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Date : 20171106


Dossier : IMM-445-17

Référence : 2017 CF 999

[TRADUCTION FRANÇAISE]

À Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

WAQAS SHAHZAD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, M. Waqa Shahzad, est originaire du Pakistan. Il souhaitait être parrainé par son épouse, une cousine qui l’avait déjà hébergé chez elle, à des fins de résidence permanente au Canada. Dans une décision datée du 12 janvier 2017 (la décision), une agente d’immigration (l’agente) a rejeté la demande présentée par M. Shahzad au motif que le mariage n’était pas authentique et que la relation du couple visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Après avoir interrogé le couple, l’agente a conclu que M. Shahzad n’était pas crédible, en raison de diverses différences et omissions entre sa preuve et celle présentée par sa femme, et à la lumière des détails qu’il a présentés sur la transition d’une relation entre cousins à une relation principalement romantique. Il ne pouvait donc pas être admissible en tant que membre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada et être admissible à un parrainage par sa cousine au titre du paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement).

[2]  M. Shahzad a présenté à la Cour une demande de contrôle judiciaire de la décision. Il fait valoir que la décision est déraisonnable, parce qu’une erreur a été commise dans l’évaluation de la preuve qu’il a produite sur l’authenticité de son mariage; les faits et la preuve ont été mal interprétés, notamment l’examen des éléments de preuve liés à la fausse couche de sa femme, à l’évolution de leur relation et à leur cohabitation. M. Shahzad demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire aux fins d’un nouvel examen par un autre agent d’immigration.

[3]  La seule question soulevée dans la demande présentée par M. Shahzad est celle de savoir si la décision rendue par l’agente est déraisonnable. Toutefois, en tant que question préliminaire, M. Shahzad allègue aussi que l’affidavit de l’agente Gail Ross [affidavit Ross] produit par le ministre ne constitue pas une preuve recevable dans le contexte du présent contrôle judiciaire.

[4]  Après avoir examiné la preuve dont disposait l’agente et le droit applicable, je ne vois rien qui permette d’infirmer la décision de l’agente. Dans sa décision, l’agente a tenu compte de la preuve et l’issue peut se justifier au regard des faits et du droit. La décision appartient aux issues possibles acceptables. Je suis d’avis que les motifs de la décision expliquent adéquatement comment l’agente a conclu que le mariage de M. Shahzad n’est pas authentique et qu’il visait principalement à obtenir un statut d’immigrant au Canada. Par conséquent, je dois rejeter la demande de contrôle judiciaire de M. Shahzad. Je souscris toutefois à l’opinion de M. Shahzad selon lequel l’affidavit Ross est irrecevable et il n’a pas été pris en considération aux fins de cette décision.

II.  Contexte

A.  Le contexte factuel

[5]  M. Shahzad est arrivé au Canada en janvier 2010, originalement parrainé par l’ex-mari de sa femme actuelle.

[6]  M. Shahzad a habité pendant deux ans avec sa future femme et son ex-mari avant de déménager et de vivre seul. Il affirme avoir été témoin de violence conjugale pendant qu’il habitait avec eux. Il semble que ce soit après la séparation de sa cousine et de son ex-mari que M. Shahzad a commencé à avoir des liens plus étroits avec elle. Après avoir passé beaucoup plus de temps ensemble, leur relation est éventuellement devenue une relation amoureuse (quoique platonique, apparemment, jusqu’au jour du mariage) et M. Shahzad a demandé à sa cousine de l’épouser. La femme de M. Shahzad avait trois enfants issus de son mariage précédent.

B.  La décision

[7]  Dans sa décision, l’agente a analysé l’authenticité du mariage de M. Shahzad selon plusieurs critères, ce qui lui a permis de conclure que le mariage n’était pas authentique et qu’il visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR. Dans ses notes d’entrevue (qui font partie de la décision), l’agente a exposé ses préoccupations entourant la crédibilité et relevé de nombreuses différences entre le témoignage de M. Shahzad et celui de son épouse.

