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Date : 20171221


Dossier : IMM-2660-17

Référence : 2017 CF 1180

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

SABRINA KEZIA LIONEL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Résumé

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire (la demande) d’une décision rendue par un agent d’immigration supérieur (l’agent) ayant rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) de la demanderesse. Pour les motifs énoncés ci-après, je ne vois aucune raison de modifier la décision de l’agent.

II.                 Décision

[2]               La demanderesse, Sabrina Kezia Lionel, est une citoyenne de Sainte-Lucie. Elle a présenté une demande d’asile au Canada en invoquant sa bisexualité et le fait qu’elle avait été victime de violence de la part de son petit ami à Sainte-Lucie. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que Mme Lionel n’avait pu établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle était bisexuelle ou qu’elle avait été victime de violence de la part de son petit ami. La SPR a donc rejeté sa demande d’asile, concluant que la demanderesse n’avait présenté aucun élément de preuve crédible pour l’application du paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

[3]               À l’appui de sa demande d’ERAR, Mme Lionel a présenté une lettre non solennelle dans laquelle elle mentionnait (i) qu’elle avait présenté une demande d’asile au Canada à cause de sa sexualité et parce qu’elle craignait d’être victime de préjudice si elle retournait à Sainte-Lucie et (ii) que le père de son fils, et deux autres personnes, avaient été tués lors d’une fusillade le 8 janvier 2017 et que cela [traduction] « l’attristait parce que cela était survenu par sa faute ».

[4]               Mme Lionel a joint à cette lettre trois autres éléments de preuve à l’appui de sa demande d’ERAR, soit : a) un article du St. Lucia News Online qui mentionnait une fusillade ayant causé la mort d’un homme du nom de Gillan Charles et de deux autres personnes, b) le certificat de décès de Gillan Charles et c) le certificat de naissance de son fils sur lequel il était indiqué que Gillan Charles était le père et Sabrina Lionel, la mère. Mme Lionel a également précisé sur ses formulaires de demande que ces éléments de preuve avaient été présentés à l’appui de sa demande de protection, parce que le père de son fils avait été [traduction] « tué à cause de ses liens avec elle ».

[5]               Dans sa décision contestée (la décision) rendue le 4 mai 2017, l’agent a rappelé l’historique du rejet de la demande d’asile de Mme Lionel et conclu que Mme Lionel n’avait « réfuté » aucune des conclusions de la SPR et n’avait fait que [traduction] « répéter essentiellement les mêmes faits » que ceux qu’elle avait exposés devant la SPR, se contentant d’y ajouter quelques [traduction] « renseignements supplémentaires ».

[6]               L’agent a cité l’alinéa 113a) de la LIPR qui interdit à un demandeur de présenter de nouveaux éléments de preuve à l’appui d’une demande d’ERAR, sauf si ces éléments de preuve sont survenus après le rejet de la demande d’asile ou qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce que le demandeur les ait présentés avant ce rejet. L’agent a également cité le paragraphe 161(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), qui stipule qu’une personne qui présente des observations écrites à l’appui d’une demande d’ERAR doit préciser comment ces éléments de preuve satisfont aux exigences prévues à l’alinéa 113a) de la LIPR et dans quelle mesure ils s’appliquent dans son cas.

[7]               L’agent a examiné les éléments de preuve de Mme Lionel et reconnu que Mme Lionel avait eu un fils avec M. Charles et que M. Charles avait été tué. L’agent a toutefois conclu que cela ne constituait pas une [traduction] « preuve de l’apparition de nouveaux risques personnels » pour Mme Lionel, car cette dernière n’avait pas expliqué les circonstances ayant mené à la fusillade et qu’elle s’était contentée de dire que la fusillade était survenue par sa faute. L’agent a également relevé que l’article du St. Lucia News Online ne fournissait aucun contexte, et qu’aucun rapport de police ni rapport d’enquête n’avait été produit.

