Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20161208


Dossier : IMM-1003-16

Référence : 2016 CF 1355

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2016

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

RANA ISMAIL ABDUL RAHMAN

BASSAM IBRAHIM GHABAIN

REEM IBRAHIM BASSAM GHABAYEN

YASMEEN GHABAYEN

IBRAHIM BASSAM GHABAYEN

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Rana Ismail Abdul Rahman, Bassam Ibrahim Ghabain, Reem Ibrahim Bassam Ghabayen, Yasmeen Ghabayen et Ibrahim Bassam Ghabayen [collectivement, les demandeurs] ont présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] datée du 1er février 2016, dans laquelle cette dernière a conclu que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [la Loi].

[2]               Ultérieurement à la décision de la SPR, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel des demandeurs pour défaut de compétence parce qu’ils sont entrés au Canada en passant par les États‑Unis et qu’ils étaient visés par une dispense de l’Entente sur les tiers pays sûrs. Par conséquent, selon l’alinéa 110(2)d) de la Loi, les demandeurs ne pouvaient pas interjeter appel auprès de la SAR de la décision défavorable rendue par la SPR.

I.                   Contexte

[3]               Les demandeurs sont tous des Palestiniens apatrides. La demanderesse principale (Rana Rahman) et ses trois enfants sont nés au Koweït et y ont vécu toute leur vie; ils ne sont pas citoyens de ce pays. Le demandeur (Bassam Ghabain) est né à Gaza et est allé vivre au Koweït peu de temps après sa naissance. Tous les demandeurs détiennent des documents de voyage égyptiens pour Palestiniens apatrides.

[4]               À l’âge de 18 ans, M. Ghabain est parti du Koweït pour aller étudier à Gaza. En octobre 1999, il a obtenu un diplôme en informatique de l’université ouverte d’Al Quds à Gaza. Au Koweït, le statut des Palestiniens en matière d’immigration dépend du parrainage de la part d’employeurs koweïtiens. M. Ghabain est retourné au Koweït, et de 1999 à mai 2015, il a été parrainé par ses employeurs koweïtiens lorsqu’il a occupé un emploi dans le domaine de la technologie.

[5]               Dans ses fonctions les plus récentes, M. Ghabain a travaillé comme spécialiste principal en informatique à la Kuwait Finance House. Il a occupé ce poste de septembre 2004 à mai 2015. En mai 2015, le contrat d’emploi de M. Ghabain a été résilié lorsque le gouvernement du Koweït a commencé à appliquer une politique exigeant que les banques emploient un effectif composé au maximum de 40 p. 100 d’étrangers. On lui a accordé trois mois pour trouver un nouvel employeur koweïtien qui le parrainerait; sa famille et lui pourraient ainsi demeurer au Koweït.

[6]               Monsieur Ghabain a été incapable de trouver un nouvel employeur et, donc, d’obtenir un statut d’immigrant grâce à un nouveau répondant. Étant donné qu’il était possible, dès l’expiration de leurs permis de séjour temporaire, que les demandeurs soient incarcérés pour présence illégale au Koweït, ceux-ci ont présenté des demandes de visa de touriste des États-Unis. Les demandes ont été acceptées et les passeports ont été délivrés en juin 2015. Les demandeurs ont pris l’avion pour New York, ils se sont rendus à Buffalo et, le 25 août 2015, ils sont entrés au Canada et, le 6 septembre 2015, ils y ont présenté une demande d’asile.

[7]               Les demandes des demandeurs ont été réunies et entendues ensemble par la SPR le 20 octobre 2015. Les demandes ont été rejetées par la SPR le 11 décembre 2015, et les demandeurs ont été avisés de la décision le 1er février 2016.

[8]               La SPR a conclu que les pays de résidence des demandeurs étaient le Koweït et Gaza. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas raison de craindre d’être persécutés au Koweït ou à Gaza pour l’un des cinq motifs prévus par la Convention et qu’ils n’avaient donc pas qualité de réfugiés au sens de la Convention au titre de l’article 96.

