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Date : 20161208


Dossier : IMM-1370-16

Référence : 2016 CF 1357

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2016

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

SHAHBAZ KHAN SAFDARI, SEMIN SAFDARI, ANASHA SAFDARI, SHAMSUDDIN SAFDARI, HAMINA SAFDARI, TAHMINA SAFDARI, ET KHATIMA SAFDARI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la Loi] de la décision datée du 6 janvier 2016 [la décision] par laquelle l’agent d’immigration [l’agent des visas] de l’ambassade du Canada à Ankara, en Turquie, a refusé la demande de résidence permanente du demandeur principal à titre de membre de la catégorie des réfugiés outre-frontières au sens de la Convention ou de la catégorie désignée des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières.

II.                FAITS ET PROCÉDURES

[2]               Le demandeur principal est un citoyen afghan âgé de 38 ans et il réside au Tadjikistan depuis le 22 mai 2008, où il détient le statut de réfugié. Il allègue une crainte de retourner en Afghanistan du fait qu’il est identifié comme faisant partie des Hazaras, un groupe ethnique minoritaire qui a fait l’objet de marginalisation et de discrimination en Afghanistan.

[3]               Le demandeur principal dit qu’il a quitté l’Afghanistan avec sa femme et ses cinq enfants après une série d’incidents violents contre sa famille. En juillet 1997, sa mère a été attaquée par des hommes armés dans la résidence familiale. En 2003, après que son frère aîné a obtenu un emploi auprès d’une société américaine, il dit que les talibans ont attaqué une fois de plus la résidence familiale et tué son frère cadet. Le frère aîné a par la suite été enlevé et décapité, parce que la famille ne pouvait payer la rançon demandée.

[4]               En mai 2010, le demandeur principal et sa famille ont présenté une demande de résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des réfugiés outre-frontières au sens de la Convention et de la catégorie désignée des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières. En rapport avec la demande, le demandeur principal a passé une entrevue le 15 mars 2011 avec l’aide d’un interprète parlant l’anglais et le dari. Pendant l’entrevue, il a expliqué que le seul motif pour quitter l’Afghanistan était sa crainte que ses enfants soient enlevés, mais que les talibans ne l’avaient jamais ciblé personnellement. Il a aussi déclaré que sa femme et lui souhaitaient quitter le Tadjikistan parce qu’ils ne considéraient pas le Tadjikistan comme une solution permanente qui permettrait à leurs enfants de mener une bonne vie. Il a ensuite confirmé qu’il n’avait jamais été persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un groupe. Le 3 juin 2011, la demande a été refusée pour le motif que l’agent des visas n’avait pas conclu que le demandeur principal répondait à la définition de réfugié au sens de la Convention, étant donné qu’il ne semblait pas menacé de persécution et que ses motifs pour ne pas retourner en Afghanistan semblaient liés à la piètre situation économique et à l’instabilité générale.

[5]               En septembre 2013, le demandeur principal et sa famille ont présenté de nouveau une demande de résidence permanente au Canada pour leur appartenance aux catégories de réfugié au sens de la Convention outre-frontières et de la catégorie de personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières. Les documents relatifs à la demande de 2013 révélaient sa demande de 2010. En rapport avec la demande de 2013, le demandeur principal a passé une entrevue le 1er juin 2015 avec l’aide d’un interprète parlant l’anglais et le dari. L’entrevue a été menée par un agent des visas différents de celui qui avait réalisé l’entrevue de 2011. Pendant l’entrevue, le demandeur principal a expliqué qu’il avait quitté l’Afghanistan en raison des nombreuses menaces contre sa famille là-bas, y compris la mort de ses parents et frères. Il a aussi dit qu’on ne lui avait jamais refusé un visa ou le statut de réfugié.

