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Date : 20160218

Dossier : IMM-3550-15

Référence : 2016 CF 224

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 18 février 2016

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

DAJEEVAN NADARASA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

APRÈS avoir examiné la demande de contrôle judiciaire présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), de la décision rendue le 8 juin 2015 par un agent d’examen des risques avant renvoi (ERAR), qui a refusé d’accorder une protection au demandeur;

ET APRÈS avoir lu les documents soumis par les parties et entendu les avocats des deux parties lors d’une séance spéciale de la Cour à Montréal (Québec), le 3 février 2016;

ET APRÈS avoir tenu compte du fait que la norme de contrôle qui s’applique aux conclusions de fait d’un agent d’ERAR et aux questions mixtes de fait et de droit, y compris l’examen des risques et l’appréciation de la crédibilité, est celle de la raisonnabilité, c’est-à-dire que la cour de révision doit s’assurer que la décision est justifiée, que le processus décisionnel est transparent et intelligible, et que la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Hernandez Malvaez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 128, au paragraphe 22; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, 2008 CSC 9, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, 2009 CSC 12, au paragraphe 59);

ET APRÈS avoir conclu que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie pour les motifs qui suivent.

[1]               Le demandeur est un Tamoul de la province du Nord, au Sri Lanka. Il est arrivé au Canada le 3 octobre 2011, et a immédiatement demandé l’asile au point d’entrée. Le demandeur prétend qu’en novembre 2009 et janvier 2010, des agents de la Division des enquêtes criminelles (CID) l’ont emmené dans un camp de réfugiés au Sri Lanka, où il a été agressé physiquement, en plus d’être interrogé au sujet de son appartenance ou de son soutien aux Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET). Il allègue également qu’en février 2010, lui et sa sœur ont été interrogés et battus par des agents de la CID, et qu’en avril 2011, il a été détenu par des membres du Parti démocratique populaire de l’Eelam et n’a été libéré qu’après leur avoir versé 500 000 roupies.

[2]               La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande d’asile le 15 novembre 2012. Étant donné les incohérences dans ses déclarations orales et écrites, la SPR a conclu que les événements qui auraient eu lieu entre février 2010 et avril 2011 n’étaient pas crédibles. La SPR a également conclu qu’aucun facteur additionnel de risque ne s’applique au cas du demandeur, étant donné qu’il a légalement quitté le Sri Lanka avec son propre passeport, qu’il possède une carte d’identité nationale et un certificat de naissance, qu’il n’a pas de dossier criminel, et que rien n’indique qu’il ait des liens avec les TLET ou qu’un mandat d’arrestation ait été délivré contre lui. Selon la prépondérance des probabilités, la SPR a conclu qu’il serait plus probable que le contraire que, si le demandeur était renvoyé au Sri Lanka, il ne serait pas personnellement exposé à un risque de persécution, à une menace à sa vie ou à un risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités. La demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR a été rejetée par la Cour le 10 juin 2013.

