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Date : 20180130

Dossier : T-8-18

Référence : 2018 CF 102

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 30 janvier 2018

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

RIGHT TO LIFE ASSOCIATION OF TORONTO AND AREA, BLAISE ALLEYNE ET MATTHEW BATTISTA

demandeurs

et

CANADA (MINISTRE DE L’EMPLOI, DU DÉVELOPPEMENT DE LA MAIN D’ŒUVRE ET DU TRAVAIL)

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  Les demandeurs, la Right to Life Association of Toronto and Area [la RTLT], M. Blaise Alleyne, son président, et M. Matthew Battista, un étudiant dont on dit qu’il a l’intention de postuler à un emploi d’été à la RTLT, demandent une injonction interlocutoire afin de suspendre la décision de la ministre de l’Emploi, du Développement de la main-d’œuvre et du Travail [la ministre] d’ajouter une nouvelle attestation obligatoire à la demande à présenter pour le programme Emplois d’été Canada 2018 [le programme 2018].

[2]  Les demandeurs demandent à la Cour de suspendre l’application de la décision de la ministre en attendant la décision finale sur la demande sous-jacente de contrôle judiciaire [la demande sous-jacente] qu’ils ont présentée le 4 janvier 2018. Dans leur demande sous-jacente, les demandeurs contestent la décision de la ministre d’ajouter une nouvelle attestation obligatoire à la demande de financement pour le programme 2018 et sollicitent de multiples réparations, dont l’une porte sur la nature d’un certiorari, pour infirmer la décision de la ministre, et l’autre porte sur la nature d’un mandamus, pour obliger la ministre à octroyer les fonds qui seraient versés, n’eût été l’exigence de la nouvelle attestation.

[3]  Les demandeurs ont inclus dans leur dossier le Guide du demandeur du programme 2018, lequel illustre que, dans le cadre du processus de demande pour le programme 2018, le représentant de l’organisme doit cocher une case « J’atteste » pour confirmer l’attestation de l’ensemble des quatre énoncés suivants :

  • J’ai lu et compris les Modalités de l’entente d’Emplois d’été Canada et je me suis référé au Guide du demandeur au besoin;
  • L’emploi ne serait pas créé sans l’aide financière fournie en vertu d’une entente de contribution éventuelle;
  • L’emploi et le mandat principal de mon organisme sont conformes aux droits de la personne au Canada, y compris les valeurs sous-jacentes à la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que d’autres droits. Ceux-ci incluent les droits en matière de procréation et de ne pas faire l’objet de discrimination fondée sur le sexe, la religion, la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, les déficiences mentales ou physiques ou l’orientation sexuelle, ou l’identité ou l’expression de genre; (soulignement ajouté)
  • Je dispose des pouvoirs, autorisations, et approbations requis pour soumettre la demande en mon nom et au nom de l’organisme.

[4]  Le troisième énoncé est celui visé par la nouvelle attestation obligatoire qui est au centre de la présente instance, et la Cour y référera dans les présentes en tant qu’attestation obligatoire.

[5]  Le 20 décembre 2018, la RTLT a présenté une demande de financement aux fins du programme 2018. Elle n’a pas présenté sa demande par voie électronique, puisque la demande ne s’affiche à l’écran que si la case « J’atteste » est cochée. La RTLT a donc présenté une demande par voie postale, sans cocher la case « J’atteste » et, puisqu’elle avait des préoccupations à l’égard de l’attestation obligatoire, elle a joint à sa demande une lettre déclarant ce qui suit :

[TRADUCTION

Notre conscience ne nous permet pas d’exprimer les mots que la ministre demande d’énoncer dans le Guide du demandeur. Nous sommes toutefois disposés à attester que « nous respectons tous les textes législatifs du Canada, y compris ceux inscrits dans la Charte et les lois sur les droits de la personne. » Nous estimons que la loi ne confère pas à la ministre le pouvoir de nous obliger à faire une déclaration contraire à nos droits de conscience garantis par la Charte. La ministre ne peut pas non plus contraindre la parole à titre de condition à la réception d’avantages financiers du gouvernement du Canada. Nous refusons respectueusement de faire une déclaration contraire à nos convictions personnelles fondamentales sur la valeur de la vie et le droit à la vie en vertu de l’article 7 de la Charte. Veuillez confirmer que vous accepterez notre demande dans laquelle la déclaration mentionnée ci-dessus se substitue à la déclaration énoncée dans le processus de demande en ligne et dans le Guide du demandeur.