[8]  Premièrement, M. Shahzad ne pouvait pas corroborer le lieu où les enfants dormaient dans la maison. L’agente a déterminé que l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’une personne qui affirme habiter dans une maison avec sa femme et ses trois belles-filles sache entre autres où chacun des enfants dort, si un lit a été déplacé, si l’enfant aîné possède sa propre chambre et si la benjamine dort avec M. Shahzad et sa femme.

[9]  Deuxièmement, l’agente a relevé une divergence des réponses à la question qu’elle a posée pour savoir si l’aînée était à la maison ou au collège la veille de l’entrevue. À sa défense, M. Shahzad a indiqué qu’il avait mal compris les questions et qu’il éprouvait de la difficulté à se souvenir des heures et des dates en raison du stress. L’agente a toutefois établi qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne décrive les activités qui s’étaient déroulées la veille de l’entrevue, particulièrement lorsque lui et sa femme se trouvaient à la maison ce jour-là.

[10]  Troisièmement, une divergence a été relevée quant au moment où la femme de M. Shahzad avait cessé de travailler et aux motifs de sa cessation d’emploi. L’agente a de nouveau cru qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’un mari sache que sa femme avait effectivement arrêté de travailler en janvier 2016, plutôt qu’en juillet 2016 comme l’a affirmé M. Shahzad. Qui plus est, l’agente a souligné que l’épouse de M. Shahzad avait cessé de travailler en raison de soucis de santé liés à la présence d’une pierre au pancréas et pas à une fausse couche, comme le mentionnait M. Shahzad. Selon l’agente, les détails dont se souvenait M. Shahzad à propos de la fausse couche de sa femme, comme le nom de son médecin, avaient probablement été glanés des notes médicales de sa femme. Pourtant, comme l’agente l’a souligné, il n’arrivait pas à se souvenir à quel moment cet événement était survenu.

[11]  Quatrièmement, l’agente a aussi fait référence au vague souvenir qu’avait M. Shahzad de la fausse couche de sa femme. M. Shahzad a d’abord indiqué que la fausse couche était survenue en décembre 2016, alors qu’elle était réellement survenue deux ans avant, soit en décembre 2014. L’agente a aussi noté la divergence entre les souvenirs de M. Shahzad et ceux de sa femme en ce qui concerne le moment où la fausse couche s’est produite et le moyen de transport utilisé pour se rendre à l’hôpital.

[12]  Finalement, l’agente a souligné que, selon leurs témoignages, M. Shahzad et sa femme ne s’étaient fait part d’aucun sentiment romantique réciproque jusqu’à ce qu’il lui demande de l’épouser. L’agente a conclu que l’évolution de la relation telle que la décrivait M. Shahzad n’était pas crédible.

[13]  L’agente a aussi indiqué dans ses notes que M. Shahzad et sa femme avaient présenté divers documents prouvant l’envoi du courrier à la même adresse et l’ajout de M. Shahzad au bail de logement. Toutefois, vu ses grandes préoccupations quant à la crédibilité, l’agente n’était pas convaincue que M. Shahzad et sa femme avaient prouvé qu’ils habitaient ensemble ou que le mariage ne visait pas principalement à obtenir un statut d’immigrant.

C.  La norme de contrôle

[14]  La Cour a toujours soutenu qu’il faut faire preuve d’une grande retenue envers les décideurs d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, vu l’expertise et l’expérience de ses agents dans les affaires d’immigration. Ainsi, la décision doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Truong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 422, au paragraphe 12; Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1207, au paragraphe 11; Burton c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 345 [Burton], au paragraphe 13;). En particulier, la question de savoir si un mariage est authentique ou s’il vise principalement à obtenir un statut d’immigration est une question mixte de fait et de droit, et une détermination très factuelle, susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (Burton, au paragraphe 15; Bercasio c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 244, au paragraphe 17).