[6]               Selon les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC], l’agent des visas a conclu après l’entrevue de 2015 que le demandeur principal satisfaisait aux exigences relatives au statut de réfugié au sens de la Convention, faisant observer qu’il avait une crainte fondée de persécution en raison de son origine ethnique en tant qu'Hazara. Cependant, l’agent des visas a pris connaissance par la suite de la demande de 2010, qui n’avait pas été déclarée pendant l’entrevue.

[7]               Se fondant sur les incohérences dans les réponses entre les entrevues de 2011 et de 2015, l’agent des visas a fait parvenir au demandeur principal une lettre relative à l’équité procédurale datée du 9 juillet 2015 pour expliquer sa préoccupation concernant les incohérences et leur effet sur le résultat de la demande. La lettre donnait aussi au demandeur principal 60 jours pour présenter des renseignements supplémentaires relativement aux incohérences, ce qu’il a fait au moyen d’une lettre reçue le 21 juillet 2015. Dans sa réponse, le demandeur principal a indiqué qu’il ne comprenait pas l’anglais et qu’il s’était fié à une autre personne pour inscrire les renseignements dans sa demande de 2010, qui ne comportait pas tous les renseignements pertinents, dont la série d’incidents violents contre sa famille en Afghanistan. Le demandeur principal a expliqué qu’après le rejet de la demande de 2010, il s’est fié à une autre personne pour l’aider à remplir la demande de 2013, raison pour laquelle il y a des incohérences entre les demandes.

III.             DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[8]               Dans une lettre datée du 6 janvier 2016 envoyée au demandeur principal, l’agent des visas a fait connaître sa décision, à savoir que le demandeur principal n’était pas admissible à immigrer au Canada dans la catégorie des réfugiés outre-frontières au sens de la Convention ou la catégorie désignée des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières.

[9]               L’agent des visas a conclu que le demandeur principal ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 96 de la Loi puisqu’il ne répondait pas à la définition d’un réfugié au sens de la Convention. De plus, l’agent des visas a conclu que le demandeur ne satisfaisait pas non plus aux exigences des catégories protégées en vertu de l’alinéa 139(1)e) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement].

[10]           L’agent des visas n'a pas conclu que les éléments de preuve présentés lors de l’entrevue de 2015 étaient crédibles. L’agent des visas a souligné les incohérences dans les réponses données entre les entrevues de 2011 et de 2015 comme raisons pour lesquelles le demandeur principal avait quitté l’Afghanistan et ne pensait pas qu’un retour était possible. La décision a aussi fait observer que le demandeur principal n’avait pas déclaré la demande antérieure de 2010 pendant l’entrevue. L’agent des visas a reconnu que le demandeur principal a répondu à la lettre relative à l’équité procédurale, mais il a indiqué que les préoccupations concernant les incohérences n’étaient pas dissipées. Parce qu’il a conclu que le demandeur principal n’était pas crédible, l’agent des visas n’était pas convaincu qu’il avait une crainte fondée de persécution.

[11]           Dans les notes du SMGC, l’agent des visas a indiqué que le demandeur principal n’a pas abordé les incohérences entre les réponses fournies lors des entrevues de 2011 et de 2015. Au lieu de cela, le demandeur principal a seulement expliqué les incohérences concernant les documents écrits, qui étaient attribuables à des interprètes différents qui l’ont aidé à remplir les demandes.

IV.             QUESTIONS EN LITIGE

[12]           Les demandeurs avancent que les questions suivantes sont en litige dans la présente demande :

1.      L’agent des visas a-t-il commis une erreur en omettant de tenir compte du contexte vulnérable d’un demandeur d’asile se trouvant à l’étranger?

2.      Est-ce que l’agent a commis une erreur en omettant de tenir compte du profil de risque du demandeur principal en tant qu'Hazara chiite ismaélien?

