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Date : 20161128


Dossier : IMM-2357-16

Référence : 2016 CF 1315

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

ROSE MYRLINE CERISIER

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse se pourvoit à l’encontre d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Section de la protection des réfugiés (SPR), qui, le 16 mai 2016, rejetait, parce que non crédible, sa demande d’asile présentée aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi].

[2]               La demanderesse est originaire d’Haïti. Elle réside aux Cayes. Le 29 mai 2015, munie d’un visa américain, elle quitte Haïti pour ce qui est censé être un voyage de formation d’une dizaine de jours aux États-Unis. Deux jours après son arrivée aux États-Unis, elle se rend au Canada où elle demande l’asile. Au soutien de sa demande, elle allègue craindre pour sa vie suite à une agression dont elle aurait été victime, le 1er mai 2015, de la part de deux inconnus alors qu’elle était en visite chez sa sœur à Port-au-Prince et qu’elle se trouvait seule à la maison de cette dernière.

[3]               Selon le formulaire de Fondement de la demande d’asile que la demanderesse a signé au soutien de ladite demande [le FDA], les deux agresseurs, après avoir fait irruption dans la maison, lui auraient intimé l’ordre de leur remettre tout son argent et l’auraient ensuite rouée de coups et violée. Deux jours plus tard, soit le 3 mai 2015, alors qu’elle était de retour chez elle aux Cayes, elle aurait commencé à recevoir des appels anonymes sur son cellulaire. Elle se serait fait dire qu’elle devait payer et mourir pour son arrogance. Le même jour, elle aurait consulté un médecin qui l’aurait convaincu de porter plainte, ce qu’elle aurait fait quelques jours plus tard, soit le 8 mai, auprès de la police de Port-au-Prince. Toujours selon le FDA, les appels de menace se seraient faits incessants, à raison d’une vingtaine par jour, jusqu’à son départ pour les États-Unis le 29 mai 2015. À compter du 9 mai, on lui aurait aussi reproché, lors de ces appels, d’avoir porté plainte à la police. La demanderesse se serait cachée, chez une amie, à partir de cette date. Le 20 mai 2015, elle se serait plainte de ces appels à la police, celle des Cayes cette fois.

[4]               Le mari de la demanderesse, qui serait agronome, n’aurait pas suivi la demanderesse aux États-Unis et résiderait toujours en Haïti.

[5]               La SPR a conclu au rejet de la demande d’asile de la demanderesse en raison de contradictions et d’omissions dans le récit des événements ayant mené la demanderesse à fuir Haïti et de l’invraisemblance générale de celui-ci.

[6]               Il s’agit ici de déterminer si, en décidant comme elle l’a fait, la SPR a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour suivant l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7. Il est bien établi que l’examen de la décision de la SPR doit se faire en fonction de la norme de la raisonnabilité, ce qui veut dire que la Cour, pour intervenir, doit être satisfaite que les conclusions de faits, ou mixtes de faits et de droit, tirées par la SPR se situent hors du champ des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au para 47, [2008] 1 RCS 190). Ce faisant, la Cour doit se garder de substituer sa propre appréciation des faits à celle de la SPR et doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions tirées par cette dernière eu égard à l’évaluation du témoignage et de la crédibilité d’un demandeur d’asile, cet exercice d’appréciation étant au cœur de son mandat et de son expertise (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 89, [2009] 1 RCS 339; Quintero Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 491, au para 12; Touileb Ousmer c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 222, au para 15; Cepeda-Gutierrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] FCJ No 1425 (QL), au para 14, 157 FTR 35).

[7]               La demanderesse ne m’a pas convaincu qu’il y a lieu d’intervenir en l’espèce. Comme la Cour le soulignait dans l’affaire Toma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 121, la SPR est habilitée à tirer des conclusions défavorables sur la crédibilité d’un demandeur d’asile « en raison d’incohérences dans le témoignage et d’invraisemblances perçues dans la mesure où celles-ci reposent sur des inférences raisonnables » et à ainsi évaluer une demande d’asile « en fonction de la vraisemblance, du bon sens et de la rationalité » (Toma, au para 11).

[8]               Ici, la SPR a décelé un certain nombre d’incohérences dans le récit de la demanderesse et je ne peux dire que ces constatations sont déraisonnables. D’une part, la SPR a noté un écart entre le FDA et le témoignage de la demanderesse à l’audience sur des éléments importants de son récit, notamment sur les menaces de mort dont elle aurait fait l’objet lors de son agression le 1er mai 2015 et lors des appels téléphoniques subséquents, une affirmation qui ne se retrouve pas dans le FDA, et sur l’endroit où elle se serait réfugiée à compter du 9 mai pour se protéger de ses présumés tourmenteurs, c’est-à-dire, chez une amie jusqu’à son départ pour les États-Unis, selon le FDA, et à des endroits différents chaque nuit, selon son témoignage. Dans le premier cas, la demanderesse n’a pu expliquer cet écart entre le FDA et sa version des faits à l’audience; dans l’autre, son explication, suivant laquelle elle aurait dormi à différents endroits chaque nuit pendant toute la période précédant son départ pour les États-Unis tout en laissant ses affaires chez cette amie, n’a pas été jugée satisfaisante par la SPR.

[9]               La SPR a aussi noté un écart considérable entre le FDA et le témoignage de la demanderesse sur le nombre d’appels téléphoniques que celle-ci aurait reçu de ses tourmenteurs: une vingtaine quotidiennement, selon le FDA, et donc quelques 500 appels au total pendant la période du 9 au 29 mai (2015), et une centaine au total, selon son témoignage.

