Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170614


Dossier : T-2164-16

Référence : 2017 CF 591

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 14 juin 2017

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

MOHSEN ALI ABBAS ZADEGAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un juge de la citoyenneté (le juge) rendue le 1er novembre 2016, laquelle concluait que le demandeur ne satisfaisait pas aux conditions en matière de résidence pour obtenir la citoyenneté canadienne en vertu de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi).

[2]               Comme il sera expliqué plus en détail ci-dessous, cette demande est rejetée, parce que le demandeur n’a pas fait la preuve que la décision du juge n’appartient pas aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, ce qui permettrait de conclure que la décision est déraisonnable.

II.                Contexte

[3]               Le demandeur, M. Mohsen Ali Abbas Zadegan, est un citoyen de l’Iran. Il était un homme d’affaires prospère en Iran et, le 20 septembre 1996, il est arrivé au Canada dans la catégorie « investisseur » et lui et les membres de sa famille sont devenus résidents permanents. Quelques mois après leur arrivée, M. Zadegan est retourné avec sa famille en Iran pour entreprendre la liquidation de son entreprise et de ses intérêts immobiliers dans ce pays; il a donc vendu son entreprise de bijoux et quelques-unes de ses propriétés en Iran. M. Zadegan ne s’est initialement pas conformé à l’obligation d’investir au Canada, mais s’y est conformé par la suite en achetant une part dans un centre commercial de la région du Grand Toronto. En 2002, il a également fait l’achat d’un appartement pour lui et sa famille, et sa famille est retournée avec lui au Canada.

[4]               En 2003, M. Zadegan est retourné une fois de plus en Iran avec sa famille en raison de difficultés avec la vente d’une propriété à Mashhad. Le titre de ce terrain était au nom de ses enfants, et il avait besoin d’eux en Iran pour finaliser la vente. Alors qu’à l’origine son intention était de demeurer en Iran pour deux ou trois mois, son séjour s’est prolongé en raison de complications avec la vente. Une fois la vente conclue, M. Zadegan et sa famille ont tenté en 2004 de quitter l’Iran pour retourner au Canada, mais ils ont été arrêtés à l’aéroport, parce qu’ils avaient avec eux leur fiche d’établissement au Canada, mais n’avaient pas obtenu leur carte de résident permanent.

[5]               La fille aînée de M. Zadegan a été en mesure d’obtenir un document de voyage auprès de l’ambassade canadienne en Iran et est retournée au Canada en 2004. Les autres membres de la famille n’ont pu obtenir de documents de voyage, et ils n’ont pu retourner au Canada qu’en 2005, après avoir déposé des avis d’appel devant la Section d’appel de l’immigration (SAI). Le 29 décembre 2009, la décision rendue par l’ambassade canadienne en Iran, par laquelle elle refusait à la famille ses documents de voyage, a été renversée par la SAI pour des motifs d’ordre humanitaire. M. Zadegan et sa famille ont par conséquent conservé leur statut de résident permanent.

[6]               En 2005, M. Zadegan s’était départi de son entreprise et de ses actifs immobiliers, à l’exception d’un intérêt immobilier dans un hôtel de Mashhad évalué à environ 15 000 000 $; l’imposition de sanctions internationales en Iran a rendu difficile la vente de cet intérêt. M. Zadegan affirme que son partenaire d’affaires en Iran et lui ont une équipe pour gérer les affaires quotidiennes de l’hôtel, et que ces affaires ne nécessitent pas sa présence.

[7]               M. Zadegan a demandé la citoyenneté le 5 février 2010, ce qui fait en sorte que la période pertinente de résidence pour sa demande était celle comprise entre le 5 février 2006 et le 5 février 2010. Il a déclaré 988 jours de présence effective et 472 jours d’absence durant cette période, ses absences étant liées à dix voyages en Iran. M. Zadegan a été envoyé pour une audience devant le juge en raison des 107 jours manquants déclarés par rapport aux 1 095 jours de résidence exigés durant la période pertinente, en vertu de l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

III.             Décision contestée

[8]               Pour décider si M. Zadegan avait satisfait à la condition en matière de résidence prescrite par la Loi, le juge a choisi d’adopter l’approche analytique soulignée dans la décision Koo (Re), [1993] 1 RCF 286 [Koo], qui établit qu’à la place d’une présence effective durant les 1 095 jours exigés, un juge peut appliquer le critère permettant de décider si le Canada est le lieu où le requérant vit régulièrement, normalement ou habituellement, ou s’il s’agit du pays où ce dernier a centralisé son mode d’existence. Koo prescrit six questions pour aider à trancher.

