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Date : 20171214


Dossier : IMM-2372-17

Référence : 2017 CF 1143

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

TOSAN ERHUN EHONDOR et

TELMA OSASENAGA OGEDEGBE,

REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE

TOSAN ERHUN EHONDOR

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande présentée par la première demanderesse nommée (la première demanderesse) et sa fille de cinq ans (collectivement, les demanderesses) en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), pour le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 12 mai 2017, rejetant l’appel des demanderesses de la décision de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle les demanderesses ne sont pas des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger (la décision).

II.  Faits

[2]  Les demanderesses sont toutes les deux citoyennes du Nigéria qui ont été introduites clandestinement au Canada depuis les États-Unis en octobre 2014. La première demanderesse était enceinte d’environ huit mois. Elle a accouché de son deuxième enfant peu après son arrivée au Canada, au même moment où les demanderesses ont demandé l’asile au motif de crainte de violence et de persécution aux mains de l’ancien conjoint de la demanderesse (l’ancien conjoint) au Nigéria. Il va sans dire que le deuxième enfant de la demanderesse est un citoyen canadien et n’est donc pas partie à la présente procédure.

[3]  La Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande des demanderesses dans une décision du 7 janvier 2015, mais la Section d’appel des réfugiés a accueilli l’appel des demanderesses dans une décision du 22 avril 2015 et a renvoyé la question à la Section de la protection des réfugiés.

[4]  Le 18 août 2015, la Section de la protection des réfugiés a de nouveau rejeté la demande de protection des demanderesses, en concluant que ces dernières pourraient se réinstaller dans une autre ville que leur ville natale. La Section d’appel des réfugiés a rejeté l’appel. Les demanderesses ont demandé le contrôle judiciaire de la seconde décision de la Section d’appel des réfugiés. Le juge Boswell a accueilli le contrôle judiciaire et a renvoyé l’affaire à la Section d’appel des réfugiés.

[5]  En janvier 2017, les demanderesses ont présenté de nouveaux éléments de preuve à la Section d’appel des réfugiés, notamment un affidavit d’une amie de la première demanderesse donnant les détails d’une interaction avec l’ancien conjoint en mars 2016 dans la ville où vivait auparavant la première demanderesse. L’ancien conjoint aurait agressé cette amie et lui aurait demandé où se trouvaient les demanderesses. L’amie de la demanderesse a aussi présenté un rapport de police de la police divisionnaire du Nigéria détaillant comment l’ancien conjoint allait à son domicile, demandait où se trouvaient les demanderesses, cherchait leur domicile et l’avait [traduction] « gravement battue ». Les nouveaux éléments de preuve ont été acceptés.

[6]  Les nouveaux éléments de preuve comprenaient aussi un affidavit de la mère de la première demanderesse, décrivant des incidents comparables impliquant l’ancien conjoint, également en mars 2016. Les nouveaux éléments de preuve ont été acceptés.

[7]  Le 5 mai 2017, la Section d’appel des réfugiés a rejeté l’appel des demanderesses au motif que les demanderesses disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI).

[8]  Le rejet de la Section d’appel des réfugiés est l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III.  Question en litige

[9]  À mon avis, ce dossier soulève la question suivante : les conclusions de la Section d’appel des réfugiés sur la possibilité de refuge intérieur étaient-elles raisonnables?

IV.  Norme de contrôle

[10]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a établi qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». La Cour a établi que le contrôle de la décision de la Section d’appel des réfugiés sur l’existence d’une possibilité de refuge intérieur commande la déférence : Pidhorna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1, au paragraphe 39, par la juge Kane : « En matière de possibilité de refuge intérieur, le critère est bien établi. Le demandeur a la lourde charge de démontrer que la PRI qu’on lui propose est déraisonnable (Ranganathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2001] 2 CF 164, [2000] ACF no 2118 (CAF)). » Voir aussi Olalere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 385 par le juge Russell, au paragraphe 19 : « Les décisions prises par la SAR dans le contexte d’une analyse relative à une PRI sont contrôlées selon la norme de la décision raisonnable : Ugbekile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1397, aux paragraphes 12 à 14. » Par conséquent, la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable à cette décision sur la possibilité de refuge intérieur.