[6]  Le 3 janvier 2018, la RTLT a reçu l’accusé de réception de Service Canada, mais n’a pas reçu de réponse ou de commentaires se rapportant à sa lettre d’opposition et à sa déclaration qui se substitue à l’attestation obligatoire.

[7]  Le Guide du demandeur indique expressément que l’attestation est obligatoire, c.-à-d. que le demandeur doit cocher la case « J’atteste », pour que sa demande soit examinée et soit considérée comme admissible pour l’évaluation.

[8]  Puisque la date limite pour présenter la demande est le 2 février 2018, les demandeurs sollicitent l’intervention urgente de la Cour, auprès de laquelle ils sollicitent la suspension de l’attestation obligatoire pour le programme 2018. Il ne revient pas ici à la Cour de décider du fondement de la demande sous-jacente, mais bien d’examiner la question de savoir si le critère permettant la délivrance d’une mesure d’injonction interlocutoire pour suspendre l’attestation obligatoire a été rempli.

[9]  De ce fait, afin que leur requête en injonction interlocutoire soit accueillie, les demandeurs doivent démontrer qu’ils répondent à chacun des volets du critère conjonctif en trois volets défini par la Cour suprême du Canada [la CSC] dans RJR-Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR-Macdonald]. D’après cette analyse, les demandeurs doivent démontrer que : 1) une question sérieuse a été soulevée dans la demande sous-jacente; 2) ils subiront un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé; et 3) la prépondérance des inconvénients, laquelle permet d’établir le préjudice subi par le demandeur et le défendeur, ainsi que l’intérêt public, est en leur faveur.

[10]  Les demandeurs prétendent répondre à chaque volet du critère. Sur l’élément de la question sérieuse, les demandeurs fixent une norme peu élevée, et prétendent que les questions soulevées dans la demande sous-jacente atteignent ce seuil puisqu’elles ne sont ni futiles ni vexatoires. Ils soutiennent que l’attestation obligatoire constitue une déclaration contrainte par le gouvernement, puisqu’elle oblige le demandeur à attester de certaines convictions et à se rallier à l’opinion de l’État sur certaines questions sociales en tant que condition à l’octroi de fonds publics. Les demandeurs affirment que l’imposition de l’attestation obligatoire enfreint ainsi leur liberté de conscience protégée par le paragraphe 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 [la Charte], leur liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression protégée par les paragraphes 2b) de la Charte, et leurs droits à l’égalité protégés par l’article 15 de la Charte. En ce qui concerne l’élément du préjudice irréparable, les demandeurs prétendent d’abord que les détails de la présente affaire justifient un fardeau de la preuve moins élevé du fait que leurs allégations visent une violation possible de la Charte. Ils soutiennent que le préjudice irréparable découle de l’allégation d’une violation de la Charte et réside dans la perte de financement, la diminution des activités de l’organisme, la perte d’une possibilité d’emploi pour M. Battista, et l’incidence sur toutes les personnes visées par l’attestation obligatoire. Enfin, sur le dernier élément, les demandeurs soutiennent que la prépondérance des inconvénients joue en leur faveur puisque la ministre ne subirait aucun préjudice si le sursis était accordé, alors que les demandeurs subiraient une grave violation de leurs droits conférés par la Charte s’il ne l’était pas. La prise en compte de l’intérêt public milite selon eux en leur faveur, d’autant plus qu’un sursis n’aurait aucune incidence sur le statu quo, en ramenant la situation du Programme d’emplois d’été à ce qui prévalait en 2016 et en 2017.

