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Date : 20170119


Dossier : T-1014-16

Référence : 2017 CF 73

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2017

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

VITALIY CHABANOV

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision prise le 27 mai 2016 par un délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada (le délégué) de révoquer la citoyenneté du demandeur, en application du paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi sur la citoyenneté), au motif qu’il avait obtenu le statut de résident permanent, et ultérieurement la citoyenneté canadienne, sur de fausses représentations, par la fraude, ou en dissimulant sciemment des faits essentiels.

Résumé des faits

[2]  Le demandeur est né en Ukraine. En 1990, il a été condamné aux termes du code criminel de la république soviétique socialiste d’Ukraine de fraude, d’infraction aux règles relative aux opérations sur devises, de spéculation, et de faux et usage de faux (documents, timbres et sceaux). Il a d’abord été condamné à une peine de six ans d’emprisonnement, s’est fait confisquer ses biens, et a été frappé d’une interdiction d’occuper un poste officiel avec des responsabilités financières pendant cinq ans. En 1992, la Cour suprême de l’Ukraine a modifié le jugement et la peine, pour retirer la culpabilité de spéculation et réduire la peine à cinq ans d’emprisonnement. Le demandeur a été libéré le 11 mars 1992.

[3]  L’épouse du demandeur a demandé la résidence permanente à l’ambassade du Canada à Kiev le 26 décembre 1994, en désignant le demandeur comme personne à charge dans sa demande. La demande de résidence permanente a été accordée le 19 juillet 1997. Le demandeur a demandé la citoyenneté canadienne le 25 juillet 2000 et a prêté serment de citoyenneté le 15 février 2001.

[4]  En janvier 2000, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a été informée que le demandeur avait présenté des documents frauduleux à l’appui de sa demande de résidence permanente. Le 13 mars 2001, Interpol a confirmé les accusations contre le demandeur. Le 20 octobre 2004, la GRC est entrée en contact avec Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) – Direction générale de la gestion des cas pour aborder le dossier du demandeur.

[5]  Le 7 août 2015, un avis d’intention de révoquer la citoyenneté (l’avis d’intention) a été acheminé au demandeur. L’avis d’intention l’informait que sa citoyenneté pourrait être révoquée aux motifs qu’il avait obtenu la citoyenneté en faisant de fausses représentations, en se rendant coupable de fraude ou en dissimulant sciemment des faits essentiels, et l’informait qu’il pourrait présenter tout renseignement ou documentation qu’il estimait utile à la décision de révoquer ou non sa citoyenneté. Il a bénéficié de soixante jours pour présenter ses observations écrites sur les raisons pour lesquelles sa citoyenneté ne devait pas être révoquée.

[6]  À l’avis d’intention étaient joints des exemplaires de documents que détenait CIC et qui étaient pertinents au dossier du demandeur, y compris une copie d’un rapport du ministre sur la révocation avec des pièces jointes (le rapport). Le rapport énonçait, entre autres choses, que si le demandeur avait déclaré sa déclaration de culpabilité, sa résidence dans une colonie de travail pénitentiaire et ses activités pendant son incarcération dans sa demande de résidence permanente, il est vraisemblable que la demande de résidence permanente présentée par son épouse aurait été refusée par le bureau des visas et que le demandeur n’aurait pas reçu de visa de résident permanent.

[7]  À la demande du demandeur, CIC lui a accordé une prolongation de soixante jours pour présenter ses observations écrites sur les raisons pour lesquelles sa citoyenneté ne devait pas être révoquée.

[8]  Dans ses observations, le demandeur a reconnu qu’il avait obtenu la citoyenneté en faisant de fausses représentations. Toutefois, il prétendait que le délai excessif dans le lancement de la procédure de révocation lui a causé un préjudice et des difficultés, lesquels, soupesés au regard des intérêts publics d’application de la loi, exigeaient que la procédure de révocation soit suspendue. Il a observé que le délai constituait un abus de procédure et qu’il avait aussi engendré une perte des garanties procédurales en raison des modifications de la procédure de révocation découlant de l’entrée en vigueur, le 28 mai 2015, du projet de loi C-24, Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté, LC 2014, c 22, qui modifiait les dispositions prévues par la Loi sur la citoyenneté se rapportant à la révocation.

[9]  Dans une lettre en date du 27 mai 2016, le demandeur a été informé que le délégué était convaincu que le demandeur avait obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Par conséquent, sa citoyenneté a été révoquée. Une copie de la décision était jointe à la lettre.

Décision faisant l’objet du contrôle

[10]  La décision énonce les articles pertinents de la Loi sur la citoyenneté et les renseignements examinés par le délégué, à savoir la Loi sur la Citoyenneté et le Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246 (le Règlement sur la citoyenneté), l’avis d’intention et les observations reçues de l’avocat du demandeur le 4 octobre 2015 et le 4 décembre 2015. La décision comprenait une chronologie des événements et résumait les observations du demandeur. Le délégué, se fondant sur le paragraphe 10(4) de la Loi sur la citoyenneté et l’article 7.2 du Règlement sur la citoyenneté, a conclu qu’une audience n’était pas nécessaire dans ce dossier.

[11]  Dans son analyse, le délégué rappelle les faits, principalement ceux précités, pour conclure que la preuve démontrait que le demandeur s’était frauduleusement représenté sur la demande de résidence permanente au Canada et que le demandeur avait admis avoir fait de fausses déclarations. Le délégué était donc convaincu que le demandeur avait obtenu la résidence permanente et, ultérieurement, la citoyenneté en faisant de fausses déclarations, en se rendant coupable de fraude, ou en dissimulant sciemment des faits essentiels.

[12]  Examinant la revendication du demandeur que le délai dans le lancement de la procédure de révocation lui avait causé un préjudice et constituait un abus de procédure, le délégué a constaté que les renseignements avaient été présentés à la GRC en janvier 2000. La GRC avait alors entamé une enquête, mais n’avait pas reçu d’Interpol de réponse confirmant les condamnations à l’étranger avant mars 2001. Ainsi, CIC n’était pas en mesure de lancer une enquête en matière d’immigration et ne détenait pas la preuve nécessaire pour appuyer la préparation d’un rapport en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) avant, c’est-à-dire après que le demandeur avait déjà reçu la citoyenneté canadienne.

[13]  Le délégué a déclaré que le modèle décisionnel actuel avait été appliqué au demandeur. Le demandeur n’avait pas demandé d’audience et reconnaissait avoir obtenu la résidence permanente, et ultérieurement la citoyenneté, en dissimulant ses condamnations criminelles. Par conséquent, le délégué a conclu que le changement apporté au modèle décisionnel n’avait pas porté préjudice au demandeur.

[14]  Le délégué n’a pas accueilli l’observation faite par l’avocat du demandeur que le délégué n’avait d’autre choix que de révoquer la citoyenneté sans tenir compte des circonstances propres à la situation du demandeur. Le délégué a relevé que le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté autorise le ministre à révoquer la citoyenneté, ce qui signifie que le pouvoir de révoquer est discrétionnaire. En outre, les observations du demandeur se rapportant à ses circonstances personnelles seraient prises en considération.

[15]  Le délégué n’a pas non plus retenu les observations de l’avocat du demandeur que ni le ministre ni le délégué n’était un décisionnaire autonome et impartial, et a relevé que le demandeur n’avait présenté aucune preuve à l’appui de cette position.

