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Date : 20161209


Dossier : IMM-2315-16

Référence : 2016 CF 1366

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 décembre 2016

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

ANNETTE MARIA FRANCIS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit du contrôle judiciaire d’une décision négative rendue par un agent d’immigration principal (« l’agent ») de Citoyenneté et Immigration Canada datée du 19 mai 2016 refusant la demande de résidence permanente de Mme Francis (« la demanderesse ») pour des motifs d’ordre humanitaire.

Contexte

[2]               La demanderesse est âgée de 66 ans et est une citoyenne de la Grenade. Elle est entrée au Canada le 9 novembre 2014 pour rendre visite à sa fille. Elle a ensuite demandé l’asile en raison des années d’abus dont elle a été victime de la part de son ex-conjoint en Grenade, et l’abus dont elle a été victime de la part de la communauté en Grenade en raison de l’orientation sexuelle de sa fille. La demande d’asile de la demanderesse a été rejetée le 25 mars 2015, un appel à la Section d’appel des réfugiés (« SAR ») a également été rejeté et sa demande subséquente d’autorisation de demander un contrôle judiciaire de la décision de la SAR a été rejetée par la Cour le 13 avril 2016.

[3]               La demanderesse a présenté une demande de résidence permanente à partir du Canada pour des motifs d’ordre humanitaire en novembre 2015 en raison des difficultés vécues dans son pays d’origine, de son établissement au Canada et de son état mental. Sa demande a été rejetée par l’agent le 19 mai 2016, et c’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

Décision faisant l’objet du contrôle

[4]               Puisque les allégations de risque avancées par la demanderesse ont déjà été évaluées en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (« LIPR ») dans sa demande d’asile, l’agent n’a pas tenu compte de ces allégations, mais il a mentionné qu’il prendrait en compte ses allégations dans le contexte plus large de leur degré de difficulté.

[5]               L’agent a reconnu l’abus dont elle a été victime de la part de son ex-conjoint, mais a mentionné que l’ex-conjoint de la demanderesse, s’il est encore vivant, aurait 72 ans, qu’ils sont divorcés depuis plus de 14 ans et que, depuis, elle a résidé en Grenade depuis 2014 sans être victime de violence de sa part. L’agent a conclu que la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour le convaincre que son ex-conjoint abuserait d’elle de « quelque façon que ce soit après avoir été divorcé d’elle depuis 14 ans ».

[6]               L’agent a ensuite examiné les éléments de preuve que la demanderesse avait présentés afin de corroborer sa maladie mentale, lesquels incluaient une lettre indiquant son hospitalisation à quatre reprises pour des événements de santé mentale lorsqu’elle résidait en Grenade. L’agent a conclu que cela démontrait qu’elle a pu, par le passé, recevoir des traitements en Grenade. Il a également mentionné qu’elle a une fille, trois sœurs et un frère en Grenade qui l’ont aidé dans le passé à surmonter sa maladie. L’agent a également examiné les éléments de preuve fournis par les médecins canadiens qui ont déclaré que la demanderesse souffre de trouble de stress post-traumatique (« TSPT ») et l’agent a accepté cet état de fait. L’agent a mentionné que cet état aurait pu être déclenché par le rejet de la demande d’asile de la demanderesse.

[7]               L’agent a mentionné qu’il était sensible aux problèmes de santé de la demanderesse et il a reconnu que le processus d’immigration peut s’avérer être une expérience stressante. Toutefois, il a mentionné que l’objectif du processus d’ordre humanitaire est de fournir un recours contre les difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées causées si la demanderesse doit quitter le Canada et présenter une demande de résidence permanente de la façon habituelle à partir de l’étranger. L’agent a conclu que la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer ce niveau de difficulté advenant son retour forcé en Grenade.

[8]               L’agent a pris en compte l’importance de la réunification familiale, mais a également mentionné que cela pourrait être atteint par d’autres possibilités du système d’immigration, comme le programme existant de regroupement familial ou l’admissibilité à un super visa. L’agent a également reconnu que la demanderesse peut éprouver certaines difficultés à se réajuster à la vie en Grenade, mais il a mentionné qu’elle y a vécu la majorité de sa vie.

