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Date : 20161128


Dossier : IMM-1118-16

Référence : 2016 CF 1312

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2016

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

LUKAS CECH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR ou la Loi) à l’encontre d’une décision défavorable rendue le 9 février 2016 par un agent d’immigration supérieur (l’agent) relativement à une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur (motifs).

I.                   Contexte

[2]               Le 3 novembre 2011, le demandeur, un citoyen slovaque d’origine ethnique rome, est arrivé au Canada et a présenté une demande d’asile pour le motif qu’il ferait l’objet d’actes de violence physique à son retour dans son pays natal.

[3]               Le demandeur dit que sa crainte de violence se fonde sur trois principaux événements survenus en Slovaquie :

                               (i)          en 2002, le demandeur (âgé de 10 ans) a été atteint par le projectile d’un policier dans un terrain de jeu, blessure qui lui a coûté deux mois d’hospitalisation et pour laquelle l’attaquant n’a jamais été poursuivi;

                             (ii)          en 2006, le demandeur (âgé de 14 ans) a été attaqué par une tête rasée et a subi une commotion. L’incident a fait l’objet d’une enquête, mais aucune accusation criminelle n’a été déposée;

                           (iii)          en 2011, le demandeur a été attaqué par un groupe de têtes rasées munies de bâtons de baseball.

[4]               Le demandeur déclare qu’il a mis fin à ses études en raison de la violence motivée par la race, de la discrimination et du harcèlement à l’école. En outre, il allègue également une discrimination dans l’emploi en Slovaquie fondée sur sa race.

[5]               La Section de la protection des réfugiés (la SPR ou la Commission) a rendu une décision défavorable le 31 août 2012. Bien que la Commission n’ait pas remis en question la crédibilité du demandeur, elle a conclu selon une prépondérance des probabilités que les autorités slovaques ont réglé les incidents conformément au droit. S’appuyant fortement sur les récents efforts de la Slovaquie et sur les programmes et initiatives menés par l’État pour contrer la violence et la discrimination à l’encontre des Roms, la Commission a rejeté la demande d’asile. Le demandeur n’a pas déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR parce qu’il dit ne pas avoir réussi à obtenir de financement de l’aide juridique.

[6]               Quant à son ERAR, le demandeur a présenté de nouveaux éléments de preuve alléguant que les conditions dans le pays se sont détériorées en ce qui concerne les Roms en Slovaquie. Le demandeur a également présenté deux éléments de preuve non déposés auparavant, tous les deux ayant trait à l’incident survenu en 2006 : un rapport médical qui documente ses blessures en 2006, et un rapport de la police criminelle, qui documente la décision de ne pas poursuivre l’assaillant.

[7]               Dans le refus d’ERAR, survenu trois ans et demi après la décision défavorable de la SPR, l’agent a conclu que le demandeur a omis de produire suffisamment d’éléments de preuve objectifs relativement à la situation dans le pays par rapport à l’évolution du risque qui est survenue depuis la décision de la SPR.

[8]               En outre, l’agent a conclu que le rapport médical et le rapport de police ne constituaient pas de nouveaux éléments de preuve étant donné qu’ils étaient [traduction] « sensiblement les mêmes » que ceux fournis à la SPR, d’après l’analyse dans l’affaire Raza c. Citoyenneté et Immigration, 2007 CAF 385 [Raza].

II.                Questions en litige

[9]               Les parties s’entendent pour dire que les décisions concernant l’ERAR, en l’absence d’iniquité procédurale, donnent lieu à une retenue à l’égard de la norme de la décision raisonnable, étant donné qu’il s’agit de décisions éminemment factuelles (Subramaniam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1405, au paragraphe 11), à tel point que la Cour interviendra uniquement si la décision manque de justification, de transparence et d’intelligibilité : Dunsmuir c. NouveauBrunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

[10]           Cependant, les parties ne s’entendent pas sur le caractère raisonnable des motifs. Le demandeur conteste deux des conclusions de l’agent, à savoir (i) ne pas avoir tenu compte d’éléments de preuve objectifs clés et (ii) exclure des éléments de preuve subjectifs clés en se fondant sur le caractère substantiel. Le défendeur réplique que les conclusions de l’agent sont raisonnables. Je suis d’accord avec le demandeur pour les motifs suivants.

