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Date : 20171109


Dossier : T-1718-16

Référence : 2017 CF 1012

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

SHAWN KINGHORNE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’un appel de l’ordonnance de la protonotaire Mandy Aylen par laquelle la désignation de l’administration portuaire de Grand Manan (l’administration) à titre de partie défenderesse a été radiée et par laquelle le procureur général du Canada a été ajouté à sa place.

[2]  Le procureur général interjette appel dans le but de révoquer l’ordonnance de la protonotaire datée du 10 mai 2017. Le demandeur, Shawn Kinghorne, appuie l’appel, mais l’administration le conteste.

[3]  La demande sous-jacente de contrôle judiciaire de M. Kinghorne conteste la décision de l’administration d’exclure son accès au port de White Head au début de la saison de pêche de homard de 2016. Les motifs de recours avancés comprennent des allégations selon lesquelles l’administration a agi d’une manière injuste et a utilisé son pouvoir de manière erronée. La demande de M. Kinghorne avait initialement désigné uniquement l’administration comme défenderesse. Par voie de requête auprès de la protonotaire, l’administration a tenté d’être radiée et remplacée par le procureur général conformément au paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales (les Règles), qui prévoit que le demandeur doit désigner le procureur général en tant que défendeur si aucun défendeur « n’est désigné » et, en particulier, si la seule partie touchée est le tribunal dont la décision fait l’objet de la demande sous-jacente.

[4]  L’ordonnance de la protonotaire avait été rendue en lien avec la requête écrite présentée par l’administration aux termes de l’article 369 des Règles. Le procureur général a été dûment informé de la requête, et il a répondu comme suit :
[traduction]

Mon client n’a aucun intérêt juridique concernant les questions soumises à la Cour, et nous ne participons pas à la création ni à l’application des politiques mises en œuvre par le conseil d’administration du défendeur dans sa gestion du port de Grand Manan (« le port »). Par conséquent, nous ne sommes pas en mesure de présenter un argument dans la présente affaire, qui faciliterait l’examen par la Cour de la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire.

Le ministre a conclu un accord commercial privé avec le défendeur pour gérer le port. Une copie de ce bail a été soumise à la Cour dans le dossier de requête du défendeur en tant que pièce « B », jointe à l’affidavit de Melanie Diane Sonnenberg. Conformément au paragraphe 7(2) de ce bail, le défendeur a l’autorité de refuser l’accès ou l’utilisation du port à toute personne si cela devait compromettre la sécurité d’utilisation du port.

Le demandeur conteste la décision du défendeur de ne pas le laisser partir du port le premier jour de la saison de pêche de homard. Selon l’affidavit de Melanie Sonnenberg au paragraphe 12, il semble que la décision a été prise conformément à une politique créée par le conseil d’administration du défendeur afin d’assurer l’utilisation sécuritaire du port. Le ministère des Pêches et des Océans (« MPO ») n’a ni ordonné ni autorisé la création de la politique en question, et n’a pas non plus veillé à sa mise en œuvre.

La requête du défendeur cherche à détourner un examen de sa décision de restreindre l’accès du demandeur au port au profit d’un examen de son bail conclu avec le MPO. La Cour fédérale n’est pas la tribune appropriée pour ce type de discussion. Le bail est un accord commercial privé. Si le défendeur souhaite examiner ou délimiter ses responsabilités aux ternes du bail, c’est une affaire qui doit être traitée entre les parties à l’accord.

Il est incontestable que le paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales prévoit que, si personne ne peut être désigné en tant que défendeur, le demandeur désigne le procureur général du Canada à ce titre. Cette question ne s’applique tout simplement pas dans les circonstances. Dans la décision Archer c Canada, le juge Rennie a conclu que le ministre est autorisé à déléguer, par voie de bail, son pouvoir concernant l’usage, la gestion et l’entretien des ports publics. Voici ce qui s’est produit. Étant donné que le défendeur exerce le pouvoir délégué du ministre, lorsque son conseil d’administration prend une décision, il s’agit du défendeur approprié. Seule l’administration portuaire de Grand Manan peut fournir les renseignements nécessaires, y compris un dossier certifié du tribunal, afin de permettre un examen raisonnable de la décision visée par le présent litige.

