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Date : 20171218


Dossier : IMM-1789-17

Référence : 2017 CF 1160

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2017

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

KIRUPAITHASAN JESUTHASAN ET JULIAT VALANTINA ANTONY

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Résumé des faits

[1]  Les époux demandeurs, Kirupaithasan Jesuthasan et Juliat Valantina Antony, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent des visas établissait, le 23 février 2017, que M. Jesuthasan était interdit de territoire au Canada suivant l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  M. Jesuthasan est d’origine tamoule et habite dans le nord du Sri Lanka. En 2009, il a présenté une demande d’asile en France au motif que lui et sa famille avaient été impliqués dans les activités des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET). Les autorités françaises ont jugé que sa demande d’asile n’était pas crédible. Il a quitté la France et est rentré au Sri Lanka en juin 2013.

[3]  En septembre 2013, M. Jesuthasan a épousé Mme Antony, une Canadienne naturalisée, au Sri Lanka. En août 2014, elle a déposé une demande en vue de le parrainer dans la catégorie du regroupement familial. Dans ses formulaires de demande de résidence permanente, M. Jesuthasan a mentionné sa demande d’asile déboutée en France. Il a plus tard été enjoint à produire les documents accompagnant cette demande. Dans les documents produits et au cours des entrevues auxquelles il a participé, il a rétracté le récit donné aux autorités françaises et expliqué que sa demande avait été rédigée par un agent qui ne l’avait pas consulté et qui avait empoché des honoraires considérables. M. Jesuthasan fait valoir qu’il avait présenté cette demande dans l’espoir d’améliorer ses conditions de vie hors de son pays natal enlisé dans la violence et l’instabilité politique. Pour mieux convaincre le décideur qu’il disait maintenant la vérité, M. Jesuthasan a pointé les incohérences factuelles dans le récit donné aux autorités françaises pour en faire ressortir le caractère mensonger et il a présenté des éléments de preuve venant de sa femme et d’autres personnes comme quoi qu’il n’avait jamais été membre des TLET.

[4]  La demande de parrainage a été refusée le 23 février 2017.

[5]  L’agent des visas a souligné qu’il ne savait pas s’il devait retenir la version donnée par M. Jesuthasan dans les observations écrites transmises aux autorités françaises – selon lesquelles il avait été un membre actif des TLET, une organisation terroriste reconnue – ou sa dernière version comme quoi rien de cela n’était vrai. Confronté à ces versions contradictoires, l’agent des visas a relevé deux questions de crédibilité qui l’ont amené à [traduction] « pencher » pour le récit donné aux autorités françaises. Premièrement, l’agent de visas a jugé invraisemblable que M. Jesuthasan n’ait pas pris la peine de vérifier que le faux passeport avec lequel il voyageait portait bien sa photographie. L’agent des visas n’a pas non plus été convaincu par les déclarations de M. Jesuthasan comme quoi il avait déchiré le passeport frauduleux et l’avait jeté dans les toilettes de l’avion, faisant remarquer qu’il fallait passablement une personne de force pour y arriver. Deuxièmement, l’agent n’a pas cru qu’après avoir quitté la France, M. Jesuthasan soit rentré au Sri Lanka sans être inquiété par les autorités, car il est [traduction] « de notoriété publique » que les demandeurs d’asile revenant au pays sont systématiquement interrogés ou placés en détention.

[6]  L’agent des visas a alors tranché que, [traduction] « tout bien pesé », sa décision serait fondée sur la version écrite livrée aux autorités françaises. L’agent a conclu que M. Jesuthasan était un membre actif d’une organisation – les TLET – qui participait à des actes terroristes et que, par conséquent, il était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

II.  Discussion

[7]  Il n’est pas controversé entre les parties que la décision de l’agent des visas est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et que la Cour doit donc apprécier la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[8]  Bien que les demandeurs aient soulevé plusieurs questions dans leur demande de contrôle judiciaire, je conclus qu’une question déterminante justifie l’intervention de la Cour.

[9]  Selon les demandeurs, l’agent des visas a arbitrairement fondé sa décision sur le récit que M. Jesuthasan a livré dans sa demande d’asile déboutée en France. Non seulement ce choix n’a pas été justifié, mais l’agent a fait l’impasse sur certains éléments de preuve pertinents qui indiquaient le contraire. Les demandeurs plaident que les autorités françaises n’ont pas cru les déclarations de M. Jesuthasan comme quoi il était membre des TLET et que, par ailleurs, ces déclarations étaient contredites par des éléments de preuve objectifs dont l’agent avait été saisi dans les documents accompagnant leur demande.