[16]  Le délégué a remarqué que les observations du demandeur sur les difficultés que lui causerait la révocation de sa citoyenneté. Il était établi au Canada depuis 1997; il soutient sa mère âgée financièrement et moralement, et elle ne supporterait pas son renvoi; il subvient aux besoins de sa fille sans emploi; il souffre du cancer et dépend de traitements médicaux; et n’a aucune famille en Ukraine pour l’appuyer après son retour. Le délégué a relevé que ces observations se fondaient majoritairement sur la présupposition que le demandeur serait expulsé du Canada si sa citoyenneté était révoquée. Or, une distinction claire sépare le processus de révocation et le processus de renvoi. Si sa citoyenneté était révoquée, le demandeur deviendrait un étranger au Canada. Pourtant, il ne s’ensuivrait pas nécessairement que l’Agence des services frontaliers du Canada déciderait de poursuivre une procédure de renvoi à l’encontre du demandeur. En effet, le demandeur pourrait déposer une demande de régularisation de son statut en application de la LIPR, laquelle demande prendrait en considération les circonstances propres à sa situation personnelle.

[17]  Se fondant sur les renseignements dans le système de CIC, le délégué a conclu que la mère du demandeur avait été parrainée aux fins d’immigration au Canada par sa fille, et non par le demandeur, et que les renseignements les plus récents indiquaient que sa mère était domiciliée dans le nord de l’Ontario avec sa fille. Bien que le demandeur soit en mesure d’apporter à sa mère un soutien financier, le délégué n’était pas convaincu qu’elle serait sans soutien si le demandeur ne pouvait plus lui apporter le sien. En outre, la fille du demandeur a 28 ans, et a parrainé son époux en vue de son immigration au Canada en 2011. Le délégué a déclaré que, selon toute vraisemblance, son époux pourrait contribuer à soutenir financièrement la mère du demandeur en cas de besoin, vu son âge et son établissement de longue date au Canada. Pour ce qui est des problèmes de santé du demandeur, aucune preuve n’a été présentée pour indiquer que le demandeur n’aurait pas droit aux services de santé au Canada si sa citoyenneté était révoquée. Le délégué a conclu qu’il n’était pas convaincu que le demandeur avait subi un préjudice causé par un délai dans la procédure de révocation de sa citoyenneté, en relevant plutôt qu’il en avait bénéficié puisqu’il vivait et travaillait au Canada depuis plusieurs années.

[18]  Le délégué a révoqué la citoyenneté du demandeur, faisant de lui un étranger au Canada, assujetti aux dispositions de la LIPR.

Questions en litige

[19]  Le demandeur soutient que les questions sont les suivantes :

  • 1) La décision du délégué de révoquer la citoyenneté du demandeur était-elle déraisonnable?

  • 2) Les retards cumulés dans le traitement du dossier constituent-ils un abus de procédure?

  • 3) Le préjudice subi par le demandeur constitue-t-il une violation de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

[20]  Le défendeur fait valoir que la seule question devant faire l’objet d’une décision est celle de savoir si la décision du délégué était raisonnable.

[21]  À mon avis, les questions en litige peuvent être reformulées ainsi :

  • 1) Le délai encouru était-il déraisonnable et injustifié et, si tel est le cas, a-t-il causé directement au demandeur un préjudice important équivalent à un abus de procédure?

  • 2) La décision du délégué était-elle raisonnable?

Norme de contrôle

[22]  Le demandeur fait valoir qu’il est bien établi que la décision du délégué peut faire l’objet d’un contrôle d’après la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 (Dunsmuir)). Le demandeur ne fait aucune observation claire sur la norme de contrôle applicable à l’abus de procédure, mais semble suggérer que la norme de la décision raisonnable s’applique. Le défendeur ne fait aucune observation sur la norme de contrôle applicable.

[23]  À mon avis, il est clair que l’abus de procédure est une question d’équité procédurale et qu’il est donc soumis à la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43 (Khosa); Montoya c Canada (Procureur général), 2016 CF 827, au paragraphe 20 (Montoya); Smith c Canada (Défense nationale), 2010 CF 321, au paragraphe 37).

[24]  La Cour a déjà établi que les décisions de révoquer la citoyenneté en application de la Loi sur la citoyenneté sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Cela s’expliquait par le fait que le gouverneur en conseil, le décisionnaire final, jouissait d’un vaste pouvoir discrétionnaire à l’étape de la révocation de la citoyenneté après avoir reçu la recommandation du ministre, et que la décision reposait sur la mise en équilibre des politiques, des intérêts personnels, et de l’intérêt du public (Oberlander c Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, aux paragraphes 37 à 43; Montoya, au paragraphe 21; Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c Odynsky, 2010 CAF 307, aux paragraphes 83 à 85). Lorsque la jurisprudence a déjà établi de manière satisfaisante le niveau de retenue à accorder à une catégorie ou à une question, cette norme peut être adoptée par la Cour saisie de la révision (Dunsmuir, au paragraphe 62; Khosa, au paragraphe 53).

[25]  La Loi renforçant la citoyenneté canadienne, LC 2014, c 22, est entrée en vigueur le 28 mai 2015. Y étaient révisées les dispositions sur la révocation de la citoyenneté, y compris l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c-29 (pour en faciliter la référence, la version de la Loi sur la citoyenneté antérieure à la révision par la Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté sera ici dénommée l’ancienne Loi sur la citoyenneté et la version ultérieure aux révisions sera ici dénommée la Loi sur la citoyenneté modifiée). Toutefois, malgré les modifications apportées aux dispositions sur la révocation, les décisions fondées sur le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté modifiée continuent d’appartenir au pouvoir discrétionnaire et, à ce titre, ont droit à une norme de contrôle justifiant la retenue.

[26]  En outre, je ne trouve rien qui laisse croire qu’en adoptant ces modifications, le législateur avait pour dessein que les décisions prises par le ministre ou le délégué relèvent de la norme de la décision correcte, ou de modifier la nature de la décision ou du processus décisionnel pour relever d’une autre norme de contrôle. Quoi qu’il en soit, en considérant les facteurs énoncés dans Dunsmuir dans le contexte des dispositions sur la révocation de la Loi sur la citoyenneté modifiée, j’arrive à la même conclusion.

[27]  Par conséquent, je considère que les décisions sur la révocation fondées sur le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté modifiée relèvent de la norme de contrôle de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. De plus, dans l’application de cette norme au contrôle, le décisionnaire a droit à la retenue (Dunsmuir, aux paragraphes 47, 49 et 50).

Observations préliminaires

[28]  Dans d’autres procédures non liées, le processus révisé de révocation de la citoyenneté a été contesté pour de nombreux motifs, notamment en alléguant qu’il était contraire à la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Huit de ces contestations ont été entendues ensemble dans Abdulla Ahmad Hassouna c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (T‑1584-15) le 15 novembre 2016, mais aucune décision n’a encore été rendue sur la question. Vu ces contestations, la Cour a aussi géré de manière proactive des demandes de contrôle judiciaire présentées par des demandeurs qui ont reçu un avis d’intention de révoquer la citoyenneté en application de la Loi sur la citoyenneté modifiée, y compris la délivrance de sursis dans certaines circonstances. En l’espèce, la citoyenneté avait été révoquée en application de la procédure prévue dans la Loi sur la citoyenneté modifiée et avant le dépôt de la demande de contrôle de la décision de révoquer. Puisque le demandeur n’avait pas demandé de sursis, la question a procédé en cour (Monla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 44; British Columbia Civil Libertés Association c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1223).

Première question en litige : Le délai encouru était-il déraisonnable et injustifié et, si tel est le cas, a-t-il causé directement au demandeur un préjudice important équivalent à un abus de procédure?

