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Date : 20161118


Dossier : IMM-130-16

Référence : 2016 CF 1284

Ottawa, Ontario, le 18 novembre 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

MOHAMMED HABIB HADHIRI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Le demandeur se pourvoit à l’encontre d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Section d’appel des réfugiés [SAR] qui, le 23 décembre 2015, rejetait son appel d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] prononçant son exclusion de la définition de réfugié ou de personne à protéger aux termes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la Loi), au motif qu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il a commis des crimes contre l’humanité au sens de l’Article 1F(a) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (Convention sur les réfugiés).

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.                Contexte

[3]               Le demandeur est citoyen Tunisien. En décembre 2013, il quitte la Tunisie pour le Canada en compagnie de son épouse et des trois enfants du couple. La famille, craignant d’être persécutée par des groupes extrémistes islamistes locaux advenant un retour en Tunisie, demande l’asile dès son arrivée au Canada. Elle attribue cette crainte au fait que le demandeur a fait carrière comme policier au sein du ministère de l’Intérieur Tunisien. La preuve révèle en effet que le demandeur a été tour à tour, entre 1988 et 2013 : (i) inspecteur de police contre la lutte des stupéfiants (1988-1992); (ii) inspecteur en chef de la brigade des interventions et secours à Tunis (1992-1997); (iii) inspecteur divisionnaire à la brigade des informations de la lutte contre le terrorisme (1997-2003); (iv) toujours en lien avec la lutte contre le terrorisme, chef de poste de bureau des étrangers du district de Bizerte (2003-2008); (v) officier principal et chef de brigade de police touristique du district de Bizerte (2008 à 2010); et (vi) commissaire de police et surveillant du service de santé des forces de sécurité intérieure du district de Bizerte (2010 à 2013).

[4]               Le 13 janvier 2014, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada (le « Ministre ») intervient au dossier de la demande d’asile. Il estime qu’il y a des raisons sérieuses de penser que le demandeur pourrait, au cours de sa carrière de policier, avoir participé ou s’être rendu complice de crimes contre l’humanité en lien avec les violations des droits humains commises à l’encontre de la population civile par différents corps policiers tunisiens sous le règne de l’ancien président Ben Ali, chassé du pouvoir en janvier 2011, ce qui emporte son exclusion de la définition de réfugié ou de personne à protéger au sens de la Loi.

[5]               Le 23 décembre 2014, la SPR conclut dans le sens de l’intervention du Ministre, prononce l’exclusion du demandeur de la définition de réfugié ou de personne à protéger et, sur la base de l’incohérence de son témoignage, juge la demande d’asile des autres membres de la famille non-crédible. La SPR juge aussi que la famille bénéficie, à tout événement, de la possibilité d’un refuge intérieur.

[6]               Quant à l’exclusion du demandeur plus particulièrement, la SPR juge que le travail accompli par ce dernier au sein du ministère de l’Intérieur sous le régime du président Ben Ali est plus important et a davantage de conséquences que ce que le demandeur veux bien admettre. Elle constate de la preuve documentaire que sous ce régime, la torture est généralisée et basée sur un système de renseignements élaboré ayant des tentacules dans tous les organes du ministère de l’Intérieur.

[7]               Le demandeur et sa famille en appelle de cette décision devant la SAR. Aux fins de cet appel, la SAR juge admissibles à titre de preuve nouvelle une vingtaine de documents soumis par les appelants. Elle tient aussi une audition. Le 23 décembre 2015, la SAR accueille l’appel de l’épouse et des enfants du demandeur mais confirme la décision de la SPR prononçant l’exclusion du demandeur pour complicité dans la commission de crimes contre l’humanité.  

[8]               À ce dernier égard, la SAR a statué que s’il était permis de convenir que les fonctions et tâches du demandeur au sein du ministère de l’Intérieur étaient significatives et importantes, la question de fond à trancher demeure celle de savoir, sur la base de l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678 [Ezokola], si, dans le cadre de ses fonctions, celui-ci a « contribué de façon consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel du Ministère de l’Intérieur » (Décision de la SAR, au para 112).

