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Date : 20161128


Dossier : IMM-1585-16

Référence : 2016 CF 1317

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2016

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

SAMUEL JEAN-BAPTISTE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision de la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 1er avril 2016, de décliner sa compétence pour ordonner l’arrêt des procédures et d’émettre une mesure d’expulsion contre le demandeur en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[2]               Il est à noter qu’une décision de la Section d’appel de l’immigration [SAI], traitant des mêmes circonstances et déclarations de culpabilité, a été rendue le 8 juillet 2015.

II.                Faits

[3]               Le demandeur, âgé de 31 ans, est né en Haïti. Parrainé par son père en 1990, il est devenu résident permanent du Canada à l’âge de cinq ans.

[4]               Après une adolescence trouble, durant laquelle il a abandonné l’école et a été placé en centre d’accueil en raison de ses problèmes de comportement et de consommation de drogues, il cumule les infractions criminelles et se retrouve à de nombreuses reprises devant les tribunaux.

A.                Dossier criminel du demandeur

[5]               Selon son récit, le dossier criminel du demandeur est constitué des événements listés ci-dessous.

[6]               Le 1er décembre 2009, le demandeur a plaidé coupable à une accusation d’entrave au travail d’un policier – datant du 4 juillet 2007 – et a été condamné à quinze (15) jours d’emprisonnement et soumis à une probation de deux (2) ans.

[7]               Le 5 août 2009, le demandeur a été accusé d’introduction par effraction et de recel. Le 1er décembre 2009, il a plaidé coupable à l’accusation de recel et a été condamné à une peine d’emprisonnement de soixante (60) jours, puis soumis à une probation de deux (2) ans. Il y a eu arrêt des procédures pour l’accusation d’introduction par effraction.

[8]               Le demandeur a plaidé coupable à une accusation pour possession de marijuana le 16 mai 2010 et a été condamné à une amende de 80 $.

[9]               Le 13 septembre 2010, le demandeur a été reconnu coupable des infractions suivantes, commises le 30 octobre 2006 : extorsion, introduction par effraction, séquestration et profération de menaces. Il a été condamné à douze (12) mois d’emprisonnement avec sursis.

[10]           Le 24 mars 2011, le demandeur a plaidé coupable à une accusation de vol de vidéo – commis le 11 août 2008 – et a été condamné au paiement d’une amende et des frais, pour une somme de plus de 800 $.

[11]           Le 2 août 2010, le demandeur a été impliqué dans une affaire de vol qualifié et de meurtre au second degré de deux individus dans le contexte d’une transaction de drogue. Le 22 avril 2011, un mandat d’arrestation a été émis contre le demandeur. Le 7 octobre 2011, le demandeur a été arrêté relativement aux événements du 2 août 2010 et est demeuré détenu durant son procès. Le 27 juillet 2013, le demandeur a été trouvé coupable de vol qualifié (alinéa 344(1)a.1) du Code criminel, LRC (1985), ch C-46), une infraction passible d’emprisonnement à perpétuité. Le 19 février 2014, le demandeur a été condamné à quatre-vingt-quatre (84) mois d’emprisonnement, desquels vingt (20) mois de détention provisoire ont été déduits.

[12]           Les comportements violents du demandeur et sa consommation de drogues perdurent en prison. Suite à une altercation survenue entre un autre prisonnier et lui au cours de laquelle un agent de la paix est intervenu le 22 mai 2013, le demandeur a plaidé coupable à des accusations de voies de faits contre un agent de la paix et a été condamné à trois (3) mois d’emprisonnement.

[13]           Depuis le 9 juin 2014, le demandeur est incarcéré à l’Établissement Archambault. Il a demandé d’être admis dans une unité sécurisée pour vaincre sa dépendance aux drogues et tous les tests de contrôle effectués depuis décembre 2014 sont négatifs. Le demandeur s’est inscrit et a complété le programme correctionnel multicibles d’intensité modérée, visant l’acquisition par les délinquants de compétences les aidant à réduire leurs comportements à risque et nuisibles. Finalement, le demandeur suit des cours de français et de mathématiques, en plus d’avoir entrepris un DES en comptabilité.

[14]           Le demandeur sera admissible à une libération conditionnelle en septembre 2017.

B.                 Dossiers du demandeur devant l’ASFC, la SI et la SAI

[15]           Le 6 janvier 2011, un rapport d’interdiction de territoire a été rédigé à l’encontre du demandeur par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, suite aux condamnations du 1er décembre 2009 et du 13 septembre 2010. Ce rapport a été déféré à la SI le 9 février 2011.

[16]           Le 15 mars 2011, une mesure d’expulsion a été émise contre le demandeur par la SI en application de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR [Décision SI 1 (2011)]. Il a fait appel de cette décision le jour même. Une audience a été fixée devant la SAI le 17 juin 2015.