Thèse du demandeur

[29]  Le demandeur fait valoir que les délais administratifs étaient inacceptables, injustifiés et de ce fait déraisonnables et constituaient un abus de procédure constaté par l’analyse des faits et du contexte (Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, aux paragraphes 121 et 160 (Blencoe)). Les délais de traitement de l’instance ont largement dépassé le temps qui aurait dû être nécessaire, établi par des normes fondées sur la jurisprudence (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Parekh, 2010 CF 692, au paragraphe 30 (Parekh); Fabbiano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1219, au paragraphe 11 (Fabbiano); Watson c Regina (City) Chief of Police, 2005 SKQB 286, au paragraphe 33). Les raisons des délais sont soit injustifiées ou insuffisantes pour avoir préséance sur la durée et l’impact substantiels de ces délais. Le dossier était simple et le demandeur n’a pas contribué au délai. Par conséquent, les causes du délai ne justifient pas le temps qu’a pris CIC pour traiter la révocation de la citoyenneté du demandeur.

[30]  En outre, le délai a eu un impact considérable sur le demandeur en raison de ses circonstances personnelles et du changement du modèle décisionnel. Le délai a causé des difficultés au demandeur et à sa famille puisque le demandeur est maintenant bien établi au Canada et qu’il apporte un soutien financier et moral à sa mère âgée et, vu qu’il souffre du cancer, il dépend de soins médicaux au Canada, lesquels ne peuvent lui être prodigués que par le personnel médical qui a exécuté son opération chirurgicale et qui assure ses soins continus. Son renvoi poserait un risque pour sa santé et sa sécurité.

[31]  Le délai a entraîné une perte de garanties procédurales, que le délégué a omis de prendre en considération. Le demandeur a fait valoir que la Loi sur la citoyenneté modifiée avait dramatiquement diminué les droits procéduraux auxquels il aurait pu prétendre en application de l’ancienne Loi sur la citoyenneté, n’eût été le retard, c’est-à-dire la perte du droit de renvoi à la Cour fédérale. Ainsi, il a perdu son droit à un processus équitable prenant la forme d’une audience formelle devant un juge indépendant et impartial, ce qui n’a pas été évoqué dans les motifs du délégué.

[32]  Enfin, le demandeur fait valoir que lorsqu’il y a preuve de préjudice ou d’injustice, le délai dans le traitement d’une demande de statut de réfugié ou de révocation de la citoyenneté peut entraîner une violation des droits garantis par la Charte (Akthar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 CF 32 (CA); Hernandez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 345; Canada (Secrétaire d’État) c Charran (1988), 6 Imm LR (2d) 138 (CF 1re inst.) (Charran); R c Sadiq, [1991] 1 CF 757 (TD)). Il fait valoir que le préjudice qu’il a subi en raison du délai viole son droit à la vie et à la sécurité de sa personne conféré par l’article 7 de la Charte, puisqu’il dépend maintenant de l’aide médicale depuis son établissement au Canada et nécessite continuellement des soins et des traitements dont il ne pourrait pas bénéficier s’il était renvoyé du Canada. La révocation maintenant, et non avant, est une conséquence directe du délai, et le renvoi met la santé du demandeur à risque et de ce fait nuit à sa vie et à la sécurité de sa personne. Si le délai ne s’était pas produit, il ne serait pas dans cette position vulnérable.

Thèse du défendeur

[33]  Le défendeur fait valoir que le délai causé par l’État, sans plus, ne justifie pas à lui seul, une suspension de l’instance en raison d’un abus de procédure. Le délai doit être déraisonnable ou anormal; cette évaluation est contextuelle et dépend de la nature et de la complexité de l’affaire, des faits et des questions en litiges, de l’objectif de la procédure et de la contribution de la partie au délai (Blencoe, précité, aux paragraphes 101, 120 à 122 et 160).

[34]  Il faut aussi qu’il y ait une preuve de tort considérable causé par le délai inacceptable pour que ce dernier constitue un abus de procédure. La Cour doit être convaincue que le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures. Les procédures devaient être injustes au point de contrevenir à l’intérêt de la justice ou de miner l’intégrité du processus judiciaire (Blencoe, au paragraphe 120).

[35]  Dans le présent dossier, le demandeur concède qu’il avait obtenu sa citoyenneté en faisant de fausses représentations et en se rendant coupable de fraude. Ainsi, le préjudice serait plus important s’il était mis fin aux procédures.

[36]  En appliquant les trois principaux facteurs à évaluer dans l’examen du caractère raisonnable du délai, le défendeur, s’attardant à la différence entre le délai écoulé et le délai inhérent requis par la question, affirme que le ministre n’a été informé du dossier du demandeur qu’une fois que la GRC fut entrée en contact avec lui en octobre 2004, et que le demandeur avait déjà reçu la citoyenneté lorsque Interpol a confirmé la condamnation. En outre, le demandeur a été informé de l’intention de révoquer sa citoyenneté le 7 août 2015, et la révocation a eu lieu moins d’un an plus tard, le 27 mai 2016. Le demandeur n’a pas présenté de preuve démontrant que la durée du délai était supérieure au délai requis pour compléter le rapport ou pour que le délégué exerce son pouvoir discrétionnaire. De ce fait, il n’existe aucune cause d’un délai supérieur à l’exigence inhérente de la question devant faire l’objet d’un examen sur la légitimité.

[37]  En outre, même si le demandeur avait établi que le délai dépassait le temps inhérent à la procédure et qu’un tel retard était injustifié, il n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour démontrer que le délai avait directement causé un préjudice important (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Bilalov, 2013C F 887, au paragraphe 24 (Bilalov); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Coomar, [1998] ACF n1679; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Kawash, 2003 CFPI 709, au paragraphe 17).

[38]  Le défendeur fait valoir que la preuve d’un préjudice potentiel pour le demandeur n’est ni directement liée au délai, ni significative. En outre, les observations du demandeur se rapportant à la possibilité d’expulsion sont sans importance. Bien que le demandeur puisse faire face à une éventuelle expulsion, vu les motifs de révoquer sa citoyenneté, il n’appartient pas à la Cour de faire des suppositions ou de prendre des décisions sur le préjudice qui pourrait être causé par l’expulsion (Montoya, au paragraphe 44).

[39]  En outre, aucun délai n’a causé au demandeur un réel préjudice suffisamment important pour heurter le sens que donne le public aux notions de décence et d’équité. La mère du demandeur a été parrainée au Canada par sa fille et vit aujourd’hui avec elle dans le nord de l’Ontario. La fille du demandeur a 28 ans et a réussi à parrainer son conjoint en 2011. En outre, la preuve présentée ne permet pas de penser que le demandeur serait privé de services de soins de santé au Canada si sa citoyenneté était révoquée. Le demandeur n’a pas non plus présenté de preuve de sa condition médicale, d’un quelconque diagnostic, traitement ou soin médical, ou du soutien financier qu’il dit apporter à sa mère et à sa fille. Il a aussi présenté des éléments de preuve insuffisants de sa situation professionnelle, économique, et familiale, et de ses liens sociaux et de l’ensemble de son établissement au Canada.

[40]  Le demandeur n’a pas atteint le seuil élevé qui est requis pour établir l’abus de procédure (Hinse c Canada (Procureur général), 2015 CSC 35 aux paragraphes 40 et 41; Kanagaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 885, au paragraphe 51; Bilalov, aux paragraphes 15, 16 et 24).

[41]  En ce qui concerne le préjudice allégué découlant des modifications apportées à l’ancienne Loi sur la citoyenneté, le législateur est libre d’abroger ou de modifier la loi à tout moment. Les particuliers n’ont pas le droit que soit maintenue une loi qui leur est favorable (Loi d’interprétation, LRC 1985, c 1-21, article 42; Gustavson Drilling (1964) Ltd c Ministre du Revenu national, [1977] 1 RCS 271).

