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Date : 20171201


Dossier : IMM-2110-17

Référence : 2017 CF 1081

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2017

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

OXANA SITNIKOVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Oxana Sitnikova est une citoyenne de la Russie qui a demandé l’asile au Canada en raison du risque auquel elle prétend devoir faire face en Russie du fait de son orientation sexuelle. Mme Sitnikova alléguait courir un risque puisque le père d’une ancienne amante, un policier puissant, continuait de la rechercher afin de lui porter préjudice parce qu’elle avait eu des relations sexuelles avec sa fille.

[2]  La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile de Mme Sitnikova, concluant qu’une bonne partie de ses éléments de preuve n’était pas crédible et qu’elle n’avait pas établi qu’elle était en fait lesbienne.

[3]  Mme Sitnikova a ensuite produit une demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire, ainsi qu’une demande d’examen des risques avant renvoi. Ces deux demandes ont été refusées. Les présents motifs se rapportent à la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Sitnikova pour la décision défavorable de l’ERAR.

[4]  Mme Sitnikova soutient que l’agent a commis une erreur en faisant fi des éléments de preuve qu’elle a produits afin de prouver qu’elle était lesbienne et dans son traitement des éléments de preuve sur sa santé mentale.

[5]  Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la demande de contrôle judiciaire de Mme Sitnikova devrait être accueillie.

I.  Résumé des faits

[6]  C’est la troisième fois que la demande d’ERAR de Mme Sitnikova est examinée. Sa demande de contrôle judiciaire du premier refus de sa demande d’ERAR a été réglée hors cour, et le deuxième refus a été annulé sur contrôle judiciaire par le juge Zinn dans Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 464, 45 Imm. LR (4th) 298 (Sitnikova no 1).

[7]  Les seuls éléments de preuve documentaire fournis à la Section de la protection des réfugiés par Mme Sitnikova pour confirmer son orientation sexuelle étaient une lettre d’une femme qu’elle prétend avoir fréquentée au Canada, une photographie du couple pendant un repas, et une lettre du 519 Church Street Community Centre confirmant que Mme Sitnikova participait à un groupe de soutien pour réfugiés LGBTQ. La Société de protection des réfugiés n’était pas convaincue que cette preuve était suffisante pour surmonter ses préoccupations quant à la crédibilité de la demanderesse.

[8]  Mme Sitnikova a produit plusieurs documents supplémentaires pour appuyer sa demande d’ERAR dans un effort visant à établir qu’elle était lesbienne. Ces documents comprenaient deux lettres d’une autre femme avec qui Mme Sitnikova avait cohabité pendant deux ans au Canada, ainsi que des lettres de deux anciennes petites amies et d’un ami gai, tous vivant toujours en Russie. Mme Sitnikova a aussi fourni des déclarations de sa mère, de sa sœur et des voisins de sa mère en Russie, qui ont tous confirmé les incidents de harcèlement policier, incidents supposément commis à la demande du père de l’ancienne petite amie de Mme Sitnikova.

[9]  De plus, Mme Sitnikova a soumis des radiographies dentaires qui, selon elle, corroborent le fait que sa dent a été cassée en Russie où elle aurait été battue à cause de son orientation sexuelle. Enfin, Mme Sitnikova a fourni à l’agent des preuves médicales liées à son état de santé mentale actuel.

[10]  L’agent d’immigration qui a examiné la demande d’ERAR de Mme Sitnikova a admis que les membres de la communauté LGBTQ sont actuellement menacés de persécution en Russie. L’agent n’était toutefois pas convaincu que Mme Sitnikova était lesbienne.

[11]  En tirant cette conclusion, l’agent a attribué une faible importance aux lettres et aux déclarations de la famille et des amis de Mme Sitnikova, dont la plupart présentaient une confirmation selon laquelle Mme Sitnikova était effectivement lesbienne. C’est ce qui a poussé l’agent à conclure que ces éléments de preuve ne suffisaient pas à réfuter les préoccupations défavorables relatives à la crédibilité de la Section de la protection des réfugiés.

[12]  Après avoir conclu que Mme Sitnikova n’a pas prouvé qu’elle était lesbienne, l’agent a conclu qu’il n’avait pas été démontré qu’elle serait confrontée à des difficultés en Russie en raison de son orientation sexuelle et il a rejeté sa demande de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

II.  Analyse

[13]  Avant d’aborder les questions soulevées par Mme Sitnikova, je commencerai mon analyse en indiquant que la Cour s’est déjà prononcée sur la difficulté inhérente de prouver son orientation sexuelle, étant donné que les actes et les comportements permettant d’établir l’homosexualité d’un demandeur sont de nature intrinsèquement privée (Ogunrinde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 760, au paragraphe 42, 413 FTR 211).

A.  Le traitement des lettres de la famille et des amis de Mme Sitnikova par l’agent

[14]  Je déduis que les parties s’entendent sur le fait que l’importance à accorder à des éléments de preuve dans le contexte des motifs d’ordre humanitaire est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable. Je suis d’accord : Thandal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 489, au paragraphe 7, [2008] ACF no 623.

