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Date : 20160217


Dossier : IMM-3539-15

Référence : 2016 CF 211

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 17 février 2016

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

ABDIKARIM YUSUF HUSSEIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, un citoyen de la Somalie, demande l’asile au Canada en raison de son origine ethnique. En tant que membre du clan minoritaire des Madhibaan, il éprouve la crainte, à la fois subjective et objective, d’être ciblé par des membres du clan des Hawiye, plus nombreux, s’il devait retourner en Somalie. La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté la demande du demandeur en raison du manque de documents à l’appui. Le demandeur a reçu les explications de la SPR le 31 mars 2015 et a déposé un avis d’appel auprès de la Section d’appel des réfugiés (SAR) le 8 avril 2015, dans le délai imparti de 15 jours. On a demandé au demandeur de revoir son dossier d’appel dans les 30 jours, soit avant le 30 avril 2015. Le demandeur n’a pas respecté ce délai, mais le 2 juin 2015, il a déposé un dossier d’appel complet, accompagné d’une demande de prolongation.

[2]               Dans une décision datée du 17 juillet 2015, le commissaire de la SAR (le commissaire) au dossier a déclaré ce qui suit concernant le rejet de l’appel :

[traduction]

« Dans un affidavit joint au dossier, le demandeur convient que son dossier d’appel devait être déposé au plus tard le 30 avril, mais affirme qu’il "n’était pas en mesure de retenir les services d’un avocat en raison de difficultés financières" (dossier de la demande, affidavit, paragraphe 2). Il explique qu’on lui a refusé l’aide financière provenant de l’aide juridique; il a trouvé un emploi à temps partiel et emprunté de l’argent à un ami pour pouvoir payer les honoraires.

[…]

Au paragraphe 159.91(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, il est mentionné :

Si l’appel ne peut être interjeté dans le délai visé à l’alinéa (1)a) ou mis en état dans le délai visé à l’alinéa (1)b), la Section d’appel des réfugiés peut, pour des raisons d’équité et de justice naturelle, prolonger chacun de ces délais du nombre de jours supplémentaires qui est nécessaire dans les circonstances.

Cette disposition comporte trois exigences. Premièrement, il pourrait être impossible de déposer et de mettre en état un dossier dans les délais impartis. Selon cet élément, le demandeur doit justifier le retard et montrer qu’il a toujours eu l’intention d’interjeter appel durant le délai. Le paragraphe 37(4) des Règles de la SAR déclare que tout élément de preuve doit être énoncé dans un affidavit ou une déclaration solennelle. Deuxièmement, une prolongation ne doit être accordée que pour le nombre de jours nécessaire selon les circonstances. En somme, le délai doit être le plus court possible et chaque jour de plus doit être justifié. La référence aux "circonstances" suppose que chaque demande de prolongation est évaluée au cas par cas. Troisièmement, toute prolongation doit être accordée pour des raisons d’équité et de justice naturelle.

Le demandeur a déposé son dossier revu quatre semaines après l’échéance. Selon la SAR, le refus de l’aide juridique et l’incapacité subséquente de retenir les services d’un avocat ne constituent pas des motifs acceptables de retard (Pistan, Javier Francisco c. MCI. (C.F. 1re inst.), nº IMM-512-01), MacKay, 6 juillet 2001, paragraphe 6; Shokri, EvetteEmil Zaky c. MCI (C.F. 1re inst., nº IMM-1768-01), Blanchard, 12 juillet 2002, paragraphe 10).

Il n’est pas exigé qu’un appel à la SAR soit déposé par un avocat. Le demandeur n’a pas établi, comme l’exige l’article 159.91, que son appel n’aurait pas pu être mis en état conformément aux Règles.

La demande est par conséquent refusée, et l’appel est rejeté. »

[Non souligné dans l’original.]

[3]               Je conclus que la décision à l’examen est déraisonnable, car le commissaire ne s’est pas fondé sur l’approche établie au paragraphe 159.91(2) pour évaluer la demande de prolongation.