III.             Analyse

(i) Éléments de preuve objectifs (situation dans le pays)

[11]           L’agent a conclu que la situation des Roms en Slovaquie est [traduction] « loin d’être parfaite ». Pourtant, il a conclu qu’elles demeurent [traduction] « sensiblement les mêmes que ce qu’elles étaient à l’époque du rejet par la SPR » (dossier du demandeur, p. 12 [DD]). En parvenant à cette conclusion, l’agent a omis de tenir compte de plusieurs éléments de preuve qui n’étaient pas cohérents dans cette déclaration.

[12]           Il est bien établi que les décideurs administratifs, y compris les agents d’ERAR, ne sont pas tenus à faire référence à chaque élément de preuve au dossier (Pusuma c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 658, au paragraphe 56; Botros c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1046, au paragraphe 25). Cependant, quand on fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve, on ne peut passer sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire (Varadi c. Canada (Citoyenneté et Immigration, 2013 CF 407, au paragraphe 15, citant Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 17).

[13]           En l’espèce, l’agent accepte que [traduction] « la situation pour les Roms en Slovaquie est mauvaise », mais n’a pas changé depuis 2012 (DD, p. 12). Bien que l’agent dise avoir tenu compte de toute la preuve documentaire, le seul document qu’il cite précisément est le rapport du département d’État des États-Unis de 2014 ainsi que des notes de bas de page du rapport du département d’État des États-Unis de 2011.

[14]           Le demandeur a produit de la preuve documentaire importante appuyant ses craintes subjectives, dont un résumé de huit pages qui a été remis à l’agent dans les observations contenues dans la demande concernant l’ERAR. Par exemple, un rapport de 2014 du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies soulignait l’augmentation des actes de violence physique et verbale contre les Roms, citant des exemples précis d’agressions, notamment par des policiers, et la faible réponse du système de justice pénale. Toutes ces observations étaient postérieures à 2012 (DD, p. 113). Un autre article remis par le demandeur fait référence à la déclaration en 2013 d’un Rom et au meurtre à l’aide d’une arbalète d’un autre (DD, p. 136 et 137). Aucun de ces éléments de preuve n’est mentionné par l’agent. Les nouveaux éléments de preuve soulignaient également l’omission de mettre en œuvre la stratégie nationale d’intégration des Roms de 2012 dont on a tant parlé, qui constituait un pilier central de la décision de la SPR.

[15]           En l’espèce, il n’était certainement pas déraisonnable que l’agent s’en remette aux rapports du département d’État des États-Unis de 2014 et de 2011. Ce qui était déraisonnable, c’est l’omission par l’agent d’aborder les éléments de preuve contradictoires, ayant cité précisément et uniquement ces deux rapports du département d’État à l’appui de la conclusion selon laquelle la situation dans le pays n’avait pas changé.

(ii) Éléments de preuve subjectifs (médical et police)

[16]           Les motifs en ce qui concerne l’importance des nouveaux rapports médicaux et rapports de police en vertu de l’alinéa 113a) de la Loi posent problème. Les éléments de preuve indiquent que la police a identifié l’attaquant du demandeur en 2006, mais qu’aucune accusation criminelle n’a été portée parce que les blessures du demandeur n’étaient pas suffisamment graves (en vertu du droit en Slovaquie, les blessures doivent durer au moins sept jours pour que des procédures criminelles s’ensuivent). Dans la même veine, le demandeur a produit un rapport d’hôpital relativement à ses blessures, rapport dont la SPR n’avait pas été saisie.

[17]           Le défendeur soutient que le rejet des rapports par l’agent pour des motifs de caractère substantiel était raisonnable pour les deux motifs suivants. Premièrement, la Commission n’a pas contesté la crédibilité du demandeur et, par conséquent, l’incident a été accepté de façon implicite. Deuxièmement, le rapport de police (fondé sur les documents médicaux) confirme tout simplement l’opinion de la SPR, à savoir que les autorités slovaques auraient probablement examiné l’agression contre le demandeur en conformité du droit.