[9]               La SPR a également conclu que le renvoi des demandeurs au Koweït ou à Gaza ne les exposerait pas personnellement à une menace à leurs vies ou à un risque de peines cruelles et inusitées ou de torture. La SPR a donc conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de personnes à protéger au titre de l’article 97 de la Loi.

[10]           J’accueillerai la demande, et ce, pour les motifs qui suivent.

II.                Les questions en litige

[11]           Les demandeurs ont soulevé un certain nombre d’arguments et de questions sur lesquels il n’y a pas lieu que je me prononce, car j’estime, compte tenu des faits particuliers de l’espèce, qu’il existe une question déterminante. La question déterminante est celle qui consiste à savoir si la SPR n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve et si elle a omis d’expliquer dans ses motifs les raisons pour lesquelles les demandeurs se voient refuser l’entrée dans un pays de résidence habituelle antérieure.

III.             La norme de contrôle applicable

[12]           La décision de la SPR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47 et 48).

IV.             Analyse

[13]           La Cour, à l’instar de la SPR, reconnaît que le statut d’apatride, en soi, ne confère pas le statut de réfugié. La décision de principe en ce qui concerne le traitement des apatrides est Thabet c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 4 CF 21 [Thabet]. Le juge Linden, s’exprimant au nom de la Cour, a déclaré ce qui suit : « Rien ne justifie que les personnes apatrides soient avantagées ou désavantagées lorsqu’elles revendiquent le statut de réfugié ». Cela étant dit, la Cour d’appel fédérale a ensuite énoncé le critère qu’il convient d’utiliser lorsqu’une personne est apatride, à savoir qu’il s’agit d’une situation particulière d’établir si la personne a qualité de réfugiée, mais le critère doit être appliqué pour éviter de créer des avantages ou des désavantages en faveur de l’un ou l’autre groupe lorsque l’on établit si la personne répond à la définition de réfugié au sens de la Convention.

[14]           Selon le critère énoncé dans la décision Thabet, susmentionnée, la SPR devait d’abord établir où les demandeurs résidaient habituellement. En l’espèce, il a été conclu que les demandeurs résidaient habituellement au Koweït et à Gaza. La SPR devait ensuite établir, selon la prépondérance des probabilités, si la famille serait victime de persécution dans l’un des pays de résidence habituelle antérieure. La SPR a conclu que les demandeurs ne seraient pas victimes de persécution au Koweït ou à Gaza.

[15]           Enfin, la SPR devait établir si les demandeurs pouvaient retourner dans l’un des pays de résidence habituelle antérieure. Dans le cas où un demandeur ne peut pas retourner dans un pays de résidence habituelle, la SPR « doit se demander pourquoi le demandeur se voit refuser l’entrée dans un pays où il a eu sa résidence habituelle parce que le motif de la négation de ce droit peut, dans certaines circonstances, constituer un acte de persécution par l’État » (Thabet, au paragraphe 32). La SPR devait se demander si le fait que les demandeurs ne puissent pas retourner dans un pays où ils ont eu leur résidence habituelle constituait en soi de la persécution et pour quelles raisons ils ne pouvaient pas retourner.

[16]           Les demandeurs prétendent que la SPR n’a pas examiné à fond toutes les raisons pour lesquelles ils se verraient refuser l’entrée dans les pays où ils ont eu leur résidence habituelle et qu’elle n’a pas cherché à savoir si ce refus constituait en soi de la persécution.

[17]           La SPR a conclu que les membres de la famille ne peuvent pas retourner au Koweït, car ils n’y ont pas d’emploi et, donc, ne sont pas parrainés et, à titre de personnes apatrides, ils ne pourraient pas entrer dans ce pays.

[18]           Ni la demanderesse principale ni les enfants ne pourraient suivre le demandeur à Gaza s’il y était renvoyé. La demanderesse et ses enfants ne pourraient pas le suivre, car ils ne détiennent aucun document émanant des territoires palestiniens occupés et n’y ont jamais vécu.