[15]  Mme Sitnikova soutient que le rejet de sa demande pour motifs d’ordre humanitaire n’était pas raisonnable, en partie parce que l’agent avait commis une erreur en négligeant la valeur probante des lettres fournies par sa famille, ses amis et ses voisins au motif que ces personnes étaient proches d’elle. Elle soutient que l’agent a commis une erreur en choisissant d’accorder une faible importance à ces éléments de preuve simplement parce qu’ils étaient issus de personnes qui auraient pu être disposées à la soutenir. Cet argument est d’autant plus vrai, affirme-t-elle, dans les cas où la preuve en question est de nature personnelle, comme c’est le cas en l’espèce, et qu’elle n’aurait donc pas pu venir d’étrangers indifférents.

[16]  Le ministre renvoie à diverses lacunes dans les éléments de preuve documentaire, y compris le fait qu’aucune des déclarations des témoins n’était établie sous serment et que certains documents n’étaient pas suffisamment détaillés. Comme le juge Zinn l’a précisé dans Sitnikova no 1, il pourrait s’agir d’un fondement valable invoqué par un décideur pour accorder moins de poids aux éléments de preuve documentaire dans certains cas : au paragraphe 26. Toutefois, même si l’agent a exprimé des préoccupations semblables à l’égard de décision liée à l’ERAR, ce n’est pas le fondement qu’il a invoqué en l’espèce pour écarter la valeur probante des éléments de preuve documentaire produits par Mme Sitnikova en ce qui concerne sa demande pour motifs d’ordre humanitaire.

[17]  En choisissant d’accorder peu de poids aux lettres et aux déclarations fournies afin d’établir son orientation sexuelle, l’agent a précisé, dans la décision relative à la demande pour motifs d’ordre humanitaire que [traduction] « tous les auteurs [étaient] des proches ou des amis » de Mme Sitnikova. C’est pourquoi l’agent a conclu que ces éléments de preuve ne suffisaient pas à réfuter les préoccupations relatives à la crédibilité de la Section de la protection des réfugiés. Il s’agissait de la somme des motifs invoqués par l’agent dans la décision sur la demande pour motifs d’ordre humanitaire pour écarter la valeur probante de ces éléments de preuve.

[18]  La jurisprudence enseigne clairement qu’il ne faut pas faire fi des éléments de preuve uniquement parce qu’ils proviennent de personnes liées à la personne visée : voir, par exemple, Kanto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 628, au paragraphe 16, [2014] ACF no 689; Cruz Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, aux paragraphes 26 à 28, [2011] ACF no 647; Gilani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 243, aux paragraphes 26 à 28, [2013] ACF no 240. Étant donné que l’agent n’a invoqué aucun autre motif pour attribuer peu de poids aux éléments de preuve documentaire, il était déraisonnable pour lui de conclure que ces éléments de preuve ne suffisaient pas à établir que Mme Sitnikova était effectivement lesbienne.

[19]  En l’espèce, l’agent a expliqué qu’il accorderait peu de poids aux éléments de preuve liés aux incidents de harcèlement et aux menaces proférées contre la famille de Mme Sitnikova en Russie qui avaient eu lieu après son audience concernant le statut de réfugié parce que tous les auteurs étaient des membres de la famille proche ou des amis de Mme Sitnikova. Bien que la lettre manuscrite provenant des trois voisins confirme qu’ils connaissaient la famille de Mme Sitnikova depuis un certain temps, rien dans le dossier n’indique que les voisins de la mère de Mme Sitnikova étaient de proches amis de Mme Sitnikova ou de sa famille.

[20]  Même si ces conclusions suffisent à trancher la présente demande, j’aborderai aussi brièvement le traitement que l’agent a réservé à la preuve médicale, puisqu’elle devra être abordée au cours du nouvel examen de la demande pour motifs d’ordre humanitaire présentée par Mme Sitnikova.

B.  Le traitement de la preuve psychologique réservé par l’agent qui a traité la demande pour motifs d’ordre humanitaire

[21]  Mme Sitnikova a présenté à l’agent, à l’appui de sa demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire, des évaluations psychiatriques menées en 2012 et en 2015. Dans le rapport psychiatrique de 2012, on indique que Mme Sitnikova souffrait d’un état de stress post-traumatique complexe et d’une dépression caractérisée par de l’anxiété et des idées suicidaires. Dans ce rapport, on concluait aussi que Mme Sitnikova devait être traitée au moyen d’antidépresseurs, d’une thérapie cognitivo-comportementale et d’une thérapie interpersonnelle. Il avait été conclu que la demanderesse aurait des séquelles affectives et psychologiques irréversibles si elle retournait en Russie, et qu’elle présentait un risque grave de suicide.

[22]  Dans le rapport psychiatrique de 2015, on indiquait que l’état clinique de Mme Sitnikova s’était détérioré considérablement depuis qu’on l’avait informée qu’elle ne pourrait pas demeurer au Canada. La psychiatre a aussi indiqué qu’elle s’inquiétait à propos de l’état psychiatrique de Mme Sitnikova vu son désespoir extrême et ses multiples facteurs de risque de suicide. La psychiatre a aussi indiqué que, dans son état actuel, Mme Sitnikova était incapable d’accomplir des activités quotidiennes de base et qu’il serait hautement improbable qu’elle puisse se défendre elle-même en Russie afin d’accéder à des soins de santé mentale là-bas. Elle a conclu en indiquant que Mme Sitnikova s’exposait à un [traduction] « risque grave d’effondrement psychologique et de suicide » si elle était forcée à retourner en Russie.