[42]  D’ailleurs, le demandeur n’a pas démontré avoir subi un préjudice issu de la modification législative. Le renvoi à la Cour en application de l’ancienne Loi sur la citoyenneté était simplement un dispositif d’enquête permettant à la Cour d’arriver à des conclusions de fait sur les questions de savoir si un défendeur avait obtenu sa citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Ces constats, n’étaient pas constitutifs de quelque droit que ce soit conféré par la loi, mais pouvaient former le fondement d’un rapport du ministre au gouverneur en conseil pour demander la révocation (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Houchaine, 2014 CF 342, aux paragraphes 10 à 16 (Houchaine)). Ici, bien qu’il ait eu la possibilité de le faire, le demandeur n’a pas contesté la crédibilité des allégations portées contre lui et a concédé la fausse déclaration. Ainsi, une procédure en Cour fédérale n’aurait été qu’une simple formalité. En outre, le demandeur a eu la possibilité de présenter des renseignements ou des documents sur les raisons pour lesquelles sa citoyenneté ne devait pas être révoquée, ce qu’il a fait, et ses observations ont été examinées par le délégué. L’article 10 de la Loi sur la citoyenneté modifiée permet l’exercice du pouvoir discrétionnaire à cet égard.

[43]  Quant aux arguments du demandeur fondés sur les dispositions de la Charte, la jurisprudence dominante veut que les procédures de révocation de la citoyenneté en elles-mêmes ne fassent pas intervenir l’article 7. Bien que la procédure ait changé à la suite de la Loi sur la citoyenneté modifiée, la jurisprudence confirme que la révocation de la citoyenneté ne prive pas en soi les personnes de leur vie, de leur liberté et de leur sécurité (Canada (Secrétaire d’État) c Luitjens, [1992] ACF no 319, aux paragraphes 8 et 9 (autorisation d’interjeter appel rejetée); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Katriuk, (1999) 11 Imm LR (3d) 178 (CAF) (autorisation d’interjeter appel rejetée); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Obodzinsky, [2000] ACF no 1675, aux paragraphes 11 à 14 (confirmée par 2001 CAF 158, autorisation d’interjeter appel rejetée); Houchaine, aux paragraphes 67 à 70; Chang Lee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 614, aux paragraphes 67 à 70 (Chang Lee); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Tobiass, [1997] 3 RCS 391, au paragraphe 108).

[44]  Aucune preuve n’a été présentée pour confirmer des procédures d’expulsion à venir ou le fait que de telles procédures sont inévitables. Les arguments du demandeur sur la non-disponibilité des soins médicaux en Ukraine ne sont pas étayés, et la Cour n’est pas la tribune adéquate pour faire valoir de tels arguments. Le demandeur jouit d’autres moyens de protéger son statut au Canada ou de suspendre une éventuelle procédure de renvoi en application de la LIPR.

Discussion

[45]  Le point de départ pour cette question est la décision de la Cour suprême du Canada dans Blencoe. Dans ce dossier, la Cour suprême avait retenu que le seul délai, sans plus, ne justifie pas la suspension de l’instance en raison d’un abus de procédure et, que dans un contexte de droit administratif, la preuve doit être faite d’un préjudice important émanant d’un délai inacceptable (Blencoe, au paragraphe 101). En outre, la Cour suprême déclare aussi que si le délai diminue la capacité d’une partie à répondre à la plainte formulée contre elle, par exemple lorsque les souvenirs se sont atténués, que des témoins essentiels sont décédés ou injoignables, ou que des éléments de preuve ont été perdus, le délai administratif pourrait être invoqué pour contester la validité de la procédure administrative et revendiquer réparation.

[46]  Dans Blencoe, la Cour suprême du Canada a aussi examiné la possibilité que des délais indus puissent, dans des situations limitées, constituer un abus de procédure lorsque l’équité d’une audience n’a pas été compromise, mais que le délai est manifestement inacceptable et a directement causé un préjudice :

115  Je serais disposé à reconnaître que délai inacceptable peut constituer un abus de procédure dans certaines circonstances même lorsque l’équité de l’audience n’a pas été compromise. Dans le cas où un délai excessif a causé directement un préjudice psychologique important à une personne ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime de protection des droits de la personne, le préjudice subi peut être suffisant pour constituer un abus de procédure. L’abus de procédure ne s’entend pas que d’un acte qui donne lieu à une audience inéquitable et il peut englober d’autres cas que celui où le délai cause des difficultés sur le plan de la preuve. Il faut toutefois souligner que rares sont les longs délais qui satisfont à ce critère préliminaire. Ainsi, pour constituer un abus de procédure dans les cas où il n’y a aucune atteinte à l’équité de l’audience, le délai doit être manifestement inacceptable et avoir directement causé un préjudice important. Il doit s’agir d’un délai qui, dans les circonstances de l’affaire, déconsidérerait le régime de protection des droits de la personne. La question difficile dont nous sommes saisis est de savoir quel « délai inacceptable » constitue un abus de procédure.

[…]

120  Pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, la cour doit être convaincue que [traduction] «le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures» (Brown et Evans, op. cit., à la p. 9-68). Le juge L’Heureux-Dubé affirme dans Power, précité, à la p. 616, que, d’après la jurisprudence, il y a « abus de procédure » lorsque la situation est à ce point viciée qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes. À mon sens, cela s’appliquerait autant à l’abus de procédure en matière administrative. Pour reprendre les termes employés par le juge L’Heureux Dubé, il y a abus de procédure lorsque les procédures sont «injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice» (p. 616). «Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares» (Power, précité, à la p. 616). Dans le contexte administratif, il peut y avoir abus de procédure lorsque la conduite est tout aussi oppressive.

[47]  La Cour suprême a aussi affirmé que pour constituer un manquement à l’obligation d’équité, le délai doit avoir été déraisonnable ou excessif. La partie qui se fonde sur le délai doit démontrer qu’il était inacceptable au point d’être oppressif et de vicier les procédures (Blencoe, au paragraphe 121). La question de savoir si un délai est devenu excessif dépend de la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances de l’affaire (Blencoe, au paragraphe 122). La Cour suprême a défini trois facteurs à considérer pour évaluer le délai :

160  Comme nous l’avons vu, les principaux dont l’ensemble de la jurisprudence moderne en droit administratif nous invite à tenir compte sont la longueur, la cause, et les effets. Grâce à une meilleure compréhension des différents types de délai et des différents contextes dans lesquels ils se situent, nous considérons que, pour évaluer le caractère raisonnable d’un délai administratif, trois facteurs principaux doivent être appréciés :

(1) le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire dont est saisi l’organisme administratif, ce qui comprendrait la complexité juridique (y compris l’existence de questions systémiques particulièrement complexes) et la complexité factuelle (y compris la nécessité de recueillir de grandes quantités de renseignements ou de données techniques), ainsi que les délais raisonnables pour que les parties ou le public bénéficient de garanties procédurales;

(2) les causes de la prolongation du délai inhérent à l’affaire, ce qui comprendrait notamment l’examen de la question de savoir si la personne touchée a contribué ou renoncé à certaines parties du délai, et celle de savoir si l’organisme administratif a utilisé aussi efficacement que possible les ressources dont il disposait;

(3) l’incidence du délai, considérée comme englobant le préjudice sur le plan de la preuve et les autres à l’existence des personnes touchées par le délai qui s’écoule. Cela peut également comprendre l’examen des efforts que les différentes parties ont déployés pour réduire au minimum les effets négatifs en fournissant des renseignements ou en apportant des solutions provisoires.

(Voir, de manière générale, Ratzlaff, précité, à la p. 346; Saskatchewan (Human Rights Commission) c Kodellas (1989), 60 D.L.R. (4th) 143 (C.A. Sask.); R. c Morin, [1992] 1 RCS 771; McMurtrie, précité; Skiffington, précité.)  L’examen de ces facteurs commande, de toute évidence, une analyse contextuelle. Notre Cour devrait donc éviter d’imposer des délais précis en la matière. Un juge devrait examiner les faits particuliers de l’affaire dont il est saisi et faire une évaluation qui tient compte des trois principaux facteurs décrits plus haut.