V.                NORME DE CONTRÔLE

[13]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle. En fait, si la jurisprudence a établi de manière satisfaisante la norme de contrôle qui s’applique à une question particulière dont la cour de révision est saisie, celle-ci peut adopter cette norme de contrôle. Ce n’est que lorsque cette quête se révèle infructueuse, ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire, que la cour de révision devra procéder à l’examen des quatre facteurs constituant l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[14]           Les questions en litige soulevées par les demandeurs visent à savoir si l’agent des visas a omis de tenir compte de façon adéquate du contexte d’un demandeur d’asile se trouvant à l’étranger et s’il a omis de réaliser une analyse du profil de risque des Hazaras chiites ismaéliens. L’évaluation faite par un agent des visas d’une demande de résidence permanente est une question mixte de fait et de droit faisant l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Young, 2016 CAF 183, au paragraphe 7; Odunsi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 208, au paragraphe 13.

[15]           Lorsque la Cour effectue le contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, son analyse tient à « la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir l'arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47 et l'arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision contestée est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.             DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[16]           Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables en l’espèce :

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

[17]           Les dispositions suivantes du Règlement sont applicables en l’espèce :

Exigences générales

General Requirements

139 (1) Un visa de résident permanent est délivré à l’étranger qui a besoin de protection et aux membres de sa famille qui l’accompagnent si, à l’issue d’un contrôle, les éléments suivants sont établis :

139 (1) A permanent resident visa shall be issued to a foreign national in need of refugee protection, and their accompanying family members, if following an examination it is established that

e) il fait partie d’une catégorie établie dans la présente section;

(e) the foreign national is a member of one of the classes prescribed by this Division;

Qualité

Member of Convention refugees abroad class

145 Est un réfugié au sens de la Convention outre-frontières et appartient à la catégorie des réfugiés au sens de cette convention l’étranger à qui un agent a reconnu la qualité de réfugié alors qu’il se trouvait hors du Canada.

145 A foreign national is a Convention refugee abroad and a member of the Convention refugees abroad class if the foreign national has been determined, outside Canada, by an officer to be a Convention refugee.

Personne dans une situation semblable à celle d’un réfugié au sens de la Convention

Person in similar circumstances to those of a Convention refugee

146 (1) Pour l’application du paragraphe 12(3) de la Loi, la personne dans une situation semblable à celle d’un réfugié au sens de la Convention appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil.

146 (1) For the purposes of subsection 12(3) of the Act, a person in similar circumstances to those of a Convention refugee is a  member of the country of asylum class.

Personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières

Humanitarian-protected persons abroad

(2) La catégorie de personnes de pays d’accueil est une catégorie réglementaire de personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières qui peuvent obtenir un visa de résident permanent sur le fondement des exigences prévues à la présente section.

(2) The country of asylum class is prescribed as a humanitarian-protected persons abroad class of persons who may be issued permanent resident visas on the basis of the requirements of this Division.

Catégorie de personnes de pays d’accueil

Member of country of asylum class

147 Appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil l’étranger considéré par un agent comme ayant besoin de se réinstaller en raison des circonstances suivantes :

147 A foreign national is a member of the country of asylum class if they have been determined by an officer to be in need of resettlement because

a) il se trouve hors de tout pays dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle;

(a) they are outside all of their countries of nationality and habitual residence; and

b) une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne dans chacun des pays en cause ont eu et continuent d’avoir des conséquences graves et personnelles pour lui

(b) they have been, and continue to be, seriously and personally affected by civil war, armed conflict or massive violation of human rights in each of those countries.

VII.          OBSERVATIONS

A.                Les demandeurs

[18]           Les demandeurs soutiennent que la décision de l’agent des visas était déraisonnable.

[19]           Le demandeur principal a présenté un affidavit afin de fournir des renseignements de base dans le but d’aider la Cour et non pas pour défendre l’allégation ou pour expliquer les incohérences.