[8]               L’agent a conclu que Mme Lionel n’avait présenté aucun élément de preuve objectif établissant quelque lien entre elle et la fusillade, et donc qu’elle n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

III.               Questions en litige et norme de contrôle

[9]               La demande de Mme Lionel soulève deux questions : (i) l’agent a-t-il fait un examen déraisonnable des éléments de preuve de la demanderesse ou a-t-il conclu, de manière déraisonnable, que ces éléments de preuve ne constituaient pas [TRADUCTION] « une preuve de l’apparition de nouveaux risques » et (ii) l’agent aurait-il dû accorder une audience à Mme Lionel.

[10]           Ainsi qu’il est indiqué aux paragraphes 19 et 21 de Kulanayagam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 101 [Kulanayagam], le rejet par un agent d’ERAR d’éléments de preuve au motif qu’ils ne sont pas « nouveaux », de même que les conclusions de fait fondées sur les éléments de preuve présentés, doivent être examinés en regard de la norme de la décision raisonnable.

[11]           Mme Lionel allègue pour sa part que la décision de tenir une audience est une question d’équité procédurale qui doit être examinée en regard de la norme de la décision correcte (Duitama Gomez c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 765, aux paragraphes 11 à 13). Malgré une certaine divergence jurisprudentielle, je souscris à l’opinion énoncée au paragraphe 20 de l’affaire Kulanayagam, à savoir que la décision d’un agent d’ERAR de ne pas tenir d’audience doit être examinée en regard de la norme de la décision raisonnable (argument également retenu dans A.B. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629, au paragraphe 15; Balogh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 654, au paragraphe 23; Ikeji c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1422, au paragraphe 20 [Ikeji]).

IV.              Analyse

A.                 Nouveaux éléments de preuve

[12]           Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, Mme Lionel a présenté quatre nouveaux éléments de preuve à l’appui de sa demande d’ERAR, à savoir : sa propre déclaration, un article du St. Lucia News Online, le certificat de décès de M. Charles et le certificat de naissance de son fils. La demanderesse soulève maintenant plusieurs questions concernant la manière dont l’agent a traité ses éléments de preuve.

[13]           Premièrement, s’appuyant sur l’arrêt Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza] et l’affaire Cech c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1312 [Cech] (aux paragraphes 23 et 24), Mme Lionel prétend que l’agent a, de manière déraisonnable, rejeté ses éléments de preuve simplement parce qu’ils faisaient référence aux mêmes risques que ceux exposés devant la SPR ou, subsidiairement, que les motifs de ce rejet ne ressortent pas clairement de la décision (Cech, au paragraphe 20).

[14]           Mme Lionel affirme ensuite que, puisque la fusillade ayant causé la mort de M. Charles est survenue après le rejet de sa demande d’asile par la SPR, la conclusion de l’agent selon laquelle ses éléments de preuve ne constituent pas une [traduction] « preuve de l’apparition de nouveaux risques » est déraisonnable.

[15]           Elle prétend enfin qu’en concluant qu’elle n’a présenté aucun élément de preuve « objectif » établissant un lien entre elle et le fusillade, l’agent lui a imposé un nouveau fardeau de la preuve que ne reconnaît pas la jurisprudence.

[16]           Je rejette tous les arguments de Mme Lionel concernant les nouveaux éléments de preuve. Je suis d’avis que chacun de ces arguments attaque la décision sur sa forme mais non sur le fond.

[17]           Premièrement, je ne suis pas d’accord pour dire que l’agent a imposé un nouveau fardeau à Mme Lionel en mentionnant l’absence d’éléments de preuve objectifs présentés. Le fardeau de la preuve imposé à Mme Lionel est celui de la prépondérance des probabilités. Rien dans le libellé de la décision ne permet de conclure à l’imposition d’un fardeau de preuve différent (voir Ferguson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 903, aux paragraphes 9 à 12 [Ferguson]).