[48]  Cette Cour a déjà examiné ces trois principaux facteurs pour évaluer le caractère raisonnable du délai, dans le contexte de l’immigration et de la citoyenneté (Parekh, aux paragraphes 30 à 55; Bilalov, aux paragraphes 21 à 24; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Omelebele, 2015 CF 305, paragraphes 28 et 29; Montoya). De la même manière, une telle analyse contextuelle sera appliquée en l’espèce.

  i.  Le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire

[49]  Dans sa décision, le délégué a relevé la prétention du demandeur que CIC avait pris environ seize ans à lancer des procédures de révocation contre lui. Toutefois, dans l’examen de la longueur du délai, le délégué a uniquement affirmé que les renseignements sur les condamnations à l’étranger du demandeur n’ont été présentés à la GRC qu’en janvier 2000, que la GRC avait ensuite lancé une enquête sur la fiabilité de ces renseignements, mais qu’elle n’a reçu confirmation des renseignements par Interpol qu’en mars 2001, c’est-à-dire après l’obtention par le demandeur de la citoyenneté canadienne. Le délégué déclare que, de ce fait, CIC n’avait pas été en mesure d’entamer une enquête en matière d’immigration avant l’acquisition par le demandeur de la citoyenneté puisque CIC n’était pas en possession de la preuve nécessaire à appuyer la préparation du rapport.

[50]  À mon avis, le délégué n’a pas répondu à la question du délai prolongé. Alors que la lettre de « dénonciation » à la GRC affirmait que des [traduction] « documents originaux ont été envoyés à Citoyenneté et Immigration Canada », le dossier certifié du tribunal ne contient aucune pièce permettant d’indiquer que CIC avait reçu ces renseignements avant le 20 octobre 2004 lorsque la GRC est entrée en contact avec CIC. Ainsi, la première partie du délai par CIC pourrait s’expliquer ainsi, bien que le délai de la GRC, après avoir reçu la confirmation d’Interpol des condamnations en mars 2001, à contacter CIC en octobre 2004 ne le soit pas. En outre, la seconde partie du délai, à savoir les près de onze ans écoulés entre le 20 octobre 2004 lorsque CIC a été alerté de la question et le 7 août 2015 lorsque l’avis d’intention a été émis, ne s’explique pas par le fait que le demandeur était déjà citoyen en octobre 2004, ni par aucune autre raison.

[51]  Dans ses observations, le défendeur n’aborde pas de délai de onze ans, observant plutôt que le demandeur a reçu l’avis d’intention en août 2015 et que sa citoyenneté a été révoquée moins d’un an plus tard, le 27 mai 2016. Il affirme aussi que le demandeur n’a pas présenté de preuve pour démontrer que la période entre l’avis et la révocation, la troisième partie du délai, excédait le délai inhérent à la révocation. À l’appui de cette explication, le défendeur renvoie à Montoya (aux paragraphes 35 à 37).

[52]  La jurisprudence, non citée par le défendeur, indique aussi que pour que le délai constitue un abus de procédure, il doit avoir fait partie d’une procédure administrative ou juridique déjà en cours. Dans Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591, aux paragraphes 30 à 33 (Torre), la juge Tremblay-Lamer a conclu que le seul délai que la Cour devrait prendre en considération était le délai entre la prise de la décision par le ministre de préparer un rapport d’interdiction de territoire en application de l’article 44 de la LIPR et la conclusion d’interdiction de territoire tirée par la Section de l’immigration. Toutefois, et quoi qu’il en soit, si un délai de dix‑sept ans avant la procédure d’interdiction de territoire était comptabilisé dans le calcul pour établir s’il y avait eu un abus de procédure, la juge a conclu que le demandeur devrait démontrer que le délai avait causé « un préjudice réel d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public » (Blencoe, au paragraphe 133).

[53]  Je me permets aussi de souligner, toutefois, que dans Parekh, la juge Tremblay-Lamer avait rappelé le témoignage d’une analyste de cas de CIC qui avait avancé qu’un cas typique de révocation « pourrait exiger un ou deux ans, selon la complexité de l’affaire ». De cela, il avait été conclu que le temps écoulé entre le moment où CIC avait été mis au courant de la fraude commise par le défendeur et la délivrance de la demande introductive – cinq ans – était long même pour un dossier typique (Parekh, au paragraphe 30).

[54]  Dans le présent dossier, un délai de onze ans s’est écoulé entre le 20 octobre 2004, lorsque CIC a été alerté de la fraude, et sa délivrance d’un avis d’intention le 7 août 2015. Aucune preuve n’indique que le délai résultait d’une enquête en cours ni d’une activité de collecte de preuve. Le délai est inexpliqué. Il ne s’agit pas d’une situation où le processus administratif a été ralenti par des garanties procédurales autorisant la personne visée à participer au processus (Parekh, au paragraphe 34). En comptabilisant le délai de onze ans, la procédure de révocation allait bien au-delà des délais attendus, d’après la jurisprudence, pour la conclusion de dossiers de telle nature, et le délai n’était pas causé par les complexités du dossier. Ainsi, le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire était excessif.

  ii.  Causes du délai

[55]  Comme il est indiqué ci-dessus, les motifs du délégué offrent peu d’explications sur le délai prolongé dans la délivrance de l’avis d’intention.

[56]  Le défendeur attire l’attention de la Cour sur un affidavit de Salima Sajan, adjointe juridique au ministère de la Justice, souscrit le 1er novembre 2016. Cet affidavit est joint comme pièce à une copie de statistiques mensuelles sur les dossiers de révocation de la citoyenneté à la Direction générale de la gestion des cas et portant la date du 5 septembre 2012; à l’impression du tableau de bord sur la citoyenneté de la Direction générale du rendement et des opérations de CIC pour décembre 2012; à l’impression d’une vérification du programme de la citoyenneté menée entre décembre 2010 et avril 2011; et, à l’impression d’un plan d’action sur la révocation en date du 6 décembre 2010. L’affidavit n’aborde pas ces documents, qui n’ont pas été présentés au délégué avant qu’il ne prenne sa décision. Ils n’étaient pas non plus devant le délégué au moment de prendre sa décision.

[57]  Le défendeur fait valoir que la vérification révèle que le programme de citoyenneté manquait de ressources et que son inventaire de dossiers s’alourdissait. En 2010 la révocation de la citoyenneté avait été identifiée comme une priorité. Un plan d’action visant les révocations a été élaboré et d’autres financements ont été mis à disposition pour embaucher plus d’employés afin qu’ils apportent leur soutien aux diverses enquêtes, faisant augmenter le nombre d’avis de révocation qui ont été délivrés.

[58]  Les observations faites par l’avocat du défendeur ne constituent pas la preuve des causes du délai. L’affidavit en soi n’explique pas le contenu des pièces ni comment les pièces justifient les délais. Ces observations ont été données sous serment par une adjointe juridique et non par un employé de CIC disposant de connaissances sur son fonctionnement pendant la période visée. Elles sont aussi d’une valeur limitée puisqu’elles n’ont pas été présentées au décisionnaire. De plus, comme il a été indiqué précédemment, le dossier n’indique pas que d’autres efforts d’enquête ont été déployés après que CIC a été contacté par la GRC, et n’offre aucune explication sur le délai de onze ans.

[59]  Le présent dossier n’est pas compliqué et le demandeur n’a pas contribué au délai. Sans aucun motif pour justifier le délai prolongé, à mon avis, un délai de presque onze ans est excessif.

  iii.  Incidence du délai

[60]  Comme indiqué précédemment, pour que le délai soit qualifié d’abus de procédure, il doit y avoir une preuve que le délai a « causé directement un préjudice psychologique important » (Blencoe, au paragraphe 115).

