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 Date : 20171207


Dossier : 17-T-54

Référence : 2017 CF 1115

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

V. I. FABRIKANT

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Il faut garder à l’esprit les trois considérations suivantes concernant l’appel qu’a interjeté M. Fabrikant de l’ordonnance du 5 septembre 2017 de la protonotaire Tabib rejetant sa requête en renonciation au droit de dépôt de 30 $ :

[2]  Premièrement, l’ordonnance rendue était de nature discrétionnaire. La protonotaire n’avait aucune obligation juridique de renoncer à un droit de dépôt.

[3]  Deuxièmement, M. Fabrikant est emprisonné depuis de nombreuses années. À titre de détenu, son revenu disponible s’établit à 30 $ pour deux semaines. Il affirme qu’il s’agit de son unique source de fonds.

[4]  Troisièmement, déjà en 1999, la juge McGillis l’avait qualifié de plaideur vexatoire dans le dossier T-376-99. À ce jour, cette qualification n’a pas été démentie. À titre de plaideur vexatoire, il doit obtenir l’autorisation de la Cour avant d’engager une instance devant un tribunal, conformément au paragraphe 40(3) de la Loi sur les Cours fédérales.

[5]  Les présents motifs sont subdivisés comme suit :

  • a) obligation de payer des droits de dépôt;

  • b) conséquences d’une qualification de plaideur vexatoire;

  • c) espèce dont la protonotaire était saisie;

  • d) décision de la protonotaire;

  • e) norme de contrôle applicable à un appel de la décision d’un protonotaire;

  • f) discussion et décision.

I.  Droits de dépôt

[6]  Les Règles des Cours fédérales (les Règles) et le tarif établissent les droits payables au greffe. Les droits payables pour un avis de requête visant l’autorisation d’introduire une instance sont de 30 $. Aucun droit n’est exigible pour le dépôt d’une requête en dispense de droit pour indigence. De fait, aucun article des Règles n’aborde explicitement la question de la renonciation aux droits. Cependant, aux termes de l’article 55, la Cour peut, dans des circonstances spéciales, modifier une règle ou exempter une partie ou une personne de son application. Cet article des Règles a été invoqué pour permettre à une partie d’agir in forma pauperis et ainsi d’être dispensée de payer les frais judiciaires prévus au tarif. Pour trancher la question de savoir si une partie se verrait autrement privée de l’occasion de présenter une cause raisonnablement défendable et de l’accès à la justice, il faut considérer la demande sous-jacente.

II.  Plaideur vexatoire

[7]  L’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales dispose que si celle-ci est convaincue qu’une personne a de façon persistante introduit des instances vexatoires devant elle ou y a agi de façon vexatoire au cours d’une instance, elle peut lui interdire d’engager d’autres instances devant elle sans son autorisation. La Cour peut autoriser l’introduction d’une instance si elle est convaincue qu’elle ne constitue pas un abus de procédure et qu’elle est fondée sur des motifs raisonnables. Comme il a été noté précédemment, M. Fabrikant a été déclaré plaideur vexatoire en 1999.

III.  Espèce dont la protonotaire était saisie

[8]  La demande sous-jacente en l’espèce, déposée de façon distincte, visait l’obtention d’une autorisation d’engager des poursuites contre la Commission canadienne des droits de la personne concernant un règlement à l’amiable convenu avec M. Fabrikant. Ce règlement soi-disant confidentiel portait sur l’achat de produits alimentaires casher.

[9]  La protonotaire devait donc trancher deux affaires. Sa décision porte uniquement sur la requête en renonciation au droit de dépôt de 30 $, mais elle a aussi pris en considération, comme il se devait, la demande sous-jacente de contrôle judiciaire.

[10]  À l’origine de cette demande se trouvait une modification apportée à la Directive du commissaire sur l’achat d’articles pour la cantine des Fêtes. Avant 2013, les chrétiens pouvaient faire leurs achats des Fêtes à la cantine. Les détenus d’autres confessions pouvaient faire leurs achats à d’autres cantines durant les périodes entourant leurs fêtes importantes. M. Fabrikant est de confession juive.

[11]  En 2013, une nouvelle version de la Directive du commissaire 890 a été publiée. Elle comportait une seule liste d’articles pour l’ensemble des confessions. Selon M. Fabrikant, aucun article casher n’y figurait.

[12]  Il a déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne, qui a renvoyé l’affaire au Tribunal canadien des droits de la personne. Le Tribunal lui a offert de régler la plainte à l’amiable, ce qu’il a accepté en septembre 2016. Le commissaire a approuvé ce règlement le 12 octobre 2016, conformément à la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[13]  Apparemment, M. Fabrikant s’est ravisé assez rapidement puisque le 15 octobre 2016, il a adressé une lettre à la Commission dans laquelle il affirmait avoir signé un règlement qui n’aurait pas dû être approuvé parce qu’il était contraire à l’intérêt public.

[14]  Comme il souhaitait vérifier le processus d’approbation de la Commission, il a demandé à obtenir une copie complète de son dossier en application de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Des parties de son dossier liées à la correspondance entre les avocats du Tribunal et ceux de la Commission avaient été caviardées, censément au motif du secret professionnel des avocats. M. Fabrikant allègue que ce caviardage donne lieu à un conflit d’intérêts qui invalide le règlement.