Précisons que les fonctionnaires du MPO assistent bien les différentes administrations portuaires dans l’ensemble du pays, y compris le défendeur, lorsque des questions ou des enjeux surviennent concernant leurs responsabilités aux termes des baux. Ce qui pourrait comprendre, comme c’est le cas en l’espèce, que des fonctionnaires du MPO assistent à des réunions organisées par le conseil d’administration du défendeur. Cela n’en fait pas des parties intéressées. Ils n’ordonnent ni ne supervisent la gestion des ports. Cette fonction incombe aux administrations portuaires et à leurs conseils d’administration. Si le ministre était mis à contribution pour les nombreuses décisions prises par les administrations portuaires dans l’ensemble du pays dans l’exercice de leur pouvoir délégué, cela irait à l’encontre de l’objectif des délégations.

[Notes de bas de page omises.]

[5]  Pour des raisons qui ne sont pas tout à fait claires ou convaincantes, le procureur général n’a à aucun moment cherché à obtenir réparation aux termes du paragraphe 303(3) des Règles. Le paragraphe 303(3) des Règles énonce ce qui suit :

Note marginale : Remplaçant du procureur général

 

Marginal note: Substitution for Attorney General

 

(3) La Cour peut, sur requête du procureur général du Canada, si elle est convaincue que celui-ci est incapable d’agir à titre de défendeur ou n’est pas disposé à le faire après avoir été ainsi désigné conformément au paragraphe (2), désigner en remplacement une autre personne ou entité, y compris l’office fédéral visé par la demande.

 

(3) On a motion by the Attorney General of Canada, where the Court is satisfied that the Attorney General is unable or unwilling to act as a respondent after having been named under subsection (2), the Court may substitute another person or body, including the tribunal in respect of which the application is made, as a respondent in the place of the Attorney General of Canada.

 

[6]  Le procureur général soutient actuellement aux fins du présent appel que la Cour devrait renoncer à l’exigence d’une requête officielle aux termes du paragraphe susmentionné. En l’absence d’éléments de preuve et d’arguments juridiques complets, le procureur général soutient qu’il est incapable d’agir en tant que défendeur et qu’il n’est pas disposé à le faire, de sorte que l’ordonnance du protonotaire devrait être infirmée.

[7]  Dans ses observations orales dans le cadre du présent appel, l’avocat du procureur général a tenté d’établir le bien-fondé d’un recours aux termes du paragraphe 303(3) des Règles en soutenant qu’il n’a aucune obligation de défendre ou de soutenir les décisions de l’administration. Essentiellement, le procureur général soutient que le Ministère des Pêches et des Océans s’est départi de son pouvoir de gérer le service du port de White Head à l’administration au moyen d’un bail commercial et s’est déchargé ainsi de toute responsabilité d’agir dans un rôle représentatif en ce qui concerne les décisions de l’administration – y compris les décisions de restreindre l’accès du public aux services du port.

[8]  La position du procureur général comporte un certain fondement et il est malheureux que les arguments qui m’ont été présentés dans le présent appel n’aient pas été soumis à la protonotaire au moyen d’une requête en intervention aux termes du paragraphe 303(3) des Règles. Il existe une jurisprudence selon laquelle le mandat du procureur général de protéger l’intérêt public peut ne pas toujours être en accord avec les intérêts du tribunal dont la décision est contestée dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Le procureur général dispose bien d’un pouvoir discrétionnaire d’adopter une position différente de celle du tribunal, voire contraire : voir Hoechst Marion Roussel Canada c Canada (Procureur général), 2001 CFPI 795, au paragraphe 67, 13 FTR (4th) 446; Douglas c Canada (Procureur général), 2014 CF 299, au paragraphe 50, [2015] 2 RCF 911.