[4]               Dans l’affaire 687764 Alberta Ltd. c. Canada, [1999] A.C.F. nº 545, 166 F.T.R. 87, aux paragraphes 14 et 15, la juge Sharlow énonce l’approche établie dans la jurisprudence par rapport au fait de rendre justice à une demande de prolongation :

Il n’existe pas de règle absolue qui permette de déterminer dans tous les cas s’il y a lieu d’accorder l’autorisation de proroger le délai prescrit pour introduire une instance. La raison d’être du délai est de donner effet au principe que les procès doivent avoir une fin. En revanche, en accordant aux tribunaux le pouvoir discrétionnaire de proroger les délais, on reconnaît qu’il peut être nécessaire de proroger un délai pour rendre justice aux parties. Il faut tenir compte de ces considérations opposées pour décider s’il y a lieu ou non d’accorder la prorogation demandée : Grewal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 263 (C.A.F.), Consumers’ Ass’n (Can.) c. Ontario Hydro [No. 2], [1974] 1 C.F. 460 (C.A.F.).

C’est dans la jurisprudence que l’on trouve les facteurs dont il faut tenir compte en la matière. Le facteur le plus important est celui qui oblige le demandeur à démontrer qu’il dispose d’arguments solides lui permettant d’obtenir la réparation demandée ou, pour reprendre l’expression utilisée dans certaines décisions, qu’il a des chances raisonnables d’obtenir gain de cause. En outre, le retard doit être expliqué ou justifié et le demandeur doit présenter des éléments de preuve pour démontrer qu’il a exercé ses droits avec une diligence raisonnable. Habituellement, le demandeur essaie de démontrer qu’il avait véritablement l’intention, dans les délais prévus par la loi, de solliciter une réparation relativement à la décision contestée et il présente des éléments de preuve au sujet des démarches qu’il a accomplies pour faire les diligences nécessaires. Le tribunal doit tenir compte de tout préjudice subi par le défendeur ou les tiers.

[Non souligné dans l’original.]

[5]               La SAR a respecté l’approche établie d’évaluation des demandes de prorogation, comme il est également énoncé dans l’affaire Procureur général du Canada c. Pentney, 2008 CF 96 (Pentney). Par exemple, dans la décision du 11 septembre 2013 dans le dossier nº TB-04414 de la SAR, on énonce au paragraphe 6 les critères à appliquer, adaptés du paragraphe 18 de l’affaire Pentney :

a) il y a intention persistante de poursuivre la demande ou l’appel;

b) la cause est défendable;

c) le retard a été raisonnablement expliqué;

d) la prorogation du délai ne cause pas de préjudice à l’autre partie.

(Recueil de jurisprudence et de doctrine du demandeur, onglet 5)

[6]               En outre, dans la décision du 13 octobre 2013 dans le dossier nº TB-04221 de la SAR, on répète les critères énoncés dans le dossier nº TB-04414 de la SAR. Il est important de mentionner que cette décision a été rendue par le même commissaire de la SAR qui a rendu la décision à l’examen.

[7]               Dans la décision à l’examen, il semble que l’approche établie a été éclipsée par la notion selon laquelle, d’après la jurisprudence, « le refus de l’aide juridique et l’incapacité subséquente de retenir les services d’un avocat ne constituent pas des motifs acceptables de retard » (décision, paragraphe 8 précité). La raison et la demande de prorogation qui a suivi ont été rejetées à la lumière des deux décisions citées de la Cour. J’estime qu’on a eu tort de se fonder sur ces décisions. Chaque cas doit être examiné individuellement. Ainsi, le fait de découvrir dans d’autres cas qu’un retard dans l’obtention des services d’un avocat n’était pas suffisant pour obtenir une prorogation ne doit pas être perçu comme un élément de jurisprudence.