[19]           La SPR a omis de tenir compte du fait que la demanderesse principale et les enfants sont nés et ont grandi au Koweït, et qu’ils n’ont aucun lien avec un autre pays en dehors du fait que le demandeur a déjà vécu dans un autre pays. Cette question doit être examinée par le décideur dans ses motifs et le décideur en l’espèce ne l’a pas fait, ce qui rend sa décision déraisonnable.

[20]           La SPR a conclu que, au Koweït, les personnes apatrides ne font pas l’objet de persécution. Cependant, au Koweït, tous les étrangers font l’objet d’une certaine discrimination, notamment en ce qui a trait à la résidence et à la liberté de mouvement.

[21]           La SPR s’est penchée sur la question des droits dont la demanderesse principale jouit au Koweït à titre de femme, notamment sur le fait qu’elle ne puisse pas parrainer sa famille, et a conclu qu’elle ne serait pas persécutée si elle retournait au Koweït.

[22]           Les conclusions de la SPR vont directement à l’encontre de ce qui est mentionné dans le cartable national de documentation sur le pays (Country Information and Guidance: Kuwaiti Bidoon, Home Office du Royaume‑Uni, 20 mai 2014, aux rubriques 3.1.5 et 3.1.6; voir également Operational Guidance Note: Kuwait, Home Office du Royaume-Uni, janvier 2013, aux rubriques 3.6.35 et 3.6.36) en ce qui concerne la persécution des « Bidounes », c’est-à‑dire les personnes apatrides, au Koweït :

[traduction]

Les Bidounes sans‑papiers sont victimes de nombreuses violations de leurs droits civils et des droits de la personne. Étant donné qu’ils n’ont pas de statut juridique, ils ne sont pas autorisés à participer au processus politique, ils n’ont pas le droit de travailler et ils risquent constamment de se faire arrêter ou d’être mis en détention, et leurs liens avec la famille ne sont pas reconnus juridiquement.

La discrimination dont les Bidounes sans‑papiers qui vivent au Koweït sont victimes est si grave qu’elle équivaut à de la persécution. Il conviendrait normalement d’accorder l’asile dans de tels cas.

[23]           La discrimination dont la demanderesse principale et les enfants seraient victimes serait plus importante que la discrimination habituelle. Alors que les étrangers qui ne peuvent plus trouver de travail au Koweït peuvent être renvoyés dans un autre ressort, la mère et les enfants sont touchés de façon disproportionnée. Ils ne peuvent pas demander la citoyenneté et ils ne peuvent pas rester au Koweït. Ils risquent d’être incarcérés de façon arbitraire pour une période de temps indéterminée. Puisque les demandeurs se sont vu opposer un refus de droit de retour, on peut en inférer une intention ou une démarche punitive. Dans sa décision, la SPR n’a pas traité du fait que s’ils sont renvoyés au Koweït, la demanderesse et ses enfants pourraient être incarcérés de façon arbitraire pour une période de temps indéterminée. La décision est déraisonnable, car la SPR n’a pas examiné la preuve et n’a pas établi si l’incapacité de retourner dans un pays constitue de la persécution en soi.

[24]           En ce qui concerne l’allégation des demandeurs selon laquelle ils seraient persécutés à Gaza, la SPR a conclu que, bien que certains éléments de preuve indiquent que le traitement réservé aux Palestiniens à Gaza équivaut à un préjudice grave, il n’a aucun lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention.

[25]           La SPR a conclu que la crainte alléguée de M. Ghabain d’être recruté de force dans une organisation politique, ce qui aurait un lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention, n’était pas étayée par la preuve objective et que les demandeurs ne seraient pas persécutés pour l’un des cinq motifs énoncés dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward].