[20]           L’agent des visas a commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité en utilisant la norme s’appliquant aux demandeurs du statut de réfugié au Canada au lieu de tenir compte du contexte vulnérable des demandeurs d’asile se trouvant à l’étranger, qui souvent n’ont pas les ressources pour suivre le processus de demande. En l’espèce, le demandeur principal est pratiquement analphabète et, pour remplir sa première demande, il s’est fié à une connaissance dont la compétence en anglais était aussi ténue. À ce titre, il ne savait pas que la demande avait été mal remplie et qu’il manquait les détails concernant les actes de violence perpétrés contre sa famille en Afghanistan. Le demandeur principal n’a pas mentionné les actes de violence lors de l’entrevue de 2011, parce qu’il était concentré sur les préoccupations immédiates au sujet de ses enfants. Il ne savait pas que ces préoccupations n’étaient pas pertinentes pour sa demande d’asile. En outre, le demandeur principal n’a pas été en mesure d’aborder de façon satisfaisante les préoccupations de l’agent des visas concernant les incohérences entre ses réponses lors des entrevues dans sa réponse à la lettre sur l’équité procédurale, parce qu’il n’avait pas accès à l’aide juridique ou à des interprètes.

[21]           L’agent des visas a aussi commis une erreur en omettant de tenir compte du profil de risque du demandeur principal en tant qu'Hazara ismaélien chiite. Les préoccupations relatives à la crédibilité portent sur les réponses du demandeur principal au sujet des raisons pour lesquelles il a quitté l’Afghanistan, et non pas sur son identité ethnique en tant qu'Hazara. Même si l’agent des visas a reconnu que le demandeur principal identifié comme une personne Hazara ferait face à des persécutions en raison de cette désignation, comme en témoignent les notes du SMGC, la décision ne tient nullement compte de l’origine ethnique. Le demandeur principal soutient que, même si l’agent des visas ne croyait pas les détails sur sa persécution, une analyse minutieuse des conditions dans le pays pour les Hazara en Afghanistan aurait dû être entreprise.

B.                 Le défendeur

[22]           Le défendeur soutient que la décision de l’agent des visas était raisonnable et que les demandeurs n’ont pas établi que l’agent des visas a commis une erreur susceptible de révision.

[23]           À titre de question préliminaire, le défendeur soutient que l’affidavit du demandeur principal n’est pas admissible du fait de l’inclusion de nouveaux faits dont ne disposait pas l’agent des visas. Plus précisément, l’affidavit comporte des renseignements sur le niveau de scolarité du demandeur principal et l’absence d’aide en interprétation dans le processus de demande. Le défendeur soutient que puisque le décideur ne disposait pas de ces éléments de preuve, ils ne sont pas pertinents en ce qui a trait à l’équité procédurale, ils ne divulguent pas l’absence complète d’éléments de preuve à l’égard d’un certain sujet, et ils ne fournissent pas de renseignements généraux neutres pour aider la Cour à comprendre le dossier. Par conséquent, ils ne font pas partie des exceptions visées par le contrôle judiciaire et devraient être écartés.

[24]           L’agent des visas a conclu raisonnablement que les éléments de preuve présentés par le demandeur principal lors de l’entrevue de 2015 n’étaient pas crédibles. Les agents des visas sont les mieux placés pour évaluer la crédibilité des demandeurs et les décisions défavorables relatives à la crédibilité peuvent être prises lorsqu’il y a des incohérences ou des contradictions dans les allégations d’un demandeur. En l’espèce, l’agent des visas a constaté des incohérences concernant les raisons pour lesquelles le demandeur principal avait quitté l’Afghanistan. Lors de l’entrevue de 2011, le demandeur principal a déclaré qu’il n’avait jamais estimé être ciblé personnellement, qu’il n’avait jamais été persécuté en Afghanistan et qu’il avait quitté le pays uniquement par crainte que ses enfants soient enlevés. En revanche, lors de l’entrevue de 2015, il a donné plusieurs exemples de menaces de violence contre sa famille et il a nié l’existence de toute demande d’asile antérieure. Compte tenu de ces contradictions, le demandeur principal a été informé au moyen d’une lettre sur l’équité procédurale et on lui a donné la possibilité de les aborder; cependant, la réponse ne portait pas sur les incohérences entre les entrevues. En conséquence, l’agent des visas n’a pas conclu que les éléments de preuve présentés étaient crédibles.