[15]  Il reproche de plus à la Commission d’avoir manqué à son devoir de faire exécuter le règlement. Il convient de souligner que ces propos contredisent sa déclaration comme quoi l’approbation du Règlement ne relevait d’aucune façon de la Commission. Il estime que le règlement n’est pas conforme à l’intérêt public parce que, dans le compte rendu du processus de règlement qu’il a signé, il est indiqué qu’il avait convenu qu’il n’établissait pas un précédent. Autrement dit, d’autres détenus juifs pourraient encore être victimes de discrimination en étant privés de participer à une cantine de fête.

IV.  Décision de la protonotaire

[16]  La protonotaire souligne que la date inscrite au dossier de requête remonte à plus de trente jours avant la demande de dépôt.

[17]  Elle a rejeté la requête en renonciation aux frais de dépôt au motif que l’affidavit fourni comme preuve d’indigence datait de près d’un an. Même si M. Fabrikant mentionne dans sa plaidoirie écrite que sa situation n’a pas changé, la protonotaire fait valablement remarquer que des observations n’ont pas valeur de preuve.

[18]  Elle relève en outre le dépôt tardif de la requête et son inhabilité à établir si elle était fondée.

V.  Norme de contrôle

[19]  Si l’on suppose, sans en décider, que la décision discrétionnaire de la protonotaire a eu une influence déterminante sur l’issue de l’affaire, alors il faut savoir que la jurisprudence applicable a pris un tournant important avec l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 RCF 331. Avant cet arrêt, les ordonnances discrétionnaires des protonotaires étaient soumises à la norme de contrôle formulée par la Cour d’appel fédérale dans des arrêts comme Canada c Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 CF 425. Le juge de la Cour fédérale ne devait pas intervenir en appel si l’ordonnance n’était pas entachée d’une erreur flagrante – si le protonotaire avait exercé son pouvoir discrétionnaire au titre d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits – ou ne portait pas sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue d’une affaire. Le cas échéant, le juge saisi de l’appel devait exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire depuis le début. Ce n’est plus ce que le droit enseigne.

[20]  Toutes les décisions rendues par des protonotaires sont aujourd’hui examinées selon la norme de contrôle établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235, qui portait sur les appels de décisions judiciaires.

[21]  La nouvelle norme, comme l’a indiqué le juge Nadon au nom de la Cour d’appel dans l’arrêt Hospira, est la suivante :

[66]  La Cour suprême a exposé dans Housen la norme de contrôle applicable aux décisions des juges de première instance. Elle y a notamment établi que la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait d’un juge de première instance est celle de l’erreur manifeste et dominante. Quant à la norme applicable aux questions de droit, et aux questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il y a une question de droit isolable, la Cour suprême a conclu que c’est celle de la décision correcte (paragraphes 19 à 37 de Housen).

[22]  Le paragraphe 5 de l’arrêt Housen définit comme suit la notion de « manifeste » :

Qu’est-ce qu’une erreur manifeste? Le Trésor de la langue française (1985) définit ainsi le mot « manifeste » : « […] Qui est tout à fait évident, qui ne peut être contesté dans sa nature ou son existence. […] erreur manifeste » (p. 317). Le Grand Robert de la langue française (2e éd. 2001) définit ce mot ainsi : « Dont l’existence ou la nature est évidente. […] Qui est clairement, évidemment tel. […] Erreur, injustice manifeste » (p. 1139). Enfin, le Grand Larousse de la langue française (1975) donne la définition suivante de « manifeste » : « […] Se dit d’une chose que l’on ne peut contester, qui est tout à fait évidente : Une erreur manifeste « (p. 3213).

VI.  Discussion et décision

[23]  Au moins trois motifs militent pour le rejet du présent appel. Premièrement, l’affidavit joint à une requête doit être récent et à jour. Il est évident en l’espèce que la situation de M. Fabrikant a changé durant les mois qui ont suivi la rédaction de l’affidavit qu’il a présenté à la Cour. Deuxièmement, les demandes de contrôle judiciaire doivent être déposées dans les trente jours suivant la communication de la décision. La Cour peut proroger ce délai, mais aucune requête n’a été présentée à cet effet et aucun affidavit n’a été fourni pour expliquer, entre autres choses, pourquoi la demande n’a pas été reçue dans le délai prescrit. Troisièmement, les documents mis à la disposition de la Cour ne permettent pas d’établir si M. Fabrikant a une cause défendable. Il s’agit de l’un des facteurs décisifs pour l’octroi de l’autorisation à un plaideur vexatoire d’engager une instance aux termes du paragraphe 40(3) de la Loi sur les Cours fédérales ou d’une prorogation de délai.

[24]  En ce qui concerne le premier motif, la protonotaire Tabib a conclu, à juste titre, que la preuve doit être présentée par affidavit (article 363 des Règles des Cours fédérales). L’affidavit présenté datait de près d’un an. Elle avait le droit de le rejeter au motif qu’il était périmé. Qui plus est, dans l’affidavit daté du 7 septembre 2016, M. Fabrikant indique que le système de distribution du lait n’était pas casher et qu’il devait dépenser 1,34 $ de plus chaque jour pour acheter du lait à la cantine.