[9]               Sur ce plan, la SAR s’est dite d’avis, après avoir indiqué s’être livrée à un examen indépendant de la preuve au dossier, que l’argument du demandeur voulant qu’il n’ait pas été conscient de l’existence d’une pratique répandue de torture dans son pays, devait être rejetée. En particulier, la SAR a retenu de la preuve que le demandeur avait admis avoir entendu parler de la torture au ministère de l’Intérieur et des abus de pouvoir au sein du service de la Sûreté de l’État mais qu’il n’avait pas cherché à en savoir plus, se contentant de faire son travail puisqu’il n’était pas personnellement impliqué dans ce genre d’activités et croyait que les auteurs de tels actes étaient jugés et punis (Décision de la SAR, au para 134).

[10]           La SAR a jugé, dans ce contexte, que le demandeur avait soit fait preuve d’aveuglement volontaire en fermant les yeux alors qu’il savait ou soupçonnait fortement que s’il regardait, il saurait que la pratique de la torture était largement répandue en Tunisie sous le régime du président Ben Ali, soit fait preuve d’insouciance en ne se souciant pas du sort des personnes qu’il remettait à ses collègues ou supérieurs après avoir accompli ses tâches et assumé ses propres responsabilités au sein du ministère de l’Intérieur (Décision de la SAR, au para 139).

[11]           Elle a conclu en ces termes :

[143]    Je suis conscient qu’on ne saurait conclure à la complicité d’une personne alors qu’elle n’a accompli aucun acte coupable et n’a eu aucune connaissance ou intention criminelle, mais a simplement su que d’autres personnes agissant au nom de l’État avaient commis des actes illégaux. Dans le présent dossier, la situation en est une qui va bien au-delà de la connaissance de la commission d’actes illégaux par certaines personnes agissant au nom de l’État. En effet, selon la preuve documentaire, il est bien établi que les actes de torture commis sous le régime de Ben Ali comportaient une dimension systématique et qu’ils étaient institutionnalisés et largement répandus. Par conséquent, suite à une analyse approfondie de la preuve et des critères applicables en matière d’exclusion en vertu de l’article 1F a) de la Convention relative aux réfugiés, j’estime, comme la SPR, qu’il y a lieu de conclure à la complicité [du demandeur] compte tenu de l’existence de raisons sérieuses de penser qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente à la pratique de la torture dans son pays.

[12]           Le demandeur prétend que la Cour doit intervenir pour casser la décision de la SAR au motif qu’elle aurait tiré des conclusions déraisonnables de la preuve quant à son degré de connaissance de la torture qui se pratiquait sous le régime de Ben Ali et qu’elle aurait erré dans son application des concepts d’aveuglement volontaire et de complicité en matière de crimes contre l’humanité.

III.             Question en litige et norme de contrôle

[13]           Il s’agit ici de déterminer si, en décidant comme elle l’a fait, la SAR a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7.

[14]           Les parties s’accordent pour dire que l’examen de la décision de la SAR doit se faire en fonction de la norme de la raisonnabilité, ce qui veut dire que la Cour, pour intervenir, doit être satisfaite que les conclusions tirées par la SAR en l’espèce se situent hors du champ des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190; Canada (Ministre de Citoyenneté et de l’Immigration ) c Huruglica, 2016 CAF 93 aux para 32, 35; Ching c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 860 au para 31).

[15]           Je suis d’accord avec elles.

