 20 janvier 2014, un juge de la citoyenneté a examiné le dossier et a déterminé qu’une audience relative à la résidence était nécessaire.

[4]               Le 1er août 2006, le demandeur est devenu un résident permanent des États­Unis. Le 11 février 2011, le demandeur a fait une demande de carte de résident permanent au bureau des visas canadien à Seattle, dans l’État du Washington. Il a confirmé qu’il habitait et travaillait alors aux États­Unis.

[5]               En mai 2012, le demandeur a reçu la citoyenneté américaine. Ce fait a été porté à l’attention du ministre en novembre 2013. Il a été déterminé que pour obtenir la citoyenneté américaine, le demandeur devait avoir une résidence ininterrompue de cinq ans dans ce pays, et le ministre a donc ouvert une enquête. À la suite d’une correspondance avec le demandeur et son avocat, des procédures de perte de statut ont été entamées le 3 mars 2014.

[6]               Le 6 mars 2014, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du ministre de commencer une demande de constat de perte. Dans un jugement inédit du 20 octobre 2014, madame la juge Tremblay­Lamer a rejeté la demande : Khalifa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), dossier de la Cour IMM­1407­14. Dans son jugement, la juge Tremblay­Lamer a certifié une question grave de portée générale. Le 19 novembre 2014, le demandeur a déposé un avis d’appel devant la Cour d’appel fédérale. Le demandeur s’est désisté de l’appel le 6 mars 2015.

[7]               La demande de constat de perte a été entendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 5 novembre 2014, qui a rendu une décision le 20 février 2015. La SPR a établi que le demandeur a perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en vertu des alinéas 108(1)c) et 108(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), et qu’il n’était plus un résident permanent du Canada.

[8]               Le 10 mars 2015, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR de lui faire perdre son statut de réfugié. Le 20 octobre 2015, monsieur le juge Annis a rejeté cette demande : Khalifa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1181.

[9]               La demande de citoyenneté canadienne du demandeur était demeurée en suspens durant l’instance. Un juge de la citoyenneté a examiné la demande le 20 janvier 2014, et en raison de préoccupations liées à des absences non déclarées, le demandeur a été informé le 28 juillet 2014 qu’une audience aurait lieu le 12 août 2014. Cette audience a été annulée. Dans une lettre du 21 août 2014, le demandeur a fourni des éléments de preuve supplémentaires à prendre en considération dans la décision liée à sa demande de citoyenneté, et a reconnu avoir auparavant fourni des renseignements erronés.

[10]           La demande sous­jacente pour un bref de mandamus a été déposée le 8 septembre 2014. Le traitement de la demande a été suspendu en vertu de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C­29 (la Loi), tandis que le demandeur faisait l’objet d’une enquête en cours de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Le demandeur a consenti à la suspension dans l’attente de la décision finale concernant sa demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR de lui faire perdre son statut.

[11]           Le 9 avril 2015, les parties ont comparu devant le juge soussigné pour l’audience de la demande sous­jacente de mandamus et ont conjointement demandé à ce qu’elle soit ajournée à une date indéterminée en attendant le résultat d’une procédure de perte de statut. Comme il est indiqué plus haut, cette décision a été rendue par monsieur le juge Annis le 20 octobre 2015.

[12]           Dans mon ordonnance du 9 avril 2015, j’ai stipulé ce qui suit :

[traduction]

1          L’audience de la demande de contrôle judiciaire est ajournée à une date indéterminée.

2.         Les avocats des parties doivent informer le greffe de la Cour lorsque la question peut de nouveau être inscrite au rôle pour être entendue et fournir une proposition de calendrier pour l’achèvement des prochaines étapes requises pour compléter la demande.

3.         S’il advenait qu’il n’y a aucun motif pour poursuivre la présente demande, l’avocat du demandeur doit déposer un avis de désistement le plus tôt possible au greffe de la Cour.

[13]           Le 16 novembre 2015, l’avocat du demandeur a écrit à la Cour. Il mentionnait qu’en raison du rejet de la demande de contrôle judiciaire de la décision de lui enlever sa protection de réfugié, le demandeur n’est plus un résident permanent du Canada en vertu de l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR et ne peut actuellement pas recevoir la citoyenneté. L’avocat notait que j’avais indiqué à l’audience du 9 avril 2015 que la question de la demande de mandamus était vraisemblablement théorique si le contrôle judiciaire de la décision de perte de statut était rejeté. L’avocat mentionnait également qu’il continuait à avoir une question en litige consistant à déterminer si la Cour a la compétence pour accorder à M. Khalifa une réparation, et demande à ce que le ministre ne prenne pas de décision sur la demande de citoyenneté en suspens jusqu’à ce que la Cour ait donné des directives à ce sujet.