[11]  Deux volets de la possibilité de refuge intérieur doivent être examinés : 1) le risque de persécution, et 2) le caractère raisonnable de la réinstallation du demandeur dans le cadre de la possibilité de refuge intérieur : Hamdan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 643, par le juge en chef Crampton :

[10]  Le critère de possibilité de refuge intérieur comporte deux volets.

[11]  Premièrement, dans le contexte de l’article 96 de la LIPR, la SPR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y a pas de risque sérieux de persécution pour le demandeur dans la région du pays où il existe une possibilité de refuge intérieur (Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, au paragraphe 593 (FCA) (Thirunavukkarasu)). Selon le critère correspondant dans le contexte de l’article 97, la SPR doit être convaincue que le demandeur ne sera pas exposé à un danger décrit à l’alinéa 97(1)a) ou à un risque décrit à l’alinéa 97(1)b).

[12]  Deuxièmement, aux fins des articles 96 et 97 de la LIPR, la SPR doit établir qu’en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur, les conditions dans la région du pays où il existe une possibilité de refuge intérieur font en sorte qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable pour le demandeur d’y trouver refuge avant de chercher refuge au Canada (Thirunavukkarasu, précité, au paragraphe 597). À cet égard, lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable, la barre est [traduction] « très haute » et « nécessite rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité du demandeur s’il devait voyager ou se relocaliser temporairement » dans la région où il existe une possibilité de refuge intérieur (Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164, au paragraphe 15 (CAF) [Ranganathan]). Autrement dit, il faudrait démontrer que le demandeur « s’exposerait à un grand danger physique ou […] subirait des épreuves indues pour se rendre » à la possibilité de refuge intérieur (Thirunavukkarasu, précité, au paragraphe 598) pour déterminer objectivement un caractère déraisonnable en l’espèce. En outre, le demandeur doit présenter « une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions » pour que sa demande d’asile au Canada soit acceptée (Ranganathan, précité, au paragraphe 15).

[12]  Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[13]  La Cour suprême du Canada prescrit aussi que le contrôle judiciaire ne constitue pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur; la décision doit être considérée comme un tout : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. De plus, une cour de révision doit déterminer si la décision, examinée dans son ensemble et son contexte au vu du dossier, est raisonnable : Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65; voir aussi l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

V.  Analyse

[14]  J’ai conclu que la question déterminante est celle de savoir si la décision est déraisonnable en raison de son évaluation du premier des deux volets du critère de la possibilité de refuge intérieur, à savoir le risque de persécution.

[15]  La Section d’appel des réfugiés a examiné des éléments preuve de la présence de Boko Haram dans la ville de refuge intérieur. Elle a aussi soupesé le risque que l’ancien conjoint pourrait retrouver les demanderesses dans la ville de refuge intérieur. À cet égard, la Section d’appel des réfugiés conclut ce qui suit :

[TRADUCTION]

[44]  [La ville de refuge intérieur] est une grande ville, et les demanderesses n’ont pas démontré qu’elles y seraient confrontées à une grave possibilité de persécution, ou qu’il serait déraisonnable pour elles, dans toutes les circonstances, d’y trouver refuge. Elles pourraient devoir faire preuve de discernement pour décider qui elles informent de leur nouveau lieu de vie, en ne confiant ces renseignements qu’aux personnes qui ne les transmettront pas à un agent de persécution. Cependant, la SAR estime que ce type de pouvoir discrétionnaire n’empiète sur aucun droit humain fondamental, et qu’il n’est pas déraisonnable d’attendre des appelantes qu’elles prennent de telles précautions.

[16]  Dans la première phrase du paragraphe précédent, la Section d’appel des réfugiés a appliqué le critère légal établi pour la première partie d’une évaluation de la possibilité de refuge intérieur en se posant, et y en apportant une réponse, la question de savoir si les demanderesses avaient démontré qu’elles feraient face à une possibilité sérieuse de persécution dans le lieu de la possibilité de refuge intérieur. À mon avis, ce volet du critère est binaire, et je suis convaincu, dans cette mesure, que la conclusion de la Section d’appel des réfugiés aurait pu être considérée comme raisonnable.