IV.             Analyse

A.                 Le droit applicable

[16]           Suivant l’article 98 de la Loi, la personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger aux fins de la Loi. La section F de l’article premier de ladite Convention stipule ce qui suit :

F.         Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a)         Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

b)         Qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés;

c)         Qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

[17]           Tel qu’indiqué précédemment, c’est l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés qui est pertinent en l’espèce. Suivant le paragraphe 6(3) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, ch 24, la torture commise à l’étranger contre une population civile constitue un crime contre l’humanité en droit canadien. Ce paragraphe se lit comme suit :

(3) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

(3) The definitions in this subsection apply in this section.

« crime contre l’humanité » crime against humanity

“crime against humanity” « crime contre l’humanité »

« crime contre l’humanité » Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain, d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d’autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel, ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu.

“crime against humanity” means murder, extermination, enslavement, deportation, imprisonment, torture, sexual violence, persecution or any other inhumane act or omission that is committed against any civilian population or any identifiable group and that, at the time and in the place of its commission, constitutes a crime against humanity according to customary international law or conventional international law or by virtue of its being criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission.

[18]           Il est bien établi qu’il revient au Ministre d’établir qu’il existe des raisons sérieuses de penser que la personne visée a commis un crime contre l’humanité (Sivakumar c Canada (Ministre de l’emploi et de l’immigration), [1994] 1 CF 433 au para 18). Il est bien établi aussi qu’une décision privant un demandeur d’asile de la possibilité de présenter sa demande sur la base de l’article 98 de la Loi doit être fondée sur des conclusions de faits sérieuses et convaincantes (Canada (Citoyenneté et Immigration) c A76, 2014 CF 524 au para 28).

[19]           Par ailleurs, compte tenu qu’en contexte international, les crimes les plus graves sont souvent commis à distance par une multitude d’acteurs, la preuve de la participation directe à la commission d’un crime contre l’humanité n’est pas requise pour conclure à l’application de l’article 98 de la Loi. La preuve de la complicité à la perpétration du crime suffit (Ezokola, au para 1). En l’espèce, il est acquis que le demandeur ne s’est pas lui-même livré à des actes de torture. La question qui s’est posée devant la SPR, et après elle devant la SAR, était plutôt celle de savoir s’il s’en était rendu complice.

[20]           En matière de complicité dans la commission de crimes contre l’humanité, c’est l’arrêt Ezokola qui dicte le cadre d’analyse. Dans cette affaire, la Cour suprême a resserré la notion de complicité en écartant la complicité par association des modes de participation à un crime international pouvant entrainer l’exclusion du régime de protection des réfugiés (Ezokola, au para 3). J’ai récemment eu l’occasion d’analyser l’arrêt Ezokola dans l’affaire Mata Mazima c Canada (Ministre de Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 531 [Mata Mizama]. J’y ai noté ce qui suit quant au cadre d’analyse applicable en cette matière :

[43]      Après avoir passé en revue le droit international et l’expérience de certains états étrangers en matière de crimes internationaux, la Cour suprême a statué qu’une personne est inadmissible à la protection de réfugié pour cause de complicité dans la perpétration de tels crimes « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes et au dessein criminel du groupe qui les aurait commis » (aux para 29 et 84). La notion de complicité axée sur la contribution vient ainsi remplacer le critère fondé sur la « participation personnelle et consciente » retenu par la Cour d’appel fédérale, et exclure du champ de la complicité coupable la simple complicité par association ou l’acquiescement passif (au para 53).

[44]      Un individu peut ainsi être complice d’un crime auquel il n’a ni assisté ni contribué matériellement s’il est prouvé qu’il a consciemment contribué de manière à tout le moins significative au crime perpétré par le groupe ou à la réalisation de son dessein criminel (au para 77). Cette contribution aux crimes commis n’a pas à être essentielle ou substantielle mais elle doit, pour être significative, être autre chose qu’une contribution infinitésimale (aux paras 56-57). Notamment, il n’est pas requis que la contribution vise la perpétration de crimes identifiables précis. Il suffit qu’elle vise un dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires, y compris la commission de crimes de guerre (au para 87).

