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Date : 20171219


Dossier : T-299-16

Référence : 2017 CF 1169

Montréal (Québec), le 19 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

CAROLE PRONOVOST

demanderesse

et

AGENCE DU REVENU DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

(rendus sur le banc le 12 décembre 2017)

I.                    Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la Sous-commissaire de la Direction générale des ressources humaines [la sous-commissaire] de l’Agence du revenu du Canada [ARC], en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7. Dans cette décision rendue le 19 janvier 2016, la sous-commissaire a rejeté le grief déposé par la demanderesse au dernier palier de la procédure de grief.

II.                 Faits

[2]               Depuis le 30 août 1993, la demanderesse travaille au sein de l’ARC.

[3]               Le 2 juin 2015, la demanderesse a déposé une plainte pour harcèlement psychologique en vertu de la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement de l’ARC [Politique] à l’encontre de onze gestionnaires des bureaux des services fiscaux de Montréal et de Laval à l’ARC.

[4]               Dans sa plainte, la demanderesse allègue des événements s’échelonnant de 2009 à 2015.

[5]               Dans une lettre datée du 20 juillet 2015, un Sous-commissaire de la région du Québec [le sous-commissaire] de l’ARC a refusé une partie des allégations contenues dans la plainte à l’égard de neuf intimés sur onze, étant donné que « ces allégations ont été déposées plus d’un an après la date du dernier incident et/ou qu’elles ne rencontrent pas la définition du harcèlement ».

[6]               Dans cette même lettre, le sous-commissaire retient certaines allégations à l’égard des deux autres intimés en vertu de la Politique et informe la demanderesse que, pour procéder avec le traitement, un mandat d’enquêter sera donné à un enquêteur externe.

[7]               Le 3 août 2015, la demanderesse a présenté un grief contestant la décision du Sous-commissaire de la région du Québec. Dans son grief, la demanderesse soutient que toutes les allégations dans sa plainte sont recevables conformément à la Politique, puisqu’elles n’ont pas été déposées plus d’un an après la date du dernier incident, qu’il ne s’est pas écoulé plus d’un an entre chacun des incidents, qu’il s’agit d’un harcèlement continu et que chaque allégation correspond à la définition de harcèlement. Ce grief a été envoyé au palier final.

[8]               Au palier final, la demanderesse a aussi présenté un nouvel argument, soit qu’une personne compétente doit être nommée conformément à la partie XX du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, DORS/86-304.

III.               Décision

[9]               Le 19 janvier 2016, la sous-commissaire a rejeté le grief déposé par la demanderesse au dernier palier de la procédure de grief en motivant sa décision comme suit :

J’ai examiné avec attention les circonstances entourant votre grief et j’ai pris en considération tous les éléments disponibles à votre dossier.

À la suite de ma revue, je suis satisfaite que les allégations concernant chaque intimé ont été bien examinées et évaluées par l’autorité déléguée en fonction des critères prévus dans les Lignes directrices qui découlent de la [Politique]. Les allégations considérées non recevables étaient soit hors délais et/ou ne rencontraient pas la définition de harcèlement.

Par conséquent, votre grief est rejeté.

[10]           C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

IV.              Questions en litige

[11]           D’après la Cour, les deux seules questions en litige consistent à savoir si la décision de la sous-commissaire de rejeter le grief de la demanderesse est raisonnable, et si la sous-commissaire a manqué à son obligation d’équité procédurale en rendant sa décision.

[12]           Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable en matière de griefs individuels présentés conformément à la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22 est la décision raisonnable (Hagel c Canada (Procureur général), 2009 CF 329 au para 27).

[13]           En ce qui a trait à la question sur l’équité procédurale, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Canada (Procureur général) c Sketchley, 2005 CAF 404 au para 47).

V.                 Dispositions pertinentes

[14]           La Politique définit le harcèlement au travail comme suit :

Le harcèlement est une forme d’inconduite et s’entend de tout comportement inconvenant d’un employé envers un autre employé, et dont l’auteur savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou causer préjudice. Il comprend un acte répréhensible, un propos ou une exhibition qui diminue, rabaisse, humilie ou embarrasse une personne, et tout acte d’intimidation ou de menace, qui affecte celle-ci ou son environnement de travail à son détriment.

[15]           Un extrait des Lignes directrices de l’ARC sur la prévention et la résolution du harcèlement est aussi pertinent :

4. Examiner et évaluer une plainte (critères d’acceptation)

[…]

Le gestionnaire délégué acceptera la plainte si celle-ci répond aux critères suivants :

- elle a été déposée au plus tard un an après la date du dernier incident sauf s’il a été déterminé que le plaignant ne pouvait pas le faire en raison de circonstances spéciales (à indiquer dans la plainte);

- elle décrit ou trace les grandes lignes de l’allégation ou des allégations de la façon suivante :

- elle identifie l’intimé ou les intimés;

- elle fournit le nom de tout témoin; et

- elle décrit ce que l’intimé ou les intimés ont dit ou fait qui a mené à la plainte de harcèlement et fournit la ou les dates de l’incident ou des incidents.

- la description de l’allégation ou des allégations correspond à la définition de harcèlement et justifie, de prime abord, le dépôt de la plainte.

VI.              Observations des parties

A.                 Prétentions de la demanderesse

[16]           La demanderesse argue essentiellement que la décision de la sous-commissaire de rejeter son grief est déraisonnable. La sous-commissaire aurait contrevenu à la Politique et aux Lignes directrices en rendant sa décision.