[3]               Le 3 mars 2014, le demandeur a déposé une demande d’ERAR, qui a été rejetée le 8 juin 2015. L’agent d’ERAR a conclu que les nouveaux éléments de preuve documentaire soumis par le demandeur, principalement des rapports sur la situation du pays de plusieurs organisations telles que Freedom from Torture (FFT) (Out of the Silence: New Evidence of Ongoing Torture in Sri Lanka 2009–2011) et Human Rights Watch (HRW) (UK: Suspend Deportations of Tamils to Sri Lanka: Further Reports of Torture of Returnees Highlight Extent of Problem (daté du 29 mai 2012)) n’établissaient pas un risque de persécution, une menace à sa vie, un risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités. L’agent d’ERAR a accordé peu de poids aux nouveaux éléments de preuve documentaire soumis par le demandeur. Il s’est plutôt appuyé sur un bulletin sur la politique nationale de l’Agence des services frontaliers du Royaume-Uni (l’UKBA), publié une première fois en octobre 2012 et une deuxième fois en mars 2013, lequel conclut que les renseignements limités et anonymes fournis par FFT et HRW n’étaient pas fiables et qu’ils n’étaient pas suffisants pour que l’UKBA change sa politique sur le renvoi des Sri-Lankais. L’agent d’ERAR s’est également fondé sur un bulletin de décembre 2012 de l’UKBA (Country of Origin Information Service) pour rejeter l’allégation du demandeur selon laquelle il risquait d’être détenu à l’aéroport à son retour au Sri Lanka soit parce qu’il est un Tamoul de la province du Nord, soit parce qu’il est un demandeur d’asile débouté. L’agent d’ERAR a également accordé peu de poids aux dernières « Réponses aux demandes d’information » (les RDI) trouvées dans le cartable national de documentation sur le Sri Lanka, plus précisément la RDI LKA104245.E publiée le 12 février 2013, parce qu’il était d’avis que le rapport était [traduction] « principalement fondé sur des renseignements qui se sont avérés non dignes de foi ».

[4]               L’agent d’ERAR a également conclu que, malgré les RDI LKA103782.E, LKA103784.E et LKA103816.E, le demandeur n’avait pas réussi à démontrer qu’il était personnellement exposé à un risque. De plus, il a reconnu que certains Tamouls, en particulier, subissent un interrogatoire et sont détenus lorsqu’ils sont soupçonnés d’être des partisans ou des sympathisants des TLET. Il a toutefois conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour le convaincre que le demandeur serait ciblé par les forces de sécurité ou qu’il est une personne d’intérêt pour les forces de sécurité ou toute autre partie. En fait, l’agent d’ERAR était d’avis que les documents objectifs les plus récents indiquent que le gouvernement du Sri Lanka a commencé à libérer plusieurs prisonniers tamouls qui étaient soupçonnés d’appartenir aux TLET et à assouplir ses mesures législatives d’urgence, et qu’il se concentre sur la reconstruction, ce qui laisse croire à [traduction] « un changement positif ». À l’appui de cette conclusion, l’agent d’ERAR a cité les Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum Seekers from Sri Lanka (principes directeurs relatifs à l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile du Sri Lanka (les principes directeurs)) du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCR), datés de juillet 2010. Il s’est également appuyé sur un certain nombre d’articles et de communiqués de presse datés du début de 2012. Dans l’ensemble, même s’il a reconnu que les violations des droits de la personne continuent d’avoir lieu au Sri Lanka, l’agent d’ERAR a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour le convaincre qu’il serait exposé à un risque parce qu’il est un Tamoul du Sri Lanka ou parce qu’il est un demandeur d’asile débouté au Canada.

[5]               Devant la Cour, l’avocat du demandeur a fait valoir que l’agent d’ERAR a commis une erreur en n’évaluant pas les éléments de preuve récents, en ne tenant pas compte des rapports provenant de sources internationales réputées et en n’évaluant pas la situation particulière du demandeur.

[6]               L’avocat du défendeur soutient pour sa part que la décision de l’agent d’ERAR est raisonnable et est étayée par la preuve. Selon le défendeur, l’agent d’ERAR a examiné des documents récents quant à la situation au Sri Lanka et en particulier celle des demandeurs d’asile déboutés qui retournent au Sri Lanka. La conclusion de l’agent d’ERAR, selon laquelle le demandeur ne correspondait pas au profil des jeunes Tamouls qui sont visés par les autorités à leur entrée au Sri Lanka, était raisonnable. Le défendeur rappelle à la Cour que la détermination du poids à accorder à un document est une question qui relève du pouvoir discrétionnaire de l’agent d’ERAR et que ce dernier n’est pas tenu de faire référence à chaque élément de preuve dans sa décision.