[45]      Toujours selon l’affaire Ezokola, pour que la contribution soit consciente, la personne visée doit être au courant de la perpétration des crimes internationaux ou du dessein criminel de l’organisation à laquelle il appartient et doit au moins savoir que son comportement facilitera la perpétration des crimes ou la réalisation du dessein criminel (au para 89). Une personne peut aussi être complice d’un crime international sans avoir la mens rea nécessaire à sa perpétration, la connaissance pouvant suffire pour déclarer engagée la responsabilité de celui qui a apporté sa contribution à un groupe de personnes agissant de concert dans la poursuite d’un dessein commun (au para 59).

[46]      Ultimement, il doit exister un lien entre le comportement de l’accusé et le comportement criminel du groupe, chaque cas devant être évalué suivant ses faits propres à partir d’une liste non exhaustive de facteurs servant à déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel, à savoir, tel qu’indiqué précédemment (i) la taille et la nature de l’organisation; (ii) la section de l’organisation à laquelle la personne visée était le plus directement associée; (iii) les fonctions de la personne au sein de l’organisation; (iv) son poste ou son grade au sein de l’organisation; (v) la durée de son appartenance à l’organisation, surtout après qu’elle ait pris connaissance des crimes commis ou du dessein criminel; et (vi) le mode de recrutement et la possibilité de quitter ou non l’organisation (aux para 57, 67 et 91).

[21]           La question à résoudre en l’espèce est donc celle de savoir si la SAR, en concluant à la complicité du demandeur compte tenu de sa conviction qu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente à la pratique de la torture dans son pays, a rendu une décision qui satisfait à la norme de la raisonnabilité, c’est-à-dire une décision qui appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

B.                 La notion d’aveuglement volontaire et le degré de connaissance du demandeur de la torture qui se pratiquait sous le régime de Ben Ali

[22]           Il est acquis, suivant la preuve documentaire au dossier, que la torture a été pratiquée de manière généralisée et systématique par le régime du président Ben Ali, principalement sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. Elle aurait été pratiquée par toutes les forces de police et se serait intensifiée suite à l’entrée en vigueur de la législation antiterroriste en décembre 2003. Notamment, elle aurait été couramment pratiquée dans les centres de détention (Décision de la SAR, au para 131).

[23]           Le demandeur ne remet pas en cause ces constats. Il plaide plutôt qu’au moment où il exerçait ses fonctions au ministère de l’Intérieur, il n’avait pas une connaissance réelle ni des soupçons assez forts de l’existence de ces pratiques pour permettre à la SAR de conclure à l’existence de raisons sérieuses de penser qu’il a apporté une contribution consciente et significative aux crimes et au dessein criminel du ministère de l’Intérieur.

[24]           Plus particulièrement, le demandeur reproche à la SAR de ne pas avoir pris en compte le « contexte politico-social » prévalant sous le règne du président Ben Ali. Suivant le demandeur, il ne lui était pas possible, dans un tel contexte, d’avoir une connaissance réelle de la torture pratiquée par le ministère de l’Intérieur et ce, en raison de la « censure implacable qui étouffait les discours dissidents » et de la vaste campagne de relations publique menée parallèlement par le régime du président Ben Ali en faveur des droits humains aux fins de camoufler ses exactions.

[25]           Il en résulte, selon lui, que ce n’est qu’après la chute du président Ben Ali que les atrocités du régime ont été dévoilées publiquement et qu’il a pu ainsi mesurer la réelle ampleur du problème. Il estime que, dans ces circonstances, il ne peut raisonnablement être considéré comme ayant fait preuve d’aveuglement volontaire au sens où ce concept doit être compris en droit criminel. Dans l’affaire R c Jorgensen, [1995] 4 RCS 55, la Cour suprême du Canada a statué, au paragraphe 103 de son jugement, que pour conclure à l’aveuglement volontaire, qui participe, lorsqu’il est établi, à l’intention coupable (mens rea), il faut être en mesure de répondre affirmativement à la question qui suit : la personne visée a-t-elle « fermé les yeux parce que qu’[elle] savait ou soupçonnait fortement que si [elle] regardait, [elle] saurait ».

