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Date : 20170609


Dossier : T-1535-16

Référence : 2017 CF 560

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 juin 2017

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

MARSHA WAGNER, DIANE JANE DREWRY, JOHN ROGER ROBINSON, RYAN JOHN ROBINSON, PHILIP COPITHORNE ET ELLEN ROBINSON

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE ET ALBERTA TRANSPORTATION

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               En juin 2013, des inondations historiques survenues dans le sud de l’Alberta ont forcé plus de 56 000 Albertains à quitter leurs résidences. Pour contribuer à réduire les effets de futures crues extrêmes sur les infrastructures, sur les cours d’eau, sur les gens de Calgary et des collectivités situées en aval, la défenderesse Alberta Transportation propose de construire et d’exploiter des infrastructures d’atténuation des inondations sur la rivière Elbow et sur les terres adjacentes à la rivière Elbow, à environ 15 km à l’ouest de Calgary. Une fois construit, le « Projet de réservoir hors cours d’eau de Springbank » (le projet) touchera 6 800 acres de terrain par la construction d’un canal de protection de 4 700 mètres pour transporter l’eau, de la rivière Elbow à un réservoir hors cours d’eau ayant une capacité de stockage d’environ 104 600 000 mètres cubes. Les demandeurs sont des propriétaires fonciers dont les terres sont situées dans la zone nécessaire pour le projet, et pour certains, les terres appartiennent à leur famille depuis des générations. Les demandeurs perdront leurs terres si le projet est construit et exploité (dossier des demandeurs, vol. II, pièce L (DCT), page 023).

[2]               En conséquence, la présente demande vise à tenir les défendeurs responsables de leur décision de mener le projet à terme. L’accent principal est mis sur la décision datant du 23 juin 2016, rendue par l’Agence canadienne d’évaluation environnementale (l’Agence) en ce qui concerne la requête des demandeurs qu’un comité d’examen public effectue l’évaluation environnementale nécessaire du projet aux termes du paragraphe 38(1) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, 2012, L.C. 2012, ch. 19 (LCEE de 2012 et la Loi).

[3]               Les paragraphes 38(1) et 38(2) de la Loi sont les points centraux de la présente demande :

Évaluation environnementale renvoyée pour examen par une commission

Règles générales

Renvoi pour examen par une commission

Environmental Assessment by a Review Panel

General Rules

Referral to review panel

38 (1) Sous réserve du paragraphe (6), dans les soixante jours suivant l’affichage sur le site Internet de l’avis du début de l’évaluation environnementale d’un projet désigné, le ministre peut, s’il estime qu’il est dans l’intérêt public que celui-ci fasse l’objet d’un examen par une commission, renvoyer l’évaluation environnementale du projet pour examen par une commission.

38 (1) Subject to subsection (6), within 60 days after the notice of the commencement of the environmental assessment of a designated project is posted on the Internet site, the Minister may, if he or she is of the opinion that it is in the public interest, refer the environmental assessment to a review panel

Intérêt public

(2) Il tient notamment compte des éléments ci-après lorsqu’il détermine si, selon lui, il est dans l’intérêt public qu’un projet désigné fasse l’objet d’un examen par une commission

Public interest

(2) The Minister’s determination regarding whether the referral of the environmental assessment of the designated project to a review panel is in the public interest must include a consideration of the following factors:

a) la possibilité que le projet entraîne des effets environnementaux négatifs importants;

(a) whether the designated project may cause significant adverse environmental effects;

b) les préoccupations du public concernant les effets environnementaux négatifs importants que le projet peut entraîner;

(b) public concerns related to the significant adverse environmental effects that the designated project may cause; and

c) la possibilité de coopérer avec toute instance qui exerce des attributions relatives à l’évaluation des effets environnementaux de tout ou partie du projet.

[…]

(c) opportunities for cooperation with any jurisdiction that has powers, duties or functions in relation to an assessment of the environmental effects of the designated project or any part of it

[…]

[4]               À tout le moins, une attente est exprimée par les dispositions voulant que le ministre garde à l’esprit la question de savoir s’il convient d’exercer son pouvoir discrétionnaire. La façon de combler cette attente est au cœur de la présente demande. Par conséquent, le pouvoir discrétionnaire du ministre n’a pas été exercé. La présente demande conteste ce résultat. Les avocats des deux défendeurs affirment que la présente demande devrait être rejetée.

I.                   Le contexte législatif

[5]               Le projet est un projet désigné conformément au Règlement désignant les activités concrètes (DORS/2012-147) [le Règlement]. Voici un aperçu du contexte législatif dans lequel le projet a été examiné :

[traduction]

La Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, ch. 19, art. 52 (« LCEE de 2012 »), s’applique aux projets désignés. Les projets désignés sont des activités concrètes qui sont désignées en vertu du Règlement [...], ou dans un arrêté du ministre de l’Environnement et du Changement climatique (le « ministre ») en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012. Chaque projet désigné est également lié, en vertu du Règlement ou de l’arrêté ministériel, à l’une des autorités responsables précisées à l’article 15 de la LCEE de 2012. L’Agence canadienne d’évaluation environnementale (Agence) est l’une de ces autorités responsables.

Pour un projet désigné lié à l’Agence en vertu du Règlement, la première étape du processus d’évaluation environnementale consiste pour l’Agence à décider, à la suite d’un examen préalable de 45 jours, si une évaluation environnementale est requise pour un projet désigné (décision relative à l’examen). Ce processus d’examen préalable est énoncé aux articles 8 à 12 de la LCEE de 2012.

Si l’Agence décide qu’une évaluation environnementale est nécessaire, elle doit afficher un avis de lancement d’une évaluation environnementale sur son site Internet, puis elle doit effectuer l’évaluation environnementale nécessaire.