[18]           Deuxièmement, l’agent a clairement examiné et pris en compte les éléments de preuve présentés par Mme Lionel, même s’il a indiqué que ces éléments de preuve ne constituaient pas une [traduction] « preuve de l’apparition de nouveaux risques ». L’agent a formellement reconnu que M. Charles était le père du fils de Mme Lionel et qu’il avait été tué lors d’une fusillade le 8 janvier 2017, mais il a conclu que Mme Lionel n’avait pu établir de lien entre elle et la fusillade. L’article du St. Lucia News Online a corroboré la fusillade, mais n’a fourni aucun contexte. De fait, Mme Lionel a, dans sa propre lettre, indiqué que la fusillade était [traduction« survenue par sa faute », sans toutefois préciser en quoi la fusillade était une conséquence, ou une preuve en soi, de son orientation sexuelle.

[19]           Troisièmement, je ne suis pas d’accord pour dire que l’agent a, d’une manière déraisonnable, rejeté les éléments de preuve de Mme Lionel uniquement parce qu’ils faisaient référence aux mêmes risques que ceux rejetés par la SPR. Une demande d’ERAR ne constitue ni un appel ni un réexamen d’une demande d’asile rejetée, et l’agent d’ERAR doit respecter une décision défavorable à moins que de nouvelles preuves susceptibles d’influencer l’issue de l’audience de la SPR ne soient présentées (Raza, aux paragraphes 12 et 13). Dans sa lettre, Mme Lionel déclare que son orientation sexuelle l’expose à des risques à Sainte-Lucie. Or, il s’agit de la même allégation que celle rejetée par la SPR; il était donc loisible à l’agent de déterminer que Mme Lionel n’avait pas, par sa déclaration ou quelque autre preuve, réfuté les conclusions de la SPR sur ce point.

[20]           Et contrairement à ce que prétend Mme Lionel, la décision de l’agent ne va pas à l’encontre de l’arrêt Raza – au contraire, elle y est conforme. Je ne crois pas non plus que l’affaire Cech soit utile à Mme Lionel. Dans Cech, l’agent n’avait pas paré « à toutes les éventualités » en rejetant les éléments de preuve, qui étaient abondants (Cech, au paragraphe 20). En l’espèce, les motifs invoqués par l’agent pour rejeter la demande d’ERAR de Mme Lionel sont beaucoup plus transparents et, comme l’a reconnu l’avocat durant l’audition de la demande, les éléments de preuve présentés à l’agent par Mme Lionel étaient très minces, au mieux.

[21]           Mme Lionel conteste la manière dont l’agent a traité ses éléments de preuve; je conclus toutefois que l’agent a simplement fait son possible avec ce qui lui a été présenté (voir Eruabor c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 378, au paragraphe 8). L’agent ne pouvait appuyer sa décision que sur les éléments de preuve dont il disposait. Je conviens avec Mme Lionel que la décision n’est pas parfaite; cependant, elle tient compte de manière raisonnable de tous les points pertinents.

B.                 Audience et crédibilité

[22]           Mme Lionel fait valoir que, conformément à l’article 167 du Règlement, un agent d’ERAR doit tenir une audience chaque fois que les éléments de preuve soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur. Plus précisément, elle fait valoir qu’une audience est requise si l’acceptation pleine et entière de la version des faits de la demanderesse aurait donné lieu à une décision favorable, invoquant à l’appui Negm c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 272, au paragraphe 36.

[23]           Mme Lionel soutient avoir présenté des éléments de preuve crédibles dans sa demande d’ERAR pour démontrer que M. Charles avait été tué, et que ces éléments, combinés à sa propre déclaration selon laquelle il avait été tué « par sa faute », auraient dû mener à une décision en sa faveur – sauf si l’agent ne l’avait pas cru, auquel cas une audience était requise.

