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Date : 20171103


Dossier : IMM-1693-17

Référence : 2017 CF 995

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

NAHEED SALAHUDDIN SOHAIL

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La défenderesse, Mme Naheed Salhuddin Sohail, est d’origine pakistanaise. En 2001, Mme Sohail et son mari, M. Sohail Obaidullah Ahmed, sont arrivés au Canada en tant que résidents permanents. Ils ont tous deux obtenu leur citoyenneté canadienne en 2005. En juin 2010, Mme Sohail et son mari ont entamé une procédure auprès des autorités d’immigration canadiennes afin d’adopter M. Zabih-Ur-Rehman Bilal, le neveu de Mme Sohail qui habite à Karachi (Pakistan). M. Bilal était âgé de 13 ans à ce moment. Mme Sohail et son mari ont donc demandé à parrainer la demande de résidence permanente au Canada de M. Bilal en tant que personne appartenant à la catégorie du « regroupement familial ».

[2]  En février 2013, un agent d’immigration (agent) du Haut-Commissariat du Canada à Islamabad (Pakistan) a rejeté la demande de M. Bilal (décision de l’agent). L’agent n’était pas convaincu que M. Bilal avait établi une relation parent-enfant avec Mme Sohail et son mari et a conclu que les conditions prescrites par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) et l’alinéa 117(1)g) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (Règlement) n’avaient pas été réunies. Mme Sohail a interjeté appel de la décision de l’agent. En mars 2017, la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a accueilli son appel, annulé la décision de l’agent et déterminé que l’adoption de M. Bilal était authentique et qu’elle ne visait pas principalement des fins d’immigration (décision de la Section d’appel de l’immigration).

[3]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (ministre) sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration. Le ministre soutient que la Section d’appel de l’immigration a commis une erreur en déterminant que l’adoption prévue de M. Bilal ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR. Le ministre prétend que la décision de la Section d’appel de l’immigration n’est pas raisonnable, qu’elle devrait être annulée et renvoyée à un tribunal différemment constitué aux fins de réexamen.

[4]  La seule question soulevée par le ministre vise à déterminer si la décision de la Section d’appel de l’immigration est déraisonnable. Mme Sohail, pour sa part, soulève aussi la question préliminaire de savoir si la Cour devrait prendre en considération un affidavit présenté par le ministre à l’appui de la demande de contrôle judiciaire. Cet affidavit, signé par Mme Zofia Przybytkowski, qui a agi à titre d’avocate du ministre devant la Section d’appel de l’immigration, contient les notes qu’elle a rédigées pour l’audience devant la Section d’appel de l’immigration et celles prises pendant l’audience (affidavit de Mme Przybytkowski).

[5]  La demande de contrôle judiciaire que le ministre a présentée est rejetée pour les motifs qui suivent. Je ne suis pas convaincu que la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Je conclus plutôt que la preuve produite devant la Section d’appel de l’immigration appuie raisonnablement sa décision et que les motifs expliquent adéquatement pourquoi la Section d’appel de l’immigration a conclu que l’adoption prévue de M. Bilal ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR. À mon avis, il n’y a aucun fondement qui permet à la Cour d’intervenir. Qui plus est, je souscris aussi à l’opinion de Mme Sohail selon laquelle l’affidavit de Mme Przybytkowski produit par le ministre est irrecevable et la Cour n’en a pas tenu compte dans le contexte du présent contrôle judiciaire.

II.  Contexte

A.  La décision en appel

[6]  La Section d’appel de l’immigration a indiqué, dans la préface de sa décision, qu’il avait été établi et reconnu depuis la décision de l’agent que M. Bilal n’avait pas encore été adopté. Par conséquent, la Section d’appel de l’immigration s’est penchée seulement sur la question de déterminer si le processus d’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR.

[7]  La Section d’appel de l’immigration a conclu que Mme Sohail s’était acquittée de son fardeau de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle avait l’intention d’adopter M. Bilal au Canada afin de faire reconnaître juridiquement une situation factuelle [traduction« fondée sur l’amour » qui existait déjà, soit que M. Bilal est considéré comme le fils de Mme Sohail, qu’il se comporte ainsi et qu’il continuera de se comporter ainsi.