[10]  Le défendeur soutient que la norme de preuve applicable à une conclusion d’interdiction de territoire, relativement faible, est moins stricte que la prépondérance des probabilités, mais exige davantage qu’un simple soupçon (Nagulathas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1159, au paragraphe 27). Selon lui, il incombait à M. Jesuthasan de faire la démonstration que cette norme n’avait pas été respectée.

[11]  Le défendeur fait valoir qu’il était loisible à l’agent des visas de préférer le témoignage que M. Jesuthasan avait donné sous serment aux autorités françaises, et cite à cet égard la conclusion de l’agent selon laquelle le discours de M. Jesuthasan était de manière générale [traduction] « incohérent, évasif, mensonger et peu crédible » durant les entrevues. Ces conclusions défavorables sur la crédibilité ont fait pencher la balance en faveur du récit livré aux autorités françaises, dont a raisonnablement découlé une conclusion d’interdiction du territoire.

[12]  Le défendeur fonde cet argument sur la décision Fouad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 460 [Fouad], dans laquelle notre Cour a rejeté un raisonnement similaire à celui avancé par les demandeurs en l’espèce. Dans la décision Fouad, notre Cour parvient à la conclusion que l’agent des visas pouvait raisonnablement retenir les déclarations faites sous serment aux autorités suisses dans le cadre d’une demande d’asile rejetée, même si celles-ci n’avaient pas accordé crédit au récit donné dans la demande.

[13]  Au vu du dossier et des thèses des parties, j’estime que la décision de l’agent des visas doit être annulée parce que soit il a fait fi des éléments de preuve pertinents, soit il ne les a pas mentionnés dans ses motifs.

[14]  Les faits en cause dans la décision Fouad sont semblables à ceux de l’espèce, mais la Cour suit un raisonnement différent en affirmant que rien dans la documentation ne contredit ou ne permet de remettre en cause les conclusions de l’agent des visas au sujet de l’appartenance à une organisation (Fouad, aux paragraphes 7, 19 et 21). Ce n’est pas le cas ici.

[15]  Dans les observations soumises à l’agent des visas, les demandeurs font état de facteurs objectifs témoignant de l’invraisemblance du récit livré aux autorités françaises. Par exemple, M. Jesuthasan leur a raconté que son père et son frère participaient aux activités des TLET. Il a aussi allégué que son frère avait été arrêté par l’armée srilankaise, que les militaires avaient assassiné son père en 2007, et que sa sœur avait été contrainte de participer au mouvement armé parce que les membres de sa famille étaient surveillés par l’armée.

[16]  Pour réfuter le contenu du récit donné aux autorités françaises, les demandeurs ont soumis les déclarations de deux pasteurs comme quoi M. Jesuthasan est enfant unique, de même qu’une lettre de sa mère qui le confirme. Les demandeurs ont également fourni à l’agent des visas le certificat de décès du père de M. Jesuthasan indiquant qu’il a eu lieu en 1986 et non en 2007. Cette information est corroborée par la mère de M. Jesuthasan dans sa lettre. En outre, les documents des demandeurs comprennent un certificat de décharge dans lequel la police srilankaise confirme que M. Jesuthasan n’a jamais attiré son attention, en plus d’une lettre d’un juge de paix du Sri Lanka indiquant que M. Jesuthasan n’a jamais participé à des activités terroristes. Finalement, Mme Antony a informé directement l’agent des visas que sa famille a fait une vérification complète des antécédents de son mari avant leur mariage et qu’elle n’aurait pas arrangé le mariage s’il avait fait partie des TLET.

[17]  Je suis consciente de la déférence qu’il m’est demandé d’accorder à l’égard de la décision de l’agent des visas et de la faculté qui lui est reconnue de ne pas mentionner tous les éléments de preuve dans ses motifs ou de ne pas en livrer une version aussi élaborée que celle des tribunaux administratifs. Néanmoins, l’agent des visas, à mon avis, aurait dû tenir compte des éléments de preuve contraires fournis par les demandeurs en raison de leur incidence directe sur la question centrale de l’interdiction de territoire de M. Jesuthasan. L’omission de le faire constitue une erreur susceptible de révision de la part de l’agent des visas (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (CF), au paragraphe 17; voir aussi Francis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1366, au paragraphe 18; Kalsi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 442, au paragraphe 12; Alade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 845, au paragraphe 25).

[18]  Par conséquent, la Cour conclut que la décision est déraisonnable et qu’elle doit être annulée. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. Aucune question grave de portée générale ne sera certifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1789-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il fasse un nouvel examen.

  3. L’intitulé est modifié par radiation du « Ministre de la Sécurité publique » à titre de défendeur.

  4. Aucune question n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1789-17

INTITULÉ :

KIRUPAITHASAN JESUTHASAN ET JULIAT VALANTINA ANTONY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 décembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

Le 18 décembre 2017

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

Pour les demandeurs

Michael Butterfield

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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