[9]               En définitive, l’agent a mentionné que, ayant pris en compte l’ensemble de l’information et des éléments de preuve, il n’était pas convaincu que le dossier de la demanderesse méritait une exemption relativement au processus de sélection à partir du Canada puisqu’il n’était pas de l’avis qu’une telle exemption était justifiée selon les motifs d’ordre humanitaire.

Questions en litige et norme de contrôle

[10]           À mon avis, la seule question en litige consiste à déterminer si la décision était raisonnable. La norme de contrôle applicable aux conclusions de fait d’un agent lors de l’évaluation d’une demande fondée sur des considérations humanitaires est la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 45 (« Kanthasamy »); Taylor c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, aux paragraphes 16 à 18).

Analyse

[11]           La demanderesse a prétendu qu’elle a fourni une lettre de son psychiatre, Dre Pink, datée du 22 mars 2016 qui indique qu’elle a un historique d’admissions fréquentes à l’hôpital de la Grenade pour des épisodes psychotiques, et que depuis son arrivée au Canada, elle a été admise deux fois pour une décompensation psychotique. La deuxième admission, pour une période de trois semaines en octobre 2015, a donné lieu à un diagnostic de trouble schizophréniforme. Dre Pink a mentionné que la demanderesse a été soignée avec succès à l’aide de 6 mg de palipéridone par jour, qu’elle continue de prendre ses médicaments et qu’il n’y a pas d’autre preuve de symptômes psychotiques. La demanderesse a mentionné au Dre Pink que, que tous les médicaments qu’elle a pris par le passé, celui-ci était le plus efficace.

[12]           Dre Pink a également mentionné qu’elle a communiqué avec Ellen Gabriel, une représentante du ministère de la Santé de la Grenade, pour se renseigner au sujet de la disponibilité de la palipéridone en Grenade et a été informée que ce médicament n’était pas inclus dans leur régime de médicaments. Dre Pink a conclu qu’à son avis, la demanderesse devrait continuer à prendre ce médicament indéfiniment afin d’empêcher la réapparition de ses symptômes psychotiques. Si elle devait retourner en Grenade, où ce médicament n’est pas disponible, il y a une forte probabilité qu’elle ait d’autres épisodes psychotiques.

[13]           La demanderesse prétend que l’agent a omis de mentionner cet important élément de preuve dans sa décision. Toutefois, la demanderesse soutient que la page de confirmation de télécopie démontre que l’avocat a envoyé la lettre au mauvais numéro et, par conséquent, que cette lettre n’a jamais été reçue par l’agent. Je note que la demanderesse n’a pas contesté cela et qu’il n’y a aucune preuve que son avocat a demandé un réexamen par l’agent lorsque cette erreur a été constatée. De plus, la lettre n’apparaît pas dans le dossier certifié du tribunal. Dans ces circonstances, l’omission de l’agent de prendre cette lettre en compte ne constitue pas une erreur.

[14]           Cela étant dit, même sans la lettre du Dre Pink, il y avait des éléments de preuve dans le dossier que la santé mentale de la demanderesse allait probablement se détériorer si elle est renvoyée du Canada. Dans une lettre datée du 3 mars 2015, un travailleur social, qui est un conseiller-thérapeute à Access Alliance, a exprimé l’opinion que la demanderesse vit avec un TSPT complexe et, selon les systèmes minimaux de soutien personnel à la disposition de la demanderesse autres que ceux au Canada, et il croit que le bien-être de la demanderesse est à risque de s’aggraver si elle devait être forcée de quitter le pays. Dans une lettre datée du 14 février 2015, le psychologue clinique Dr Gerald Devins indique ceci : [traduction] « Si la permission de rester au Canada est refusée, son état se détériorera (p. ex., possibilité d’un épisode dépressif majeur) ».