[8]  L’analyse menée par la Section d’appel de l’immigration se fondait principalement sur le témoignage livré pendant l’audience. Selon l’interprétation que fait la Section d’appel de l’immigration des témoignages de Mme Sohail et de son mari, le lien intime entre eux et leur neveu s’est créé dès la naissance de M. Bilal. La Section d’appel de l’immigration a noté que Mme Sohail s’est souvenue avec émotion qu’au cours des premières heures de vie de l’enfant, sa sœur lui a dit qu’il était désormais le sien et elle a continué d’exprimer ce souhait depuis. La Section d’appel de l’immigration a ajouté que Mme Sohail avait présenté une réponse raisonnable selon laquelle c’est son lien affectif avec l’enfant qui l’emportait en fin de compte, même s’il pouvait sembler curieux que la sœur de Mme Sohail et son mari donnent leur premier enfant, un fils de surcroît. La Section d’appel de l’immigration a ensuite décrit la façon dont Mme Sohail a expliqué habilement que l’enfant passait la plupart des fins de semaine et des jours fériés avec elle et sa famille immédiate; que Mme Sohail et son mari avaient la garde de M. Bilal au Pakistan; qu’ils continuaient de répondre à ses besoins financiers; qu’ils communiquaient tous les jours; et que M. Bilal, maintenant âgé de 20 ans, consultait Mme Sohail et son mari pour toutes les décisions importantes le concernant.

[9]  La Section d’appel de l’immigration a aussi reconnu que le témoignage de Mme Sohail (et celui de son mari) demeurait une façon crédible d’établir les facteurs requis pour déterminer une relation parent-enfant, quoiqu’elle aurait pu présenter plus de documents en vue d’établir qu’elle avait des contacts fréquents avec M. Bilal et de montrer les dépenses engagées pour lui. La grande persévérance dont il a fallu faire preuve pendant le processus d’adoption long et complexe, qui s’est étendu sur de nombreuses années et qui comprenait la participation à une étude du milieu familial et la délivrance d’une lettre de « non-objection » par les autorités ontariennes, corroborait également l’engagement de Mme Sohail et de son mari à l’égard de M. Bilal.

[10]  La Section d’appel de l’immigration a ensuite abordé la principale inquiétude mentionnée par l’agent après la première entrevue, soit l’importance que M. Bilal vienne au Canada afin de terminer ses études. En réponse à cette inquiétude, la Section d’appel de l’immigration a d’abord indiqué que la description que fait l’agent des réponses fournies par M. Bilal au cours de la première entrevue était tronquée par une mauvaise perception de la situation, qui n’en était pas une où l’adoption avait déjà eu lieu et où les liens avec le parent biologique avaient été rompus. La Section d’appel de l’immigration a aussi relaté en quoi, dans un endroit comme Karachi, où la sécurité demeure précaire, il était relativement normal pour ceux ayant à cœur le bien-être d’un enfant d’insister sur les dangers auxquels il pourrait s’exposer en demeurant là-bas. La Section d’appel de l’immigration a aussi admis ce que Mme Sohail et son mari considéraient comme le paradoxe dans cette affaire, soit que Mme Sohail avait amorcé le processus d’adoption de M. Bilal pendant qu’elle se trouvait au Canada afin de le faire déménager au pays. Selon la Section d’appel de l’immigration, il ne pouvait en être autrement, parce qu’il n’était pas nécessaire que Mme Sohail et son mari lancent le processus d’adoption si l’enfant devait demeurer au Pakistan. La Section d’appel de l’immigration a souligné que Mme Sohail et son mari avaient déjà la garde de M. Bilal au Pakistan et que cette adoption, comme elle est vue au Canada, était illégale là-bas. Ainsi, comme l’a indiqué la Section d’appel de l’immigration, le fait de refuser le parrainage en affirmant qu’il visait principalement l’acquisition d’un privilège sous le régime de la LIPR équivalait à raisonner de façon circulaire et dénaturait les objectifs de l’alinéa 117(1)g) du Règlement.