[17]           La demanderesse prétend que la sous-commissaire a manqué à son obligation d’équité procédurale. La sous-commissaire n’aurait pas motivé sa décision datée du 19 janvier 2016 pour appuyer le rejet de certaines allégations contenues dans la plainte de harcèlement. La demanderesse aurait voulu recevoir des précisions relativement au rejet de certaines de ses allégations, étant donné que la sous-commissaire n’aurait pas joint une analyse détaillée dans sa décision.

B.                 Prétentions de la défenderesse

[18]           La défenderesse, quant à elle, soutient que la décision de la sous-commissaire est raisonnable. En effet, la sous-commissaire a tenu compte de la Politique ainsi que des Lignes directrices pour rendre sa décision.

[19]           Au stade du palier final du processus de grief, la sous-commissaire avait toute l’information nécessaire à sa disposition afin d’évaluer les allégations contenues dans la plainte. Elle avait de plus accès à un tableau intitulé « Admissibilité des allégations », préparé par le sous-commissaire lors du grief au troisième palier. Ce tableau indique, pour chacun des intimés, les allégations les concernant, avec mention de la date des incidents allégués.

[20]           D’après la défenderesse, une demande de contrôle judiciaire de la décision de la sous-commissaire n’est pas le véhicule approprié pour demander à la Cour de réévaluer les faits et la preuve au dossier d’une manière qui soit plus favorable à sa position (Osborne c Canada (Procureur général), 2005 CAF 412 au para 13).

[21]           Contrairement à ce que la demanderesse allègue sur la question de l’équité procédurale, la défenderesse soulève que la sous-commissaire n’a pas à motiver sa décision en faisant référence à tous les arguments ainsi qu’aux détails factuels avancés par la demanderesse. Aussi, le décideur ne doit pas nécessairement fournir une explication à chaque étape de son raisonnement l’ayant mené à l’issue finale (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16 [Newfoundland Nurses]). La sous-commissaire a motivé sa décision et, par conséquent, ses motifs doivent faire partie de l’examen du caractère raisonnable de la décision (Newfoundland Nurses, ci-dessus, au para 22).

VII.            Analyse

[22]           Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

A.                 La sous-commissaire a-t-elle rendu une décision raisonnable?

[23]           La Cour considère que la décision de la sous-commissaire est déraisonnable.

[24]           Il convient d’indiquer qu’étant donné que la demanderesse a présenté un nouvel argument dans son grief au stade du palier final, son allégation ne trouvait pas appui dans le dossier (Girard c Canada (Ressources humaines et Développement des compétences), 2013 CF 489 au para 26). Ainsi, la sous-commissaire a eu raison de ne pas considérer ce nouvel argument, puisque sa tâche consistait à analyser la décision contestée du Sous-commissaire de la région du Québec sur le rejet de certaines allégations contenues dans la plainte de la demanderesse. D’ailleurs, la sous-commissaire a fourni une explication à cet effet dans sa décision datée du 19 janvier 2016.

[25]           Il n’y a pas lieu de statuer sur les arguments soulevés par la demanderesse en ce qui concerne la décision du 20 juillet 2015, puisque cette dernière ne fait pas l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[26]           La sous-commissaire devait examiner la décision datée du 20 juillet 2015 à la lumière de la Politique régissant le processus décisionnel. Pour en arriver à cette conclusion, la sous-commissaire a omis d’examiner avec le soin nécessaire, selon les exigences de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 19 [Dunsmuir]; Newfoundland Nurses, ci-dessus; et Alberta Union (Alberta Union of Provincial Employees c Lethbridge Community College), 2004 CSC 28, l'ensemble du dossier de la demanderesse. La sous-commissaire n’a pas apprécié les allégations concernant les intimés contenues dans la plainte pour harcèlement psychologique de la demanderesse. Les exigences d’une décision rédigée adéquatement, même si brèves, nécessitent néanmoins un aperçu motivé démontrant la justification, la transparence et l’intelligibilité pour remplir suffisamment les devoirs d’un décideur (Dunsmuir, ci-dessus, au para 47; Newfoundland Nurses, ci-dessus, au para 9; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, [2011] 3 RCS 654, 2011 CSC 61 au para 52).

[27]           Pour ces motifs, la décision de la sous-commissaire n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, ci-dessus, au para 47).

B.                 La sous-commissaire a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale?

[28]           D’après la Cour, l’obligation à l’équité procédurale n’a pas été respectée en l’espèce.

[29]           Selon la Politique et les Lignes directrices, les motifs de la sous-commissaire ne sont pas intelligibles et ne fournissent pas à la demanderesse les raisons, même si brèves, pour lesquelles sa plainte a été rejetée.

[30]           Pour ces raisons, la Cour conclut que la sous-commissaire a commis une erreur de droit et qu’elle n’a pas fourni des motifs suffisants à la demanderesse pour les fins d’une décision adéquate par rapport aux allégations de harcèlement psychologique. Il y a un fondement pour que notre Cour intervienne dans la présente demande de contrôle judiciaire.

VIII.         Conclusion

[31]           La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’ensemble du dossier est retourné à un autre décideur afin de considérer la matière entière à nouveau.


JUGEMENT au dossier T-299-16

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire soit accordée;

2.      La décision de la sous-commissaire rejetant la plainte de la demanderesse au dernier palier soit infirmée et l’affaire soit renvoyée pour une détermination à nouveau, avec aucuns dépens suite à ce jugement rendu.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-299-16

 

INTITULÉ :

CAROLE PRONOVOST c AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 décembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 décembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Vincent Jacob

 

Pour la demanderesse

 

Karl Chemsi

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Municonseil avocats inc.

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la défenderesse

 

 

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