[25]  Il a trompé la Cour en affirmant que sa situation n’avait pas changé. Il n’a pas mentionné la décision de la juge Gagné dans l’affaire Fabrikant c Canada (Procureur général), 2017 CF 576, rendue le 12 juin 2017 (actuellement en appel).

[26]  La juge Gagné se prononce ainsi aux paragraphes 11 et 12 de cette décision :

[11]  Le demandeur est juif et suit un régime casher. Il affirme que, depuis le 24 octobre 2014, il a été obligé d’acheter du lait casher à la cantine, puisqu’il est d’avis que le système de distribution du lait en poudre au pénitencier n’est pas casher. Or, la décision du commissaire adjoint (à la page 2) semble confirmer que le demandeur a obtenu, auprès du Conseil Kacheroute du Canada, la certification que le lait en poudre est casher, ainsi que la confirmation, par l’Institution Rabbi, que le système de distribution du lait en poudre est conforme aux normes d’hygiène établies.

[12]  Selon le dossier de requête dont je suis saisie, il semble que la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur est frivole, à première vue. L’exemption des droits de dépôt dans de telles circonstances annulerait essentiellement l’effet du jugement rendu en vertu de l’article 40 à l’encontre du demandeur.

[27]  M. Fabrikant semble penser qu’il peut dépenser son argent comme bon lui semble. Effectivement, s’il n’aime pas le lait en poudre casher offert gratuitement, il peut acheter une autre sorte de lait casher. Il ne s’ensuit pas, cependant, que la renonciation au droit de dépôt est accordée. Cette renonciation n’est pas usuelle et, à moins de circonstances exceptionnelles, l’exercice du pouvoir discrétionnaire ne devrait même pas être considéré. La présente espèce n’a rien d’exceptionnel. Il s’agit ni plus ni moins d’un autre litige vexatoire qui s’ajoute à la liste.

[28]  Le second motif tient à l’obligation de présenter une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par un office fédéral dans les trente jours qui suivent la communication de la décision (Loi sur les Cours fédérales, article 18.1). Plus de trente jours se sont écoulés après le dépôt du dossier, peu importe la date choisie comme début du processus.

[29]  La Cour peut ordonner une prorogation de délai si elle reçoit une requête. Le dossier ne contient aucune requête du genre. Quoi qu’il en soit, l’une des obligations du demandeur est d’établir qu’il a une cause défendable.

[30]  Le troisième motif de rejet de la requête en renonciation au droit de dépôt réside dans le défaut de M. Fabrikant de prouver le bien-fondé de sa demande, qui vise en fait la Commission canadienne des droits de la personne. Tout d’abord, il demande à faire annuler le règlement. Il formule à cet effet de vagues allégations de conflit d’intérêts fondées sur le refus de lui communiquer une partie de la correspondance entre les avocats de la Commission et du Tribunal au motif du secret professionnel, ainsi que de non-conformité de ce règlement à l’intérêt public puisqu’il est confidentiel et donc inapplicable à d’autres détenus juifs. Ensuite, il prétend que la Commission n’a pas fait exécuter le règlement. Si je devais trancher l’affaire de novo, je conclurais que la demande est vexatoire au sens de l’article 221 des Règles des Cours fédérales.

[31]  M. Fabrikant a raison d’affirmer que la renonciation aux droits de dépôt est accordée dans certains cas. Cependant, il arrive aussi qu’elle ne soit pas accordée. Comme le juge en chef Noël l’exprime au nom de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Fabrikant c Canada, 2015 CAF 53, au paragraphe 12 :

[…] je conclus qu’il était loisible à la juge de la Cour fédérale, compte tenu du dossier dont elle disposait, d’exercer son pouvoir discrétionnaire comme elle l’a fait. Compte tenu de la nature de cet exercice, le fait qu’un autre juge ait décidé d’exercer différemment son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur un dossier semblable dans une autre instance introduite par M. Fabrikant ne constitue pas un motif valable pour infirmer la décision de la juge de la Cour fédérale.

[32]  Les dépens ont été réclamés. Je ne vois pas pourquoi ils ne devraient pas être adjugés.

[33]  En somme, la protonotaire a correctement tranché les questions de droit et elle n’a commis aucune erreur, qui plus est aucune erreur manifeste et dominante, en ce qui concerne les questions de fait. Du reste, même si elle avait commis une erreur, ma décision aurait été la même, pour les motifs exposés ici.


«ORDONNANCE DANS LE DOSSIER 17-T-54

LA COUR ORDONNE que l’appel soit rejeté avec dépens.

« Sean Harrington »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

17-T-54

 

INTITULÉ :

V. I. FABRIKANT c SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Par téléconférence entre OTTAWA (ONTARIO), Montréal et Sainte-Anne-des-Plaines, (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 novembre 2017

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 décembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Valery I. Fabrikant

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Anne-Renée Touchette

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nil

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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