[9]               Le juge a pris ces questions en considération, a estimé que seules les réponses à deux questions sur six étaient favorables à M. Zadegan, et a conclu que le Canada n’était pas le lieu où M. Zadegan avait vécu régulièrement, normalement ou habituellement durant la période pertinente. Le juge a par conséquent refusé sa demande de citoyenneté dans la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[10]           La question soulevée par le demandeur dans sa demande de contrôle judiciaire est la suivante : la conclusion du juge, selon laquelle le Canada n’est pas le lieu où le demandeur a vécu régulièrement, normalement ou habituellement durant la période pertinente, est-elle déraisonnable? Comme le suggère cette formulation de la question, l’examen des facteurs énoncés dans Koo repose sur une appréciation de la preuve axée sur les faits, ce qui commande l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Willoughby, 2012 CF 489, au paragraphe 6).

V.                Analyse

[11]           M. Zadegan souligne que le juge a estimé que deux des questions énoncées dans Koo lui étaient favorables. Ces questions sont les suivantes : a) où résident la famille proche et les personnes à charge du requérant (et la famille élargie)?; b) quelle est l’étendue des absences physiques – s’il ne manque que quelques jours au demandeur pour atteindre le total de 1 095, il est plus facile de conclure à une résidence présumée que si ces absences étaient prolongées? Le juge a estimé que la majorité de la famille immédiate de M. Zadegan était au Canada durant la période pertinente, seul son fils aîné résidant en Iran durant cette période, et que cette conclusion lui était favorable. Le juge a aussi estimé que l’étendue des absences physiques de M. Zadegan n’était pas prolongée, et que la réponse à cette question lui était par conséquent également favorable.

[12]           Toutefois, le juge a estimé que les quatre autres questions énoncées dans Koo n’étaient pas favorables à M. Zadegan. Ces questions, et les conclusions du juge à ce sujet, sont les suivantes :

A.                le requérant était-il physiquement présent au Canada durant une période prolongée avant de s’absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

Le juge a estimé que M. Zadegan a été absent 41 % de chacune des trois premières années de la période pertinente et que la plus longue période durant laquelle il a été au Canada a été en 2009, soit la dernière année de la période pertinente, durant laquelle il a été au Canada durant 215 jours. Le juge a conclu que M. Zadegan avait fait des séjours plus longs au Canada vers la fin de la période pertinente et qu’il était en Iran sur une base plus fréquente plus tôt au cours de cette période. Par conséquent, le juge a conclu que M. Zadegan n’était pas physiquement présent au Canada durant une période prolongée avant de s’absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté.

B.                 La forme de présence physique du requérant au Canada dénote-t-elle que ce dernier revient dans son pays ou, alors, qu’il n’est qu’en visite?

Le juge a examiné la nature et la forme des absences de M. Zadegan, soulignant que la majorité des absences s’expliquaient par la nécessité de se départir de propriétés et d’entreprises. Il a tenu compte du respect tardif de M. Zadegan à l’obligation de faire les investissements nécessaires au Canada et de son engagement dans le centre commercial. Le juge a estimé que M. Zadegan était en Iran quand les actions de sa compagnie ont été émises, quand l’acte de propriété a été transféré à sa compagnie, et quand il est devenu directeur de la compagnie. Il a donc conclu que cette compagnie a démarré sans que M. Zadegan soit présent au Canada, qu’il avait commencé son exploitation alors qu’il était encore en Iran, et que M. Zadegan n’est par conséquent pas nécessaire aux activités quotidiennes de cette entreprise.