[25]           Les demandeurs soutiennent que l’analyse sur la crédibilité était viciée, parce qu’elle n’a pas tenu compte de la situation du demandeur principal en tant que demandeur d’asile pauvre et analphabète se trouvant à l’étranger et qu’elle est sans fondement. Les deux entrevues ont été réalisées avec l’aide d’interprètes et le demandeur principal a confirmé qu’il comprenait les interprètes et la nécessité d’être véridique. On lui a aussi donné la possibilité d’aborder les préoccupations de l’agent des visas concernant la crédibilité, mais il ne l’a pas fait. Le fait que la demande et les lettres de réponse ont été remplies en anglais avec de l’aide n’exclut pas une conclusion défavorable sur la crédibilité. Les conclusions défavorables de l’agent des visas sur la crédibilité ne reposaient pas sur des conclusions de faits erronées tirées de façon arbitraire et sans égard aux éléments de preuve. La conclusion de l’agent des visas sur la crédibilité se fondait plutôt sur les incohérences dans les éléments de preuve et était justifiée, transparente et intelligible.

[26]           La décision de l’agent des visas de ne pas tenir compte davantage d’un profil de risque de Hazaras en Afghanistan est raisonnable. La décision initiale selon laquelle l’identité du demandeur principal en tant qu'Hazara a donné lieu à une crainte fondée de persécution en Afghanistan était entachée par les préoccupations liées à la crédibilité. La situation des Hazaras en Afghanistan a été prise en compte, mais la conclusion initiale reposait sur des éléments de preuve jugés par la suite non crédibles. À ce titre, l’agent des visas n’était pas tenu d’analyser davantage les risques des Hazaras en Afghanistan dans la décision.

[27]           En outre, le défendeur soutient que dès que l’agent des visas a conclu que le demandeur principal n’était pas crédible, il n’était pas possible d’établir l’appartenance à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou à la catégorie des personnes de pays d’accueil. Les deux catégories exigent que les demandeurs fournissent des éléments de preuve crédibles de crainte de persécution ou qu’ils aient été personnellement touchés par la situation dans le pays; les allégations fondées uniquement sur les conditions objectives dans le pays sont vouées à l’échec. S’il n’existe aucun autre élément de preuve à l’appui de l’allégation, comme en l’espèce, il n’est pas nécessaire de tenir compte des conditions dans le pays. Comme la Cour l’a indiqué dans la décision Saifee c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589, au paragraphe 34, l’absence de crainte subjective en l’espèce rend inutile l’analyse des conditions relatives au pays s’il a été conclu que le demandeur n’est pas crédible.

VIII.       ANALYSE

[28]           La lettre de l’agent des visas sur l’équité procédurale a donné au demandeur principal une possibilité équitable d’expliquer les incohérences dans ses réponses aux entrevues de 2011 et de 2015 à la question des raisons pour lesquelles il avait quitté l’Afghanistan.

[29]           Dans sa réponse à la lettre sur l’équité procédurale, le demandeur principal n’a pas abordé ces incohérences importantes. Les demandeurs disent maintenant qu’il n’était pas raisonnable que l’agent des visas ne tienne pas compte de la situation du demandeur principal en tant que demandeur d’asile pauvre et analphabète se trouvant à l'étranger, qui n’a pas eu accès à de l’aide juridique au cours du processus de demande, et qui a dû se fier à différentes personnes pour rédiger les lettres pour lui en anglais, et pour l’aider à remplir ses formulaires de demande.