III.  Analyse

A.  L’affidavit Ross est irrecevable

[15]  Je trancherai d’abord l’objection préliminaire soulevée par M. Shahzad à l’endroit de l’affidavit Ross produit afin de soutenir la réponse du ministre à la présente demande de contrôle judiciaire.

[16]  Dans l’affidavit Ross, l’agente a d’abord confirmé que ses notes représentaient son évaluation des facteurs les plus importants liés à sa décision. Elle a ensuite présenté des détails supplémentaires sur certains aspects de sa décision, notamment son traitement de la fausse couche, l’importance qu’elle lui a accordée et les motifs ayant mené à sa conclusion sur ce point. L’agente a aussi raconté comment elle a appris, au cours de sa dizaine d’années d’expérience en tant qu’agente d’immigration, qu’il y aura probablement une certaine manifestation concrète de relation, outre ce que M. Shahzad et sa femme ont pu alléguer, peu importe d’où dans le monde proviennent un demandeur et son conjoint, sauf dans les cas de mariage arrangé.

[17]  Le ministre soutient qu’il convient d’accorder à l’affidavit Ross une importance adéquate, puisqu’il apporte des renseignements contextuels à la Cour. Le ministre affirme que l’agente n’essaie pas de renforcer ses motifs écrits avec de nouvelles explications, puisque chacun des commentaires dans l’affidavit Ross est directement lié à un élément écrit des motifs. En s’appuyant sur l’arrêt Leahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227 [Leahy], le ministre fait valoir qu’il était loisible à l’agente d’expliquer dans un affidavit pourquoi elle avait choisi le mot « fausse couche » plutôt que « grossesse ». Le ministre soutient également que l’expérience d’un agent d’immigration constitue un facteur valide à prendre en considération, puisque son expérience établit le caractère raisonnable de ses choix et que la Cour trouvera utile de profiter de l’expérience de l’agente.

[18]  Je ne suis pas de l’avis du ministre et je conclus que la Cour ne peut retenir l’affidavit Ross.

[19]  Les tribunaux ont traité avec prudence la présentation d’affidavits offrant des renseignements ou des faits supplémentaires dans le contexte des demandes de contrôle judiciaire. La jurisprudence enseigne clairement qu’une demande de contrôle judiciaire porte strictement sur la décision visée par le contrôle et « le dossier présenté à la cour de révision doit être celui qui a été présenté au tribunal administratif » (Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux paragraphes 13 à 28; Sedighi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 445, au paragraphe 14; Mahouri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 244, au paragraphe 14). En règle générale, une cour de révision ne devrait pas recevoir d’un décideur de nouveaux éléments de preuve, outre le dossier du tribunal et la décision elle-même (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [AUCC], au paragraphe 20; Qin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 147, au paragraphe 18). Cette règle se fonde sur le principe du caractère définitif des décisions des tribunaux; un tribunal ne peut utiliser un contrôle judiciaire comme une occasion [traduction] « de modifier, de changer, de nuancer ou de compléter » ses motifs (Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 246, au paragraphe 31).

[20]  Il existe des exceptions à cette règle générale, mais elles sont rares. Par son arrêt Connolly c Canada (Procureur général), 2014 CAF 294, au paragraphe 7, la Cour d’appel fédérale, citant le juge Stratas dans l’arrêt AUCC, a exposé les exceptions reconnues à cette interdiction générale. Ces exceptions [traduction] « sont susceptibles de faciliter ou de favoriser la tâche de la juridiction de révision sans porter atteinte à la mission qui est confiée au tribunal administratif » (AUCC, au paragraphe 20). Voici trois de ces exceptions : i) un affidavit qui contient des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire; ii) un affidavit nécessaire pour porter à l’attention de la juridiction de révision des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve du tribunal administratif, permettant ainsi à la juridiction de révision de remplir son rôle d’organe chargé de censurer les manquements à l’équité procédurale; iii) un affidavit qui fait ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif (AUCC, au paragraphe 20). Pour être recevable, l’affidavit d’un décideur ne peut s’aventurer à l’extérieur de ces domaines.