Le juge a accordé un poids important à la conclusion de la SAI, selon laquelle M. Zadegan était retourné au Canada de temps en temps entre1996 et 2002 dans le but de remplir les conditions en matière de résidence. En examinant la forme des absences durant la période pertinente, le juge en est venu à la même conclusion, soit que la forme des absences avait changé durant la dernière année de la période pertinente, alors que M. Zadegan tentait de satisfaire aux conditions en matière de résidence.

Le juge a conclu qu’à l’exception de la dernière année de la période pertinente en 2009, M. Zadegan a fait des voyages fréquents en Iran et a été absent durant au moins 40 % de chaque année. En raison de la fréquence de ces voyages, le juge a estimé que M. Zadegan visitait le Canada plutôt que de revenir au pays.

C.                 L’absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire, comme avoir un emploi de missionnaire à l’étranger, y suivre un cours dans un établissement d’enseignement, accepter un emploi temporaire à l’étranger, accompagner un conjoint qui a accepté un emploi temporaire à l’étranger?

Le juge a estimé que les absences de M. Zadegan étaient de nature structurelle, prouvant une forme constante d’absences durant les trois premières années de la période pertinente, que cette forme d’absences n’avait changé que durant la dernière année de la période pertinente afin de permettre à M. Zadegan de se conformer aux obligations en matière de résidence. Il a également souligné que M. Zadegan a quitté le Canada six jours après avoir déposé sa demande de citoyenneté, pour y revenir 18 jours plus tard, avant de quitter à nouveau pour l’Iran 136 jours plus tard. Le juge a estimé que cela indiquait que les voyages fréquents s’étaient poursuivis après la période pertinente. M. Zadegan est également retourné en Iran 11 fois pendant qu’il attendait que son appel à la SAI soit entendu. Le juge a estimé que le demandeur devait avoir de bonnes raisons de retourner en Iran et que ce facteur ne lui était pas favorable.

D.                Quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada : sont-elles plus importantes que celles qu’il a avec un autre pays?

Le juge a souligné que même si la majorité de sa famille était au Canada durant la période pertinente et qu’il s’était départi de la majorité de ses actifs dans son entreprise et de ses propriétés en Iran, M. Zadegan avait encore besoin de se rendre fréquemment et régulièrement en Iran et que l’investissement qu’il conservait toujours en Iran était assez important. Faisant référence à l’affirmation de M. Zadegan selon laquelle l’hôtel qu’il continue d’exploiter en Iran n’est plus rentable, le juge a souligné qu’il s’agissait néanmoins d’un investissement assez important, représentant environ cinq fois la valeur de la propriété que la famille était retournée vendre en 2003 en Iran. Le juge a conclu que les attaches de M. Zadegan avec l’Iran étaient plus importantes que ses attaches avec le Canada.

[13]           Dans sa contestation du caractère raisonnable de la décision du juge, M. Zadegan allègue certaines erreurs en lien avec chacune des questions qui précèdent, qui ne lui étaient pas favorables selon les conclusions du juge.

[14]           Relativement à la première question, M. Zadegan affirme que le juge n’a pas reconnu comme il se devait le fait que la SAI s’était penchée sur la question des absences pour la période précédant sa demande de citoyenneté et que ses absences du Canada étaient largement imputables à des raisons hors de son contrôle. Toutefois, nonobstant la décision rendue par la SAI, le juge avait l’obligation de tenir compte de la forme d’absences de M. Zadegan pour répondre à la première des questions énoncées dans Koo. Dans son analyse, le juge a souligné qu’une partie des absences durant la période pertinente était imputable à l’attente d’un document de voyage de l’ambassade canadienne en Iran; ailleurs dans la décision, le juge a souligné les affirmations de M. Zadegan selon lesquelles l’écart dans le nombre de jours nécessaires était imputable à l’obligation de vendre ses propriétés en Iran et au délai avant de recevoir son document de voyage. Je ne vois aucun fondement pour conclure qu’un élément de preuve relatif à cette question n’a pas été examiné, ou que les raisons justifiant les absences de M. Zadegan rendent déraisonnable l’analyse du juge concernant la première question, de quelque manière que ce soit.