[23]  L’agent a indiqué que l’évaluation psychiatrique de 2012 mentionnait que Mme Sitnikova devait suivre un traitement intensif pour arriver à retrouver sa santé mentale et que la psychiatre avait indiqué, dans son rapport de 2015, qu’elle prendrait des dispositions afin de surveiller l’état de Mme Sitnikova. L’agent a toutefois mentionné qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté afin de montrer que Mme Sitnikova recevait un traitement continu. Il a aussi indiqué que, même si le soutien offert en Russie à ceux qui ont besoin de soins pour traiter des troubles mentaux est inférieur à celui offert au Canada, Mme Sitnikova pourrait tout de même recevoir des soins médicaux en Russie.

[24]  L’agent a aussi indiqué que Mme Sitnikova avait produit des éléments de preuve (probablement les photographies contenues dans le dossier) qui la [traduction] « montraient heureuse et active dans sa communauté ». L’agent a conclu son analyse de la preuve psychologique en indiquant que, [traduction] « [s]i le renvoi de la demanderesse du Canada soulève des questions de sécurité, l’agent de renvoi les abordera ».

[25]  L’obligation des agents d’examiner les éléments de preuve sur la santé mentale dans le contexte des demandes pour motifs d’ordre humanitaire a été examinée par la Cour suprême du Canada dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909. La Cour suprême a conclu qu’une fois qu’un agent a fait droit à un diagnostic psychiatrique, il est déraisonnable pour celui-ci d’écarter un rapport psychiatrique parce qu’un individu n’a pas obtenu de traitement de suivi pour les préoccupations en matière de santé mentale soulevée dans le rapport. Or, ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce.

[26]  Tout en notant que les diagnostics de la psychiatre se fondaient sur des renseignements fournis par Mme Sitnikova, l’agent n’a pas mis en doute leur validité. L’agent a ensuite écarté la valeur probante de la preuve psychiatrique parce que Mme Sitnikova n’avait pas demandé à obtenir un traitement de suivi pour les préoccupations en matière de santé mentale cernées par sa psychiatre. Cela allait à l’encontre des enseignements de la Cour suprême dans Kanthasamy, et était donc déraisonnable.

[27]  Le caractère raisonnable de la conclusion tirée par l’agent est encore plus miné par le fait que Mme Sitnikova a indiqué qu’elle suivait en fait un traitement auprès de la Dre Stern, aux Unison Health and Community Services, un fait étayé par une courte lettre de la Dre Stern en date du 14 juin 2016.

[28]  Enfin, sans rejeter explicitement l’opinion de la psychiatre, l’agent a minimisé l’importance de la preuve psychiatrique voulant qu’un renvoi pourrait avoir sur l’état de santé mentale de Mme Sitnikova, en indiquant qu’il [traduction] « est normal de souffrir d’anxiété et de dépression en temps d’incertitude ». L’agent semble avoir écarté l’opinion de la psychiatre selon laquelle Mme Sitnikova était exposée à un risque d’effondrement psychologique et de suicide si elle était renvoyée en Russie au motif que [traduction] « cette préoccupation se fonde sur les déclarations faites [par Mme Sitnikova] pendant une évaluation qui a eu lieu à la suite d’un renvoi par son avocate » et parce qu’aucun élément de preuve ne lui avait été présenté afin de montrer que Mme Sitnikova avait cherché à obtenir un traitement supplémentaire auprès de la psychiatre. L’agent a ensuite laissé à un agent de renvoi le soin d’aborder « toute question de sécurité » susceptible de survenir en lien avec le renvoi de Mme Sitnikova du Canada.

[29]  La Cour suprême du Canada a toutefois indiqué clairement dans Kanthasamy que, lorsqu’un agent ne rejette pas un diagnostic psychiatrique, comme c’est le cas en l’espèce, il doit tenir compte de la preuve de l’effet qu’un renvoi du Canada aurait sur la santé mentale d’une personne : au paragraphe 48.

[30]  Le fait que l’état de santé mental de Mme Sitnikova s’aggraverait probablement si elle devait être renvoyée en Russie constituait clairement un facteur pertinent à aborder, peu importe de savoir si Mme Sitnikova pourrait suivre un traitement en Russie pour son état psychiatrique : Kanthasamy, précité, au paragraphe 48.

III.  Conclusion

[31]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je conviens avec les parties qu’il s’agit d’une affaire qui repose sur les faits qui lui sont propres et qui ne soulève aucune question qui se prêterait à la certification.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent chargé de l’ERAR pour nouvelle décision.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2110-17

 

INTITULÉ :

OXANA SITNIKOVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 novembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 1er décembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Meghan Wilson

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Hillary Adams

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 

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