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Date : 20160209


Dossier : IMM-3047-15

Référence : 2016 CF 170

Ottawa (Ontario), le 9 février 2016

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

AMANPREET KAUR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   L’aperçu

[1]               La demanderesse Madame Amanpreet Kaur, de même que son frère M. Parminder Singh et sa sœur Madame Amandeep Kaur, sont citoyens de l’Inde[1]. Ils sont aussi connus sous les noms respectifs de Mandeep Kaur, Sarabjot Singh et Sandeep Kaur. En 2001, Madame Kaur arrive au Canada en compagnie de ses parents, de sa sœur, de son frère et de leur jeune frère, Balraj Singh, en provenance d’Abu Dhabi. Les autorités canadiennes lui avaient émis, avant son départ, un visa de résident temporaire au nom de Amanpreet Kaur. Madame Kaur est alors une enfant mineur.

[2]               Après leur arrivée au Canada, les parents de Madame Kaur présentent des demandes d’asile pour eux et pour leurs enfants. Ces demandes sont accordées à la mère et aux enfants par les autorités canadiennes. Cependant, Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] découvre par la suite que Madame Kaur et sa famille avaient obtenu le statut de réfugié et de résident permanent au Canada sous de fausses identités. CIC révoque alors ces statuts.

[3]               En février 2013, un agent d’immigration de CIC accepte la demande de résidence permanente pour motifs humanitaires de Madame Kaur, alors devenu adulte, à condition qu’elle se conforme aux exigences statutaires, soit un examen médical, la vérification de ses antécédents judiciaires et la possession de documents d’identité ou de voyage valides. Le 9 juin 2015, l’agente d’immigration Marie-Géralde Georges [l’agente] refuse toutefois d’octroyer le statut de résident permanent à Madame Kaur au motif qu’elle a fait défaut de fournir les documents requis pour prouver son identité aux termes de l’article 178 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement].

[4]               Madame Kaur demande aujourd’hui, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, le contrôle judiciaire de cette décision. Elle plaide notamment que l’agente a erré en lui imposant de démontrer son identité « hors de tout doute raisonnable ». Le ministre répond que l’agente a raisonnablement conclu, aux termes de son analyse du dossier et de la preuve fournie, que ses doutes quant à l’identité de Madame Kaur n’avaient pas été dissipés.

[5]               La question en litige est de déterminer si l’agente a commis une erreur de droit en formulant de façon inappropriée le fardeau de preuve qui incombait à Madame Kaur pour démontrer son identité dans le cadre de sa demande de résidence permanente.

[6]               Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de Madame Kaur est accueillie car la Cour conclut que l’agente a erronément importé et appliqué la norme de preuve applicable en matière criminelle, à savoir la preuve hors de tout doute raisonnable, dans son appréciation de l’identité de Madame Kaur. Or, il est clair que l’agente devait utiliser et appliquer la seule norme de preuve applicable en matière civile, soit la prépondérance des probabilités.

I.                   Le contexte

[7]               Dans sa décision, l’agente conclut que Madame Kaur a fait défaut de fournir les documents authentiques d’identité requis par les articles 50 et 178 du Règlement. L’agente y repasse l’ensemble des documents que Madame Kaur a fait parvenir aux autorités canadiennes depuis l’acceptation de sa demande de résidence permanente pour des considérations humanitaires en février 2013.

[8]               Plus particulièrement, en janvier 2014, Madame Kaur a soumis à CIC une déclaration solennelle, une déclaration notariée de sa mère affirmant qu’elle est son enfant biologique, une copie de son acte de naissance, ainsi qu’une copie certifiée de la traduction de cet acte de naissance. En raison de la fraude identitaire commise par les parents de Madame Kaur, l’agente procède à une vérification détaillée des documents et soumissions de Madame Kaur. Elle est ainsi avisée par les autorités indiennes que l’original de l’acte de naissance de Madame Kaur soumis par cette dernière en septembre 2014 a été altéré et ne correspond pas à l’acte émis à la naissance de Madame Kaur. L’agente mentionne dans sa décision qu’un document officiel contenant une altération, même minime, ne peut être accepté.

[9]               L’agente fait aussi référence dans ses motifs aux questions posées à Madame Kaur au sujet de son passeport. Elle conclut ne pas être satisfaite de la réponse de Madame Kaur à l’effet que le passeport n’est plus en sa possession ni des explications données par Madame Kaur quant aux raisons pour lesquelles elle n’a pas pu obtenir son passeport auprès de l’Ambassade de l’Inde au Canada en raison de sa demande d’asile. Elle souligne que Madame Kaur n’a pas fourni de documents appuyant son allégation à cet effet. L’agente ne juge donc pas crédibles les explications de Madame Kaur quant à l’absence et l’impossibilité d’obtenir un passeport valide. L’agente détermine que Madame Kaur était entrée au Canada avec un passeport et un visa émis à sa véritable identité et que son passeport n’avait pas été saisi par un passeur tel qu’allégué, puisque son père avait conservé le sien. Par ailleurs, comme sa demande d’asile avait été présentée sous un faux nom, il n’existait pas d’empêchements à l’émission d’un nouveau passeport à son véritable nom.