[7]               Il est bien établi qu’un agent d’ERAR a l’obligation d’examiner les sources d’information les plus récentes lorsqu’il procède à l’évaluation des risques et qu’il ne saurait se limiter aux pièces produites par le demandeur (Rizk Hassaballa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 489, au paragraphe 33; Jama c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 668, aux paragraphes 17 et 18). En outre, bien qu’un décideur n’est pas tenu de faire référence à chaque élément de preuve, il doit tout de même tenir compte des éléments de preuve qui contredisent sa conclusion (Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (QL), au paragraphe 1; Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 17);

[8]               En l’espèce, l’agent d’ERAR s’est fondé sur des renseignements quant à la situation du pays qui datent d’il y a plus de deux ans. Il s’est également appuyé sur les principes directeurs du HCR de 2010 même s’ils ne s’appliquaient plus (voir la note de bas de page 8, à la page 8 de la décision). Le fait que l’agent d’ERAR a omis d’évaluer, voire de mentionner des renseignements plus récents quant à la situation du pays, y compris les principes directeurs du HCR de 2012 ou le Country of Origin Information on Sri Lanka de 2014, est déraisonnable et exige que cette décision soit annulée. Comme il est énoncé dans l’arrêt Navaratnam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 244, au paragraphe 16, « [l]’agent d’ERAR représente la dernière ligne de l’examen des risques, sous réserve de la décision d’une portée limitée de l’agent chargé du renvoi. Rien ne sert d’effectuer un ERAR s’il est fondé sur des informations que l’on sait inexactes », et j’ajouterais, désuets.

[9]               En plus de l’annulation de la décision de l’agent d’ERAR en raison de son omission de prendre en considération des éléments de preuve plus récents quant à la situation du pays, je suis également d’avis que la décision doit être annulée pour un autre motif. En juin 2014, le juge Martineau a accueilli une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 16 septembre 2013 par le même agent d’ERAR (Thavachchelvam c. Canada (Citoyenneté et immigration), 2014 CF 601). Dans cette affaire, très semblable à la présente, l’agent d’ERAR s’est également fondé sur des déclarations de fonctionnaires de l’UKBA et le rapport de l’UKBA de décembre 2012 pour discréditer et écarter les rapports de FFT et de HRW, et les RDI du Canada, y compris la RDI LKA104245.E. Le juge Martineau a conclu que le rejet en bloc de tous renseignements fournis par HRW, FFT et les RDI créait un problème sur le fond parce que leurs sources étaient anonymes. Le juge Martineau a souligné que HRW et FFT sont organisations internationales reconnues et très crédibles et que la protection de leurs sources de renseignements est essentielle à leur mandat qui consiste à faire connaître les violations des droits de la personne. Il a aussi offert un avis différent de celui de l’agent d’ERAR quant à l’importance des « “des signes que le gouvernement du Sri Lanka est centré sur la reconstruction”, notamment, la levée de l’état d’urgence ». Le juge Martineau a précisé que la torture continue au Sri Lanka et que la réinstallation sous les auspices du HCR n’inclut pas les demandeurs d’asile déboutés. Le juge Martineau a également réitéré que la non-prise en considération d’éléments de preuve substantielle par un tribunal administratif constitue une erreur donnant lieu à révision. En fin de compte, il a conclu que la décision était déraisonnable, car l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve contradictoires.

[10]           Pour ces motifs, la demande est accueillie. La décision contestée, rendue le 8 juin 2015, est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen et nouvelle décision à un autre agent d’ERAR.

[11]           Les avocats ont convenu qu’il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR DÉCLARE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision contestée, rendue le 8 juin 2015, est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen et nouvelle décision à un autre agent d’examen des risques avant renvoi. Aucune question n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3550-15

INTITULÉ DE LA CAUSE :

DAJEEVAN NADARASA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 février 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge Roussel

DATE :

Le 18 FÉVRIER 2016

COMPARUTIONS :

Me Viken Artinian

POUR LE DEMANDEUR

Me Michel Pépin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associés

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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