[21]  Le ministre prétend que l’affidavit de l’agente relève de l’exception de « l’information générale ». Je ne suis pas convaincu que c’est le cas. En vertu de cette exception, l’affidavit d’un décideur ne peut être accepté que s’il présente des renseignements généraux qui aident la cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire, comme la façon dont l’évaluation a été exécutée, dont une demande d’information a été gérée et dont les documents ont été recueillis (Leahy, au paragraphe 145; Sellathurai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 255 [Sellathurai], aux paragraphes 46 et 47). L’affidavit d’un décideur ne peut toutefois pas servir à étoffer les motifs du décideur ou les motiver davantage. Une déposition par affidavit touchant le bien-fondé d’une affaire que le décideur a déjà tranchée devrait plutôt être radiée, puisqu’elle s’immisce dans le rôle du premier décideur en tant que juge des faits et juge du fond (AUCC, au paragraphe 20). Lorsqu’un affidavit franchit ce point de non-retour, la cour de révision n’en tiendra pas compte.

[22]  En l’espèce, l’affidavit Ross a franchi le Rubicon et est manifestement allé plus loin que simplement présenter des renseignements généraux et factuels. Dans son affidavit, l’agente a exposé et examiné de nouveau les motifs et le raisonnement ayant mené à ses conclusions sur la fausse couche, en plus d’indiquer pourquoi elle croyait que certaines questions demeuraient sans réponse. Dans la présente affaire, l’affidavit Ross précise, en majeure partie, les motifs de la décision de l’agente et offre des explications supplémentaires sur le traitement qu’elle a accordé à la fausse couche. À mon avis, ce genre d’affidavit est inapproprié et la Cour de révision ne peut y accorder aucune importance. Les décideurs sont tenus d’exposer et de divulguer les fondements complets de leur décision dans la décision elle-même, au moment de la décision; on ne saurait leur permettre de pallier les lacunes au dossier ou de compléter les motifs de leur décision (Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, au paragraphe 41). Dans un contrôle judiciaire, les tribunaux peuvent se pencher sur les motifs du décideur et même sur le dossier lui-même pour déterminer le caractère raisonnable d’une décision. Toutefois, le fait de permettre aux décideurs de renforcer leur décision ou de la redresser en rédigeant des motifs plus convaincants sous la forme d’un affidavit équivaudrait à exiger du demandeur d’« atteindre une cible en mouvement » (Sellathurai, au paragraphe 47; Sapru c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 35, au paragraphe 52; Oliinyk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 756, au paragraphe 18). On ne peut pas le permettre.

[23]  J’accepte qu’une cour de révision puisse tenir compte de motifs sous‑entendus pour justifier le caractère raisonnable de la décision d’un tribunal administratif. En fait, la Cour a la capacité de le faire dans le cadre d’un contrôle judiciaire, mais elle est en fait tenue, comme l’enseigne l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], de trouver des motifs sous‑entendus dans son évaluation du caractère raisonnable d’une décision. Le problème réside toutefois dans le fait de permettre au tribunal administratif lui‑même de définir ce que sont ces motifs sous‑entendus. La décision rendue par un tribunal et les motifs qui la sous‑tendent doivent parler d’eux-mêmes, et au regard du dossier, mais sans explications supplémentaires du tribunal lui‑même. Les motifs sous-entendus ne le sont plus si le décideur doit les faire valoir dans un affidavit. Ce faisant, le décideur ajoute en fait des éléments à la décision, en rendant évident ce qui était sous‑entendu. Il n’appartient pas au décideur d’expliquer ce qu’il voulait réellement dire; c’est à la cour de révision qu’incombe cette mission.

[24]  Pour ces motifs, je conclus donc que l’affidavit Ross est irrecevable; il n’a donc pas été pris en considération aux fins du présent jugement.