[30]           Cependant, cela n’explique pas pourquoi le demandeur principal a formulé des réponses si différentes lors des deux entrevues alors qu’il avait l’aide d’interprètes et qu’il a confirmé qu’il comprenait ce qu’on lui demandait et qu’il a été avisé d’être véridique dans ses réponses. Le demandeur principal n’a soulevé aucune préoccupation quant à la qualité des interprétations lors des entrevues et n’a en aucune façon soutenu qu’il était confus. Il a tout simplement donné deux comptes rendus différents de ce qu’il craint en Afghanistan lors des deux entrevues et, inexplicablement, il a nié lors de l’entrevue de 2015 qu’on lui avait déjà refusé un visa, en dépit de sa demande rejetée antérieurement.

[31]           Je suis prêt à admettre que le demandeur principal n’a peut-être pas totalement compris tout le processus de demande et qu’il dépendait beaucoup d’autres personnes pour remplir les formulaires de demande, mais cela n’explique pas les réponses qu’il a données lors des entrevues, et il est difficile de concevoir ce que l’agent des visas aurait pu faire de plus pour veiller à ce que le demandeur principal sache ce qui était attendu de lui lors des entrevues et à ce qu’il comprenne les questions. Il est également difficile de concevoir ce que l’agent des visas aurait pu faire de plus pour donner au demandeur principal la possibilité de comprendre et d’expliquer les incohérences dans ses réponses aux entrevues.

[32]           D’après la preuve qui lui était présentée, il n’était pas déraisonnable ou injuste pour l’agent des visas de conclure que les éléments de preuve présentés lors de l’entrevue de 2015 n’étaient pas crédibles.

[33]           Cependant, il me semble que les conclusions de l’agent de visas sur l’absence de crédibilité portent uniquement sur les incohérences dans les réponses du demandeur principal relativement aux raisons pour lesquelles il avait quitté l’Afghanistan et craignait d’y retourner. Il ne me semble pas que l’agent des visas a conclu à une non-crédibilité générale ou qu’il doutait que le demandeur principal faisait partie de l'ethnie des Hazaras. Si l’agent des visas en a douté, alors il ne l’a pas indiqué assez clairement de sorte que la décision manque de transparence et d’intelligibilité à cet égard. Cependant, lorsque l’agent des visas dit dans sa décision que [traduction] « Je ne suis pas convaincu que les éléments de preuve qui m’ont été présentés lors de l’entrevue du 1er juin 2015 sont crédibles, » il fait de toute évidence référence à ce qui précède immédiatement cette conclusion, c.-à-d. les [traduction] « incohérences concernant votre demande d’asile et les raisons pour lesquelles vous avez quitté votre pays de nationalité entre votre première entrevue, le 15 mars 2011, et votre deuxième entrevue, le 1er juin 2015. » Il n’y avait aucune incohérence quant à l’appartenance à l'ethnie des Hazaras du demandeur principal. Ceci est confirmé par les notes du SMGC, qui indiquent clairement que le demandeur principal a omis de répondre adéquatement aux « préoccupations » exposées dans la lettre sur l’équité. La lettre sur l’équité ne mentionne pas que l’ethnie Hazara est une préoccupation.

[34]           Cela soulève donc la question de savoir, compte tenu de l’appartenance à l'ethnie Hazara du demandeur principal, si l’agent des visas aurait dû examiner si cela, en soi, exposait le demandeur principal à un risque de persécution en Afghanistan.

[35]           Il ne fait pas de doute que l’agent des visas était conscient de la nature ethnique de l’allégation, parce qu’il y a fait référence lui-même dans les notes du SMGC :

[traduction]
Je suis convaincu que le demandeur principal a une crainte fondée de persécution liée à l'ethnie Hazara. Des renseignements fiables sur le pays d’origine appuient le fait que le groupe ethnique minoritaire des Hazaras fait l’objet de discrimination en Afghanistan qui correspond à de la persécution. Je suis convaincu que la menace de persécution existe à l'échelle du pays. Le demandeur principal n’a pas une perspective raisonnable, dans un délai raisonnable, d’une solution durable. Le demandeur principal ne peut pas retourner en toute sécurité en Afghanistan.