Dans les 60 jours suivant l’affichage de l’avis de lancement de l’évaluation environnementale d’un projet désigné sur le site Internet de l’Agence, [conformément au paragraphe 38(1) de la LCEE de 2012], le ministre peut, s’il est convaincu qu’il en va de l’intérêt public, renvoyer l’évaluation environnementale à une commission d’examen. Une détermination de l’intérêt public doit tenir compte des éléments énumérés au paragraphe 38(2) de la LCEE de 2012, soit : a) la possibilité que le projet entraîne des effets environnementaux négatifs importants; b) les préoccupations du public associées aux effets environnementaux négatifs importants que le projet peut entraîner; c) la possibilité de coopérer avec toute instance qui exerce des attributions relatives à l’évaluation des effets environnementaux.

(Extraits de l’affidavit de Mme Heather Smith, dossier du défendeur, le ministre de l’Environnement et du Changement climatique, pages 001 à 005, aux paragraphes 3 à 6)

II.                La décision à la suite de l’évaluation environnementale (l’évaluation)

[6]               Depuis 1994, Mme Heather Smith, vice-présidente du Secteur des opérations de l’Agence, est responsable de la prestation des évaluations environnementales par l’Agence. Pour aider Mme Smith à déterminer si une évaluation environnementale était nécessaire en ce qui concerne le projet, le Comité d’examen du projet de l’Agence (CEP) a élaboré une recommandation datée du 23 juin 2016, intitulée [traduction] « Note de service à l’intention de la vice-présidente : Décision en matière d’évaluation environnementale pour le Projet de réservoir hors cours d’eau de Springbank (Alberta) [Pour décision et signature] » (la note de service à l’intention de la vice‑présidente). Les passages clés du document sont rédigés comme suit :

[traduction

Conformément à l’article 10 de la LCEE de 2012, l’Agence doit déterminer d’ici le 23 juin 2016 si une ÉE est requise pour le projet. Si vous jugez qu’une ÉE fédérale est requise, l’[Agence] entamera une période de consultation publique sur l’ébauche de Lignes directrices pour l’établissement d’une étude d’impact environnemental du 23 juin au 23 juillet 2016. Si vous jugez qu’une ÉE fédérale n’est pas requise, l’Agence publiera un avis public à cet effet sur le Registre canadien d’évaluation environnementale.

CONSIDÉRATIONS

Les effets environnementaux négatifs potentiels sur les zones de compétence fédérale comprennent les effets sur le poisson et l’habitat du poisson, y compris les pêches autochtones, les oiseaux migrateurs, l’habitat des oiseaux migrateurs et les zones humides résultant de l’exploitation du canal de protection.

Des groupes autochtones ont soulevé certaines préoccupations concernant les incidences potentielles sur :

•           les plantes rares qui revêtent une importance médicinale ou spirituelle, retrouvées dans la zone du projet, et particulièrement dans les zones riveraines;

•           l’utilisation de la rivière Elbow pour la pêche et les déplacements;

•           les effets sur la qualité de l’eau, le poisson, et l’habitat du poisson à l’intérieur et à l’extérieur de la zone du projet;

•           les effets sur la faune (notamment sur les ongulés et les ours), la migration et la chasse de la faune, à l’intérieur et à l’extérieur de la zone du projet;

•           les sites d’importance historique, culturelle et spirituelle dans l’ensemble de la zone du projet.

Le public a manifesté un intérêt important, tant à l’appui qu’en opposition au projet. La zone du réservoir proposé est une propriété privée utilisée principalement à des fins d’élevage. L’expropriation de cette terre par la province de l’Alberta n’a pas encore été entièrement négociée. L’organisme communautaire « Don’t Dam Springbank », dans sa lutte contre le projet, a exprimé des réserves concernant l’emplacement et l’ampleur du réservoir hors cours d’eau ainsi que les effets négatifs potentiels liés à l’article 5 de la LCEE de 2012 (poisson et habitat du poisson, oiseaux migrateurs et peuples autochtones).

Le Calgary River Communities Action Group, qui appuie le projet, a manifesté son inquiétude concernant le temps nécessaire pour achever l’ÉE fédérale en plus de l’évaluation provinciale compte tenu de la possibilité d’une urgence à la suite d’une inondation dans l’intervalle.

Une ÉE provinciale est obligatoire pour le projet. Le ministre provincial de l’Environnement et des Parcs s’inquiète du fait qu’une ÉE fédérale pourrait retarder le projet et a demandé si le projet pourrait être dispensé d’une ÉE fédérale, aux termes de l’article 70 de la LCEE de 2012, puisqu’il est mis en place afin d’atténuer une urgence potentielle. L’Agence a conclu que l’article 70 de la LCEE de 2012 ne s’appliquait pas au présent projet. Une coordination des ÉE aura lieu dans la mesure du possible. On s’attend à ce que l’Agence effectue une ÉE avant l’achèvement des audiences de la Natural Resource Conservation Board de l’Alberta, et à ce qu’une ÉE effectuée par une commission d’examen conjoint prolonge d’au moins 12 mois le processus d’examen environnemental.

ANALYSE/ÉVALUATION

Le CEP s’est réuni le 13 juin 2016 et a recommandé qu’une ÉE fédérale du projet soit entreprise. Cette recommandation est fondée sur les considérations suivantes :

1)         Le projet devrait avoir des effets environnementaux négatifs :

•           sur le poisson et son habitat;

•           sur les oiseaux migrateurs;

•           à l’égard des peuples autochtones.

Renvoi à une commission d’examen

En ce qui concerne les critères de renvoi à une commission d’examen établi par la LCEE de 2012, le CEP mentionne ce qui suit :

1)         des effets environnementaux potentiellement négatifs aux termes de l’article 5 ne sont pas prévus;

2)         plus de 1 000 commentaires ont été reçus, dont la majorité s’oppose au projet et demande la participation du gouvernement fédéral afin d’apporter une supervision, une surveillance et une « indépendance » supplémentaire au processus;

3)         le gouvernement provincial a demandé qu’une ÉE fédérale soit effectuée, au besoin, le plus rapidement possible. Si le projet est renvoyé à une commission d’examen fédérale, une commission d’examen conjoint intéresserait probablement la Natural Resources Conservation Board, ce qui pourrait prolonger de 12 mois le processus d’ÉE.