[11]  La ministre répond que les demandeurs ne répondent à aucun des trois volets du critère défini dans RJR-Macdonald. En ce qui concerne l’élément de la question sérieuse, la ministre prétend qu’aucune des questions soulevées par les demandeurs n’atteint même le seuil le moins élevé qui est celui de n’être ni futile ni vexatoire. En ce qui concerne le préjudice irréparable, la ministre n’est pas d’accord avec les demandeurs sur le fardeau de la preuve qui leur est imposé, soutenant qu’il n’est pas moins élevé dans la présente affaire, et que le préjudice irréparable ne découle pas uniquement d’une allégation de violation des droits prévus par la Charte. Sur la question des autres impacts revendiqués par les demandeurs en tant que préjudice irréparable, la ministre souligne que les demandeurs n’ont présenté aucune preuve à l’appui de leurs allégations de préjudice financier irréparable, et ne se sont pas acquittés du fardeau de la preuve qui leur revenait. Enfin, la ministre soutient que la prépondérance des inconvénients joue en leur faveur. Elle a pour mandat de promouvoir et de créer des possibilités d’emploi, ce qui est reconnu comme une préoccupation d’intérêt public. Puisque le programme 2018 est déployé en vertu de cette responsabilité, le restreindre entraînerait un préjudice irréparable à l’intérêt public, ce qui pèse en sa faveur. Le programme 2018, assorti de l’attestation obligatoire, est dans l’intérêt public, ce qui l’emporte sur le préjudice financier éventuel des demandeurs. Enfin, la ministre affirme que le statu quo est la situation actuelle, et que son maintien milite en faveur de la décision de ne pas surseoir à l’attestation obligatoire.

[12]  Pour les motifs exposés ci-après, je rejetterai la requête des demandeurs, puisque je ne suis pas convaincue qu’ils ont répondu aux trois volets du critère cumulatif énoncé par la CSC dans RJR-Macdonald.

[13]  Premièrement, sur la question sérieuse, je ne suis pas d’accord avec les parties sur le seuil applicable; cependant, vu ma conclusion sur les deux autres volets du critère, je présumerai sans décider qu’il existe une question sérieuse. Ensuite, sur le préjudice irréparable, je conclus que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de la preuve, puisque le préjudice irréparable ne découle pas uniquement d’une allégation de violation d’un droit protégé par la Charte, et que les demandeurs n’ont présenté aucune preuve claire et convaincante de préjudice irréparable. Enfin, tel qu’il le sera explicité en détail dans mes motifs de décision et en l’absence de preuve de préjudice irréparable aux demandeurs, je conclus que la prépondérance des inconvénients joue en faveur de la ministre puisque le fait d’accorder un sursis causerait un préjudice irréparable à l’intérêt public. Enfin, la prudence pèse aussi en faveur du maintien du statu quo et du programme 2018 dans son état actuel.

II.  Faits

A.  Programme 2018

[14]  Comme le décrit le Guide du demandeur présenté au dossier des demandeurs, le programme 2018 octroie des subventions salariales à certains employeurs pour créer des emplois destinés aux étudiants des niveaux secondaire et postsecondaire âgés de 15 à 30 ans.

[15]  Plus généralement, les objectifs du programme 2018 sont ainsi définis dans le Guide du demandeur : (1) offrir des expériences de travail aux étudiants; (2) aider les organismes, y compris ceux qui offrent d’importants services communautaires; et (3) reconnaître que les réalités, les besoins et les priorités varient grandement d’une communauté à l’autre. Pour réaliser ces objectifs, le gouvernement du Canada cherche à faire en sorte que les possibilités d’emploi pour les jeunes financées par le programme 2018 se déroulent dans un environnement qui respecte les droits de tous les Canadiens et Canadiennes.

[16]  Le programme 2018 a été établi en vertu du pouvoir conféré à la ministre, tel que le prévoit l’article 7 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, L.C. 2005, ch. 34 [la Loi] :

Programmes

7 Le ministre peut, dans le cadre des attributions que lui confère la présente loi, concevoir et réaliser des programmes destinés à appuyer les projets ou autres activités qui contribuent au développement des ressources humaines au Canada et au développement des compétences des Canadiens ou au développement social du Canada et accorder des subventions et des contributions pour les appuyer.