[17]           Le 4 juillet 2014, l’ASFC a établi un nouveau rapport d’interdiction de territoire (paragraphes 44(1) et al. et alinéa 36(1)a) de la LIPR) pour grande criminalité [Rapport ASFC (2014)] à l’endroit du demandeur. Ce rapport n’a pas été déféré à la SI.

[18]           Le 8 juillet 2015, saisie en appel de la Décision SI 1 (2011) rendue le 15 mars 2011, la SAI a accordé au demandeur un sursis de sept (7) ans à l’exécution de la mesure de renvoi pour des motifs humanitaires suivant l’article 68 de la LIPR, lui imposant de se conformer à une série de conditions strictes. Il est important de noter qu’au moment de l’audition du 17 juin 2015 et de la décision du 8 juillet 2015, le Commissaire de la SAI avait entre les mains tous les éléments du dossier, incluant ses dernières déclarations de culpabilités et peines imposées en 2013 et 2014.

[19]           Le 5 novembre 2015, à la demande de l’ASFC, le procureur du demandeur a soumis ses observations selon lesquelles le Rapport ASFC (2014), datant du 4 juillet 2014, ne devrait pas être déféré à la SI pour qu’elle statue sur l’interdiction de territoire pour grande criminalité. Le procureur du demandeur a invoqué : le délai de dix-sept (17) mois dont a disposé l’ASFC pour décider ou non de déférer son rapport; la décision rendue par la SAI le 8 juillet 2015; le parcours du demandeur, ainsi que sa situation familiale et sa réhabilitation; et la situation en Haïti.

[20]           Le 19 novembre 2015, l’ASFC a tout de même à nouveau rédigé le rapport d’interdiction de territoire pour grande criminalité du 4 juillet 2014.

[21]           Le 9 décembre 2015, l’ASFC a tout de même déféré le dossier du demandeur à la SI. Le demandeur en a été avisé le 20 janvier 2016.

[22]           Le 1er avril 2016, la Commissaire de la SI a trouvé le demandeur visé par l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et a émis contre lui une mesure de renvoi [Décision SI 2 (2016)].

III.             Décision

[23]           Le 1er avril 2016, lorsque le procureur du demandeur a demandé que soient entendus ses arguments concernant les abus de procédures qu’auraient commis les agents de l’ASFC, la Commissaire de la SI a décliné sa compétence. S’appuyant sur les décisions Burton c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 727 [Burton] et Torre Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591 [Torre] de notre Cour, elle a refusé d’ordonner l’arrêt des procédures pour abus de procédure et a rendu une mesure d’expulsion contre le demandeur en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, Décision SI 2 (2016).

IV.             Questions en litige

[24]           Les questions litigieuses soulevées dans la présente cause sont les suivantes :

1.      Suivant le déféré par l’ASFC du rapport pour enquête devant la SI, la Commissaire a-t-elle erré en droit en déclinant sa compétence pour ordonner l’arrêt des procédures?

2.      La décision de la Commissaire de la SI de ne pas se prononcer sur l’arrêt de procédures soulève-t-elle une question de res judicata, celle de la chose jugée?

[25]           La norme de contrôle trouvant application à la question d’abus de procédure est celle de la décision correcte (Herrera Acevedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 167 au para 10).

V.                Observations des parties

A.                Observations du demandeur

[26]           Le demandeur conteste la décision de la Commissaire de la SI de décliner sa compétence quant à la question de l’abus de procédure, citant la décision Torre, ci-dessus, et la décision Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 RCS 307, 2000 CSC 44, pour appuyer ses prétentions selon lesquelles un tribunal administratif peut trancher des questions de droit et prononcer l’arrêt des procédures lorsque la situation l’exige. Essentiellement, le procureur du demandeur insiste sur les délais de dix-sept (17) mois qu’a mis l’ASFC pour déférer un rapport à la SI, et sur les préjudices qui ont été subis par le demandeur suite aux délais encourus.

[27]           Selon le demandeur, les critères de la chose jugée énumérés dans l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 RCS 460, 2001 CSC 44 [Danyluk], seraient rencontrés en l’espèce. Dans une affaire opposant les mêmes parties, la SI se serait prononcée sur la même question qui était précédemment devant la SAI, à savoir, si le demandeur pouvait demeurer au Canada considérant sa condamnation du 27 juillet 2013. Les mêmes circonstances et déclarations de culpabilité ont été présentées à la SAI, puis à la SI, sans aucun fait nouveau. La décision de la SAI serait une décision judiciaire finale, en ce qu’elle mettait fin au litige et était susceptible de contrôle judiciaire par notre Cour.