Compte tenu des renseignements disponibles, le CEP n’a pas inclus de recommandation concernant un renvoi à une commission.

RECOMMANDATION

Je recommande qu’une ÉE fédérale soit exigée pour le projet.

PROCHAINES ÉTAPES

•           En cas d’accord de votre part sur la présente recommandation, un Avis de détermination et un Avis de lancement (s’il y a lieu) seront publiés sur le site Web de l’Agence le 23 juin 2016.

[Non souligné dans l’original.]

(DCT, pages 001-004)

[7]               En apposant un crochet à côté des mots [traduction] « Je suis d’accord », et en signant le document, Mme Smith a ordonné l’évaluation et, par conséquent, l’article 38 a été mis en cause.

III.             L’Agence et la prise de décision aux termes de l’article 38

[8]               Dans son affidavit daté du 14 novembre 2016, Mme Smith décrit les mesures qu’elle a prises par rapport au projet :

[TRADUCTION]

7.         En vertu de l’article 103 de la LCEE de 2012, l’Agence doit conseiller et assister le ministre dans l’exercice des attributions qui lui sont conférées par la LCEE de 2012. Afin d’appuyer le ministre dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de renvoyer une évaluation environnementale d’un projet désigné à une commission d’examen, l’Agence a établi un processus interne ayant pour but d’aviser et d’informer le ministre lorsqu’il existe un fondement raisonnable pour renvoyer un projet à une commission d’examen aux termes de l’article 38 de la LCEE de 2012.

8.         Dans le cadre du processus d’examen préalable, ou à la réception d’une demande de renvoi de l’évaluation environnementale d’un projet désigné à une commission d’examen, l’Agence examine tous les renseignements disponibles associés au projet désigné pouvant établir le bien-fondé du renvoi à une commission d’examen. L’Agence tient compte de ces renseignements par rapport aux critères contenus au paragraphe 38(2) de la LCEE de 2012. Dans son analyse, l’Agence s’est concentrée sur les zones de compétence fédérale, en tenant compte des « effets environnementaux » tels qu’ils sont définis à l’article 5 de la LCEE de 2012.

9.         Si, de l’avis de l’Agence, les renseignements disponibles sur un projet désigné indiquent qu’une commission d’examen serait nécessaire, l’Agence fait sa recommandation au ministre quant à savoir s’il faut renvoyer l’évaluation environnementale du projet à une commission d’examen.

10.       Si, de l’avis de l’Agence, les renseignements disponibles n’indiquent pas de fondement raisonnable pour soumettre une évaluation environnementale à une commission d’examen, l’Agence consigne les résultats dans un registre, mais ne fait pas de recommandation au ministre quant à savoir s’il faut renvoyer l’évaluation environnementale du projet à une commission d’examen.

11.       Les évaluations environnementales effectuées par l’Agence et par une commission d’examen doivent tenir compte des mêmes éléments, précisés au paragraphe 19(1) de la LCEE de 2012. Les deux types d’évaluations environnementales sont également assujettis au même processus décisionnel, lequel est prévu aux articles 52 à 54 de la LCEE de 2012.

Projet de réservoir hors cours d’eau de Springbank

12.       Le 23 juin 2016, j’ai déterminé au terme de l’examen préalable qu’une évaluation environnementale du Projet de réservoir hors cours d’eau de Springbank (le « projet ») était nécessaire. Le même jour, un avis de lancement de l’évaluation environnementale a été publié sur le site Internet de l’Agence. Les renseignements que j’ai pris en considération pour prendre cette décision (le dossier de l’« examen préalable ») sont inclus dans le dossier certifié qui a été signifié aux parties et transmis à la Cour en réponse à la demande des demandeurs conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales. Le dossier de l’examen préalable est également joint en tant que pièce L à l’affidavit de M. Ryan John Robinson qui a été préparé à l’appui de la thèse des demandeurs.

13.       Conformément au processus interne décrit aux paragraphes 7 à 11 de mon affidavit, le dossier de l’examen préalable comprenait également des renseignements sur la question de savoir si le renvoi de l’évaluation environnementale du projet à une commission d’examen pouvait être dans l’intérêt public et par conséquent justifié. Cela inclut les renseignements sur chacun des trois éléments décrits au paragraphe 38(2) de la LCEE de 2012, qui sont décrits au paragraphe 6 de mon affidavit.

14.       Sur la base des renseignements disponibles, j’étais convaincue que les questions formulées par le processus d’examen préalable pouvaient être abordées efficacement par une évaluation environnementale effectuée par l’Agence, et qu’il n’y avait pas de fondement raisonnable pour renvoyer l’évaluation environnementale du projet à une commission d’examen. Par conséquent, et conformément au processus établi, l’Agence n’a pas formulé de recommandation au ministre sur la question de savoir si l’évaluation environnementale devait être renvoyée à une commission d’examen.

15.       Après le lancement de l’évaluation environnementale du projet le 23 juin 2016, le ministre a reçu un certain nombre de demandes tendant au renvoi de l’évaluation environnementale du projet à une commission d’examen. Au cours de mon examen de ces demandes par rapport aux éléments établis au paragraphe 38(2) de la LCEE de 2012, j’ai conclu que ces demandes ne divulguaient aucun nouveau renseignement justifiant une conclusion différente de celle fondée sur les renseignements figurant au dossier de l’examen préalable, c.-à-d. qu’il n’y avait pas de fondement raisonnable pour renvoyer l’évaluation environnementale du projet à une commission d’examen.

(Dossier du défendeur, pages 001 à 005)

[Non souligné dans l’original.]

[9]               Mme Smith a confirmé que, même si elle n’avait formulé aucune recommandation, il était toujours loisible au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner une commission d’examen aux termes du paragraphe 38(1) de la Loi. (Transcription, dossier des demandeurs, volume II, (DD), pages 536 et 537).