Programs

7 The Minister may, in exercising the powers and performing the duties and functions assigned by this Act, establish and implement programs designed to support projects or other activities that contribute to the development of the human resources of Canada and the skills of Canadians, or that contribute to the social development of Canada, and the Minister may make grants and contributions in support of the programs.

[17]  La loi confère un vaste pouvoir discrétionnaire à la ministre puisque l’article 7 ne prévoit aucune indication sur la façon dont les programmes devraient être interprétés.

[18]  Le programme 2018 permet de financer de multiples employeurs admissibles (organismes sans but lucratif, employeurs du secteur public et petites entreprises qui ont un maximum de 50 employés à temps plein) pour leur permettre de créer des possibilités d’emploi d’été pour les étudiants à temps plein âgés de 15 à 30 ans, qui entendent poursuivre leurs études pendant la prochaine année scolaire. Le programme 2018 fournit aussi des détails sur les frais admissibles, les activités, ainsi que la durée et les heures de travail.

[19]  Conformément au Guide du demandeur, les demandes de financement sont évaluées d’après les critères d’admissibilité précités, et sept critères d’évaluation, lesquels représentent aussi des priorités nationales.

[20]  D’après le contenu de la page 3 du Guide du demandeur, au moyen des cinq priorités nationales, le programme 2018 appuie les entités suivantes :

  1. Les employeurs qui ont l’intention d’embaucher des jeunes appartenant à des groupes sous-représentés, y compris les jeunes nouveaux immigrants/réfugiés, les jeunes autochtones, les jeunes handicapés et les minorités visibles;
  2. Les petites entreprises, en reconnaissance de leur contribution à la création d’emplois;
  3. Les organismes qui offrent des possibilités aux communautés de langue officielle en situation minoritaire;
  4. Les organismes qui offrent des services et/ou soutiennent la communauté LGBTQ2;
  5. Les organismes qui offrent des opportunités dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STIM) et en technologies de l’information et des communications (TIC), particulièrement aux femmes.

[21]  De manière encore plus pertinente pour les présentes procédures, le Guide du demandeur souligne le fait que les demandeurs doivent cocher la case « J’atteste », et ainsi faire les quatre (4) déclarations, y compris la nouvelle attestation obligatoire selon laquelle « L’emploi et le mandat principal de mon organisme sont conformes aux droits de la personne au Canada, y compris les valeurs sous-jacentes à la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que d’autres droits. Ceux-ci incluent les droits en matière de procréation et de ne pas faire l’objet de discrimination fondée sur le sexe, la religion, la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, les déficiences mentales ou physiques ou l’orientation sexuelle, ou l’identité ou l’expression de genre ». À titre de directive, le Guide du demandeur indique que le gouvernement « reconnaît que les droits des femmes font partie des droits de la personne, ce qui comprend les droits sexuels et reproductifs, ainsi que l’accès à des avortements sûrs et légaux ».

[22]  Le Guide du demandeur indique aussi, à la page 4, que l’objectif du changement (c.-à-d. la nouvelle attestation obligatoire) est de « veiller à ce que le financement du gouvernement du Canada ne soit pas versé à des organismes dont le mandat ou les projets pourraient ne pas être conformes aux droits de la personne, y compris aux valeurs sous-jacentes à la Charte des droits et libertés et à la jurisprudence qui en découle. Cet objectif permettra de s’assurer que les jeunes, ce qui comprend ceux âgés d’à peine 15 ans, ne sont pas exposés à des organismes dont les emplois vont à l’encontre des valeurs contenues dans la Charte des droits et libertés et la jurisprudence qui en découle ».

B.  Faits en cause

[23]  M. Alleyne a présenté un affidavit et témoigné en disant que la RTLT est un organisme de bienfaisance en vertu de la Loi sur les personnes morales, L.R.O. 1990, ch. C 38, et qu’elle mène ses activités à Toronto et dans sa grande région métropolitaine. D’après l’affidavit de M. Alleyne, la RTLT est un organisme bénévole et non confessionnel qui défend les droits de la personne et se consacre, par des activités éducatives, à [Traduction] « protéger la nature sacrée et inviolable de la vie humaine, de la conception à la mort naturelle ».