B.                 Observations du défendeur

[28]           Pour sa part, le défendeur estime que la décision de la Commissaire de la SI de décliner sa compétence quant à l’arrêt des procédures de l’enquête dont elle était saisie est fondée en droit.  D’abord, le défendeur soutient qu’il ne relevait pas de la compétence de la SI d’ordonner l’arrêt des procédures, offrant une toute autre lecture de la décision Torre, ci-dessus. Ensuite, le défendeur prétend qu’il n’y a pas eu d’abus de procédure par l’ASFC à l’endroit du demandeur, s’appuyant également sur la décision Faroon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 931 [Faroon], défavorable au demandeur.

[29]           Le défendeur argue que le principe de la chose jugée ne s’applique pas et que le sursis au renvoi accordé par la SAI le 8 juillet 2015 n’empêchait pas la SI de rendre sa décision sur l’interdiction de territoire du demandeur. La SI a tranché une question de droit différente, décidant que le demandeur était interdit de territoire selon l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, alors que la SAI a déterminé qu’il existait des motifs humanitaires, suivant l’article 68 de la LIPR, pour accorder un sursis au renvoi. De plus, le défendeur soutient que la norme de preuve applicable à la décision de la SI (« motifs raisonnables de croire ») se distingue de celle de la SAI (prépondérance de preuve). Le défendeur prétend également que la décision de la SAI n’était pas finale puisqu’elle ne mettait pas fin à l’appel, accordant plutôt une période probatoire assortie de conditions au demandeur.

VI.             Analyse

[30]           La cause devant cette Cour se distingue des affaires Burton, Torre et Faroon, ci-dessus, lesquelles traitent d’abus de procédures allégués. Dans ces trois décisions, notre Cour a refusé de considérer les délais de l’ASFC pour déférer des rapports pour enquête devant la SI comme des abus de procédures. Ici, toutefois, il ne s’agit pas que du délai de dix-sept (17) mois qu’a mis l’ASFC pour déférer un second rapport à la SI, mais bien du fait qu’elle l’eut fait après qu’une décision ait été rendue par la SAI.

[31]           Lors de l’audition du 17 juin 2015, du délibéré et de la décision du 8 juillet 2015, le Commissaire de la SAI détenait toutes les informations pertinentes au dossier, y compris la déclaration de culpabilité du demandeur à l’infraction de vol qualifié avec usage d’une arme à feu (alinéa 344(1)1.a) du Code criminel) le 27 juillet 2013, ainsi que la peine de quatre-vingt-quatre (84) mois prononcée à l’endroit du demandeur le 19 février 2014. L’audition devant la SAI avait d’ailleurs été remise au 17 juin 2015 afin que soit prononcée la peine du demandeur. Le rapport subséquent de l’ASFC, daté du 19 novembre 2015 et transmis à la SI, ne traitait pas d’éléments nouveaux.

[32]           Le principe de res judicata est simple : dès lors qu’un tribunal a rendu une décision, il n’est pas loisible aux parties de recommencer des procédures en faisant fi de cette décision si la même question a été décidée, si cette décision judiciaire est définitive et s’il s’agit des mêmes parties (Danyluk, ci-dessus).

[33]           En l’espèce, la Commissaire de la SI était saisie du déféré pour enquête soumis par l’ASFC le 19 novembre 2015, malgré qu’une décision concernant les mêmes faits avait déjà été rendue par la SAI le 8 juillet 2015. Certes, le 1er avril 2016, la SI était saisie en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, alors que la SAI contrôlait l’existence de motifs humanitaires pour accorder un sursis à un renvoi. Il demeure tout de même que la SAI contrôlait une mesure d’expulsion émise par la SI en application de la même disposition de la loi.

[34]           En déposant un second rapport à la SI après que la SAI ait fait droit à l’appel du demandeur, l’ASFC a préféré contourner cette décision et ignorer le principe de la chose jugée. Le demandeur aurait pu demander le contrôle judiciaire de cette décision de la SAI, mais il ne s’est pas prévalu de cette procédure. La Cour ne peut cautionner une telle pratique.

[35]           Pour ces motifs, il y a lieu de casser la décision de la SI et de renvoyer la décision au tribunal administratif devant un panel différemment constitué.

VII.          Conclusion

[36]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la SI du 1er avril 2016 est cassée.

[37]           L’affaire est renvoyée à la SI devant un panel différemment constitué pour qu’elle soit examinée à nouveau en conformité avec la présente décision de la Cour, compte tenu de la décision antérieure de la SAI, datée du 8 juillet 2015.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’affaire soit renvoyée à la Section de l’immigration devant un panel différemment constitué pour qu’elle soit examinée à nouveau en conformité avec la présente décision de la Cour, compte tenu de la décision antérieure de la Section d’appel de l’immigration, datée du 8 juillet 2015. Il n’y a aucune question d’importance à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1585-16

 

INTITULÉ :

SAMUEL JEAN-BAPTISTE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 octobre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 NOVEMBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

Vincent Desbiens

 

Pour le demandeur

 

Michel Pépin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Handfield & Associés, Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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