[36]           Cet aspect des allégations n’a pas changé par rapport à l’entrevue de 2011, et il n’y avait aucune incohérence. Il est également étayé par les documents objectifs dont disposait l’agent des visas, ce qui indique clairement que les Hazaras sont en danger partout en Afghanistan. À tout le moins, l’agent des visas aurait dû examiner si les incohérences exposées dans la lettre sur l’équité faisaient une différence par rapport à ces conclusions antérieures d’une crainte fondée pour motif d’origine ethnique.

[37]           La jurisprudence de la Cour soutient que cette omission est une erreur susceptible de révision. Voir la décision S. S. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 694, et la décision Lappen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 434 :

[27]      La Cour a déjà reconnu qu’il peut y avoir des situations où le demandeur d’asile, dont l’identité n’est pas contestée, est jugé non crédible relativement à sa crainte subjective de persécution, mais où « les conditions dans le pays sont telles que la situation individuelle du revendicateur fait de lui une personne à protéger ».

[38]           À la lecture de la réponse du demandeur principal à la lettre de l’agent des visas sur l’équité, il est évident qu’il n’est pas très instruit, qu’il ne parle pas anglais et qu’il a besoin de l’aide d’autres personnes pour remplir les formulaires et répondre à la lettre. En fait, il déclare [traduction] « mes enfants parlent un peu anglais » et « j’ai trouvé la différence entre 2011 et 2015 grâce à la coopération de mes enfants […] ». Le demandeur principal n’explique peut-être pas directement les incohérences qui inquiétaient l’agent des visas, mais il se révèle dans sa réponse comme quelqu'un qui ne connaissait pas bien ces préoccupations et leur importance pour sa demande d’asile, et qu’il devait se fier à ses enfants pour fournir une réponse quelconque. On ne peut pas dire que l’agent des visas a été déraisonnable en tirant une conclusion défavorable sur la crédibilité, compte tenu de l’absence d’une réponse complète, mais l’agent des visas devait savoir, ayant interrogé le demandeur principal, qu’il était face à une personne se trouvant dans une situation très difficile en ce qui a trait à la compréhension du processus de demande, ce qui est important et ce qui ne l’est pas, et qui traduisait simplement ses propres réflexions en anglais et les communiquaient. Le recours à ses enfants qui [traduction] « parlent un peu anglais » en dit énormément sur la situation difficile du demandeur principal.

[39]           Il a déjà été conclu que le demandeur principal est un réfugié au Tadjikistan, qu’il craint de toute évidence les talibans et, comme l’a dit lui-même l’agent des visas, il a toutes les raisons de craindre les talibans, compte tenu de son origine ethnique : « Je suis convaincu que le demandeur principal a une crainte fondée de persécution liée à l'ethnie Hazara [...] Le demandeur principal ne peut pas retourner en toute sécurité en Afghanistan. » Dans ces circonstances, je ne pense pas que les réponses incohérentes aux entrevues puissent servir à rejeter l'intégralité de la présente demande. Il s'agit d'un des cas où l’agent des visas aurait dû aller plus loin pour décider s’il existait de motifs de crainte subjective. Il avait déjà conclu que, objectivement parlant, le demandeur principal avait toutes les raisons de craindre les talibans du simple fait de l'ethnie Hazara.

[40]           Les avocats sont d'accord pour dire qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est d’accord.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      que la demande soit accueillie; que la décision soit annulée et que l’affaire soit renvoyée aux fins de réexamen par un agent différent de la Commission conformément aux présents motifs.

2.      qu'aucune question ne soit soumise pour être certifiée.

« James Russell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1370-16

 

INTITULÉ :

SHAHBAZ KHAN SAFDARI, SEMIN SAFDARI, ANASHA SAFDARI, SHAMSUDDIN SAFDARI, HAMINA SAFDARI, TAHMINA SAFDARI, ET KHATIMA SAFDARI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 NOVEMBRE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 décembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Aurina Chatterji

Pour les demandeurs

 

Kevin Palframan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mohammed Hadi Hakimi

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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