[24]           Je ne suis pas d’accord. L’agent a fondé sa décision sur l’absence, ou l’insuffisance de preuve, et non sur une conclusion quant à la crédibilité de Mme Lionel. L’agent a écrit ce qui suit :

[traduction] Je ne crois pas toutefois que cela constitue une preuve de l’existence de nouveaux risques auxquels la demanderesse serait personnellement exposée et qui seraient survenus depuis la date de la décision de la Commission […] À la lumière de ce qui précède et comme aucun autre élément de preuve objectif n’a été présenté, je conclus que la demanderesse n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention […] ni de personne à protéger […].

[25]           Il peut être difficile de distinguer une conclusion relative à l’insuffisance de la preuve d’une conclusion concernant la crédibilité (Ikeji, au paragraphe 27). Cependant, tel n’est pas le cas en l’espèce. Au contraire, il est clair que l’agent a fondé sa décision sur l’insuffisance de la preuve, et non sur une conclusion explicite, implicite ou de quelque autre manière « voilée » sur la crédibilité. La tenue d’une audience n’était donc pas nécessaire.

[26]           La déclaration de l’agent selon laquelle Mme Lionel n’a présenté aucun élément de preuve « objectif » établissant un lien entre elle et la fusillade n’équivaut pas, en soi, à une conclusion quant à sa crédibilité (voir Kahsay c. Canada (Citizenship and Immigration), 2017 CF 116, au paragraphe 20). Contrairement à ce qu’elle prétend, Mme Lionel n’a pas mentionné dans sa lettre à l’agent que M. Charles avait été tué à cause de son orientation sexuelle. Sa lettre et ses formulaires de demande ne font qu’indiquer que la fusillade est [traduction] « survenue par sa faute ». L’agent a conclu, à juste titre, que la déclaration de Mme Lionel ne suffisait pas pour établir un lien, quel qu’il soit, entre elle et la mort de M. Charles, que ce soit en raison de sa sexualité ou pour quelque autre raison (voir Olah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 921, au paragraphe 26).

[27]           De fait, cette affaire présente des points en commun avec l’affaire Ferguson où le juge Zinn a déclaré ce qui suit :

34        Je pense aussi qu’il n’y a rien dans la décision contestée qui indique qu’une partie quelconque de cette décision était basée sur la crédibilité de la demanderesse. L’agent ni ne croit ni ne croit pas que la demanderesse est lesbienne – il n’est pas convaincu. Il dit que la preuve objective n’établit pas qu’elle est lesbienne. En bref, il a conclu qu’il y avait un élément de preuve – la déclaration de l’avocate – mais que c’était insuffisant pour établir, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Ferguson était lesbienne. Selon moi, cette conclusion ne remet pas en cause la crédibilité de la demanderesse.

[28]           La Cour s’est basée sur la décision dans Ferguson pour rendre sa décision dans la récente affaire Ikeji, où madame la juge Strickland a invoqué le manque de détails dans l’affidavit de la demanderesse pour établir une distinction entre les conclusions « voilées en matière de crédibilité » et celles concernant l’« insuffisance de la preuve » (aux paragraphes 33 et 34).

[29]           Pour conclure ce deuxième point, Mme Lionel fait valoir que sa simple déclaration selon laquelle la mort par balle de M. Charles est [traduction« survenue par sa faute » met en jeu sa crédibilité. La déclaration de Mme Lionel constitue toutefois une preuve insuffisante de sa propre crédibilité, ou de tout lien entre elle et la mort de M. Charles. La décision a été fondée sur l’insuffisance de la preuve, et non sur la crédibilité de la demanderesse; il était donc raisonnable pour l’agent de ne pas tenir d’audience.

[30]           Par conséquent, la demande est rejetée. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2660-17

LA COUR rejette la présente demande. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2660-17

 

INTITULÉ :

SABRINA KEZIA LIONEL c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 décembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 décembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Bola Adentunji

 

Pour la demanderesse

 

Nicole Rahaman

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bola Adentunji

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

 

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