[26]           Je note, d’entrée de jeu, que la SAR a considéré cet argument, en détail même, tel qu’en font foi les paragraphes 114, 118, 120 et, de façon plus particulière, 127 à 129 de sa décision. En d’autres termes, la SAR n’a pas omis d’analyser l’argument du demandeur lié au contexte politico-social prévalant en Tunisie entre 1988 et 2011, comme celui-ci le prétend. Il s’agit plutôt de déterminer ici si le traitement qu’elle a fait de cet argument a vicié la raisonnabilité de sa décision. Je ne le crois pas.

[27]           Il importe de souligner également que lorsqu’elle a traitée de la notion d’aveuglement volontaire, elle l’a fait en réponse aux prétentions du Ministre et elle a pris bien soin, ce faisant, de mentionner que cette notion n’était pas identifiée formellement dans l’arrêt Ezokola comme un des facteurs d’analyse de la complicité coupable en matière de crimes internationaux. Elle a rappelé à cet égard qu’il y était plutôt question de la notion d’insouciance, un concept distinct – et dans une certaine mesure moins exigeant - de celui de l’aveuglement volontaire (Décision de la SAR, aux para 135 et 138; Sansregret c La Reine, [1985] 1 RCS 570 au para 22). La SAR a donc examiné la preuve sous ces deux angles et en a conclu que le demandeur avait fait preuve à la fois d’aveuglement volontaire et d’insouciance (Décision de la SAR, au para 139).

[28]           En conséquence, que la SAR se soit trompé dans son analyse du concept d’aveuglement volontaire n’entacherait pas nécessairement la raisonnabilité de sa décision puisque subsisterait sa conclusion voulant que le demandeur ait par ailleurs fait preuve d’insouciance au sens de l’arrêt Ezokola. Quoi qu’il en soit, j’estime qu’elle n’a commis aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour dans son traitement de la question de l’aveuglement volontaire en lien avec le contexte politico-social prévalant sous le régime du président Ben Ali.

[29]           Dans un premier temps, la SAR a rappelé, à cet égard, que devant la SPR, le demandeur a d’abord indiqué qu’il n’avait pas entendu parler de torture ou de mauvais traitements dans les postes de police ou les centres de détention du pays parce que sous le régime de Ben Ali, ce type d’information ne circulait pas et que les policiers, par peur de représailles, n’osaient pas en parler, même entre eux. La SAR a toutefois aussi rappelé que lors de la même audience, le demandeur a indiqué avoir effectivement eu vent que la torture se pratiquait au ministère de l’Intérieur et que la Direction de la sûreté publique, en particulier, se livrait à des abus, affirmant du même souffle ne pas avoir cherché à en savoir davantage au motif qu’il n’était pas personnellement impliqué dans ce genre de pratiques et qu’il croyait au surplus que les personnes ayant commis ces actes étaient jugées et punies (Décision de la SAR, aux para 118-119).

[30]           Notant que la culture du secret qui régnait sous le règne de Ben Ali au sein des forces de sécurité intérieure, avait, suivant la preuve documentaire, « continué à orienter le comportement de certains membres des forces de sécurité, et ce même après la chute du président Ben Ali » (Décision de la SAR, au para 133), la SAR s’est dite d’avis qu’il était permis de penser, comme la SPR avant elle, que le demandeur, dont les tâches étaient « significatives et importantes au sein du Ministère de l’Intérieur », n’a pas tout dit ce qu’il savait lors de l’audience devant cette dernière et que quoi qu’il ait entendu parler de la torture pratiquée au sein du ministère qui l’employait, il s’est contenté de faire son travail et n’a donc pas cherché à en savoir plus sur cette pratique, notamment sur le sort de personnes qui auraient été torturées suite à son travail (Décision de la SAR, aux para 112, 119, 120 et 134).