[26]           La SPR a tenté de savoir si le traitement réservé aux Palestiniens à Gaza, bien qu’il équivaille à un préjudice grave, a un lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention et s’il est de nature généralisée. La SPR s’est appuyée sur les directives (Directives sur les civils non combattants qui craignent d’être persécutés dans des situations de guerre civile) lorsqu’elle a traité le cas de demandeurs qui seraient renvoyés dans une zone de guerre civile alors qu’ils ont dû la quitter en raison d’un conflit armé national comme celui qui existe dans la bande de Gaza. Le fait qu’une personne craigne de retourner dans une zone de conflit civil armé ne suffit pas pour qu’elle soit considérée comme réfugiée. La SPR a tenu compte de l’embargo et des tactiques de siège qui ont eu pour effet de limiter considérablement la vie des résidents de la bande de Gaza et que ces mesures équivalent à un préjudice grave, mais, finalement, elle a conclu que, d’après les faits, la crainte est généralisée et ressentie par tous les citoyens.

[27]           Dans ses motifs, la SPR ne fait pas ce que la CAF a dit de faire, à savoir « se demander pourquoi le demandeur se voit refuser l’entrée dans un pays où il a eu sa résidence habituelle parce que le motif de la négation de ce droit peut, dans certaines circonstances, constituer un acte de persécution par l’État » [Thabet].

[28]           Comme je l’ai déjà souligné, la demanderesse principale et les enfants ne seraient pas autorisés à aller à Gaza, mais cette question n’a pas été expressément abordée, ni d’ailleurs la question de savoir si ce refus constituerait de la persécution en soi étant donné que la famille serait séparée et que les demandeurs ne peuvent pas retourner au Koweït sans risquer d’être incarcérés. De plus, il n'est mentionné nulle part dans les motifs que le Canada, depuis le 27 novembre 2012, a imposé un sursis administratif aux renvois [SAR] vers la bande de Gaza. Le retour dans un pays de résidence habituelle n’a peut-être pas été refusé au sens de la Convention, mais la SPR a commis une erreur en ne prenant pas connaissance du SAR, lequel avait pour conséquence que les demandeurs ne pouvaient pas retourner dans la bande de Gaza. La SPR n’a pas à faire mention de tous les documents, mais le décideur doit faire mention de ceux qui sont pertinents et qui touchent aux éléments centraux de la demande d’asile. Ce SAR est bien sûr temporaire, et la situation peut changer à tout moment, mais le sursis est en vigueur depuis 2012 et doit être pris en compte, car le Canada n’impose pas un SAR à la légère et celui-ci est en vigueur depuis longtemps.

[29]           Selon la preuve dont disposait la SPR, la famille ne peut pas retourner au Koweït ou à Gaza. Cet élément avait une importance capitale pour la demande d’asile de la famille, et pourtant, il n’est pas fait mention du SAR de 2012 dans les motifs. Le fait que cet élément n’ait pas été mentionné dans les motifs a pour conséquence que la décision est susceptible de contrôle, car elle est déraisonnable.

[30]           Je ne ferai pas de commentaire sur la façon dont le SAR sera traité par le décideur ou sur la question de savoir si l’un ou l’autre des arguments des demandeurs sont valables, mais, comme l’a souligné la CAF, la SPR, lorsqu’elle se prononce sur une demande d’asile présentée par une personne apatride, doit se demander pourquoi cette personne se voit refuser l’entrée dans un pays. À la différence des décisions Altawil c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 986, et Karsoua c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 58, les faits particuliers de l’espèce vont au-delà d’une loi d’application générale.

[31]           La Cour n’est pas convaincue que la décision était justifiée et que le processus décisionnel suivi était transparent et intelligible et conclut que la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, aux paragraphes 47 et 48).

[32]           La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

[33]           Aucune question n’a été proposée pour certification et la présente demande n’en soulève aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour examen par un autre décideur.

2.                  Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1003-16

INTITULÉ :

RANA ISMAIL ABDUL RAHMAN ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 AOÛT 2016

JUGERMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCVEIGH

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 8 DÉCEMBRE 2016

COMPARUTIONS :

Edward Corrigan

POUR LES DEMANDEURS

Amy King

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edward C. Corrigan

Avocat

London (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous-procureur du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.