[24]  M. Alleyne confirme aussi qu’en 2016, la RTLT a sollicité un financement aux fins des emplois d’été des étudiants au montant de 28 800 $, et avait reçu l’approbation pour un montant de 10 800 $. En 2017, la RTLT avait demandé un financement de 29 184 $, mais sa demande avait été refusée, et elle avait été informée qu’il n’y avait plus de fonds disponibles dans sa circonscription. Toutefois, puisqu’il avait été révélé que le motif du refus du financement à la RTLT et à d’autres organismes était lié à la position de ces organismes sur l’avortement (pièce A dans l’affidavit de M. Alleyne), la RTLT et d’autres organismes ont contesté le refus de financement en 2017 devant la Cour. En novembre 2017, cette contestation a été réglée hors cour entre la ministre et les organismes. Ces derniers ont reçu le financement, et la ministre a reconnu que leur demande de financement de 2017 avait été refusée pour des motifs qui n’étaient ni définis dans le Guide du demandeur ni inclus dans la liste du député sur les priorités locales pour 2017 (pièce B de l’affidavit de M. Alleyne).

[25]  En décembre 2017, le programme 2018 a été publié et l’attestation obligatoire a été introduite.

[26]  Le 20 décembre 2017, la RTLT a présenté une demande de financement en vertu du programme 2018 par voie postale. Son représentant n’a pas coché la case « J’atteste » et ainsi n’a attesté aucune des quatre déclarations définies dans la demande. En pièce jointe à sa demande, la RTLT a présenté une lettre s’opposant à l’attestation obligatoire de la ministre et lui demandant de traiter sa demande en prenant en considération l’attestation qui se substitue à l’attestation obligatoire, déjà reproduite au paragraphe 5 de la présente décision.

III.  Injonction interlocutoire

A.  Critère applicable

[27]  Les parties conviennent que le critère à appliquer pour décider si un sursis ou une injonction peut être accordé est celui énoncé par la CSC en 1994 dans RJR-Macdonald. Il s’agit d’un critère cumulatif en trois volets où chaque élément doit être satisfait.

[28]  Le demandeur sollicitant le sursis doit ainsi établir qu’il existe une question sérieuse à trancher, qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé, et que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur.

[29]  Les Cours ont confirmé que l’injonction est une réparation exceptionnelle (Teva Canada Limited c Sanofi-Aventis Canada Inc., 2011 CAF 149, au paragraphe 12; Aventis Pharma S.A. c Novopharm Ltd, 2005 CAF 390, au paragraphe 4). Dans Mylan Pharmaceuticals ULC c AstraZeneca Inc, 2011 CAF 312, la Cour d’appel fédérale a confirmé la nature exceptionnelle de la mesure d’injonction et a déclaré que, « [c]omme l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc., il s’agit d’un redressement inhabituel et il faut, pour l’obtenir, satisfaire à un critère rigoureux » (au paragraphe 5). Dans Janssen c AbbVie Corporation, 2014 CAF 112, la Cour d’appel fédérale a confirmé que le critère « vise à reconnaître que la suspension de ce qui est juridiquement contraignant et exécutoire — qu’il s’agisse d’une décision judiciaire, d’une mesure légale ou d’un droit conféré par la loi à un organisme subalterne d’exercer sa compétence — est une mesure des plus importantes » (au paragraphe 20). Le fardeau imposé aux demandeurs est contraignant.

B.  Question sérieuse

(1)  Position des demandeurs

[30]  Les observations des demandeurs sur le volet de la question sérieuse de l’analyse tripartite définie dans RJR-Macdonald se limitent à deux paragraphes de leur mémoire.