[31]           Il est apparu à la SAR que cela s’est avéré être particulièrement le cas lorsque le demandeur est devenu, entre 2003 et 2008, Chef de poste du bureau des étrangers du district de Bizerte, poste où il a été appelé à enquêter sur les liens possibles entre des étrangers et des réseaux terroristes à un moment où, avec le passage de la législation antiterroriste, le recours à la torture s’est intensifié (Décision de la SAR, au para 140).

[32]           La SAR en a donc conclu que l’argument voulant que le demandeur n’ait pas été conscient de l’existence d’une pratique répandue de la torture dans son pays devait être rejetée soit parce qu’il avait fait preuve d’aveuglement volontaire en fermant les yeux « alors qu’il savait ou soupçonnait fortement que s’il regardait, il saurait que la pratique de la torture était largement répandue dans son pays », soit parce qu’il avait fait preuve d’insouciance en ne se questionnant pas sur le « sort des personnes qu’il remettait à ses collègues ou à ses supérieurs après avoir accompli ses tâches et assumé ses propres responsabilités au sein du Ministère de l’Intérieur » (Décision de la SAR, au para 139). Alors que la SPR avait, avant elle, noté le caractère fuyant du témoignage du demandeur sur l’impact de son travail, la SAR s’est dite d’avis que les déclarations du demandeur sur ces questions semblaient « marquées du sceau de la confidentialité et d’une culture du secret qui prévalaient à l’époque au sein des forces de sécurité intérieure » (Décision de la SAR, au para 139), laquelle culture faisait craindre au demandeur et à ses collègues des représailles pouvant aller jusqu’à la torture s’ils s’aventuraient à discuter de cette question.  

[33]           Après avoir passé en revue l’ensemble de la preuve au dossier, j’estime, comme le défendeur, qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure que, malgré la censure ambiante, le camouflage de la pratique de la torture par des campagnes de relations publiques en faveur des droits humains et la découverte de l’ampleur des exactions commises sous le régime du président Ben Ali une fois celui-ci déchu de ses pouvoirs en 2011, le demandeur était à l’affût de la torture pratiquée par l’organisation qui l’employait et pour le compte de laquelle il exécutait des tâches policières, et qu’il savait, ou devait savoir, que les arrestations et les transferts de personnes et de renseignements dont il était responsable menaient, ou étaient susceptibles de mener, à des actes de torture.

[34]           Je rappelle que le demandeur a travaillé au sein même de l’appareil répressif du régime de Ben Ali pendant une période de 25 ans, dont 23 sous le régime du président Ben Ali, qu’il y a gravi les échelons et qu’il en est venu à exercer des fonctions somme toute importantes. En bout de ligne, la prétention du demandeur voulant que, malgré toutes ces années au service de cet appareil répressif et les responsabilités qu’il y a exercées, il n’ait pas acquis, du moins avant la chute du régime, une connaissance personnelle réelle des exactions commises par celui-ci et qu’il ait ignoré que son propre travail ait pu y contribuer, n’a été jugée plausible ni par la SPR, ni par la SAR.

[35]           Je souscris entièrement aux propos du juge Yvon Pinard, dans l’affaire Uriol Castro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1190 [Uriol Castro], qui rappelait que lorsqu’il s’agit de la perpétration de crimes contre l’humanité, « les responsabilités et les tâches sont justement compartimentées de telle sorte que chaque acteur puisse invoquer l’ignorance ». Pour tenir compte de cette réalité, ajoute le juge Pinard, la loi « est conçue de manière à déclarer complices non seulement ceux qui ordonnent et commettent directement les actes, mais également ceux qui se contentent d’ignorer les conséquences des actes apparemment insignifiants qu’ils ont posés » (Uriol Castro, au para 16).