[25]  Je formulerai une autre observation. L’avocat du ministre a fait valoir avec habileté que l’expertise du décideur constitue un élément important que la Cour doit prendre en considération et que l’affidavit Ross présentait des renseignements généraux utiles sur l’expérience particulière de l’agente. Je suis d’accord avec le fait que l’expertise et l’expérience d’un décideur sont au cœur même de la norme du caractère raisonnable que je dois appliquer en l’espèce et qu’une cour de révision devrait toujours les garder à l’esprit dans le cadre d’un contrôle judiciaire. La norme de la décision raisonnable exige de faire preuve de déférence envers le décideur puisque la décision raisonnable « repose sur le choix du législateur de confier à un tribunal administratif spécialisé la responsabilité d’appliquer les dispositions législatives, ainsi que sur l’expertise de ce tribunal en la matière » (Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, au paragraphe 33). L’approche différentielle dictée par la norme du caractère raisonnable intègre donc la reconnaissance de l’expertise et de l’expérience particulières du décideur administratif pour les affaires qui relèvent de ses fonctions.

[26]  Le décideur n’a pas à présenter un affidavit afin d’établir ou de réaffirmer cette expertise ou cette expérience. Dans le contexte des contrôles judiciaires, l’expertise ou l’expérience d’un tribunal administratif ne se mesurent pas en fonction des connaissances et des antécédents de chacun des agents. Certes, les agents apportent toujours leur propre expérience et expertise dans leur processus décisionnel respectif, mais la déférence exigée à leur égard constitue une reconnaissance de l’expertise et de l’expérience institutionnelles d’un tribunal administratif. Il serait étrange que la déférence dont une cour de révision doit faire preuve à l’égard d’un décideur varie en fonction de l’identité et du niveau particulier d’expérience de chacun des agents en cause ou du niveau d’exposition qu’un agent pourrait avoir eu aux questions particulières dont il est saisi. Il vaut la peine de citer de nouveau la Cour suprême du Canada sur ce point : [traduction] « comme dans le cas des juges, l’expertise n’est pas une question touchant aux qualifications ou à l’expérience d’un membre donné d’un tribunal administratif. C’est plutôt quelque chose d’inhérent au tribunal administratif en tant qu’institution [… ] » (Edmonton (Ville), au paragraphe 33).

[27]  Pour cette raison, il n’est pas nécessaire d’avoir un affidavit pour présenter l’expérience d’un décideur particulier dont la décision est contestée dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

B.  La décision est raisonnable.

[28]  M. Shahzad fait valoir que la décision n’est pas raisonnable parce que l’agente n’a pas tenu compte de la totalité de la preuve, qu’elle a évalué de manière erronée l’évolution de la relation du couple et qu’elle a commis une erreur en fondant ses conclusions relatives à la crédibilité sur des considérations non pertinentes. Je ne suis pas d’accord.

[29]  Dans l’ensemble de ses observations, M. Shahzad propose des interprétations différentes de la preuve dont l’agente était saisie et soutient que c’est sa version qui aurait dû avoir préséance. Les arguments avancés par M. Shahzad expriment simplement son désaccord quant à l’évaluation par l’agente des éléments de preuve et il demande à la Cour de retenir sa propre évaluation et sa propre interprétation plutôt que celle du décideur. Essentiellement, M. Shahzad invite la Cour à réévaluer les éléments de preuve qu’il a présentés à l’agente. Toutefois, lorsque l’on effectue un examen de conclusions de fait selon la norme de la décision raisonnable, la Cour n’a pas comme rôle de le faire ni de réévaluer l’importance relative accordée par le décideur à tout facteur ou élément de preuve pertinent (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 99). Il suffit de conclure que le raisonnement de l’agente n’est pas vicié et qu’il découle de la preuve. Les explications fournies par M. Shahzad ont toutes été abordées et prises en considération; cependant, l’agente ne les a tout simplement pas retenues.

[30]  Lorsque la Cour effectue le contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, son analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », et les conclusions de l’agent ne devraient pas être modifiées dès lors que la décision « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Selon la norme de la décision raisonnable, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si la décision est étayée par une preuve acceptable qui peut être justifiée en fait et en droit, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Newfoundland Nurses, au paragraphe 17).