[11]  Finalement, en ce qui concerne les contacts continus entre M. Bilal et ses parents biologiques, la Section d’appel de l’immigration a mentionné la réponse fournie candidement par M. Bilal, selon laquelle il entendait continuer de communiquer avec eux après son arrivée au Canada et a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une usurpation de la possibilité de parrainage offerte par le Règlement ou d’une atteinte à « l’intégrité du régime ». Il était normal, aux yeux de la Section d’appel de l’immigration, que M. Bilal ne rompe pas entièrement ses liens avec ceux avec qui, en raison de la durée du processus d’adoption, il avait dû vivre pendant une grande partie de sa vie et qui faisaient encore partie de la famille.

B.  La norme de contrôle

[12]  La Cour a toujours soutenu que les décisions de la Section d’appel de l’immigration, en tant que tribunal spécialisé, doivent être évaluées selon la norme de la décision raisonnable et avec grande déférence (Truong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 422, au paragraphe 20; Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1207, au paragraphe 11). Plus particulièrement, les questions liées à l’adoption dans le contexte de l’immigration, en raison de leur nature très factuelle, commandent une analyse fondée sur la norme de la décision raisonnable (Alvarado Dubkov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 679, au paragraphe 6). Qui plus est, les questions soulevées dans la présente demande portent sur l’interprétation et l’application, par la Section d’appel de l’immigration, de la LIPR, l’une de ses lois constitutives. Comme la Cour suprême l’a maintes fois réitéré dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [Alberta Teachers] et sa descendance, il existe une présomption voulant que la décision d’un tribunal administratif interprétant ou appliquant sa loi habilitante est assujettie au contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable (Alberta Teachers, aux paragraphes 39 et 41; Tervita Corp c Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, au paragraphe 35; Commission scolaire de Laval c Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, au paragraphe 32).

[13]  Lorsque la Cour effectue le contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, son analyse tient à la « justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », et les conclusions de la Section d’appel de l’immigration ne devraient pas être modifiées dès lors que la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [Dunsmuir], au paragraphe 47). Lorsqu’elle effectue un examen des conclusions de fait selon la norme de la décision raisonnable, la Cour n’a pas pour mission d’apprécier de nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative accordée par le décideur à tout facteur pertinent (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 99). Selon la norme de la décision raisonnable, tant que le processus et l’issue cadrent bien avec les principes exposés ci-dessus, la cour de révision ne doit pas substituer ses conclusions à celle du décideur pour arriver à l’issue qui serait à son avis préférable (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], au paragraphe 17).

III.  Analyse

A.  L’affidavit de Mme Przybytkowski n’est pas admissible

[14]  Je trancherai d’abord la question préliminaire soulevée par Mme Sohail.

[15]  Afin de soutenir sa demande, le ministre a produit un affidavit et des documents d’accompagnement comprenant notamment des notes rédigées par l’avocate du ministre pour exposer ses arguments et ses observations à la Section d’appel de l’immigration et des sommaires après audience rédigés par l’avocate. Mme Sohail fait valoir que ces nouveaux éléments de preuve sont irrecevables par la Cour. Mme Sohail soutient que le ministre aurait plutôt dû soumettre une transcription ou un enregistrement audio de l’audience tenue par la Section d’appel de l’immigration s’il voulait clarifier ce qui en est ressorti. Le ministre affirme quant à lui que l’affidavit de Mme Przybytkowski présente des renseignements généraux utiles sur les circonstances dans lesquelles la décision de la Section d’appel de l’immigration a été prise. S’appuyant sur l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [AUCC] et sur Agnaou c Canada (Procureur général), 2014 CF 850, le ministre prétend que l’affidavit fait partie des exemptions acceptées à la règle générale selon laquelle, dans les procédures de contrôle judiciaire, la preuve se limite aux documents présentés au décideur administratif.

[16]  Je ne suis pas de l’avis du ministre et je conclus que la Cour ne peut admettre l’affidavit de Mme Przybytkowski.