[36]           Même en supposant qu’il n’y a pas là aveuglement volontaire, il est à tout le moins permis de conclure, lorsque la décision de la SAR est analysée à la lumière de la norme de la raisonnabilité, à une forme d’insouciance militant en faveur d’une conclusion de contribution consciente, même si secondaire, aux exactions commises par le ministère de l’Intérieur. Je rappelle que suivant l’arrêt Ezokola, il est permis, en droit pénal international, de conclure à la complicité d’une personne si elle a, consciemment ou par insouciance, apporté une contribution significative au crime ou au dessein criminel du groupe auquel elle est associée (Ezokola, au para 68).

[37]           Ultimement, le demandeur demande à la Cour de procéder à un nouvel examen de la preuve portant sur le contexte politico-social prévalant sous le régime du président Ben Ali et de tirer ses propres conclusions quant au caractère conscient de la complicité par contribution reprochée au demandeur. Je rappelle qu’il n’appartient pas à la Cour de décider si le demandeur a apporté une contribution significative et consciente aux crimes contre l’humanité commis par le ministère de l’Intérieur sous le régime du président Ben Ali. Son rôle est plutôt de déterminer s’il était raisonnable, pour la SAR, de conclure en ce sens (Mata Mazima, au para 54). Comme je l’ai déjà indiqué, la SAR a examiné cette question en détail et je ne vois rien, ni dans son approche analytique ni dans son traitement de la preuve, qui puisse justifier l’intervention de la Cour.

[38]           La SAR, il est important de le souligner, n’avait pas à être convaincue hors de tout doute raisonnable de la complicité par contribution du demandeur. Il lui suffisait d’être convaincu qu’il existe des raisons sérieuses de penser à une participation volontaire, significative et consciente du demandeur aux crimes contre l’humanité commis par le ministère de l’Intérieur sous le règne de Ben Ali, un fardeau se situant quelque part entre la norme de la prépondérance des probabilités applicable en matière civile et la norme minimale du simple soupçon (Ezokola, au para 101). Encore là, un examen de la preuve au dossier m’amène à conclure, dans la perspective du cadre d’analyse qui s’impose à la Cour en l’instance, celui de la norme de la décision raisonnable, que la SAR a satisfait à ce fardeau.

[39]           Ce premier moyen invoqué par le demandeur à l’encontre de la décision de la SAR sera donc rejeté.

C.                 L’intention criminelle du demandeur

[40]           Soulignant la gravité du crime qu’on lui reproche, le demandeur soutient aussi que la SAR a erré en concluant qu’il avait l’intention criminelle requise pour se rendre complice des exactions commises par le ministère de l’Intérieur.

[41]           Cet argument se résume à deux propositions. D’une part, s’appuyant sur le paragraphe 60 de l’arrêt Ezokola, le demandeur plaide que l’insouciance ne paraît pas suffire pour établir l’intention criminelle en droit international. Cela est peut-être le cas en ce qui a trait au mode de commission d’un crime international prévu à l’alinéa 25(3)(d) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, Doc. N.U. A/CONF.183/9, 17 juillet 1998 [le Statut de Rome], à savoir le fait d’agir de concert dans un dessein commun, mais ça ne l’est pas lorsqu’il s’agit de « ce qui constitue peut-être le mode d’engagement de la responsabilité le plus général et le plus controversé que reconnaissent les tribunaux ad hoc, soit l’entreprise criminelle commune » (Ezokola, au para 62). Dans ce dernier cas, comme je l’ai déjà indiqué, la mens rea peut englober non seulement la contribution consciente mais aussi « celle qui est imputable à l’insouciance » (Ezokola, au para 65). C’est le concept dont semble s’être inspiré la Cour suprême lorsqu’elle écrit :

[67]      Pour les besoins du présent pourvoi, mentionnons simplement que le seul fait d’exercer des fonctions dans une organisation ou une institution ou d’être associé à celle-ci n’équivaut pas à une entreprise criminelle commune, même dans sa forme la plus large (référence omise). L’accusé doit à tout le moins avoir apporté une contribution significative au crime du groupe ou à son dessein criminel, tout en ayant été animé d’une certaine conscience subjective (que ce soit l’intention, la connaissance ou l’insouciance) du crime ou du dessein criminel. En d’autres termes, cette forme de responsabilité, bien qu’elle soit étendue, exige davantage qu’un lien entre l’accusé et le groupe. Il doit exister un lien entre le comportement de l’accusé et le comportement criminel du groupe.