[15]           Dans les motifs fournis par l’agent, bien qu’il reconnaisse que la demanderesse souffre d’un TSPT, il ne tient pas compte des répercussions de son renvoi sur sa santé mentale. Il fonde plutôt son refus sur sa conclusion que la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle n’avait pas accès à un traitement médical en Grenade, et que c’est sa famille qui l’a aidé dans le passé à « surmonter sa maladie ». À mon avis, cette approche n’est pas conforme avec la décision de la Cour suprême du Canada dans Kanthasamy, laquelle a conclu que le fait que la santé mentale de la demanderesse allait probablement empirer si elle était renvoyée du Canada est une considération pertinente que l’agent doit identifier et dont il doit tenir compte, peu importe si un traitement est accessible dans son pays d’origine pour l’aider avec son état. De plus, aucun élément de preuve n’a été présenté à l’agent démontrant que la demanderesse a déjà « surmonté » sa maladie. Elle a été admise dans un hôpital psychiatrique en Grenade à plusieurs reprises, mais les éléments de preuve démontrent clairement que ses problèmes de santé mentale ont persisté, et se sont même détériorés depuis.

[16]           L’accessibilité à un traitement n’est pas le seul facteur à prendre en compte, et, en l’espèce, il y a des éléments de preuve incontestés au dossier stipulant que la santé mentale de la demanderesse va probablement se détériorer si elle est renvoyée du Canada. L’agent a omis de tenir compte de cet élément et il a donc commis une erreur susceptible de révision.

[17]           À mon avis, l’agent a également commis une erreur lors du traitement des éléments de preuve relatifs à l’abus dont la demanderesse a été victime de la part de son ex-conjoint. L’agent fait référence à la lettre du 28 janvier 2015 du Dr Les Richmond et remarque que le médecin mentionne que la demanderesse a été attaquée par son conjoint dans les années 1990. L’agent conclut que la demanderesse « a résidé en Grenade jusqu’en 2014 sans être attaquée de nouveau par son ex-conjoint » et qu’elle n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour le convaincre que son ex-conjoint âgé de 72 ans et duquel elle est divorcée depuis 14 ans l’attaquerait de nouveau. Toutefois, dans sa lettre, le Dr Richmond décrit non seulement l’attaque dont la demanderesse a été victime en 1990 qui s’est traduite par la fracture de son tibia et de son péroné à proximité de sa cheville droite, mais mentionne également qu’en 2013, elle a de nouveau été attaquée par son conjoint qui l’a frappé avec un morceau de bois, ce qui lui a causé une fracture de son tibia et de son péroné à proximité de sa cheville gauche. Le médecin a décrit les cicatrices sur ses deux chevilles et il a conclu qu’elles sont conformes à son historique de traumatismes et de chirurgies.

[18]           Par conséquent, les conclusions de l’agent sont directement contredites par les éléments de preuve dans la lettre de Dr Richmond et aucune reconnaissance ou explication de cela n’est fournie par l’agent. Bien que les allégations de risque aient précédemment été examinées en vertu des paragraphes 96 et 97 de la LIPR, l’agent a mentionné qu’il les examinerait dans le contexte plus large de leur degré de difficulté. Étant donné l’omission de prendre en compte ces éléments de preuve contradictoires, je suis convaincue que l’agent a fait de même. L’omission d’examiner ces éléments de preuve contradictoires est une erreur susceptible de révision (Cepeda-Gutierez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), (1998), 157 FTR 35, au paragraphe 17, Mora Gonzalez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 750, aux paragraphes 54 et 59).

[19]           Compte tenu de mes conclusions ci-dessus, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres observations de la demanderesse puisque la décision est déraisonnable. Cela est le cas puisque les erreurs rendent impossible de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour un nouvel examen.

2.      Aucune question de portée générale n’est proposée par les parties et aucune n’est soulevée.

3.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2315-16

 

INTITULÉ :

ANNETTE MARIA FRANCIS c. LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 décembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 décembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Johnson Babalola

 

Pour la demanderesse

 

Stephen Jarvis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Johnson Babalola

Avocats

North York (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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