[15]           Relativement à la question de savoir si la forme de présence effective du demandeur au Canada dénote que ce dernier revient dans son pays ou, alors, qu’il n’est qu’en visite, M. Zadegan affirme que l’analyse du juge n’est pas corroborée par la preuve, mais est plutôt fondée sur des hypothèses. Soulignant la conclusion du juge selon laquelle il n’est pas nécessaire aux activités quotidiennes de son entreprise canadienne, M. Zadegan affirme que la preuve dont disposait le juge indiquait qu’il participait aux activités quotidiennes du centre et qu’il a été jugé crédible par le juge. Toutefois, lors de l’audition de sa demande de contrôle judiciaire, l’avocat de M. Zadegan a été incapable de mentionner à la Cour un élément de preuve appuyant cette affirmation. Il n’y a pas de transcription de l’audition devant le juge, et l’affidavit de M. Zadegan dans le dossier n’atteste pas sa participation aux activités quotidiennes de l’entreprise canadienne. Les observations de son avocat présentées au juge font référence à son travail au sein de cette entreprise, lequel permettrait de conclure que ses liens avec le Canada sont clairement plus importants que ceux avec tout autre pays, et ces observations indiquent qu’il est actif quotidiennement dans son entreprise. Toutefois, il s’agit d’observations, et non d’éléments de preuve. L’analyse du juge relativement à cette question est étayée par les éléments de preuve auxquels il fait référence, et il n’y a aucune raison de conclure que cette analyse est déraisonnable.

[16]           Relativement à la question de savoir si l’absence physique était attribuable à une situation manifestement temporaire, M. Zadegan affirme que la conclusion selon laquelle ses retours en Iran n’étaient pas de nature temporaire n’était pas corroborée par la totalité de la preuve. Il affirme que la preuve montre sans équivoque que ses retours en Iran ont pour but de jeter un œil sur l’hôtel et que ses visites sont par conséquent clairement de nature temporaire. Dans la même veine, concernant la dernière question sur la qualité de ses attaches avec le Canada, à savoir si elles sont plus importantes que celles qu’il a avec un autre pays, M. Zadegan souligne que sa famille est au Canada, qu’il tire son mode de subsistance de ses investissements canadiens, et qu’il conserve un hôtel non rentable uniquement parce qu’il n’est pas capable de le vendre. Il avance que ces faits ne peuvent soutenir une conclusion selon laquelle il a des attaches plus importantes avec l’Iran qu’avec le Canada.

[17]           Même si je comprends les arguments de M. Zadegan, ils ne représentent pas une raison d’intervenir dans une décision, dont la révision est régie par la norme de la décision raisonnable. Il est bien établi en droit que la norme de la décision raisonnable impose une certaine retenue à l’endroit de décideurs administratifs, et qu’elle oblige la Cour à un examen lui permettant de décider si une décision appartient aux issues possibles et acceptables, pouvant se justifier au regard des faits et du droit (voir Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 57). Les arguments de M. Zadegan, et sa position globale dans cette demande de contrôle judiciaire, reviennent à affirmer que la totalité de la preuve montre qu’il vit régulièrement, normalement ou habituellement au Canada et que c’est là la seule conclusion raisonnable à la lumière de la preuve. Toutefois, je ne peux conclure qu’une telle conclusion est la seule issue possible et acceptable en fonction de la preuve dont dispose le juge. Le juge a examiné chacune des questions énoncées dans Koo et a tiré une conclusion qui, selon ce que je lis, est influencée par l’analyse qu’il a faite selon laquelle les absences de M. Zadegan pour aller en Iran ont eu lieu durant une période prolongée, ont diminué quelque peu uniquement durant la dernière année de la période pertinente, alors qu’il cherchait à satisfaire aux conditions en matière de résidence, mais qu’elle se poursuivent toujours. Même si la Cour aurait pu ne pas rendre la même décision que le juge si elle avait analysé l’affaire en première instance, ce n’est pas mon rôle de substituer mon analyse à celle du juge.

[18]           Comme il n’y a aucune raison de conclure que la décision du juge était déraisonnable, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2164-16

INTITULÉ :

MOHSEN ALI ABBAS ZADEGAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juin 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 14 juin 2017

COMPARUTIONS :

Winnie Lee

Pour le demandeur

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.