[8]               En effet, en réponse à l’avocat du demandeur se fondant sur une décision dans laquelle la SAR a accordé une prorogation dans des circonstances similaires au cas présent, l’avocat du défendeur a répondu : [TRADUCTION] « le fait que d’autres tribunaux de la SAR aient accordé une [prorogation] n’a pas pour effet de lier les autres tribunaux de la SAR » (exposé des arguments du défendeur, paragraphe 20). Je suis d’accord avec cet argument : le fait n’a pas pour effet de lier les autres tribunaux, pas plus qu’il n’est jurisprudentiel. Toutefois, bien entendu, cela va dans les deux sens, comme je l’ai expliqué.

[9]               Le dossier d’appel présenté à la SAR dans le cas présent comporte des preuves et des arguments concernant non seulement les raisons du retard dans le dépôt du dossier, mais aussi le mérite de l’appel. Dans l’affidavit du demandeur, le retard est justifié comme suit :

J’affirme que j’avais l’intention de déposer mon dossier d’appel dès le départ. Mon comportement témoigne de mon intention d’interjeter appel auprès de la SAR, puisque j’ai déposé l’avis d’appel d’une décision de la SPR dans le délai prescrit, soit 15 jours. J’avais l’intention de retenir les services d’un avocat pour m’aider à déposer le dossier d’appel auprès de la SAR, mais je n’en avais pas les moyens financiers; j’ai donc dû économiser et emprunter de l’argent pour payer les honoraires d’un avocat.

Je confirme que j’ai mis un certain temps à trouver un emploi. J’ai commencé à travailler en mai 2015 comme ouvrier dans une pâtisserie, un emploi que j’avais trouvé par l’intermédiaire du bureau de placement Selective Consultants. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il m’a été possible d’économiser. Ce n’est aussi qu’à partir du moment où j’ai commencé à travailler que mon ami Mustafa Hassan a accepté de me prêter de l’argent, car il savait alors que j’aurais bientôt les moyens de le rembourser grâce à mon revenu.

Je confirme que j’ai présenté une demande à l’aide juridique immédiatement après le refus de ma demande d’asile, mais que ma demande de financement pour présenter mon appel à la SAR a été refusée. Ma demande à l’aide juridique prouve encore une fois mon intention persistante d’interjeter appel auprès de la SAR.

Je confirme que j’ai reçu les explications concernant le refus de la SPR le 31 mars 2015. Mon dossier d’appel à la SAR devait être déposé au plus tard le 30 avril 2015. Je soutiens que le délai d’un mois ne causera pas de préjudice au défendeur dans le présent cas si la SAR m’accorde une prorogation pour déposer mon dossier d’appel.

(Dossier certifié du tribunal, pages 15 à 18).

Le fait que le commissaire n’a pas tenu compte de toutes les preuves pour effectuer l’« évaluation individualisée » nécessaire de la demande de prorogation du demandeur rend la décision à l’examen déraisonnable.

[10]           Je tiens aussi à ajouter que, lorsqu’elle rend une décision concernant une demande de prorogation, la SAR est dans l’obligation de tenir compte de l’équité et de la justice naturelle, comme l’exige le paragraphe 159.91(2) des Règles. Le message à retenir est qu’il faut faire preuve de discernement et de compréhension avant de refuser une demande de prorogation et priver ainsi une personne d’un recours à la justice. Rien ne prouve que le message a été entendu, compris et suivi dans le cas présent.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la décision à l’examen est infirmée, et l’affaire est renvoyée pour réexamen à un tribunal différemment constitué. Aucune question n’est certifiée.

« Douglas R. Campbell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-3539-15

 

INTITULÉ :

ABDIKARIM YUSUF HUSSEIN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 FÉVRIER 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DU JUGEMENT :

Le 17 février 2016

 

COMPARUTIONS :

Jack Martin

 

Pour le demandeur

 

Nadine Silverman

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack Martin

Avocat-procureur

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

 

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