[Emphase ajoutée]

[42]           Résumant son analyse du concept de complicité en droit international, la Cour suprême conclut qu’aux termes de ce droit, « on ne peut conclure à la complicité d’une personne que si elle a consciemment (ou, du moins, par insouciance) apporté une contribution significative au crime ou au dessein criminel du groupe » (Ezokola, au para 68). [Emphase ajoutée].

[43]           L’argument du demandeur fondé sur le paragraphe 60 de l’arrêt Ezokola doit donc échouer.

[44]           En second lieu, le demandeur soutient que les conclusions de la SAR quant à sa participation consciente aux exactions commises sous le régime du président Ben Ali ne reposent que sur des suspicions et des conjectures et ne satisfont pas, par conséquent, à la norme de preuve requise par l’article 1F(a) de la Convention sur les réfugiés, laquelle requiert des conclusions de faits sérieuses et convaincantes.

[45]           Comme je l’ai déjà indiqué, cette norme de preuve – celle des « raisons sérieuses de penser » – requiert davantage que de simples soupçon mais ne va pas jusqu’à exiger de la SAR qu’elle soit satisfaite suivant la norme de la prépondérance des probabilités et, encore moins, hors de tout doute raisonnable, qu’un demandeur d’asile a volontairement contribué de manière significative et consciente à la commission de crime contre l’humanité (Ezokola, au para 101).

[46]           Pour les raisons que j’ai déjà évoquées, mon examen de la preuve au dossier m’amène à conclure, dans la perspective d’une analyse fondée sur la norme de la décision raisonnable, que la SAR a satisfait à ce fardeau. Encore ici, le demandeur sollicite un nouvel examen de la preuve dans l’espoir que la Cour en tire ses propres conclusions. Or, comme je l’ai déjà dit, là n’est pas son rôle.

[47]           Je réitère à cet égard que la preuve au dossier confère un fondement rationnel à la conclusion tirée par la SAR suivant laquelle le demandeur, alors qu’il a œuvré pendant près de 23 ans pour le compte de l’appareil répressif d’un régime qui a érigé en système le recours à la torture, a, par aveuglement volontaire ou par insouciance, consciemment contribué, de par ses fonctions, à la commission de crimes contre l’humanité. Ultimement, la SAR, et la SPR avant elle, n’a pas cru plausible, malgré le contexte politico-social invoqué par le demandeur, que celui-ci n’ait acquis qu’à la chute du régime du président Ben Ali, une connaissance personnelle réelle des exactions commises par celui-ci et qu’il ait ignoré que son propre travail ait pu y contribuer. Cette conclusion m’apparaît défendable lorsqu’examinée sous l’angle de la norme de la raisonnabilité.

[48]           Le second moyen invoqué par le demandeur à l’encontre de la décision de la SAR sera également rejeté.  

[49]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a sollicité la certification d’une question pour la Cour d’appel fédérale. Je ne vois pas non plus matière à certification.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-130-16

INTITULÉ :

MOHAMMED HABIB HADHIRI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal, QuÉbec

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 juin 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 18 novembre 2016

COMPARUTIONS :

Fedora Mathieu

Pour lE demandeUR

Daniel Latulippe

Pour lE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fedora Mathieu

Avocate

Montréal, Québec

Pour lE demandeUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal, Québec

Pour lE défendeur

 

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