[10]           Aux termes de l’article 103 de la Loi, le ministre est responsable de l’Agence. Au cours du premier jour d’audience, l’avocat a reconnu que le ministre était l’une des parties du « processus interne » appliqué par Mme Smith au nom de l’Agence.

IV.             Déroulement de la présente demande

[11]           Cet élément des présents motifs décrit en quoi l’application du processus interne a influé sur le déroulement de la présente demande.

[12]           Étant donné que l’Agence avait publié un avis de lancement de l’évaluation sur le site Internet le 23 juin 2016, le ministre aurait pu renvoyer l’évaluation à une commission d’examen jusqu’au 22 août 2016 inclusivement. Étant donné qu’un tel avis n’a pas été publié, les demandeurs ont déposé un avis de demande, datant du 16 septembre 2016, qui nommait le ministre comme décideur concernant une décision de ne pas renvoyer le projet à une commission d’examen, car les demandeurs avaient conclu qu’[traduction] « il était évident que le ministre avait décidé de ne pas renvoyer le projet à une commission d’examen » (aux paragraphes 8 à 11). L’avis de demande a été modifié le 20 décembre 2016 afin d’ajouter d’autres motifs d’examen.

[13]           Ainsi, au moment du dépôt de la présente demande, les avocats des demandeurs avaient supposé que le ministre était le décideur. Toutefois, après avoir compris que l’Agence avait joué un rôle vital dans la décision du ministre de ne pas renvoyer le projet à une commission d’examen, au soutien de la demande, les avocats des demandeurs ont fait valoir que [traduction] « l’Agence n’avait pas le pouvoir de substituer sa décision concernant le renvoi à une commission d’examen à celle du ministre » (Mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 36 [MD]). Subsidiairement, les avocats des demandeurs ont plaidé que la décision de l’Agence de ne pas renvoyer l’évaluation du projet à une commission d’examen était déraisonnable puisque tous les éléments de l’article 38 étaient manifestement présents (MD, aux paragraphes 29 à 62).

[14]           Dans une note de service datée du 9 février 2017, l’avocat du ministre a répliqué à l’argument des demandeurs comme suit :

[TRADUCTION]

31.       Le ministre exerce ses pouvoirs aux termes de la LCEE de 2012 avec l’assistance et les conseils de l’Agence. Il n’a pas délégué ses pouvoirs de renvoi aux termes de l’article 38 à l’Agence. Le ministre conserve le pouvoir discrétionnaire de renvoyer un projet à une commission d’examen, que l’Agence ait ou non formulé une recommandation et, le cas échéant, indépendamment de la recommandation de l’Agence.

32.       Le ministre, même s’il était au courant du projet et des demandes visant à le soumettre à une commission d’examen, savait également grâce aux communications de l’Agence à son bureau, que l’Agence ne recommandait pas qu’il le fasse. Il n’a pas demandé de renseignements supplémentaires de l’Agence.

33.       Pour décider s’il convient d’envisager d’exercer son pouvoir discrétionnaire de soumettre un projet à une commission d’examen, le ministre pouvait valablement se fier à la recommandation de l’Agence, ou à l’absence de recommandation, découlant de l’examen du projet par rapport aux éléments de l’article 38(2). Faute de recommandation, ce qui constituait quasiment une recommandation de ne pas se tourner vers une commission d’examen, il était raisonnablement possible pour le ministre de ne pas renvoyer la question à une commission d’examen.

L’Agence a agi dans les limites de sa compétence

34.       Ainsi, les demandeurs interprètent de façon erronée la compétence de l’Agence dans leurs observations. La décision de l’Agence de ne pas effectuer une recommandation au ministre n’outrepasse pas la compétence du ministre. C’est plutôt le résultat d’une interprétation raisonnable de son mandat de prodiguer conseils et assistance au ministre aux termes des dispositions de la LCEE de 2012.

35.       En menant son propre examen quant à savoir si une commission d’examen peut être justifiée, l’Agence agit conformément à son mandat d’assister le ministre dans le rôle que lui confère la Loi. En effet, l’Agence exerce son jugement afin de ne présenter au ministre que les projets qui, de l’opinion experte de l’Agence, ont un fondement raisonnable pour saisir une commission d’examen. Il s’agit d’une question d’assistance et de conseil pour le ministre.

36.       Effectivement, les demandeurs veulent que la Cour exige que l’Agence soumette au ministre une analyse de tous les projets désignés pour lesquels une évaluation environnementale fédérale est requise. Dans ce scénario, le ministre pourrait exercer son pouvoir discrétionnaire uniquement dans ce cas. Hormis le fait qu’il serait trop lourd, un tel processus réduirait inutilement le mandat légal de l’Agence d’assister et d’aider le ministre dans sa charge de travail. Il serait fondé sur la prémisse erronée voulant que le ministre soit légalement tenu de prendre une décision officielle en vertu de l’article 38 pour chaque projet désigné pour lequel une ÉE est nécessaire. Tel qu’il est expliqué plus haut, la LCEE de 2012 prévoit qu’une ÉE de l’Agence se poursuive en l’absence d’une décision de renvoi.

[Non souligné dans l’original. Renvois omis.]

(Mémoire des faits et du droit du ministre [MD], aux paragraphes 31 à 36).

[15]           Par conséquent, l’avocat du ministre a affirmé qu’il était loisible au ministre de ne pas renvoyer l’affaire à une commission d’examen, et que l’avis de l’Agence ne constituait pas une usurpation de la compétence du ministre de prendre une telle décision.

[16]           Toutefois, au cours du premier jour de l’audience de la présente demande le 11 avril 2017, après un échange d’arguments, les avocats des demandeurs et du ministre ont dû accepter le fait que le ministre n’avait pas rendu de décision comme l’affirmait l’avis de demande des demandeurs. Ils sont arrivés à cette conclusion après inspection, dans la salle d’audience, de la réponse datant du 5 octobre 2016 à la demande (présentée par les demandeurs en vertu de l’article 318) d’une copie certifiée du matériel utilisé pour prendre la décision dont disposait le ministre.