[61]  Le demandeur a présenté des observations au délégué en date du 4 décembre 2015, dans lesquelles il a déclaré être bien établi au Canada depuis son arrivée comme résident permanent en 1997. Il a prétendu être devenu ingénieur maritime accrédité et avoir occupé un emploi stable, qu’il soutenait financièrement et moralement sa mère âgée, et que son expulsion serait fatale à cette dernière. Il a prétendu qu’il aidait aussi sa fille financièrement : elle venait de recevoir son diplôme universitaire, mais n’était pas encore arrivée à trouver un emploi. Le demandeur a aussi observé qu’il souffrait du cancer. Il attendait son opération chirurgicale pour le mois de décembre 2015 et avait besoin de traitements complets qui ne pouvaient lui être prodigués que par le personnel médical qui l’avait opéré, et était responsable de ses soins et de la poursuite de ses traitements. En outre, il a aussi affirmé n’avoir aucune famille en Ukraine qui pourrait l’aider s’il rentrait au pays, où il ne détenait aucun bien. Vu ce qui précède, la révocation de sa citoyenneté poserait un risque pour sa santé et sa sécurité.

[62]  À mon avis, aucune de ses difficultés personnelles ne peut être considérée comme ayant été directement causée par le délai. Quoi qu’il en soit, le dossier ne contient aucun affidavit ni aucune autre preuve corroborant ses prétendus antécédents professionnels. Il ne contient aucune preuve du soutien financier qu’il dit apporter à sa mère et à sa fille. Aucune preuve ne démontre la condition de la mère du demandeur et le fait que l’expulsion de ce dernier serait fatale pour elle. De la même manière, même si le demandeur a affirmé avoir requis un traitement complet contre le cancer qui ne pourrait lui être prodigué que par le personnel médical qui devait l’opérer et assurer ses soins et son traitement dans la durée, il n’a présenté aucun document pour confirmer sa maladie ou son traitement.

[63]  À cet égard, le délégué a relevé que les renseignements les plus récents mis à disposition du délégué par l’intermédiaire du système de CIC indiquaient que la mère du demandeur vit avec sa fille dans le nord de l’Ontario. Le délégué a reconnu que le demandeur apportait peut-être un soutien financier à sa mère, mais n’était pas convaincu qu’elle serait sans ressources si le demandeur était dans l’incapacité de la soutenir. Le délégué a aussi remarqué que la fille du demandeur avait 28 ans, avait réussi à parrainer son époux en 2011 et que ce dernier pourrait, selon toute vraisemblance, l’aider financièrement en cas de besoin.

[64]  À mon avis, le présent dossier se distingue de Parekh, dans lequel les parties touchées s’étaient vu refuser la délivrance de passeports et le droit de voyager et de parrainer leur fille directement en raison du délai (Parekh, aux paragraphes 20, 48, 49 et 51). Dans ce dossier, la juge Tremblay-Lamer avait déclaré qu’il était important de rappeler que l’affaire dont elle était saisie était différente de celles telles que Charran et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Copeland, [1998] 2 RCF 493, qui considéraient que les délais dans la procédure de révocation de la citoyenneté étaient, à tout le moins, à l’avantage du défendeur, car ils lui permettaient de rester au Canada plutôt que d’être expulsé (voir aussi Torre, au paragraphe 38). Ce n’était pas le cas dans Parekh, puisque les défendeurs n’avaient joui d’aucun avantage découlant des délais de révocation de leur citoyenneté, vu qu’ils ne pouvaient pas être expulsés, et deviendraient résidents permanents et auraient le droit à présenter une nouvelle demande de citoyenneté. Si le demandeur n’avait pas retardé la procédure par la révocation de la citoyenneté des défendeurs, ces derniers auraient déjà pu demander, et même obtenir, la citoyenneté canadienne. Par conséquent, si les procédures n’avaient pas été suspendues, leur capacité à demander la citoyenneté pendant au moins les cinq prochaines années constituerait un préjudice découlant directement du délai du ministre. Il ne s’agit pas non plus de circonstances apparentées à celles de Fabbiano, où le délai avait causé un préjudice direct au demandeur puisqu’il n’avait pas eu la possibilité de modifier ses observations antérieures ni de présenter des éléments de preuve pertinents avant que la décision ne soit rendue sept ans plus tard.

[65]  En conclusion, bien que le délai dans ce dossier ait été excessif et dans une large mesure inexpliqué, le demandeur a manqué de présenter des éléments de preuve suffisants d’un préjudice important directement issu du délai inacceptable équivalent à un abus de procédure. Je ne suis pas convaincue que, dans ces circonstances, le préjudice pour l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif de révocation de la citoyenneté du demandeur excède le préjudice pour l’intérêt du public dans l’application de la loi.

Perte de garanties procédurales

[66]  Le demandeur fait aussi valoir que le délai par le ministre a entraîné une perte de garanties procédurales entraînée par les modifications prévues dans la Loi sur la citoyenneté modifiée.

[67]  Aux termes de l’ancienne Loi sur la citoyenneté, la citoyenneté d’une personne pouvait être révoquée en application de l’article 10 par décret du gouverneur en conseil lorsqu’il était convaincu que la citoyenneté avait été obtenue « par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ». La décision du gouverneur en conseil était fondée sur un rapport du ministre.

[68]  Avant de publier son rapport, le ministre était tenu, aux termes de l’article 18 de l’ancienne Loi sur la citoyenneté, d’envoyer à l’intéressé un avis d’intention de révoquer sa citoyenneté dans lequel étaient décrits les motifs de révocation. L’intéressé pouvait demander que l’affaire soit renvoyée à la Cour fédérale afin que celle-ci détermine si la citoyenneté avait été acquise frauduleusement ou encore par fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[69]  Si l’intéressé ne renvoyait pas l’affaire à la Cour fédérale dans les trente jours suivant la réception de l’avis, le ministre pouvait alors présenter un rapport au gouverneur en conseil dans lequel il recommandait la révocation de la citoyenneté.

[70]  Si l’intéressé demandait le renvoi de l’affaire à la Cour fédérale, le ministre pouvait alors intenter une action devant la Cour fédérale visant à obtenir un jugement déclarant que l’intéressé avait obtenu la citoyenneté frauduleusement ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Si, à l’issue du procès, la Cour était convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que l’intéressé avait obtenu la citoyenneté frauduleusement ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, un jugement en ce sens était rendu.

[71]  Ce n’était qu’à cette étape que le ministre pouvait présenter son rapport au gouverneur en conseil. Le contenu du rapport soumis par le ministre au gouverneur en conseil était divulgué à l’intéressé, qui avait ensuite l’occasion de présenter des observations écrites. Toutes ces observations étaient examinées par le ministre et jointes au rapport final présenté au gouverneur en conseil. Si le gouverneur en conseil décidait d’annuler la citoyenneté, il le faisait au moyen d’un décret portant révocation.

[72]  Sous réserve de la loi modifiée sur la citoyenneté, le ministre peut révoquer la citoyenneté d’une personne aux termes du paragraphe 10(1) « lorsqu’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ». Ce n’est que lorsqu’une circonstance exceptionnelle précisée dans la Loi sur la citoyenneté modifiée s’applique que le ministre est maintenant tenu de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale en vue d’un jugement déclaratoire. Or, aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce.