[14]           Habituellement, la façon adéquate de traiter une demande de contrôle judiciaire est de procéder à une audience sur le fond. Cependant, la Cour peut, lorsque cela s’avère approprié, rejeter une demande lorsqu’elle a un caractère théorique et que la Cour choisit de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire; Rahman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 137, aux paragraphes 8 et 11.

[15]           Par conséquent, une directive a été émise le 4 décembre 2015 pour que le ministre dépose une requête visant à déterminer si la demande de mandamus sous­jacente avait désormais un caractère théorique. Le défendeur a déposé une requête le 8 janvier 2016, et l’exposé des arguments du demandeur a été reçu le 18 janvier 2016.

III.             Questions en litige

[16]           La seule question à trancher est de savoir si la demande de contrôle judiciaire cherchant à obtenir une ordonnance de mandamus avait désormais un caractère théorique et doit être rejetée sans audience sur le fond.

IV.             Observations des parties

[17]           Le défendeur soutient que dans Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, au paragraphe 16 (Borowski), la Cour suprême du Canada a établi deux critères pour déterminer si une question est théorique :

1.         Si la décision de la Cour a un effet pratique qui permettrait de résoudre un litige actuel entre les parties.

2.         Si la question opposant les parties est devenue « théorique » ou « le différend concret et tangible a disparu ».

[18]           Le pouvoir discrétionnaire de la Cour pour déterminer si une affaire doit être entendue doit être guidé par les trois raisons d’être de la politique de la doctrine : la présence d’un contexte contradictoire, l’économie des ressources judiciaires et le besoin de la cour de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans le gouvernement : Borowski, au paragraphe 16; R c. Adams, [1995] 4 RCS 707, aux paragraphes 718 et 719.

[19]           Le défendeur reconnaît qu’un contexte contradictoire demeure, puisque le demandeur soutient que le ministre n’était pas autorisé à suspendre l’entrevue prévue avec un juge de la citoyenneté. Cependant, le défendeur demande que la Cour n’exerce pas son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire aux motifs d’économie des ressources judiciaires et de non­intervention dans les processus administratifs en cours. Les circonstances personnelles du demandeur ne font pas de ce cas un cas d’intérêt public. Le demandeur soutient que s’il ne répond pas aux exigences légales, il peut chercher à obtenir la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, en citant comme motif une « situation particulière et inhabituelle de détresse ».

[20]           La position du défendeur est que la réparation sollicitée par le demandeur, soit que la demande de citoyenneté soit traitée, n’est pas contestée. Le ministre ne refuse pas de statuer sur la demande. Elle a été suspendue à la demande du demandeur en attendant la décision finale du contrôle judiciaire concernant la décision de la SPR sur la perte du statut. Il n’y a plus de fondement juridique ou factuel pour continuer de suspendre le traitement de la demande. Par conséquent, la réparation sollicitée dans la demande de mandamus sous­jacente a un caractère théorique.

[21]           Le demandeur soutient que la Cour a la compétence d’émettre une ordonnance déclaratoire nunc pro tunc pour que sa demande de citoyenneté soit évaluée à la date où la demande d’ordonnance de mandamus a été entamée. Il affirme que les mesures prises par le ministre en refusant d’accomplir son obligation légale de prendre une décision concernant la demande de citoyenneté en cours du demandeur en raison de l’enquête sur la perte de statut en instance étaient illégales et constituent un abus de procédure. Une fois la demande présentée à un juge de la citoyenneté, fait valoir le demandeur, le juge avait 60 jours pour déterminer si la personne ayant présenté la demande répondait aux exigences de la Loi indiquées à l’article 14 de la Loi sur la citoyenneté. M. Khalifa soutient que la demande a été présentée à un juge de la citoyenneté le 19 juillet 2012, ou au plus tard le 20 janvier 2014.

[22]           Une personne présentant une demande de citoyenneté au Canada doit d’abord être un résident permanent : Loi sur la citoyenneté, alinéa 5(1)c). En vertu des modifications apportées à la LIPR entrées en vigueur le 28 juin 2012, le statut de résident permanent est perdu lorsque la SPR conclut qu’une personne a cessé d’être une personne protégée : LIPR, paragraphe 40.1(2). L’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR, entrée en vigueur le 5 novembre 2014, énonce qu’une personne perd son statut de résident permanent lorsque sa protection en tant que réfugié prend fin pour un motif indiqué aux alinéas 108(1)a) à 108(1)d).

[23]           En vertu de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, entrée en vigueur le 1er août 2014, le ministre peut suspendre une demande. Cette suspension peut continuer sans délais prescrits, pendant la période nécessaire, dans l’attente de renseignements ou d’éléments de preuve ou des résultats d’une enquête, afin d’établir si le demandeur remplit, à l’égard de la demande, les conditions prévues sous le régime de la Loi.