Je certifie que le ministre n’a pas décidé de ne pas renvoyer le projet à une commission d’examen et qu’à ce titre, aucun document n’est visé par la demande des demandeurs.

Mme Heather Smith, vice-présidente, Opérations de l’Agence canadienne d’évaluation environnementale, était d’accord avec la recommandation formulée par un comité d’examen préalable institué au sein de l’Agence selon laquelle le projet nécessitait une évaluation fédérale, mais sans recommander que l’affaire soit renvoyée à une commission d’examen. Je certifie que tous les documents joints qui suivent ont été présentés à Mme Smith pour qu’elle prenne sa décision.

(Dossier certifié en vertu de l’article 318, le 5 octobre 2016, annexé à la note de service à l’intention de la vice-présidente et à la description du projet)

[17]           L’avocat du ministre a fait les déclarations suivantes :

[traduction

Ma thèse est la suivante, Monsieur. En raison de la structure de l’article 38 de la LCEE de 2012 qui rend l’affaire tout à fait discrétionnaire, et du fait que la Loi, à l’article 21, prévoit également qu’à défaut d’une décision de renvoyer l’affaire à l’Agence pour une évaluation environnementale [...] la thèse du procureur général, agissant pour le compte du ministre, est que le ministre n’a pas pris de décision, mais que c’est plutôt de plein droit que l’affaire a été soumise à l’évaluation environnementale par l’Agence.

(13:25:50 de l’enregistrement de l’audience, le 11 avril 2017)

[18]           Par conséquent, l’audience de la demande a été ajournée afin de permettre aux avocats des demandeurs d’étudier la possibilité de modifier l’avis de demande.

[19]           En fin de compte, l’avis de demande a été à nouveau modifié en date du 20 avril 2017 pour nommer l’Agence comme décideur concernant une décision de ne pas recommander que le ministre renvoie le projet à une commission d’examen (la décision). Mme Smith est identifiée comme la personne ayant pris la décision le 23 juin 2016 ou vers cette date (au paragraphe 9). L’audience de la présente demande s’est poursuivie le 5 mai 2017.

[20]           Il s’est avéré que les arguments avancés par les avocats des demandeurs avant la modification du 20 avril, voulant que l’Agence ait outrepassé la compétence du ministre, étaient toujours d’actualité puisque l’Agence avait été nommée comme décideur; la décision de l’Agence est la décision définitive concernant le renvoi de l’évaluation à une commission d’examen (observations complémentaires des demandeurs, au paragraphe 9). Toutefois, la modification du 20 avril a mené l’avocat du ministre à changer de cap. Les observations dans le cadre d’une nouvelle orientation sont les suivantes :

[traduction]

Modification de l’intitulé de la cause

5.         Le ministre demande que l’intitulé soit modifié afin de nommer le procureur général du Canada à sa place.

6.         À la suite des modifications apportées à l’avis de demande, la décision alléguée du ministre ne fait plus l’objet d’un contrôle. Il n’est plus, s’il l’a déjà été, une partie directement concernée par la présente demande. Conformément aux dispositions du paragraphe 303(2), la véritable partie défenderesse est le procureur général du Canada.

Aucune question n’est susceptible de contrôle judiciaire

7.         Le fait de fournir ou de ne pas fournir une recommandation de l’Agence au ministre n’est pas une question susceptible de contrôle judiciaire.

8.         L’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales prévoit qu’une demande de contrôle judiciaire peut être présentée à l’égard d’une décision ou d’une ordonnance rendue par tout office fédéral. L’offre d’une recommandation non contraignante n’est pas une question généralement assujettie à un tel examen.

9.         Néanmoins, la Cour a reconnu que, lorsque les droits ou les intérêts d’une partie peuvent être touchés par l’action d’un organe administratif, cette action peut être assujettie à un contrôle judiciaire malgré l’absence d’une décision officielle. En outre, lorsque les recommandations sont si « inexorablement liées » à la décision définitive ayant une incidence sur des droits – d’une façon générale lorsqu’une recommandation est le seul fondement de la décision – la recommandation peut elle-même faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

10.       En l’espèce, toutefois, ce n’est pas la recommandation de l’Agence qui a fait que le projet a été transmis pour être examiné par l’Agence. En l’absence d’une décision de la part du ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire, c’est par suite de l’application de la LCEE de 2012 que le projet a fait l’objet d’un examen par l’Agence plutôt que par une commission d’examen.

11.       En tout état de cause, l’issue selon laquelle l’évaluation environnementale sera effectuée par l’Agence et non par une commission d’examen ne porte pas atteinte aux droits des demandeurs et elle échappe donc à tout contrôle judiciaire. Elle détermine simplement la procédure par laquelle l’évaluation aura lieu. Si le processus fédéral d’évaluation a une quelconque incidence sur les droits et les intérêts des demandeurs, ceci ne se produirait qu’après que le ministre, et possiblement le gouverneur en conseil, ait pris des décisions concernant le projet à la suite de la réception d’un rapport d’évaluation environnementale. Il ne s’agit pas d’une situation où la non-formulation d’une recommandation au ministre par l’Agence porte gravement atteinte aux droits des demandeurs.

[Non souligné dans l’original. Renvois omis.]

(Observations supplémentaires du ministre de l’Environnement et du Changement climatique, aux paragraphes 5 à 11) 

V.                L’Agence a-t-elle pris la décision?

[21]           Les avocats des demandeurs affirment que, plutôt que de formuler une recommandation, Mme Smith avait décidé aux termes d’une « délégation de pouvoir fédéral », soit le processus interne lui-même, de rejeter effectivement la demande de renvoi à une commission d’examen des demandeurs. L’avocat du ministre affirme que le fait que Mme Smith n’ait pas formulé de recommandation au ministre ne constitue pas une décision et n’est pas une affaire dont la justice peut être saisie. Au bénéfice des demandeurs, je conclus que l’argument de l’avocat du ministre est sans fondement au vu de la preuve au dossier de la présente demande.

