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Date : 20171204


Dossier : IMM-1981-17

Référence : 2017 CF 1098

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

EMILIA LOBJANIDZE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) à l’encontre de la décision rendue par un représentant du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le représentant du ministre) en date du 11 avril 2017, qui a rejeté la demande de résidence permanente de la demanderesse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR (la décision).

[2]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.

II.  Exposé des faits

[3]  La demanderesse, une citoyenne de la Géorgie âgée de 81 ans, est arrivée au Canada en 2003. Elle a présenté une demande d’asile en décembre 2006, le jour où une mesure de renvoi a été prise à son égard. Sa demande d’asile a été rejetée en avril 2009. Sa demande d’examen des risques avant renvoi a été rejetée en novembre 2011. La demanderesse a présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en juillet 2016.

[4]  La demanderesse réside avec son fils, Vaja, qui est le seul membre vivant de sa famille immédiate, et sa seule source d’aide et de soutien. Vaja pourvoit aux besoins de la demanderesse dans tous les aspects de sa vie; il offre une aide financière, un logement, des repas, des soins médicaux, un soutien émotionnel et tous les autres besoins essentiels de sa vie quotidienne. Vaja a présenté un engagement détaillé attestant qu’il continuera de pourvoir aux besoins de la demanderesse dans des termes qui, selon l’avocat de la demanderesse, étaient utilisés par le défendeur au moment où de tels engagements étaient exigés dans le cadre du régime de la LIPR.

[5]  La demanderesse soutient qu’elle a appris de source fiable par des proches vivant en Géorgie que son ex-mari continuait de proférer des menaces à son endroit si elle devait retourner en Géorgie. De plus, la demanderesse prétend qu’en Géorgie, il existe un problème grave et généralisé de violence familiale, à l’égard duquel le gouvernement s’est avéré incapable de protéger les victimes ou réticent à le faire. En outre, la demanderesse soutient qu’en tant que femme d’origine russe vivant en Géorgie, elle sera maltraitée et exposée à un [traduction] « risque distinct », étant donné les tensions permanentes entre la Russie et la Géorgie depuis leur conflit en 2008.

[6]  La demanderesse souffre de nombreux troubles médicaux y compris d’hypertension, de douleurs d’origine angineuse à l’effort, de dépression, de fatigue chronique et de faiblesse. Elle a également de graves varices aux jambes, qui pourraient exiger une chirurgie. Elle connaît des problèmes de mémoire et est souvent désorientée lorsqu’elle est seule.

III.  Question en litige

[7]  Il s’agit de savoir si la décision du représentant du ministre de rejeter la demande de résidence permanente de la demanderesse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était raisonnable.

IV.  Décision

A.  Norme de contrôle

[8]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a établi aux paragraphes 57 et 62 qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse pour arrêter la bonne norme de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». La Cour suprême du Canada a jugé que la norme de contrôle s’appliquant à une décision d’un agent d’immigration relativement à une demande pour motifs d’ordre humanitaire est la norme de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]. Le juge Noël a conclu qu’il faut faire preuve d’une retenue considérable envers les personnes exerçant certains pouvoirs liés aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, au nom du ministre : Ogunyinka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 595, au paragraphe 19.

[9]  Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[10]  La Cour suprême du Canada prescrit aussi que le contrôle judiciaire ne constitue pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur; la décision doit être considérée comme un tout : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. De plus, une cour de révision doit déterminer si la décision, examinée dans son ensemble et son contexte au vu du dossier, est raisonnable : Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65; voir aussi l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

V.  Discussion

[11]  La décision a été rendue à une époque où il semble que le défendeur n’avait pas encore pleinement accepté la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy. La décision Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 [Marshall], expose ma compréhension de certains changements découlant de l’arrêt Kanthasamy, aux paragraphes 29 à 33 :

[29]  À mon humble avis, la Cour suprême du Canada, dans Kanthasamy, a modifié les critères juridiques que les représentants du ministre doivent utiliser pour évaluer les demandes pour des motifs d’ordre humanitaire. Il ne fait aucun doute qu’avant Kanthasamy, le critère des difficultés était le critère général, même si les tribunaux avaient reconnu qu’il ne s’agissait pas du seul.

[30]  Dans Kanthasamy, la Cour s’est penchée sur l’historique du pouvoir discrétionnaire lié aux motifs d’ordre humanitaire conféré à l’article 25 de la LIPR. La Cour suprême du Canada a réaffirmé que Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] AIA no 1 [Chirwa], présentait des principes directeurs importants pour les évaluations liées aux motifs d’ordre humanitaire qui doivent être appliqués avec l’analyse plus ancienne des « difficultés » exigée par les Lignes directrices :

[13]  C’est la Commission d’appel de l’immigration qui, dans la décision Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 351, s’est penchée la première sur la signification de l’expression « considérations d’ordre humanitaire ». La première présidente de la Commission, Janet Scott, a jugé que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (p. 364). Cette définition s’inspire de celle que renferme le dictionnaire à l’entrée « compassion », soit [traduction] « chagrin ou pitié provoqué par la détresse ou les malheurs d’autrui, sympathie » (Chirwa, p. 363). La Commission reconnaît que cette définition « implique un certain élément de subjectivité », mais elle dit qu’il doit aussi y avoir des éléments de preuve objectifs pour que la mesure spéciale soit accordée (Chirwa, p. 363).

[31]  La Cour suprême du Canada a ensuite indiqué ce qui suit :

[21]  Mais comme le montre l’historique législatif, la série de dispositions « d’ordre humanitaire » formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration avait un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Chirwa, p. 364).