[9]  J’admets que l’intérêt public ne reposera pas toujours sur la soumission aveugle du procureur général aux décisions de ce type prises ici. Il se peut bien qu’il existe des situations où le procureur général conclut raisonnablement qu’une décision prise par une administration portuaire était contraire à la loi (par exemple, discriminatoire) ou prise d’une manière injuste. Dans une situation de ce type, le procureur général se trouverait au centre d’un conflit intenable et serait incapable de jouer un rôle représentatif sensé. Pour des raisons qui sont significatives en vue de l’applicabilité d’une ordonnance qui en découle, il s’avérerait prudent de désigner, à titre de défendeur, un décideur ministériel tel que l’administration. Toutefois, il n’est pas tout à fait clair, au vu du présent dossier, que la délégation contractuelle du pouvoir législatif à une entité juridique privée permettra, dans chaque cas, d’exempter le procureur général de toute responsabilité de comparaître à un contrôle judiciaire. Dans certains cas, l’exemption prévue au paragraphe 303(3) des Règles est appropriée, dans d’autres elle ne l’est pas. Ce qui est évident, c’est que quelqu’un doit bien comparaître dans la présente instance afin de défendre la légalité de la décision de l’administration. Les inquiétudes exprimées dans l’arrêt Ontario (Commission de l’énergie) c Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 RCS 147 [Commission de l’énergie de l’Ontario] quant au fait « d’assurer le caractère définitif de la décision et l’impartialité du décideur sans que la cour de révision ne soit alors privée de données et d’analyses à la fois utiles et importantes », demeurent valables malgré le modèle contractuel de délégation employé dans la présente situation (voir le paragraphe 52). Il me semble que le paragraphe 303(3) des Règles est le mécanisme approprié qui convient pour régler les différends de longue date du type soulevé en l’espèce, dans la mesure où il satisfait la fonction du pouvoir discrétionnaire décrite dans l’arrêt Commission de l’énergie de l’Ontario, précité, au paragraphe 57 :

[57]  Par conséquent, je suis d’avis qu’il appartient à la cour de première instance chargée du contrôle judiciaire de décider de la qualité pour agir d’un tribunal administratif en exerçant son pouvoir discrétionnaire de manière raisonnée. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la cour doit établir un équilibre entre la nécessité d’une décision bien éclairée et l’importance d’assurer l’impartialité du tribunal administratif.

[10]  Il en découle, bien entendu, que dans certaines situations, il peut être approprié que le procureur général et le décideur soient tous deux désignés à titre de défendeurs.

[11]  Dans le dossier dont je suis saisi, je ne peux déceler aucune erreur manifeste et dominante dans la décision de la protonotaire. La protonotaire a appliqué à juste titre le paragraphe 303(2) des Règles aux circonstances portées à sa connaissance. Une demande d’exemption aux termes du paragraphe 303(3) ne lui avait pas été présentée ni de façon formelle ni de façon informelle, et, vu l’absence d’éléments de preuve et le vide analytique, elle n’a pas commis d’erreur dans l’examen de cette disposition.

[12]  Je ne suis donc pas prêt à abandonner l’exigence habituelle d’une requête aux termes du paragraphe 303(3) des Règles. Un grand nombre de questions soulevées lors des observations orales devant moi, qui sont pertinentes à cette disposition, n’avaient pas été communiquées et aucune preuve n’avait été présentée pour expliquer pourquoi le procureur général est incapable d’agir dans un rôle de représentation ou n’est pas disposé à le faire, sauf pour dire qu’il ne serait toujours pas disposé lors d’affaires comme celle-ci. Il ne convient pas de décider s’il s’agit d’une opinion bien fondée du rôle du procureur général étant donné la minceur du dossier dont je suis saisi.

[13]  Pour ces motifs, le présent appel est rejeté avec dépens payables par le procureur général à l’administration selon le milieu de la colonne III.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1718-16

LA COUR ORDONNE que le présent appel soit rejeté avec dépens payables par le procureur général du Canada à l’administration portuaire de Grand Manan selon le milieu de la colonne III.

« R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour d’août 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

 

T-1718-16

INTITULÉ :

SHAWN KINGHORNE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 octobre 2017

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Robert Mroz

 

Pour le demandeur

 

Jessica Harris

 

Pour le défendeur

 

Sara Shiels

Natalie Clifford

 

POUR L’ADMINISTRATION PORTUAIRE DE GRAND MANAN

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McInnes Cooper

Fredericton (Nouveau-Brunswick)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

Pour le défendeur

 

Clifford Shiels Legal

Yarmouth (Nouvelle-Écosse)

 

POUR L’ADMINISTRATION PORTUAIRE DE GRAND MANAN

 

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