[10]           L’agente note également dans sa décision qu’en mars 2015, Madame Kaur lui a transmis un nouvel acte de naissance obtenu en février 2015 par l’entremise de son oncle, et dont l’Ambassade du Canada en Inde confirme l’authenticité. L’agente observe cependant que le document a été émis après l’arrivée de Madame Kaur au Canada et se dit d’avis que le document a été obtenu dans le but de satisfaire l’immigration et de contrecarrer les informations obtenues lors de la vérification du premier acte de naissance qui s’est avéré falsifié.

[11]           L’agente donne enfin peu de poids à la déclaration solennelle de la mère de Madame Kaur attestant l’identité de sa fille, en raison de son manque de crédibilité et de la fraude antérieure que la mère avait perpétrée auprès des autorités canadiennes dans la demande d’asile initiale.

[12]           L’agente conclut sa décision en affirmant que, suite à son analyse complète du dossier, Madame Kaur ne lui a pas démontré « hors de tout doute raisonnable » qu’elle est effectivement Amanpreet Kaur et qu’elle n’est donc pas satisfaite de son identité.

II.                L’analyse

[13]           Le ministre soutient qu’il ressort clairement des motifs de l’agente que le fardeau de preuve imposé à Madame Kaur n’était pas excessif. Il fait valoir que l’agente a pris sa décision basée sur des faits qui n’avaient rien à voir avec le fardeau de preuve, entre autres sur le constat que Madame Kaur avait soumis un acte de naissance falsifié et n’avait pas les documents requis. Le ministre argumente que la question de l’identité est un élément crucial de toute demande de résidence permanente, et que Madame Kaur n’a tout simplement pas été en mesure de fournir les documents exigés par la loi canadienne.

[14]           Lors de l’audience devant la Cour, l’avocat du ministre a ajouté que la conclusion explicite de l’agente référant au défaut de Madame Kaur de démontrer son identité « hors de tout doute raisonnable » à la fin de ses motifs n’était pas un énoncé déterminant de la décision, la qualifiant plutôt de « phrase malheureuse ». Le ministre soutient que les motifs de l’agente suffisent à démontrer qu’elle a appliqué le critère juridique approprié en l’espèce, soit la prépondérance des probabilités. À l’appui de ses prétentions, le ministre invoque notamment la décision Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4 [Alam] au para 9.

[15]           La Cour ne partage pas la position du ministre et ne peut pas souscrire aux arguments soumis par l’avocat du ministre, même si ceux-ci ont été habilement articulés et présentés lors de l’audience. En effet, peu importe comment le ministre aimerait dépeindre l’analyse et l’appréciation de la preuve effectuée par l’agente, il n’en demeure pas moins qu’au niveau du fardeau de preuve retenu par l’agente, la décision est d’une clarté et d’une formulation totalement transparente. La seule articulation du fardeau de preuve par l’agente se retrouve en effet au tout dernier paragraphe de la décision, où l’agente exprime expressément que « [à] la suite de l’analyse complète de ce dossier, la requérante ne m’a pas démontré hors de tout doute raisonnable qu’elle est Amanpreet Kaur ». De tels propos laissent peu de place à l’interprétation.

[16]           Il s’agit là d’une erreur flagrante. Il est manifeste que ce n’est pas le fardeau de preuve qui s’applique pour évaluer l’authenticité et la valeur probante de documents d’identité dans le cadre d’une demande de résidence permanente. Le ministre reconnaît d’ailleurs, dans ses soumissions écrites et lors de l’audience, que ce fardeau doit plutôt être satisfait selon la prépondérance des probabilités.

[17]           Certes, comme l’a établi la décision Alam citée par le ministre, la Cour n’interviendra pas si un tribunal a exprimé et s’est fondé sur « l’essentiel de la norme de preuve applicable » (Alam au para 9). Toutefois, la Cour renverra l’affaire dans les cas où le mauvais critère a été appliqué ou lorsqu’il est difficile de déterminer clairement quel critère a été appliqué (Srirenganathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 730 au para 11; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Neubauer, 2015 CF 260 au para 24).

[18]           D’ailleurs, la décision Alam ne s’avère pas d’un grand secours pour le ministre. Le juge O’Reilly y affirme en effet que, lorsqu’un tribunal rehausse la norme de preuve ou qu’un fardeau de preuve excessif est imposé au demandeur, une nouvelle audience s’impose. Il conclut que lorsque le tribunal commet une erreur de droit au sujet d’une question aussi fondamentale que la norme de preuve applicable, la Cour devrait généralement ordonner la tenue d’une nouvelle audience, à moins qu’il soit évident que la demande ne pourra être accueillie (Alam au para 16). Dans l’affaire Alam, il s’agissait d’un cas où la norme de la prépondérance des probabilités semblait avoir été rehaussée par le tribunal au niveau de son application aux faits de l’espèce. La Cour observe qu’on se situait quand même à l’intérieur de la norme applicable en matière civile et que le litige portait plutôt sur la modulation et l’amplitude du fardeau de prépondérance des probabilités qui avait été effectivement exigé du demandeur.