[31]  Cette norme exige la déférence envers le décideur, puisqu’elle [traduction] « favorise l’accès à la justice [en offrant] aux parties un processus décisionnel plus rapide et moins coûteux » et que la norme de la décision raisonnable [traduction] « repose sur le choix du législateur de confier à un tribunal administratif spécialisé la responsabilité d’appliquer les dispositions législatives, ainsi que sur l’expertise de ce tribunal en la matière » (Edmonton (Ville), aux paragraphes 22 et 33). La question ne consiste pas à décider s’il aurait été possible d’en arriver à une autre issue ou de faire une autre interprétation. La question est de savoir si la conclusion tirée par l’agent fait partie des issues possibles acceptables. Une décision n’est pas déraisonnable parce que les éléments de preuve auraient pu appuyer une autre conclusion. Le fait qu’il pourrait y avoir d’autres interprétations plausibles, et que l’une d’entre elles pourrait appuyer l’authenticité du mariage de M. Shahzad ne signifie pas que l’interprétation retenue par l’agente était déraisonnable.

[32]  Selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision est tenue de faire preuve de déférence à l’égard du décideur. La norme de la décision raisonnable veut que la Cour de révision parte de la décision même et de la reconnaissance du fait que c’est au décideur administratif que revient la responsabilité principale de décider. La Cour devrait examiner les motifs et l’issue et, s’il existe une explication justifiable de la conclusion, elle doit s’abstenir d’intervenir. En l’espèce, je ne peux pas conclure que l’agente a fait fi des éléments de preuve. L’agente a plutôt examiné et analysé adéquatement les éléments de preuve relatifs à chacune des questions soulevées par M. Shahzad.

1)  L’omission de prendre en considération la fausse couche

[33]  M. Shahzad affirme d’abord que l’agente n’a pas pris adéquatement en considération la fausse couche de sa femme afin d’établir si ce fait jouait favorablement dans l’évaluation de la relation, faisant ainsi fi de la jurisprudence qui enseigne qu’il convient d’accorder beaucoup d’importance à la naissance d’un enfant après un mariage pour déterminer si une relation est authentique (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 61, au paragraphe 23).

[34]  Je ne suis pas convaincu que l’agente a fait fi de la question de la fausse couche dans sa décision. Au contraire, elle l’a abordée à travers le prisme des souvenirs vagues et incohérents de M. Shahzad sur cet événement. Je constate que M. Shahzad n’a pas vraiment insisté sur la question de la fausse couche et qu’il l’a uniquement soulevée en réponse aux questions de l’agente sur les motifs qui avaient contraint sa femme à quitter son emploi. Autrement dit, M. Shahzad n’a pas invoqué la fausse couche en tant que motif principal pour soutenir l’authenticité de son mariage. Qui plus est, la naissance d’un enfant, ou une fausse couche, constitue un indicateur important de l’authenticité d’une relation authentique uniquement si elle est accompagnée d’un test de paternité ou suit une période adéquate de cohabitation. En l’espèce, aucune preuve n’a été présentée afin de démontrer la paternité, et la preuve de cohabitation n’était pas crédible. En outre, la simple existence d’un enfant n’établit pas en soi l’authenticité d’une relation (Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 565, au paragraphe 12).

2)  Rejet d’éléments de preuve corroborants

[35]  En s’appuyant sur les décisions Iqbal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1219, au paragraphe 8 et Kalsi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 407, aux paragraphes 9 à 12, M. Shahzad soutient que l’agente avait le devoir d’évaluer la preuve documentaire corroborant la cohabitation de M. Shahzad et de sa femme avant de tirer une conclusion sur la crédibilité en fonction du témoignage livré à l’entrevue. Il prétend que l’agente a rejeté à tort la preuve crédible et pertinente portant sur leur adresse commune depuis 2014.