[22]           Je conclus que les extraits suivants, tirés de l’interrogatoire de Mme Smith sur son affidavit, fournissent un juste aperçu de l’application pratique du processus interne (transcription, AR, pages telles que notées) :

[traduction]

Q : L’Agence a exercé son pouvoir discrétionnaire concernant le renvoi des renseignements au ministre concernant une décision?

R : L’Agence a décidé de ne pas recommander qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire.

Q : D’accord.

R : Oui.

Q : Alors, votre opinion, donc, est que l’Agence prend la décision sur la question de savoir si le ministre exerce réellement son pouvoir discrétionnaire aux termes de l’article 38?

R : Pas exclusivement. Car il y a des cas où le ministre est au courant d’un projet et peut, de sa propre initiative, dire qu’il veut que le projet soit évalué par une commission d’examen. (Pages 536 et 537)

Q : D’accord. Et nous savons en fait, en l’espèce, que le ministre n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire, n’est-ce pas?

R : Et... nous ne lui avons pas demandé.

Q : D’accord. Et vous avez considéré que l’article 38 n’exigeait pas qu’il se fasse une opinion sur la question de savoir si une commission d’examen était nécessaire?

R : Oui. Mais d’après ce que je comprends de l’article 38, il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire, mais le ministre n’a pas à se demander s’il va l’utiliser pour chaque projet.

Q : À votre avis, il peut déléguer ce pouvoir discrétionnaire à l’Agence, c’est bien ça?

R : À mon avis, oui.

Q : D’accord. Et c’est ce qui s’est produit en l’espèce?

R : Et c’est ce qui s’est produit en l’espèce.

Q : D’accord. Et tout cela en application d’un processus interne, n’est-ce pas?

R : Oui.

Q : Et c’est le processus interne qui est cité au paragraphe 7 de votre affidavit?

R : Oui. (Pages 537 et 538) [Non souligné dans l’original.]

Q : Juste pour que je puisse confirmer, je comprends bien qu’à votre connaissance il n’existe aucun document officiel déléguant le pouvoir octroyé au ministre en vertu de l’article 38(2), n’est-ce pas?

R : Ça, je peux absolument dire qu’il n’existe aucun document officiel de délégation puisqu’il n’a pas délégué l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. C’est pourquoi, si nous croyons que c’est justifié, nous lui demandons de décider. Nous parlons presque d’une situation négative où nous formons un jugement sur la nécessité pour le ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire.

Q : En effet. Il n’a pas l’occasion d’exercer son pouvoir discrétionnaire à moins qu’à votre discrétion vous décidiez qu’il devrait en avoir l’occasion?

R : Non, ce n’est pas ça. Comme je l’ai mentionné plus tôt, parfois un ministre, pour des raisons qui lui appartiennent, dira à l’Agence qu’il veut qu’un projet soit évalué par une commission d’examen, et il y a un dialogue régulier entre le bureau du ministre et l’Agence à propos des projets.

Q : Donc concernant SR1 [le projet], le ministre n’a pas eu l’occasion d’exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 38 puisque vous avez exercé votre pouvoir discrétionnaire de décider qu’il ne devrait pas le faire, est-ce exact?

R : Nous pensions que cela n’était pas justifié. Bon. Donc, mon énoncé était exact?

R : Que nous

Q : Il - -

R : -- avons décidé qu’il ne devrait pas. Je dirais que nous avons conclu que cela n’était pas justifié.

Q : D’accord. Vous avez conclu qu’il n’était pas justifié que le ministre exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 38?

R : C’est exact. (Pages 539 et 540) [Non souligné dans l’original.]

Q : Alors, laissez-moi vous poser ma question de la façon suivante : Est-ce que c’est vous qui avez décidé, à propos du SR1, que le ministre ne devrait pas avoir l’occasion d’exercer son pouvoir discrétionnaire, ou est-ce que c’est M. Hallman qui a décidé, à propos du SR1, que le ministre ne devrait pas avoir l’occasion d’exercer son pouvoir discrétionnaire?

R : C’est moi qui ai décidé que la nature de ce projet et les incidences potentielles du projet ne justifiaient pas de demander une décision du ministre concernant un renvoi à une commission d’examen. (Page 542)

[Non souligné dans l’original.]

[23]           De plus, les deux éléments de preuve suivants sont importants pour comprendre ce qui s’est produit dans le processus décisionnel. Dans un courriel daté du 28 juillet 2016 qu’un responsable du bureau du ministre a envoyé à Mme Smith concernant le projet, la question suivante a été posée : [traduction] « Peut-on affirmer, sans grand risque de se tromper, qu’il n’y aura pas de renvoi à une commission? » La réponse de Mme Smith le même jour a été : [traduction] « Votre hypothèse est correcte. L’Agence ne recommandera pas un renvoi à une commission d’examen. » (Réponse à l’engagement no 3, [DD], pages 658 et 657, respectivement). Comme il est mentionné au paragraphe 14 des présents motifs, l’avocat du ministre a confirmé qu’en ce qui concerne le renvoi du projet à une commission d’examen, le ministre savait que l’Agence ne faisait pas une telle recommandation et il n’a demandé aucun renseignement supplémentaire de l’Agence.

[24]           Les avocats des demandeurs et du ministre s’entendent sur le fait qu’en ce qui concerne le paragraphe 104(1) de la Loi, il n’y avait aucune délégation de pouvoir officielle par le ministre à l’Agence. Néanmoins, je conclus qu’une déduction en deux parties peut être tirée par la preuve ci-haut exposée : selon la prépondérance des probabilités, le ministre avait approuvé le processus interne, et le processus interne constitue une délégation non officielle de pouvoir à l’Agence par le ministre de décider si le pouvoir discrétionnaire devrait être exercé aux termes du paragraphe 38(1), et cette délégation est assujettie au pouvoir dérogatoire du ministre (voir le paragraphe 9 ci-dessus). Par conséquent, je suis d’accord avec l’argument des avocats des demandeurs voulant que Mme Smith ait agi au nom du ministre pour prendre cette décision concernant le projet.