[17]  Les tribunaux ont traité avec prudence la présentation d’affidavits offrant des renseignements ou des faits supplémentaires dans le contexte des demandes de contrôle judiciaire. La jurisprudence enseigne clairement qu’une demande de contrôle judiciaire porte strictement sur la décision visée par le contrôle et le dossier présenté à la cour de révision doit être celui qui a été présenté au tribunal administratif (Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 [Bernard], aux paragraphes 13 à 28; Sedighi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 445, au paragraphe 14; Mahouri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 244, au paragraphe 14). En règle générale, la cour de révision ne devrait pas recevoir de preuves extrinsèques, outre le dossier du tribunal et la décision elle-même (Bernard, au paragraphe 18; Bekker c Canada, 2004 CAF 186, au paragraphe 11; Leslie c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 119, au paragraphe 4). Autrement dit, la cour de révision a comme mission de déterminer si le décideur administratif a commis une erreur dans sa décision selon les documents qu’il a reçus et la preuve orale qu’il a entendue (Sosiak c Canada (Procureur général), 2003 CAF 205, au paragraphe 14; Gitxsan Treaty Society c Hospital Employees’ Union, [2000] 1 RCF 135 (CAF), au paragraphe 15).

[18]  Les exceptions à cette règle générale sont limitées. Dans Connolly c Canada (Procureur général), 2014 CAF 294, au paragraphe 7, la Cour d’appel fédérale, citant les mots du juge Stratas dans la décision AUCC, a indiqué que les exceptions reconnues à cette interdiction générale « sont susceptibles de faciliter ou de favoriser la tâche de la juridiction de révision sans porter atteinte à la mission qui est confiée au tribunal administratif » (AUCC, au paragraphe 20). Voici ces exceptions : i) un affidavit qui contient des informations générales qui aident à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire; ii) un affidavit nécessaire pour porter à l’attention de la cour de révision des vices de procédure ou des manquements à l’équité procédurale; et iii) un affidavit qui fait ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif (AUCC, au paragraphe 20).

[19]  Le ministre prétend que l’affidavit de Mme Przybytkowski relève principalement de l’exception des « renseignements généraux » et de celle de « l’absence de preuve » par analogie. Je ne suis pas d’accord avec les appelants. L’exception des « renseignements généraux » a une portée limitée. Dans la décision Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 [Delios], le juge Stratas l’a résumée ainsi (Delios, au paragraphe 45) :

[45]  L’exception des « renseignements généraux » vise les observations pures et simples propres à diriger la réflexion du juge réformateur afin qu’il puisse comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont le décideur administratif était saisi. Dans les procédures de contrôle judiciaire visant les décisions administratives complexes se rapportant à des procédures et des faits compliqués, étayées par des centaines ou des milliers de documents, le juge réformateur trouve utile de recevoir un affidavit qui passe brièvement en revue, d’une manière neutre et non controversée, les procédures qui se sont déroulées devant le décideur administratif, et les catégories de preuves que les parties ont présentées à l’administrateur. Dans la mesure où l’affidavit ne s’engage pas dans une interprétation tendancieuse ou une prise de position – rôle de l’exposé des faits et du droit –, il est recevable à titre d’exception à la règle générale.

[20]  Je suis d’avis que, peu importe l’angle sous lequel on les examine, les notes de l’avocate, dans lesquelles elle raconte en détail son expérience pendant l’audience de la Section d’appel de l’immigration ne constituent pas des renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions pertinentes dont la Section d’appel de l’immigration a été saisie. Même si le ministre affirme que l’affidavit de Mme Przybytkowski vise tout simplement à montrer les sujets soulevés par l’avocate pendant l’audience de la Section d’appel de l’immigration, il participe essentiellement à la défense et ne sert simplement qu’à faire valoir de nouveau les faits et la théorie du ministre sur cette affaire. Si l’affidavit visait à aider la Cour, en décrivant de graves erreurs liées à la procédure, aux faits ou au droit que la Section d’appel de l’immigration aurait commises pendant l’audience ou dans sa décision subséquente, le ministre pouvait et aurait dû soumettre une transcription ou un enregistrement non corrigé de l’audience; les résumés rédigés par l’avocate ne peuvent être reconnus comme une description précise de ce qui est survenu pendant l’audience. S’il visait plutôt à prouver que l’évaluation de la Section d’appel de l’immigration était déraisonnable, c’est le mémoire qui était la meilleure façon d’y arriver, avec le soutien de principes juridiques étayés par la jurisprudence et des renvois appropriés au dossier dont la Section d’appel de l’immigration était saisie.