[36]  M. Shahzad affirme de nouveau que les adresses corroborantes auraient dû avoir préséance sur ses éléments de preuve non crédibles et il demande à la Cour de les apprécier de nouveau. L’agente a tout simplement conclu que la preuve produite par M. Shahzad ne l’emportait pas sur les nombreuses conclusions défavorables qu’elle avait soulignées quant à la crédibilité. M. Shahzad n’arrive effectivement pas à mentionner un cas où l’agente a passé outre ou a fait fi des faits corroborants. L’agente a fait référence au fait que M. Shahzad et sa femme avaient présenté des documents prouvant l’envoi du courrier à la même adresse et l’ajout du nom de M. Shahzad au bail du logement. Il n’est pas déraisonnable en soi que l’agente n’ait pas expressément fait référence aux relevés bancaires ou aux lettres provenant de l’école des belles‑filles. L’agente n’était pas tenue d’énumérer chaque élément de preuve. De plus, « un décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque argument ou élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale » (Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 16).

3)  Défaut d’examiner la totalité des éléments de preuve

[37]  M. Shahzad soutient aussi que l’agente n’a pas examiné la totalité des éléments de preuve qu’il lui a présentés et qu’elle a fait fi de certaines des explications fournies par M. Shahzad et sa femme. Toutefois, dans les deux cas, l’agente a noté les explications quant à la raison pour laquelle M. Shahzad a pu contredire sa femme. Le fait que l’agente n’a pas dans ses motifs répété mot à mot les explications de M. Shahzad n’enlève rien à la transparence et à la justification logique de sa décision.

[38]  Il est de droit constant qu’une cour de révision doit faire preuve d’une déférence particulière à l’égard des conclusions de l’agent relatives à la crédibilité, qui est cruciale à l’analyse de l’authenticité de la relation (Keo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1456, au paragraphe 24). Il est de même reconnu que le décideur est présumé avoir soupesé et pris en considération la totalité des éléments de preuve qui lui ont été soumis, à moins que l’on démontre le contraire (Sing c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125, au paragraphe 90; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL), au paragraphe 1). Ce n’est que lorsqu’un tribunal passe sous silence des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions de façon claire que la Cour peut intervenir (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, aux paragraphes 9 et 10; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF n1425 (QL), au paragraphe 16). M. Shahzad n’a relevé aucun élément de preuve de ce genre.

4)  Évaluation déraisonnable de l’évolution de la relation du couple

[39]  M. Shahzad s’appuie aussi sur la décision Sandhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1061 [Sandhu] pour affirmer que l’agente a commis une erreur en ne tenant pas dûment compte du contexte culturel du couple dans son évaluation du bien-fondé de la relation authentique du couple.

[40]  Je ne suis pas d’accord. Il ne s’agit pas d’une question de culture. L’agente a tout simplement conclu que la preuve présentée ne suffisait pas à soutenir l’existence d’un mariage authentique. Il incombe au demandeur de « mettre de l’avant ses meilleurs arguments » et M. Shahzad avait le fardeau de présenter une demande qui, en plus d’être « complète », devait aussi être pertinente, convaincante et explicite Obeta c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2012 CF 1542, au paragraphe 25; Oladipo c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2008 CF 366, au paragraphe 24). Les conclusions de l’agente sur l’absence d’une relation authentique reposaient sur de nombreux facteurs et reposaient sur la preuve au dossier.

[41]  La situation de M. Shahzad diffère considérablement de celle prévalant dans l’affaire Sandhu, où l’agent avait passé outre plusieurs éléments de preuve démontrant l’authenticité du mariage, comme des relevés d’appels téléphoniques, des lettres et des cartes postales échangées par le couple (Sandhu, au paragraphe 31). Dans le cas de M. Shahzad, rien ou presque ne permettait à l’agente de supposer que la relation avait un fondement romantique, voire conjugal. Rien ne démontrait un lien conjugal authentique, puisqu’il n’y avait pratiquement aucune preuve de cohabitation. C’est M. Shahzad qui avait le fardeau de présenter à l’agente des preuves suffisantes de lien conjugal, ce qu’il n’a pas fait (Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 417, au paragraphe 17; Sharma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1131, au paragraphe 16). À la lumière des éléments de preuve, il était loisible à l’agente de conclure que l’évolution de la relation entre M. Shahzad et sa femme ne reflétait pas l’existence d’un mariage authentique.