[17]  Cependant, pour être considérée comme agissant de manière raisonnable, la Section d’appel des réfugiés doit appliquer directement le critère légal établi par la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel fédérale et la jurisprudence de la Cour pour examiner le premier volet du critère en deux volets sur la possibilité de refuge intérieur (et, bien sûr, le second volet, qui n’est pas en litige dans le présent dossier). L’examen direct de la norme juridique doit mener à une conclusion sans équivoque qui n’invite pas à un examen plus approfondi sur ce que voulait dire le tribunal ou sur ce qu’il entendait vouloir dire.

[18]  La conclusion de la Section d’appel des réfugiés contrevient à cette exigence en raison des réserves qu’elle a ajoutées après ses conclusions sur le risque de persécution. La Section d’appel des réfugiés a apporté des réserves à sa conclusion sur le risque de persécution à trois égards. La Section d’appel des réfugiés a d’abord demandé que les demanderesses fassent preuve de « discernement » avant d’informer quiconque de leur réinstallation dans la ville refuge. Ensuite, la Section d’appel des réfugiés a conclu que les demanderesses devraient user de « discrétion ». Enfin, la Section d’appel des réfugiés a incité les demanderesses à prendre des « précautions ».

[19]  Je n’accepte pas l’argument des demanderesses selon lequel la conclusion de la Section d’appel des réfugiés était assortie de réserves assez importantes pour la rendre analogue à la décision du juge Campbell dans Ohakam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1351, au paragraphe 4, dans laquelle la Cour avait rejeté la conclusion du tribunal sur la possibilité de refuge intérieur car cette décision exigeait d’une demanderesse qu’elle « retourne en secret au Nigéria et, pour ainsi dire, vive sa vie en cachette, séparée de son groupe de soutien normal, soit sa famille élargie ». [Souligné dans l’original]

[20]  Cependant, en l’espèce, les trois réserves prises ensemble portent atteinte à la conclusion initiale de la Section d’appel des réfugiés au point de rendre la décision déraisonnable. Ces trois réserves de précaution invitent à un examen et donnent lieu à une ambiguïté qui est contraire à la conclusion initiale de la Section d’appel des réfugiés, à savoir que les demanderesses n’avaient pas établi qu’elles faisaient face à une possibilité sérieuse de persécution. À cet égard, la conclusion et ses réserves de la Section d’appel des réfugiés constituent ensemble une étape intermédiaire infranchissable à la prise d’une décision sur le risque de persécution auquel un réfugié pourrait faire face.

[21]  À l’inverse, l’avocat du défendeur a fait valoir que les réserves devaient être considérées dans leur contexte. Je suis d’accord. Je suis d’accord, mais je réitère que, bien que la première phrase de la conclusion initiale de la Section d’appel des réfugiés ait pu avoir été reconnue comme raisonnable, la décision prise dans son ensemble ne peut être considérée comme raisonnable en prenant en compte les réserves qui lui sont associées.

[22]  Surtout, je n’ai été dirigé vers aucun cas où la Section d’appel des réfugiés ou la Section de la protection des réfugiés a soulevé des réserves après avoir conclu à un risque de persécution comme l’a fait la Section d’appel des réfugiés.

[23]  À mon avis, le critère associé au premier volet d’une possibilité de refuge intérieur a été déraisonnablement affaibli. De ce fait, la décision est indéfendable en droit, contrairement aux exigences établies dans Dunsmuir. Par conséquent, la décision doit être annulée, car elle n’appartient pas aux issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[24]  Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé de question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande de contrôle judiciaire, la décision est infirmée, et l’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés, différemment constituée, sans aucune question à certifier et sans ordonnance quant aux dépens.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2372-17

 

INTITULÉ :

TOSAN ERHUN EHONDOR ET TELMA SASENAGA OGEDEGBE, REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE

TOSAN ERHUN EHONDOR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 novembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 décembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton, pour Clifford Luyt

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour les demanderesses

 

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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