[24]           Le demandeur invoque la décision de monsieur le juge Russell dans Godinez Ovalle c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 935, et soutient qu’il se trouve dans une situation similaire au demandeur dans Murad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1089.

[25]           Le demandeur soutient que dans Godinez Ovalle et Murad, le ministre a établi que les demandeurs répondaient à toutes les exigences en matière de citoyenneté avant que le ministre n’entreprenne les enquêtes sur la perte de statut. En l’espèce, cependant, ni le ministre ni un juge de la citoyenneté n’ont déterminé que le demandeur répondait aux exigences légales en matière de citoyenneté. La question de la conformité du demandeur aux exigences de résidence était toujours en cause et l’était depuis que le demandeur a soumis sa demande en 2010 et rempli le questionnaire en 2012.

V.                Analyse

[26]           La présente affaire n’est pas similaire à celle de Bermudez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 639, dans laquelle je laissais entendre au paragraphe 28 que les agents de l’AFSC ont « patiemment attendu » que la loi soit modifiée pour faciliter les demandes de constat de perte. Dans cette affaire, le demandeur n’avait pas cherché à obtenir la protection d’un pays tiers, ses voyages dans son pays d’origine n’indiquaient aucune intention d’obtenir à nouveau la protection de ce pays, et le ministre avait entamé les procédures de perte de statut plusieurs années après avoir pris connaissance des voyages aller­retour.

[27]           Dans la présente affaire, le dossier indique que le ministre a entamé la demande de constat de perte seulement après avoir appris que le demandeur devait avoir une résidence ininterrompue de cinq ans aux États­Unis pour obtenir la citoyenneté américaine. Puisqu’il a permis au demandeur de lui fournir des renseignements concernant ses actions, et lui a accordé une prorogation de délai pour le faire, la décision de déposer la demande de constat de perte en février 2014 n’était pas abusive.

[28]           Je suis d’accord avec le défendeur que le fait de présenter une demande de citoyenneté ne protège pas le demandeur d’une enquête sur son statut de réfugié, le fondement de sa résidence permanente dans notre pays. Ce sont les actions du demandeur qui ont entraîné la décision de la SPR sur la perte du statut : il a lui seul décidé d’avoir une résidence aux États­Unis et d’obtenir une citoyenneté de ce pays, tout en cherchant parallèlement à maintenir sa protection de réfugié au Canada. Ce que le demandeur décrit comme [traduction] « une course pour lui enlever son statut de résident permanent » peut également être décrit comme une course de sa part pour obtenir la citoyenneté canadienne avant de perdre ce statut en raison de ses actions.

[29]           Même si j’étais d’accord qu’un abus de procédure a eu lieu et que j’inscrivais l’affaire au rôle pour une audience sur le fond, le demandeur ne pourrait obtenir la réparation qu’il désire. Le demandeur ne conteste pas qu’il n’est plus un résident permanent du Canada et que pour cette raison, il est inadmissible à la citoyenneté. De plus, la compétence inhérente pour émettre une ordonnance nunc pro tunc est limitée à des circonstances où un plaideur peut démontrer un préjudice causé par un retard ou un acte de la cour : Canada (Procureur général) c. Hislop, [2007] 1 RCS 429; Banque Canadienne Impériale de Commerce c. Green, 2015 CSC 60. La Cour ne peut pas déroger à une loi et aller à l’encontre de l’intention de la volonté du législateur : Shukla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1461, au paragraphe 42.

[30]           Dans une affaire analogue, Magalong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 966, une ordonnance de mandamus nunc pro tunc  a été refusée parce que la loi interdisait au demandeur de prêter serment en raison d’une condamnation subséquente pour un acte criminel.

[31]           Par conséquent, je suis convaincu que la Cour ne doit pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire, indépendamment du fait qu’elle a un caractère théorique, et la requête pour obtenir l’ordonnance visant à rejeter la demande est accueillie. Puisque le défendeur n’a pas demandé les dépens, aucuns dépens ne seront accordés.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La requête est accueillie.

2.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

3.      Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1931-14

INTITULÉ :

ABDALLA OSAMA KHALIFA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

REQUÊTE PRÉSENTÉE À L’ÉCRIT EXAMINÉE À VANCOUVER  (COLOMBIE­BRITTANIQUE) CONFORMÉMENT À LA RÈGLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 2 FÉVRIER 2016

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Craig Costantino

Pour le demandeur

Hilla Aharon

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Costantino Law Centre

Vancouver (Colombie­Britannique)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Vancouver (Colombie­Britannique)

Pour le défendeur

 

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