5)  Erreur en fondant les conclusions relatives à la crédibilité sur des considérations non pertinentes

[42]  M. Shahzad soutient finalement que l’agente a commis une erreur en fondant ses conclusions relatives à la crédibilité sur le fait que M. Shahzad ne se souvenait pas correctement de la date de la fausse couche de sa femme, de la fin de son emploi et des raisons médicales de sa cessation d’emploi. Il fait valoir qu’une demande d’asile ne devrait pas être traitée comme un test de mémoire.

[43]  Encore une fois, je ne partage pas l’opinion de M. Shahzad. Je reconnais le principe voulant qu’un agent ne doive pas fonder son examen sur un test de mémoire (Shabab c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 872, au paragraphe 39; Sheikh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 568 (QL), au paragraphe 28). Toutefois, le fait d’isoler des contradictions sur des éléments de la vie quotidienne, comme l’arrangement des chambres dans la maison où M. Shahzad habite avec sa femme et ses trois enfants, ou les activités que son épouse et lui avaient menées la veille de l’entrevue, ainsi que sur d’autres sujets plus importants, comme le fait que la fausse couche de sa femme soit survenue en 2016 ou deux années auparavant, ou lorsqu’elle a dû cesser de travailler en raison de troubles de santé n’équivaut pas à un simple test de mémoire. Ces contradictions relevées soulignent plutôt que le récit de M. Shahzad comporte des incohérences graves, ce qui soutient les conclusions relatives à la crédibilité tirées par l’agente sur l’authenticité du mariage.

[44]  Les préoccupations de l’agente entourant la méconnaissance de M. Shahzad de la fausse couche et de l’emploi de sa femme étaient loin d’être un test de mémoire inadéquat. Je souligne que le souvenir qu’a M. Shahzad de ces dates importantes rate la cible de beaucoup. Les écarts, qui sont tout sauf mineurs, sont d’une grave ampleur, exprimée en mois et en années plutôt qu’en semaines ou en jours. M. Shahzad s’est trompé de deux ans sur la date de la fausse couche de sa femme! En plus d’être importants quant aux dates, ces écarts n’étaient pas liés à des questions périphériques ou mineures; ils touchaient plutôt des événements cruciaux au cœur même de la relation authentique que M. Shahzad alléguait entretenir avec sa femme.

[45]  En résumé, la décision de l’agente est justifiable, transparente et intelligible, elle permet à la cour de révision de comprendre le raisonnement suivi par l’agente pour tirer ses conclusions et l’issue est conforme à la preuve qui lui a été présentée. La cour de révision doit considérer les motifs dans leur ensemble, à la lumière du dossier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 53; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, au paragraphe 3). Lorsqu’elle est lue dans son ensemble, la décision de l’agente est raisonnable et elle appartient aux issues possibles acceptables. L’agente a correctement évalué tous les facteurs nécessaires et fourni une analyse des éléments de preuve présentés. L’intervention de notre Cour n’est pas justifiée.

IV.  Conclusion

[46]  Le rejet par l’agente de la demande de M. Shahzad au motif que son mariage n’était pas authentique et que le couple s’est engagé dans la relation principalement pour acquérir le statut d’immigration représente une issue raisonnable compte tenu du droit et des éléments de preuve dont disposait l’agente. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Or, c’est le cas en l’espèce. Par conséquent, je dois rejeter la demande de contrôle judiciaire de M. Shahzad.

[47]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je suis d’accord qu’il n’y a pas de question de cette nature.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-445-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.
  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour de février 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-445-17

 

INTITULÉ :

WAQAS SHAHZAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 septembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Gascon

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Ronald Shacter

 

Pour le demandeur

 

Stephen Jarvis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Silcoff, Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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