[21]  La Cour a aussi affirmé que les cours de révision ne devraient pas tenir compte des notes rédigées par un conseiller, puisqu’elles ne font pas partie du dossier sur lequel la décision initiale a été rendue (El-Hajj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1737, au paragraphe 7). En outre, les notes personnelles ne constituent pas un moyen de remédier aux omissions dans la preuve et ne peuvent remplacer un enregistrement sonore ni les notes sténographiques des témoignages (Goodman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 342 (CF), au paragraphe 87). Pendant l’audience devant la Cour, l’avocate du ministre a indiqué qu’elle n’avait eu connaissance d’aucune décision où les notes de l’avocat avaient été acceptées en tant qu’affidavit adéquat aux termes de l’exception des « renseignements généraux ». Moi non plus.

[22]  En ce qui concerne son affirmation selon laquelle l’affidavit de Mme Przybytkowski relevait de l’exception de l’« absence de preuve » par analogie, le ministre n’a pas réussi à étayer cette proposition. Au contraire, rien n’indique que la Section d’appel de l’immigration a tranché une partie de cette affaire en l’absence totale de preuve.

[23]  L’affidavit de Mme Przybytkowski ne relève donc d’aucune des exceptions clairement établies pour admettre des documents supplémentaires extrinsèques au moment du contrôle judiciaire. L’affidavit ne fait que signaler plusieurs facteurs probants invoqués par l’avocate du ministre pendant l’instance devant la Section d’appel de l’immigration qui n’ont pas été retenus par le décideur en fin de compte. Je conclus donc que l’affidavit du ministre est irrecevable et qu’il n’a pas été pris en considération aux fins du jugement en l’espèce.

B.  La décision de la Section d’appel de l’immigration est raisonnable

[24]  En ce qui concerne le bien-fondé du contrôle judiciaire, le ministre fait valoir qu’il était déraisonnable pour la Section d’appel de l’immigration de conclure que l’adoption prévue de M. Bilal ne visait pas principalement des fins d’immigration. Plus précisément, le ministre relève trois sujets clés pour lesquels la Section d’appel de l’immigration a supposément écarté ou mal interprété la preuve. Tout d’abord, le ministre affirme que la Section d’appel de l’immigration a commis une erreur dans son évaluation de la nature et de l’ampleur de la relation entre Mme Sohail et M. Bilal. Deuxièmement, le ministre fait valoir que la Section d’appel de l’immigration a commis une erreur en réduisant au minimum l’importance des véritables motifs du désir de M. Bilal de demeurer au Canada, soit pour étudier et avoir une meilleure éducation. Troisièmement, le ministre prétend que la Section d’appel de l’immigration a mal interprété les liens entre M. Bilal et ses parents biologiques. Le ministre soutient aussi que la Section d’appel de l’immigration, au moment de prendre sa décision, a commis une erreur en prenant en considération des motifs d’ordre humanitaire, ce qui contrevient à l’article 65 de la LIPR, qui lui interdit de le faire.

[25]  Je ne suis pas convaincu que toutes les erreurs alléguées déterminées par le ministre justifient que la Cour intervienne ou me permettent de conclure que la décision de la Section d’appel de l’immigration ne fait pas partie des issues possibles acceptables. Selon moi, le ministre n’a pas présenté de preuve ou d’arguments convaincants à l’appui de ses allégations selon lesquelles la Section d’appel de l’immigration a tiré des conclusions de fait erronées ou n’a pas tenu compte de preuves qui lui avaient été présentées. En fait, à l’audience devant la Cour, l’avocate du ministre a reconnu que la Section d’appel de l’immigration n’avait pas omis de prendre en considération un élément de preuve en particulier.