[31]  Ils soutiennent d’abord que le seuil pour décider s’il existe ou non une question constitutionnelle sérieuse à juger est faible, et que la première partie du critère est remplie si la question n’est ni futile ni vexatoire. À cet égard, et en réponse à une question de la Cour, les demandeurs présentent le programme 2018 comme un programme pérenne et non annuel, et affirment que la réparation sollicitée dans l’injonction interlocutoire est donc distincte de la réparation sollicitée dans la demande sous-jacente, puisque la première se limite à l’année 2018 tandis que la seconde se répercute sur tous les programmes d’emplois d’été subséquents. D’après leur conclusion, la situation ne donne donc pas lieu à un critère plus strict sur le volet de la question sérieuse, et il n’est donc pas nécessaire pour eux d’établir la probabilité que soit accueillie leur demande sous-jacente.

[32]  Les demandeurs affirment ensuite que l’application de la décision de la ministre, si elle était déclarée inconstitutionnelle, se répercute sur les alinéas 2a), 2b), et 15 de la Charte. Ils soutiennent que la question d’un État forçant ses citoyens à se rallier à ses opinions sur des questions sociales à titre de condition d’octroi de financement public est une question sérieuse. Les demandeurs prétendent que l’attestation obligatoire constitue une déclaration contrainte par l’État, puisque ce dernier force les citoyens à accepter une plateforme politique donnée et à exprimer des convictions définies au risque de recevoir une sanction, celle de se voir refuser l’admissibilité à recevoir des fonds ou de se voir refuser des fonds au motif de leurs convictions.

[33]  Ils affirment que l’obligation d’attester pour être autorisés à demander et à être reconnus comme admissibles à recevoir du financement enfreint leur liberté de conscience, et leur liberté de pensée, de croyance, d’expression et opinion protégées par les alinéas 2a) et 2b) de la Charte, en plus de violer leur droit à l’égalité garanti par l’article 15, et ne peut être justifiée au titre de l’article premier de la Charte.

[34]  Les demandeurs renvoient principalement à Banque nationale du Canada c Union internationale des employés de commerce et autre [1984] 1 RCS 269, à la page 296, où la CSC affirmait que « [c]es libertés garantissent à chacune le droit d’exprimer les opinions qu’il peut avoir : à plus forte raison interdisent-elles que l’on contraigne quiconque à professer des opinions peut-être différentes des siennes ».

[35]  Les demandeurs affirment qu’il n’est pas illégal de militer contre l’avortement, que toute personne au Canada jouit du droit d’être d’accord ou de ne pas être d’accord avec l’avortement, ainsi que d’avoir des points de vue différents sur toute autre question sociale, et que le fait de punir les citoyens pour leurs opinions ou convictions contraires viole le droit à l’égalité protégé par l’article 15 de la Charte.

(2)  Position de la ministre

[36]  La ministre confirme, aux paragraphes 53 à 55 de son mémoire, mais dans un autre argument, que, dans ce dossier, la mesure d’injonction octroierait dans les faits aux demandeurs la réparation ultime sollicitée dans leur demande sous-jacente, puisque le programme 2018 n’est pas pérenne, mais annuel, et qu’il peut changer d’une année à l’autre, et même être éliminé. Toutefois, en audience, la ministre a admis que le seuil pour qualifier la question sérieuse demeure néanmoins peu élevé, c.-à-d. celui que la question ne soit « ni futile ni vexatoire ». Même avec ce seuil peu élevé, la ministre soutient qu’aucune question sérieuse n’est soulevée par les trois (3) allégations d’une possible violation de la Charte et l’observation selon laquelle la décision de la ministre d’ajouter l’attestation obligatoire est déraisonnable.

[37]  Tout d’abord, la ministre soutient qu’il n’y a aucune question sérieuse concernant l’alinéa 2b) de la Charte (liberté d’expression) puisque le programme 2018 est volontaire et qu’aucun organisme n’est ni obligé de présenter une demande à ce sujet ni n’a un droit à recevoir un financement. La ministre affirme que les demandeurs tentent de faire valoir une revendication d’un droit positif issu de l’alinéa 2b), en cherchant à faire reconnaître un droit positif au financement et un accès obligatoire aux fonds publics, alors que la revendication au titre de l’alinéa 2b) a été interprétée comme un droit essentiellement négatif. La ministre soutient que les critères autorisant une revendication positive en vertu de l’alinéa 2b) de la Charte ne sont pas remplis puisque les demandeurs ne fondent pas leur revendication sur une liberté fondamentale d’expression. En effet, les demandeurs demandent plutôt un programme de financement précis prévu par la loi. Or, d’en être exclu n’entrave pas de manière substantielle leur liberté d’expression (Baier c Alberta, 2007 CSC 31).