[32]  En ce qui concerne les difficultés, la Cour suprême du Canada a indiqué que le critère à cet égard s’applique toujours, tout en ajoutant ce qui suit :

[33]  L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous-tendent.

[Souligné dans l’original.]

[33]  Dans mon examen des motifs de l’agent, je n’arrive pas à trouver d’appréciation de l’approche Chirwa. À mon humble avis, les agents chargés des demandes pour motifs d’ordre humanitaire doivent non seulement tenir compte des facteurs traditionnels des difficultés, mais également de l’approche Chirwa. Je ne dis pas qu’ils doivent réciter Chirwa dans son intégralité, non plus qu’ils doivent utiliser une formule magique ou des mots spéciaux. Les cours de révision doivent cependant avoir une raison de croire que les agents ont fait leur travail, autrement dit, que les agents chargés des demandes pour motifs d’ordre humanitaire ont tenu compte, outre les difficultés, de facteurs humanitaires au sens plus élargi.

[Non souligné dans l’original.]

[12]  La raison pour laquelle la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie est essentiellement le même que dans la décision Marshall. En l’espèce, comme dans Marshall, le représentant du ministre avait l’obligation non seulement d’examiner les facteurs traditionnels des difficultés, mais aussi de tenir compte des considérations exposées dans la décision Chirwa. Je suis obligé de dire, encore une fois, que je n’arrive pas à trouver l’appréciation requise de l’approche Chirwa dans la décision. Je remarque que le représentant du ministre tire plusieurs conclusions fondées sur le critère des difficultés précédant l’arrêt Kanthasamy, mais je ne constate aucune considération des facteurs qui inciteraient toute personne raisonnable, d’une société civilisée, à soulager les malheurs d’une autre personne. Une fois de plus, je ne dis pas qu’il faut employer une formulation précise. Mais, puisque la décision ne semble pas tenir suffisamment compte de la décision de la Cour suprême du Canada dans Kanthasamy, elle ne peut se justifier au regard du droit, comme l’exige le critère de la norme de la décision raisonnable énoncé dans l’arrêt Dunsmuir.

[13]  La décision présente d’autres problèmes en particulier. Le représentant du ministre affirme que [traduction] « la demanderesse se trouve dans une situation qui ne diffère pas de celle d’autres personnes âgées en Géorgie qui vivent seules ». Il s’agit d’une conclusion déraisonnable, car elle décrit de manière erronée la demanderesse comme étant simplement une « personne âgée » : même s’il est vrai qu’elle est âgée, elle pleurait en plus la mort de son premier fils, elle était vulnérable et elle était en mauvaise santé. Par conséquent, il n’était pas raisonnable de la comparer simplement à d’autres « personnes âgées ». Cette conclusion ne peut se justifier au regard des faits.

[14]  En outre, le représentant du ministre a indiqué que la demanderesse réside avec son fils, Vaja. Vaja a prouvé son engagement à soutenir la demanderesse au Canada dans un engagement écrit détaillé. Le représentant du ministre a reconnu que la demanderesse dépend de Vaja en ce qui a trait au soutien émotionnel, au soutien financier, au logement, aux repas, aux soins médicaux et aux autres besoins essentiels de la vie quotidienne. Cependant, le représentant du ministre a rejeté l’engagement et la promesse de soutien de Vaja, sans donner au fils une once de mérite pour avoir été la source d’aide et de soutien pour la demanderesse depuis les 13 dernières années. C’était, à mon avis, déraisonnable.

[15]  En ce qui a trait aux facteurs concernant la Géorgie, le pays d’origine, je suis porté à conclure que les motifs du représentant du ministre sont axés sur les difficultés. Au début de l’analyse, il est fait mention que les difficultés font partie de l’analyse effectuée. Les difficultés sont utilisées encore deux fois dans les conclusions sur le pays d’origine, où le représentant du ministre affirme :

[traduction] Il y aura inévitablement certaines difficultés associées au fait de devoir quitter le Canada. Cependant, en tenant compte des conditions défavorables au pays, citées par la demanderesse, je ne suis pas convaincu que l’obligation de quitter le Canada pour pouvoir présenter une demande de résidence permanente à partir de l’étranger entraînerait des difficultés pour la demanderesse, qui justifieraient une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

[Non souligné dans l’original.]

[16]  À mon avis, cette analyse de transition incluse dans la décision ne tient pas compte de l’approche élargie réclamée par l’arrêt Kanthasamy.

[17]  Le défendeur a affirmé que les principes énoncés dans l’arrêt Kanthasamy ont été appliqués, et a souligné que les préoccupations exprimées par la demanderesse ont été abordées dans les motifs fournis par le représentant du ministre. Après examen et réflexion, je ne peux être d’accord. Après avoir examiné l’affaire comme un tout, et non dans l’optique d’une chasse au trésor à la recherche d’erreurs, j’en viens à la conclusion que la décision est déraisonnable parce qu’elle ne peut se justifier au regard du droit ou des faits. Elle n’appartient donc pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, le contrôle judiciaire doit être accueilli et la décision doit être annulée.

[18]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire, la décision du représentant du ministre est annulée, et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un autre décideur. Aucune question n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1981-17

 

INTITULÉ :

EMILIA LOBJANIDZE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 novembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 décembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Robin Morch

 

Pour la demanderesse

 

Nicole Paduraru

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robin Morch

Avocat

Uxbridge (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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