[73]  Aux termes du paragraphe 10(3) de la Loi sur la citoyenneté modifiée, avant de révoquer la citoyenneté d’une personne, le ministre doit émettre un avis l’informant de « la possibilité pour celle-ci de présenter des observations écrites » et des « motifs sur lesquels le ministre fonde sa décision ». « Une audience peut être tenue si le ministre l’estime nécessaire compte tenu des facteurs réglementaires. »

[74]  L’article 7.2 du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246, décrit les circonstances qui permettent la tenue d’une audience :

Une audience peut être tenue en vertu du paragraphe 10(4) de la Loi compte tenu de l’un ou l’autre des facteurs suivants:

A hearing may be held under subsection 10(4) of the Act on the basis of any of the following factors:

a) l’existence d’éléments de preuve qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause; b) l’incapacité pour la personne en cause de présenter des observations écrites;

(a) the existence of evidence that raises a serious issue of the person’s credibility;

b) l’incapacité pour la personne en cause de présenter des observations écrites;

(b) the person’s inability to provide written submissions; and

c) le fait que le motif de révocation est lié à une condamnation et à une peine infligées à l’étranger pour une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction de terrorisme au sens de l’article 2 du Code criminel.

(c) whether the ground for revocation is related to a conviction and sentence imposed outside Canada for a offence that, if committed in Canada, would constitute a terrorism offence as defined in section 2 of the Criminal Code.

[75]  La décision du ministre de révoquer la citoyenneté doit être rendue à l’écrit et peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire par la Cour.

[76]  En l’espèce, la procédure définie dans la Loi sur la citoyenneté modifiée a été suivie. Le demandeur a été signifié de l’avis d’intention qui indiquait les renseignements pris en considération par le décisionnaire. Le demandeur a eu soixante jours pour présenter des observations et a aussi reçu un prolongement de soixante jours après la première échéance.

[77]  Les observations ont été prises en considération par le délégué du ministre qui a conclu que l’audience n’était pas nécessaire puisque les observations écrites du demandeur ne remettaient pas en question la crédibilité de la preuve sur laquelle était fondée la décision. Le demandeur admettait plutôt avoir fait de fausses représentations sur ses demandes de résidence permanente et de citoyenneté. Pour ce motif, le délégué a conclu que le demandeur avait manqué d’établir comment il avait subi un préjudice découlant du changement apporté au modèle décisionnel. La citoyenneté du demandeur a subséquemment été révoquée le 27 mai 2016.

[78]  Le demandeur fait valoir que le processus prévu par la Loi sur la citoyenneté modifiée et suivie par le délégué le privait des garanties procédurales auxquelles, sans le délai, il aurait eu droit en application des dispositions de l’ancienne Loi sur la citoyenneté. En outre, il prétend aussi que le délégué n’a pas tenu compte de ses observations selon lesquelles l’ancien processus lui donnait droit à une procédure en trois temps. D’abord, le ministre aurait préparé un rapport s’il avait été convaincu que le demandeur avait obtenu la citoyenneté frauduleusement. Ensuite, le ministre aurait présenté un avis d’intention de révoquer la citoyenneté auquel le demandeur aurait eu la possibilité de répondre, et de demander que la question soit renvoyée à une audience devant la Cour fédérale. Enfin, si la Cour fédérale avait fait le constat demandé par le ministre, le gouverneur en conseil aurait pris en considération des facteurs équitables, en plus de l’infraction à l’ancienne Loi sur la citoyenneté :

[traduction]

La version modifiée de la Loi sur la citoyenneté n’autorise plus M. Chabanov à effectuer un renvoi à la Cour fédérale, puisque cette réparation est maintenant réservée aux personnes qui sont en litige avec le Canada ou qui ont fait de fausses déclarations liées à des motifs précis d’interdiction de territoire en vertu de la LIPR. Dans tous les autres dossiers, le ministre arrive à une décision sans devoir assister à une audience formelle ni considérer de facteurs équitables. Lorsque le ministre est responsable de révoquer la citoyenneté, il n’existe aucun pouvoir discrétionnaire. Même si le pouvoir discrétionnaire pourrait être induit, le ministre n’est pas un décisionnaire indépendant ou impartial. Pour les questions aussi sérieuses que la révocation de la citoyenneté, M. Chabanov perd son droit à un processus équitable par l’entremise d’une audience formelle devant un juge indépendant et impartial.

[79]  À mon avis, ce postulat soulève de nombreuses difficultés. D’abord, il omet de reconnaître l’objectif d’un renvoi à la Cour en application du processus prévu dans l’ancienne Loi sur la citoyenneté. Cela est résumé par la juge Mactavish dans Houchaine :

[10]  Afin de situer les arguments des parties, il est nécessaire de comprendre le processus d’annulation de la citoyenneté.

[11]  Un renvoi effectué par le ministre au titre de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté n’est pas une action dans le sens conventionnel du terme. Le renvoi est plutôt « essentiellement une procédure d’enquête visant à colliger la preuve des faits entourant l’acquisition de la citoyenneté en vue de déterminer si elle a été obtenue par des moyens dolosifs » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Obodzinsky, 2002 CAF 518, [2002] ACF no 1800, au paragraphe 15 (Obodzinsky (CAF)).

[12]  La Cour a donc pour tâche de tirer des conclusions de fait au sujet de la question de savoir si M. Rogan a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. La décision de la Cour au titre de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté est définitive et n’est pas susceptible d’appel.

[13]  Les conclusions de fait de la Cour ne déterminent pas de droits juridiques. Cela signifie que la décision n’a pas pour effet d’annuler la citoyenneté canadienne des défendeurs : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration). Tobiass, [1997] 3 RCS 391, [1997] ACS no 82, au paragraphe 52, qui cite Canada (Secrétaire d’État) c Luitjens, [1992] ACF no 319, 142 NR 173 (CAF), au paragraphe 152.

[14]  Ces conclusions peuvent toutefois constituer le fondement d’un rapport présenté par le ministre au gouverneur en conseil en vue de demander l’annulation de la citoyenneté des défendeurs. La décision définitive à ce sujet incombe au gouverneur en conseil, qui seul est habilité à annuler la citoyenneté.

[15]  Le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté permet au gouverneur en conseil d’annuler la citoyenneté d’une personne lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que cette personne a acquis sa citoyenneté « par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ».

[16]  La décision du gouverneur en conseil d’annuler la citoyenneté d’une personne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Furman, 2006 CF 993, [2006] ACF no 1248, au paragraphe 15.

[80]  En l’espèce, le demandeur a admis avoir obtenu son statut de résident permanent, et de ce fait sa citoyenneté, par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Ainsi, rien ne permet de croire que dans ces circonstances, il aurait demandé que la question soit renvoyée à la Cour fédérale afin qu’elle tire des conclusions de fait au sujet de la question de savoir s’il avait obtenu sa citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Cela aurait été inutile, et même s’il l’avait fait, devant son admission, la Cour aurait délivré la déclaration sollicitée par le ministre.

[81]  En application de la Loi sur la citoyenneté modifiée, le demandeur n’aurait droit à une audience en application du paragraphe 10(4) que dans les situations définies dans l’article 7.2 du Règlement sur la citoyenneté. La seule de ces situations applicable au demandeur était celle définie à l’article 7.2(a), à savoir l’existence de preuve soulevant des questions sérieuses sur la crédibilité de la personne, mais le demandeur avait admis la violation et, même si l’avis d’intention déclarait qu’après la réception de ses observations, une décision serait prise sur la question de savoir si une audience était nécessaire au motif des facteurs identifiés dans l’article 7.2 du Règlement sur la citoyenneté, qui étaient connus, le délégué a énoncé dans sa décision que le demandeur n’avait fait aucune observation remettant en question la crédibilité de la preuve sur laquelle était fondé la décision de révoquer sa citoyenneté. Devant de telles circonstances, il est difficile de constater que la protection de l’équité procédurale lui a été refusée à la suite de la révision du processus de révocation.