[18]           Je ne suis pas d’accord avec le défendeur. Plus précisément, je conclus que les motifs de l’agent posent problème en ce sens que l’agent a écrit :

[traduction] Je conclus que ces rapports [médicaux et de police] ont soit été pris en considération par la SPR, soit qu’ils étaient sensiblement les mêmes que les éléments de preuve acceptés par la SPR (DD, p. 12).

[19]           Cette conclusion manque de transparence. Soit que les éléments de preuve étaient présentés devant la Commission, soit qu’ils n’étaient pas substantiels. Ou peut-être que c’était les deux. Par contre, l’agent ne tire aucune conclusion dans un sens ou dans l’autre. Je conclus que cette justification n’est pas raisonnable pour les motifs suivants.

[20]           L’agent ne peut pas se préparer à toutes les éventualités et rejeter les éléments de preuve, à cause de l’un ou de l’autre. Le faire tient de l’ambiguïté et, par conséquent, constitue une décision déraisonnable. De même, dans l’affaire Britz c. Canada (Procureur général), 2016 CF 1286, aux paragraphes 54 à 60 [Britz], la Cour a conclu que le ministre ne peut pas fonder sa décision sur des conclusions [traduction] « peut-être ceci ou peut-être cela ». Bien que le contexte dans l’arrêt Britz ait été différent de celui de l’espèce (c.-à-d. un certificat de sécurité pour l’industrie du transport), je suis néanmoins d’accord avec la justification du juge Brown, à savoir que de telles conclusions tiennent de l’ambigüité, et ne constituent pas une décision raisonnable.

[21]           La faille dans le raisonnement de l’agent est particulièrement pertinente lorsqu’on l’analyse, parce que pour les justifier, chacune de ces constatations binaires doit être explicitée davantage.

[22]           Premièrement, la conclusion de l’agent selon laquelle les rapports peuvent avoir été pris en considération par la SPR est incorrecte au plan factuel. En effet, tant l’avocat du demandeur que celui du défendeur s’entendent pour dire que la SPR n’a pas été saisie de ces documents.

[23]           Deuxièmement, l’agent ne peut pas tout simplement écrire un énoncé général selon lequel les rapports ne sont pas admissibles parce qu’ils sont sensiblement les mêmes que les éléments de preuve présentés à la SPR, sans fournir une justification ou une explication plus poussée. L’arrêt Raza maintient que les éléments de preuve qui auraient pu, selon une prépondérance des probabilités, avoir modifié la décision de la SPR devraient être admis (paragraphe 13). Par exemple, le rapport de police aurait pu avoir une incidence sur la conclusion de la Commission relativement à la façon dont le système de justice pénale de la Slovaquie examine les agressions contre les Roms, y compris les enfants.

[24]           En outre, l’agent écrit : [traduction] « Je conclus que cet incident [l’incident de 2006] est mentionné dans l’exposé ci-dessus que le demandeur a remis à la SPR pour examen » (DD, p. 12). Cependant, le simple fait qu’une question en litige ait été soulevée devant la SPR ne rend pas de nouveaux éléments de preuve inadmissibles en vertu de l’alinéa 113a) de la Loi, au point que les rapports médicaux et les rapports de police ne devraient pas être écartés tout simplement parce que l’incident de 2006 a été pris en considération par la Commission en 2012 (Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 565, au paragraphe 15). Encore une fois, les motifs de l’agent manquent de transparence à cet égard.

IV.             Conclusion

[25]           Le rôle de la Cour n’est pas d’usurper celui des agents d’ERAR; par ailleurs, elle doit renvoyer leurs décisions lorsqu’elles ne sont pas raisonnables. En l’espèce, c’est ce que fera la Cour en raison d’un manque de justification et de transparence, en particulier pour ce qui est de l’omission d’examiner de façon appropriée (i) les éléments de preuve objectifs contradictoires et (ii) les nouveaux éléments de preuve subjectifs. Par conséquent, la présente demande est accueillie et l’ERAR sera renvoyé pour réexamen par un autre agent.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un autre agent d’examen des risques avant renvoi.

2.      Il n’y a aucune question à certifier.

3.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1118-16

INTITULÉ :

LUKAS CECH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 octobre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

Le 28 novembre 2016

COMPARUTIONS :

Aadil Mangalji

Pour le demandeur

David Cranton

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Long Mangalji LLP

Cabinet d’avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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