[19]           Or, dans la présente affaire, il ne s’agit pas d’un cas où le tribunal a articulé l'essentiel de la bonne norme de preuve applicable mais a mal formulé comment cette norme devait être appliquée. Il s’agit plutôt d’une situation où l’agente a carrément utilisé la mauvaise norme de preuve et ainsi imposé à Madame Kaur un fardeau de preuve excessif qui ne doit régir que les affaires de nature criminelle. Il ne fait aucun doute que cette norme n’a pas sa place dans l’appréciation d’une demande de résidence permanente et de ses exigences statutaires et que, dans ces circonstances, une nouvelle audience est nécessaire. La Cour ne peut avaliser une telle énonciation lancée sans aucune nuance ou réserve, ou accepter l’invitation de l’avocat du ministre de n’y voir qu’une phrase malheureuse.

[20]           Le ministre n’a par ailleurs offert aucune référence à des extraits de la décision qui pourraient suggérer que, malgré la limpidité du langage utilisé dans sa conclusion, l’agente aurait bel et bien appliqué le fardeau de la prépondérance des probabilités. Rien dans la décision n’autorise à conclure que cette phrase énoncée par l’agente soit un dérapage sans conséquence qui ne reflète pas la norme de preuve utilisée et que le fardeau de preuve imposé à Madame Kaur ait effectivement été moindre. La Cour ne partage pas non plus l’avis du ministre à l’effet que, somme toute, le fardeau de preuve n’est pas une question déterminante dans la décision, puisque Madame Kaur a fait des déclarations mensongères et soumis des documents falsifiés au soutien de sa demande de résidence permanente.

[21]           La Cour conclut plutôt qu’il est impossible, à la lecture des motifs de l’agente, de déterminer si les preuves dont elle disposait auraient suffi pour rencontrer le fardeau de la prépondérance des probabilités. Puisque la seule articulation du fardeau de preuve se situe à la fin de la décision, tout indique qu’il s’agit effectivement du critère juridique appliqué par l’agente tout au long de son analyse. La Cour n’est pas en mesure de savoir si, guidée par le fardeau de preuve de la prépondérance des probabilités, l’agente aurait quand même conclu que le nouvel acte de naissance n’était pas suffisant pour démontrer l’identité de Madame Kaur, ou si son appréciation des explications de Madame Kaur sur son passeport manquant ou de la crédibilité de sa mère aurait été différente.

[22]           La Cour est consciente qu’en renvoyant l’affaire à CIC, il est possible que le résultat soit le même après un nouvel examen effectué à l’aune de la norme civile de la prépondérance des probabilités. Mais, c’est une appréciation que CIC doit faire et dont Madame Kaur est en droit de bénéficier dans le cadre de la détermination de sa demande de résidence permanente. Il se peut que, informé par les présents motifs de l’erreur flagrante commise par l’agente et de la norme de preuve qu’il convient d’appliquer, un autre agent d’immigration parvienne néanmoins à une conclusion similaire. Mais un autre agent pourrait aussi aboutir à une conclusion différente. La Cour n’est pas en mesure d’affirmer que le dossier va tellement à l’encontre de l’octroi de la demande de résidence permanente de Madame Kaur qu’il ne servirait à rien de renvoyer l’affaire devant CIC (Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114 au para 38).

[23]           Ceci dit, la Cour reconnaît que les agents d’immigration ont l’obligation de défendre l’intégrité du système d’immigration et des lois du Canada et de s’assurer que la résidence permanente ne soit pas accordée à des personnes qui ne peuvent pas démontrer leur identité ou qui tentent de le faire par des processus frauduleux. Mais dans l’exercice de ces obligations, les agents ne peuvent assujettir les demandeurs de résidence permanente à des exigences ou à une norme de preuve qui n’est pas celle que commandent les affaires civiles au Canada.

III.             Conclusion

[24]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de Madame Kaur doit être accueillie car l’agente a utilisé un critère juridique incorrect en concluant que Madame Kaur n’avait pas établi son identité hors de tout doute raisonnable.

[25]           Les parties n’ont pas soulevé de question à certifier dans leurs représentations écrites et orales, et la Cour est d’accord qu’il n’y en a aucune dans ce dossier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      La décision rendue le 9 juin 2015 par l’agente d’immigration Marie Géralde Georges est annulée;

3.      Le dossier est retourné à Citoyenneté et Immigration Canada pour une nouvelle détermination par un autre agent d’immigration;

4.      Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3047-15

INTITULÉ :

AMANPREET KAUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 janvier 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 9 FÉVRIEr 2016

COMPARUTIONS :

Me Anthony Karkar

Pour LA DEMANDRESSE

Me Evan Liosis

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anthony Karkar Avocat

Avocat(e)

Montréal (Québec)

Pour lA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 



[1] Des jugements similaires à celui-ci sont rendus à la même date dans les dossiers IMM-3015-15 et IMM-3048-15 concernant les demandes de contrôle judiciaire respectivement déposées par M. Parminder Singh et Madame Amandeep Kaur.

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