[10]           À ces écarts entre le FDA et le témoignage rendu à l’audience par la demanderesse s’ajoute le fait que cette dernière a témoigné n’avoir pas jugé bon de changer de numéro de téléphone cellulaire, prétextant que cela aurait été inutile puisque ses tourmenteurs auraient de toute façon réussi à l’obtenir. Toutefois, elle n’a pu préciser de quelle façon ses tourmenteurs, de purs inconnus, auraient pu y parvenir. La SPR a aussi jugé le témoignage de la demanderesse non crédible en rapport avec les circonstances de son départ pour les États-Unis lorsqu’elle a été questionnée sur ce qui expliquait qu’elle ait attendu jusqu’à la fin mai (2015) avant de quitter Haïti alors qu’elle se disait l’objet d’une traque incessante depuis le début du mois. Affirmant que ce délai s’expliquait par le fait qu’elle s’apprêtait de toute façon à quitter le pays pour un voyage de formation aux États-Unis organisé par son employeur, elle n’a toutefois pas pu expliquer, à la satisfaction de la SPR, les raisons pour lesquelles, selon elle, l’État de l’Iowa figurait comme la destination principale de ce voyage alors que son billet d’avion, acheté deux semaines avant la date de départ, ne mentionnait nullement l’Iowa comme destination.

[11]           À cela s’ajoute aussi les préoccupations exprimées par la SPR quant à la vraisemblance générale du récit de la demanderesse. Ultimement, l’on est en droit de se demander, comme l’a fait la SPR, comment une dame apparemment sans histoire, résidant dans une ville autre que celle où son agression aurait eu lieu, aurait pu être ciblée de la sorte et pourchassée par la suite dans sa ville de résidence sous prétexte qu’elle afficherait une prétention et une arrogance dérangeante aux yeux de ses tourmenteurs. La demanderesse n’a pas d’explications pour cela et selon son procureur, il était déraisonnable de la part de la SPR d’en exiger puisque c’était là spéculer sur les motivations de ses tourmenteurs. Toutefois, et c’est de cette façon que je lis la décision de la SPR, il demeurait loisible à celle-ci, en l’absence d’une preuve démontrant que la demanderesse présentait le profil d’une personne sujette à ce type de risque, de questionner la vraisemblance et la plausibilité de ce récit. D’ailleurs, en marge des affirmations de la demanderesse voulant qu’elle ait porté plainte auprès des services de police de Port-au-Prince et des Cayes, la SPR a noté l’absence de toute preuve corroborative.

[12]            A mon avis, la SPR, à la lumière de ce qui précède, disposait de suffisamment d’éléments pour conclure à l’incohérence et au manque de crédibilité général du récit de la demanderesse et du risque auquel elle s’estimait confrontée. Encore une fois, le rôle de la Cour n’est pas de substituer sa propre vision des faits à celle de la SPR mais plutôt de mesurer la raisonnabilité des conclusions de faits et mixtes de faits et de droit tirées par la SPR. Sur ce plan, la décision de la SPR me parait, en l’espèce, résulter d’inférences raisonnables et, donc, satisfaire à cette norme. 

[13]           La demanderesse reproche également à la SPR d’avoir enfreint les règles de l’équité procédurale en omettant de lui fournir un préavis de son intention d’utiliser sa connaissance spécialisée en lien avec le certificat médical qu’elle a soumis en preuve. Vu que j’ai déjà conclu à la raisonnabilité de la décision de SPR, il ne m’apparaît pas nécessaire de traiter de cette question puisqu’elle ne saurait, à elle seule, même en la supposant bien fondée, invalider ladite décision. En effet, il est bien établi que le fait de ne pas fournir un tel préavis « ne saurait suffire à invalider la décision du Tribunal si les autres motifs invoqués pour conclure à l’invraisemblance du récit de la demanderesse et à son absence de crédibilité tiennent la route » (Munir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 645 au para 19; voir aussi Toma, au para 29). C’est le cas en l’espèce.

[14]           Quoi qu’il en soit, la demanderesse était représentée par un avocat expérimenté devant la SPR et aucune objection n’a été formulée lorsque la SPR a invoqué ses connaissances spécialisées pour mettre en doute la force probante du certificat médical. Je fais mien, ici, les propos du juge Yves de Montigny, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Linares Morales c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1496:

[13]      Je note tout d’abord que le demandeur était représenté par une avocate expérimentée en droit de l’immigration lors de son audition devant le tribunal. Or, cette dernière ne s’est pas objectée à l’utilisation par le tribunal de sa connaissance spécialisée et n’a jamais même demandé des éclaircissements au tribunal quant aux sources sur lesquelles il s’appuyait pour établir ce qu’il considérait comme des pratiques établies. Sans aller jusqu’à dire que le demandeur est maintenant forclos de soulever cette question devant la Cour, il n’en demeure pas moins qu’il se fait bien tard pour le faire; cela ne peut que miner le sérieux de cet argument.

[15]           La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse sera donc rejetée.

[16]           Ni l'une ni l'autre des parties n'a sollicité la certification d'une question pour la Cour d'appel fédérale. Je ne vois pas non plus matière à certification

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2357-16

 

INTITULÉ :

ROSE MYRLINE CERISIER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 novembre 2016

 

JUGEMENT et motifs:

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 novembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Claude Whalen

 

Pour la demanderesse

 

Charles Junior Jean

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Claude Whalen

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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