[25]           Ainsi, dans le scénario actuel, puisque Mme Smith a décidé que la preuve n’avait pas révélé de fondement raisonnable pour renvoyer l’évaluation à une commission d’évaluation, l’Agence n’a formulé aucune recommandation au ministre et le délai par défaut de 60 jours a pu s’écouler.

VI.             La décision est-elle raisonnable?

[26]           La norme de contrôle est exprimée dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 :

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[27]           Il y a deux raisons pour lesquelles la décision de l’Agence est déraisonnable.

A.                Le processus interne n’est pas une prise de décision transparente et intelligible

[28]           J’estime que l’extrême confusion causée par la prise de décision de l’Agence concernant l’article 38, telle qu’elle est décrite dans la Section IV des présents motifs, établit de façon concluante que le processus interne contrevient aux exigences de transparence et d’intelligibilité.

[29]           Pour ce motif, je conclus que la décision de Mme Smith de ne pas renvoyer l’évaluation à une commission d’examen est déraisonnable.

B.                 La décision ne tient pas compte des « préoccupations du public »

[30]           Lors du premier jour d’audience de la présente demande, les avocats des demandeurs ont fait valoir que la décision du ministre devrait être annulée puisqu’elle ne tient pas compte de la demande d’audience publique des demandeurs. L’argument soulignait fortement qu’une composante importante d’intérêt public doit pouvoir être entendue dans le cadre d’une audience indépendante comprenant la présentation et le questionnement de la preuve des effets environnementaux selon différentes perspectives découlant du développement du projet. Les avocats des demandeurs parlaient au nom des demandeurs en faisant valoir l’argument, mais également à titre de défenseur des intérêts de la Nation Tsuut’ina; le chef et les membres de la Nation Tsuut’ina étaient présents à l’audience. Je mentionne que, sur la question des effets environnementaux, le paragraphe 5(1) de la Loi prévoit qu’une attention particulière soit accordée aux préoccupations des peuples autochtones :

5 (1) Pour l’application de la présente loi, les effets environnementaux qui sont en cause à l’égard d’une mesure, d’une activité concrète, d’un projet désigné ou d’un projet sont les suivants :

5 (1) For the purposes of this Act, the environmental effects that are to be taken into account in relation to an act or thing, a physical activity, a designated project or a project are

a) les changements qui risquent d’être causés aux composantes ci-après de l’environnement qui relèvent de la compétence législative du Parlement :

 

(a) a change that may be caused to the following components of the environment that are within the legislative authority of Parliament:

[...]

[...]

c) s’agissant des peuples autochtones, les répercussions au Canada des changements qui risquent d’être causés à l’environnement, selon le cas

(c) with respect to aboriginal peoples, an effect occurring in Canada of any change that may be caused to the environment on

(i) en matière sanitaire et socio-économique,

(i) health and socio-economic conditions,

(ii) sur le patrimoine naturel et le patrimoine culturel,

(ii) physical and cultural heritage,

(iii) sur l’usage courant de terres et de ressources à des fin traditionnelles,

(iii) the current use of lands and resources for traditional purposes, or

(iv) sur une construction, un emplacement ou une chose d’importance sur le plan historique, archéologique, paléontologique ou architectural.

(iv) any structure, site or thing that is of historical, archaeological, paleontological or architectural significance

[31]           L’argument des avocats des demandeurs est que les demandeurs et les Tsuut’ina seront directement touchés si le projet se poursuit, et ils ont des préoccupations professionnelles et personnelles et des éléments de preuve à offrir à une commission d’examen sur l’importante incidence environnementale qu’aura ce projet.

Je note également que dans une lettre du chef de la Nation Tsuut’ina à l’Agence, datée du 30 mai 2016, la demande suivante avait été formulée :

[traduction
Nous pressons l’Agence de confirmer qu’une commission d’examen est nécessaire pour le projet proposé. Nous serions heureux de vous rencontrer afin de discuter plus en détail de nos inquiétudes. (DD, pages 653 et 654).

[32]           Par conséquent, un renvoi à une commission d’examen est de la plus grande importance pour les demandeurs et les Tsuut’ina. Cela met carrément en doute la qualité de la prise de décision de Mme Smith concernant les « préoccupations du public ».

[33]           Le dossier du tribunal ne contient aucun motif appuyant la décision de Mme Smith de ne pas renvoyer l’évaluation à une commission d’examen. Toutefois, dans son affidavit déposé à la suite de la décision, Mme Smith affirme qu’il [traduction] « n’y avait pas de fondement raisonnable pour renvoyer l’évaluation environnementale du projet à une commission d’examen ». J’estime que le motif le plus clair qu’a donné Mme Smith pour en arriver à la décision est énoncé dans l’échange suivant, survenu pendant l’interrogatoire sur son affidavit :

[traduction]

Q. [...] Puisque le ministre n’a jamais eu l’occasion de prendre cette décision discrétionnaire, n’est-ce pas?

R. Eh bien, le ministre était au courant du projet et il n’a pas donné d’indication ou de signe qu’il souhaitait exercer son pouvoir discrétionnaire, et notre analyse technique n’a relevé aucun élément qui nous pousserait à dire au ministre qu’il devrait vraiment songer à renvoyer ce projet à une commission d’examen dans le cas en question puisque [...]

Q. Donc, est-ce que l’Agence, alors, compte sur des avances opaques du ministre pour déterminer s’il aura l’occasion ou non d’exercer son pouvoir discrétionnaire?

R. Non, nous ne nous en remettons pas à des signes opaques du ministre. Il fait appel à nous pour effectuer l’analyse et pour lui fournir des conseils et des recommandations.