[82]  Le délégué semble jouir d’un pouvoir discrétionnaire puisque le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté modifiée autorise le ministre à révoquer la citoyenneté. En outre, comme dans le processus précédent, le demandeur était autorisé à faire et a fait des observations écrites au délégué sur les raisons pour lesquelles sa citoyenneté ne devait pas être révoquée. En outre, le délégué a pris en considération les déclarations du demandeur sur les raisons pour lesquelles sa citoyenneté ne devait pas être révoquée, qui étaient liées au délai, aux liens établis par le demandeur au Canada, et à ses prétendues difficultés s’il était renvoyé.

[83]  Le demandeur, dans ses observations, n’étaye pas sa prétention voulant que le délégué ne soit pas un décisionnaire indépendant ou impartial, et ne présente aucun fondement à l’appui de cette affirmation. Il fait plutôt valoir que la perte de son droit de renvoi à la Cour fédérale, son droit à un processus équitable prenant la forme d’une audience formelle devant un juge indépendant et impartial a été éliminé. De nouveau, cela est opposé au fait que la décision qui serait prise par renvoi à la Cour aurait été celle de savoir s’il avait obtenu sa citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Or, le demandeur a reconnu ces faits dans ce dossier.

[84]  Par conséquent, je ne suis pas convaincue que dans ces circonstances, le délai ait eu pour résultat la perte des garanties procédurales.

Article 7

[85]  À mon avis, les observations du demandeur sur l’article 7 de la Charte sont vraisemblablement prématurées vu que les procédures de révocation ne déclenchent pas automatiquement une procédure de renvoi (voir Montoya, au paragraphe 50; Chang Lee, aux paragraphes 68 à 70). Il a toujours été considéré que l’expulsion ou la possibilité de renvoi du Canada ne visent pas, en soi, l’article 7 de la Charte (B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, au paragraphe 75; Torre, au paragraphe 69; Stables c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1319, au paragraphe 40; Chiarelli c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 RCS 711; Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51).

[86]  Toutefois, il n’est pas nécessaire que je tranche cette question puisque l’observation du demandeur à ce sujet est que le préjudice qu’il a subi en raison du délai viole son droit à la vie et à la sécurité de sa personne prévu par l’article 7 de la Charte, puisqu’il était maintenant dépendant de l’aide médicale depuis son établissement au Canada et nécessite maintenant des soins et des traitements continus qui ne lui seraient plus prodigués s’il était renvoyé du Canada. Comme il est mentionné ci-dessus, le demandeur n’a présenté aucune preuve confirmant son diagnostic, les traitements qu’il a reçus ou qu’il doit recevoir, que son traitement doive absolument être prodigué par ses soignants actuels comme il le prétend, ou que lesdits traitements ne lui seraient pas prodigués si sa citoyenneté était révoquée ou s’il était renvoyé vers l’Ukraine. En l’absence de preuve corroborant son argument que ses droits en application de l’article 7, le cas échéant, ont été violés par le délai, la revendication du demandeur ne peut pas aboutir.

Seconde question en litige : la décision du délégué était-elle raisonnable?

[87]  Le demandeur fait valoir que la décision n’est pas suffisamment justifiée, transparente et intelligible, et qu’elle était donc déraisonnable.

[88]  Pour appuyer sa prétention, le demandeur fait valoir que le délégué n’a traité que le délai entre janvier 2000 et mars 2001, laissant un délai cumulatif de plus de quatorze ans inexpliqué. En outre, le demandeur s’oppose à la distinction opérée par le défendeur entre le processus de révocation et le processus de renvoi. Il fait valoir qu’à titre d’étranger interdit de territoire pour grande criminalité, conformément à ce que décrit l’alinéa 36(1)b) de la LIPR, il est assujetti à une mesure de renvoi et n’aurait pas droit d’interjeter appel à la Section d’appel de l’immigration. Par conséquent, il était déraisonnable pour le délégué d’indiquer que la révocation pourrait avoir tout autre résultat que celui du renvoi. Ce faisant, le délégué a entravé son pouvoir discrétionnaire en prenant la décision que les conséquences du renvoi, y compris le préjudice subi par le demandeur s’il était renvoyé, ne sont pas pertinentes à la décision de révoquer sa citoyenneté.

[89]  Le demandeur fait valoir que le raisonnement du délégué n’était pas transparent, vu que les raisons claires et complètes correspondant à ses observations n’ont pas été données, et que le délai demeure, dans une large mesure, inexpliqué. En outre, la décision n’était pas intelligible puisqu’elle n’indique pas clairement comment, si le demandeur demandait un statut en application de la LIPR, les mêmes circonstances soulevées à cette étape pourraient faire l’objet d’un nouvel examen plus favorable. Il affirme aussi que le délégué n’a pas tenu compte des circonstances du demandeur avant de décider de révoquer la citoyenneté aux motifs que ces circonstances pourraient faire l’objet d’un examen par un autre décisionnaire si le demandeur sollicitait ultérieurement un statut, et a simplement refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire.

Thèse du défendeur

[90]  Pour l’essentiel, le défendeur se fonde sur ses observations antérieures, selon lesquelles le demandeur n’a pas démontré l’existence d’un délai déraisonnable ou d’un abus de procédure.

Discussion

[91]  Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits. Si des motifs permettent à une cour de révision de comprendre pourquoi le décisionnaire a pris sa décision et d’établir si la conclusion appartient aux issues qui sont acceptables, les critères établis dans Dunsmuir sont remplis (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16).

[92]  Dans le présent dossier, les motifs du délégué de révoquer la citoyenneté portent avant tout sur le fait que le demandeur s’est faussement représenté sur sa demande de résidence permanente au Canada en manquant de divulguer ses condamnations à l’étranger, ce que le demandeur a reconnu dans ses observations. D’après le dossier et ces admissions, le délégué était convaincu que le demandeur avait obtenu la résidence permanente, et ultérieurement la citoyenneté, par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le délégué a justifié comment la preuve l’avait mené à décider de révoquer citoyenneté du demandeur. Cette conclusion n’est pas erronée et est raisonnable.

[93]  J’ai précédemment examiné la question du délai dans le contexte de l’abus de procédure.

[94]  Enfin, comme il a été indiqué précédemment, le délégué a conclu que, même si le demandeur soutenait financièrement sa mère, il n’était pas convaincu qu’elle serait sans ressources si le demandeur n’était plus en mesure de la soutenir. Le demandeur n’a présenté aucune preuve de son soutien financier ou moral à sa mère ni de sa condition médicale qui, selon lui, serait fatale pour elle s’il était renvoyé du Canada. De la même manière, comme le relève le délégué, la fille du demandeur a 28 ans et elle a parrainé son époux qui pourrait selon toute vraisemblance l’aider financièrement si nécessaire. De nouveau, le demandeur n’a présenté aucune preuve du soutien financier apporté à sa fille. Le délégué, de la même manière, a conclu qu’aucune preuve ne démontrait que le demandeur n’aurait plus accès aux services de soins de santé au Canada si sa citoyenneté était révoquée. Ces conclusions étaient raisonnables vu le manque de preuve au dossier pour étayer l’observation du demandeur se rapportant à sa mère et à sa fille, les renseignements à ce sujet dans les systèmes de CIC, et l’absence de toute preuve sur la condition et le traitement du demandeur, ou l’indisponibilité du traitement au Canada ou en Ukraine. Vu le manque total de documentation à l’appui des observations du demandeur quant aux difficultés qu’il subirait et à son établissement, les observations du demandeur selon lesquelles le délégué a entravé son pouvoir discrétionnaire ne peut pas aboutir.

[95]  Considérée avec l’ensemble du dossier, la décision du délégué appartient aux issues acceptables.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de juin 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1014-16

 

INTITULÉ :

VITALIY CHABANOV c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 décembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 19 janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

Steven Tress

 

Pour le demandeur

 

Laoura Christodoulides

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Steven Tress

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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