[26]  Même s’il est possible que le ministre soit préoccupé par les conclusions de la Section d’appel de l’immigration, il est évident que la Section d’appel de l’immigration n’a pas écarté la preuve isolée par le ministre. La Section d’appel de l’immigration était au fait des circonstances dans lesquelles M. Bilal avait été « donné » à Mme Sohail par sa sœur au moment de sa naissance. La Section d’appel de l’immigration a aussi tenu compte du fait que M. Bilal avait continué d’habiter avec ses parents biologiques, hormis les fins de semaine et les jours fériés, qu’il passait avec Mme Sohail et sa famille. La Section d’appel de l’immigration a aussi renvoyé au fait que l’adoption garantirait un meilleur avenir à M. Bilal et lui donnerait la possibilité de faire ses études au Canada. La Section d’appel de l’immigration a aussi souligné les préoccupations liées à la sécurité au Pakistan et les contacts continus entre M. Bilal et ses parents biologiques. Bref, la Section d’appel de l’immigration a pris en considération tous les détails contestés par le ministre. Toutefois, après avoir examiné tous les éléments de preuve, la Section d’appel de l’immigration a conclu qu’un lien s’était formé entre Mme Sohail et M. Bilal et que la situation factuelle qui lui avait été présentée n’affichait pas les caractéristiques d’une adoption visant principalement des fins d’immigration. J’ajouterais que le ministre n’a présenté aucun exemple convaincant à l’appui de son allégation selon laquelle la Section d’appel de l’immigration a pris en considération à tort des motifs d’ordre humanitaire au moment de prendre sa décision.

[27]  Le ministre souligne essentiellement des parties de la preuve citée par la Section d’appel de l’immigration qui auraient pu être interprétées en sa faveur et affirme que la Section d’appel de l’immigration a « réduit au minimum » l’importance de nombreux facteurs qui, de l’avis du ministre, exigeaient de tirer une conclusion différente. Les arguments avancés par le ministre expriment simplement qu’il est en désaccord avec l’évaluation de la preuve par la Section d’appel de l’immigration et qu’il demande à la Cour de retenir sa propre évaluation plutôt que celle de la Section d’appel de l’immigration. Ce faisant, le ministre invite la Cour à apprécier de nouveau la preuve présentée à la Section d’appel de l’immigration et à se substituer au décideur. Malheureusement pour le ministre, il ne s’agit pas d’un appel, mais d’un contrôle judiciaire. Lorsqu’il s’agit de procéder à l’analyse du caractère raisonnable de conclusions factuelles, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve ni de réévaluer l’importance relative que le décideur a accordée aux facteurs ou éléments de preuve pertinents.

[28]  Même si j’entretenais un doute à l’égard de certaines déterminations factuelles faites par la Section d’appel de l’immigration, dans un contrôle judiciaire, mon rôle ne consiste pas à tirer les conclusions que j’aurais pu tirer si j’avais été à la place de la Section d’appel de l’immigration. Je dois plutôt établir si les déterminations de la Section d’appel de l’immigration étaient raisonnables et si elles font partie des issues possibles acceptables (Dunsmuir, au paragraphe 47) Il va sans dire que tous les demandeurs sont assujettis aux mêmes principes régissant la façon dont les cours de révision devraient approcher les contrôles judiciaires et ils ne changent pas lorsque c’est le ministre qui se trouve dans cette position.

[29]  Bon nombre des questions dont les tribunaux administratifs comme la Section d’appel de l’immigration sont saisis ne se prêtent pas à une issue précise particulière, mais peuvent plutôt donner lieu à plusieurs conclusions raisonnables. La norme de la décision raisonnable est toutefois une norme faisant appel à la déférence et il est loisible aux tribunaux « d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables » (Dunsmuir, au paragraphe 47; Newfoundland Nurses, au paragraphe 13). En l’espèce, la Section d’appel de l’immigration a entendu le témoignage direct de Mme Sohail et de son mari à l’audience et elle a examiné les éléments de preuve avant de parvenir à la conclusion selon laquelle l’adoption de M. Bilal ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR. Je suis convaincu que les témoignages de Mme Sohail et de son mari pourraient raisonnablement soutenir l’existence d’un lien affectif avec M. Bilal, comme l’a indiqué la Section d’appel de l’immigration. Il ne m’appartient pas de déterminer s’il aurait été possible de faire une autre interprétation. Il suffit de conclure que le raisonnement de la Section d’appel de l’immigration n’est pas vicié et qu’il découle de la preuve.