[Non souligné dans l’original.] (Transcription, DD, page 558)

[34]           L’« analyse technique » à laquelle fait référence Mme Smith est composée des observations figurant à la note de service à l’intention de la vice-présidente sous la rubrique [traduction] « Renvoi à une commission d’examen » précitée, et encore ici par souci de commodité :

Renvoi à une commission d’examen

En ce qui concerne les critères de renvoi à une commission d’examen établi par la LCEE de 2012, le CEP mentionne ce qui suit :

1)         des effets environnementaux potentiellement négatifs aux termes de l’article 5 ne sont pas prévus;

2)         plus de 1 000 commentaires ont été reçus, dont la majorité s’oppose au projet et demande la participation du gouvernement fédéral afin d’apporter une supervision, une surveillance et une « indépendance » supplémentaire au processus;

3)         le gouvernement provincial a demandé qu’une ÉE fédérale soit effectuée, au besoin, le plus rapidement possible. Si le projet est renvoyé à une commission d’examen fédérale, une commission d’examen conjoint intéresserait probablement la Natural Resources Conservation Board, ce qui pourrait prolonger de 12 mois le processus d’ÉE.

Compte tenu des renseignements disponibles, le CEP n’a pas inclus de recommandation concernant un renvoi à une commission.

[Non souligné dans l’original.]

[35]           Les « critères » susvisés sont les trois éléments énoncés au paragraphe 38(2) de la Loi sous la rubrique « intérêt public » : les effets environnementaux négatifs importants; les préoccupations du public concernant les effets environnementaux négatifs importants que le projet peut entraîner; la possibilité de coopérer relativement à l’évaluation des effets environnementaux.

[36]           En ce qui concerne les trois éléments, l’exigence en matière de la prise de décision pour parvenir à une décision aux termes du paragraphe 38(1) est claire :

Il tient notamment compte des éléments ci-après lorsqu’il détermine si, selon lui, il est dans l’intérêt public qu’un projet désigné fasse l’objet d’un examen par une commission [...]

[37]           J’estime qu’il est juste de dire que le libellé des première et troisième « notes » du Renvoi à une commission d’examen recommande de ne pas renvoyer l’évaluation à une commission d’examen, lorsqu’aucune directive claire n’est prévue en ce qui concerne le second point. Le dernier énoncé du Renvoi à une commission d’examen est une recommandation selon laquelle aucun renvoi à une commission d’examen ne devrait avoir lieu.

[38]           Comme l’indique la citation au paragraphe 33 ci-dessus, en dépit de la preuve frappante de plus de mille témoignages d’inquiétude à propos du projet, Mme Smith a conclu que l’analyse technique [traduction] « ne relevait aucun élément » justifiant un renvoi de l’évaluation à une commission d’examen.

[39]           Aux paragraphes 12 et 13 de son affidavit, Mme Smith déclare qu’elle avait tenu compte du [traduction] « dossier de l’examen préalable » pour en arriver à la décision. Le dossier de l’examen préalable ne comprend pas les mille commentaires reçus; néanmoins, Mme Smith en était consciente puisque l’énoncé figure dans la note de service à l’intention de la vice-présidente à laquelle elle a souscrit en approuvant l’évaluation. Mais, en plus de formuler les opinions qu’il [traduction] « n’y avait pas de fondement raisonnable pour renvoyer l’évaluation environnementale du projet à une commission d’examen » et que l’analyse technique [traduction] « ne relevait aucun élément », je conclus que la décision est dépourvue d’expression à propos de la preuve des [traduction] « préoccupations du public ».

[40]           Puisque Mme Smith n’a pas fourni d’explication concernant le fondement probatoire des opinions exprimées, je conclus qu’elle avait décidé de ne pas renvoyer la question à une commission d’examen, et ce, sans tenir compte de l’élément des « préoccupations du public » comme l’exige l’alinéa 38(2)b) de la Loi. Par conséquent, j’estime que la décision a été rendue en violation de l’application de l’alinéa 38(2)b) de la Loi, et qu’elle est donc déraisonnable.

VII.          Résultat

[41]           Je refuse de modifier l’intitulé de la présente demande visant à nommer le procureur général à titre de défendeur à la place du ministre comme l’a demandé l’avocat du ministre, puisque la décision de l’Agence a été rendue sur la compétence du ministre et, pour cette raison, le ministre demeure responsable.

[42]      S’ils ont gain de cause, au mépris de l’objection des avocats des défendeurs, les avocats des demandeurs réclament une décision imposée à la présente demande (voir Lu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 175). J’estime que je ne peux faire droit à cette demande. Il ne m’appartient pas de décider de l’issue; il appartient au ministre de rendre une nouvelle décision.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1535-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La décision de l’Agence du 23 juin 2016, relative à l’article 38 de la Loi selon la preuve révélée aux présents motifs, est annulée.

2.                  La question est renvoyée pour réexamen avec la directive suivante :

Le ministre doit personnellement rendre la nouvelle décision.

La question des dépens sera adjugée après la présentation d’arguments supplémentaires de la part des avocats.

« Douglas R. Campbell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1535-16

 

INTITULÉ :

MARSHA WAGNER, DIANE JANE DREWRY, JOHN ROGER ROBINSON, RYAN JOHN ROBINSON, PHILIP COPITHORNE ET ELLEN ROBINSON c. LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE ET ALBERTA TRANSPORTATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 avril 2017

 

LIEU ET DATE DE LA SUITE DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 5 MAI 2017 À TORONTO (ONTARIO), CALGARY (ALBERTA) ET EDMONTON (ALBERTA)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 juin 2017

 

COMPARUTIONS :

John Gruber

Jessica D. Buhler

 

Pour les demandeurs

 

Robert Drummond

 

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE

 

 

Ronald M. Kruhlak, c.r.

Stuart W. Chambers

 

Pour le défendeur

ALBERTA TRANSPORTATION

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLT Aikins

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE

 

 

McLennan Ross LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

Pour le défendeur

ALBERTA TRANSPORTATION

 

 

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