[30]  Un thème qui revient en jurisprudence concernant les questions de citoyenneté, comme les demandes de parrainage d’époux ou d’adoption, est que chaque affaire est tributaire des faits qui lui sont propres et doit être tranchée selon son propre bien‑fondé. Dans le cas de Mme Sohail, la Section d’appel de l’immigration n’a pas écarté la preuve. Elle a plutôt conclu qu’il suffisait de démontrer que l’adoption de M. Bilal ne visait pas principalement des fins d’immigration. J’accepte que les dispositions sur le parrainage de demandes d’immigration par des membres de la famille dans la LIPR et dans le Règlement représentent à la fois l’objectif de la réunification des familles et l’intention du législateur d’empêcher les adoptions faites aux fins d’immigration. Afin que des neveux et des nièces qui ne sont pas orphelins (comme c’est le cas pour M. Bilal) soient admissibles en tant que personnes appartenant à la catégorie du regroupement familial par l’intermédiaire de l’adoption, les demandeurs doivent prouver que leur adoption prévue ne vise pas principalement à obtenir des avantages liés à l’immigration. C’est Mme Sohail qui devait s’acquitter de ce fardeau et la Section d’appel de l’immigration, en tant que tribunal spécialisé, était convaincue, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle y était parvenue.

[31]  Il est bien reconnu que le décideur est censé avoir soupesé et pris en considération la totalité des éléments de preuve qui lui ont été soumis, à moins que l’on démontre le contraire (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, au paragraphe 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF), au paragraphe 1). Le ministre n’a présenté aucun exemple d’éléments de preuve que la Section d’appel de l’immigration n’avait pas appréciés ou d’éléments de preuve qui contredisaient clairement les conclusions du décideur (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) [Cepeda-Gutierrez], au paragraphe 17). Qui plus est, le défaut de renvoyer à un élément de preuve en particulier ou d’aborder chaque question et chaque argument soulevés par une partie ne signifie pas qu’ils ont été écartés ou qu’une erreur susceptible de révision a été commise (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16). Ce n’est que lorsqu’un tribunal administratif passe sous silence des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions de façon claire que la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, aux paragraphes 9 et 10; Cepeda-Gutierrez, aux paragraphes 16 et 17). Or, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[32]  La Section d’appel de l’immigration est un organe spécialisé ayant le vaste mandat de trancher des affaires complexes en matière d’immigration et de citoyenneté et, par conséquent, il convient de faire preuve d’un degré de déférence élevée à son égard. C’est particulièrement vrai pour des questions comme l’authenticité d’une adoption, puisqu’il s’agit de déterminations très factuelles, qui sont au cœur de l’expertise et des fonctions de la Section d’appel de l’immigration.

[33]  La cour de révision doit considérer les motifs dans leur ensemble, à la lumière du dossier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 53; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, au paragraphe 3). Un contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54). La Cour doit examiner les motifs en « essayant de les comprendre, et non pas en se posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ragupathy, 2006 CAF 151, au paragraphe 15). Lorsque les motifs sont lus comme un tout, la décision de la Section d’appel de l’immigration indique que le tribunal a évalué comme il convient tous les facteurs nécessaires et a fourni une analyse des éléments de preuve présentés. L’intervention de notre Cour n’est pas justifiée.

IV.  Conclusion

[34]  Pour les motifs établis précédemment, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Même si le ministre aurait préféré qu’une décision différente soit rendue, je suis convaincu que la Section d’appel de l’immigration a pris en considération tous les éléments de preuve qui lui ont été soumis et qu’elle a expliqué adéquatement pourquoi l’adoption prévue de M. Bilal ne visait pas principalement des fins d’immigration. La décision de la Section d’appel de l’immigration est raisonnable et fournit des motifs suffisants. Elle est intelligible, défendable et étayée par la preuve, et je conclus qu’elle satisfait à la norme de la décision raisonnable. Les inquiétudes exprimées par le ministre avaient toutes été présentées à la Section d’appel de l’immigration, elles n’ont pas été écartées et ont toutes été abordées et prises en considération; la Section d’appel de l’immigration ne les a tout simplement pas retenues.

[35]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y a pas de question de cette nature.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1693-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.
  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1693-17

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c NAHEED SALAHUDDIN SOHAIL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 octobre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Simone Truong

 

Pour le demandeur

 

Rezaur Rahman

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Rezaur Rahman

Avocat

Ottawa (Ontario)

Pour la défenderesse

 

 

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