[38]  La ministre renvoie à la jurisprudence dans laquelle la Cour d’appel fédérale a conclu que la liberté d’expression protégée par l’alinéa 2b) de la Charte ne garantit pas le financement public pour la propagation des opinions de quelqu’un, peu importe avec quelle sincérité elles sont exprimées (Canadian Arab Federation c Canada, 2013 CF 1283 au paragraphe 93; confirmée dans 2015 CAF 168; Human Life International In Canada Inc c Ministre du Revenu national, [1998] 3 CF 202 (CAF), au paragraphe 18; Alliance for Life c Ministre du Revenu national [1999] 3 CF 504 (CAF), au paragraphe 73).

[39]  Ensuite, la ministre affirme qu’il n’y a aucune question sérieuse en ce qui concerne l’alinéa 2a) de la Charte (liberté de conscience), puisque le gouvernement n’est pas obligé par la Charte de financer les groupes tels que la RTLT afin de leur permettre de défendre leurs opinions. En outre, l’attestation obligatoire n’entrave aucune des convictions des demandeurs puisqu’elle est liée au travail et au mandat principal de la RTLT.

[40]  Troisièmement, la ministre soutient qu’il n’y a aucune question sérieuse en ce qui concerne le paragraphe 15(1) de la Charte, puisque les droits à l’égalité énoncés à l’article 15 sont reconnus aux personnes physiques et non aux personnes morales, et que les demandeurs n’ont pas établi de manière explicite, comme ils étaient obligés de le faire, que l’attestation obligatoire les a traités différemment ou a un effet disproportionné à leur égard du fait de leur appartenance à un groupe reconnue comme une discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue, ni que ce traitement est discriminatoire (Première Nation de Kahkewistahaw c Taypotat, 2015 CSC 30, aux paragraphes 19 à 21).

[41]  Enfin, la ministre prétend qu’il n’y a aucune question sérieuse en ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision de la ministre d’imposer l’attestation obligatoire, puisque la conception d’un programme de financement relève du pouvoir discrétionnaire et, dans une large mesure, est prémunie contre l’intervention des tribunaux.

(3)  La Cour présume de l’existence d’une question sérieuse

[42]  L’élément de la question sérieuse impose le plus souvent un seuil peu élevé, qui exige uniquement un examen préalable du fondement afin de veiller à ce que la demande sous-jacente ne soit ni futile ni vexatoire (RJR-Macdonald, au paragraphe 55). Toutefois, certaines circonstances justifient un critère plus strict de la « probabilité de succès » établi par la CSC dans RJR‑Macdonald, au paragraphe 51. Ainsi, lorsqu’une décision favorable sur une requête interlocutoire a pour effet d’accorder la réparation sollicitée dans la demande sous-jacente de contrôle judiciaire, une norme plus stricte s’appliquera pour établir l’existence d’une question sérieuse. Dans de telles circonstances, le demandeur doit démontrer que la demande sous-jacente de contrôle judiciaire sera probablement accueillie.

[43]  Les deux parties soutiennent que le seuil peu élevé s’applique dans la présente instance. Toutefois, fait paradoxal, au paragraphe 53 de son mémoire, lequel porte sur le critère de la prépondérance des inconvénients, la ministre déclare que le fait d’accorder la réparation de l’injonction interlocutoire aurait en réalité l’effet d’accorder la réparation sollicitée par les demandeurs dans la demande sous-jacente.

[44]  Interrogés par la Cour sur la question du seuil applicable, les demandeurs ont répondu que la réparation sollicitée dans l’injonction interlocutoire n’accordera pas la réparation dans la demande sous-jacente, puisque le programme est pérenne, et que l’injonction n’accorderait la réparation que pour l’année 2018, tandis que la demande sous-jacente ne serait pas limitée à cette année.

[45]  Par contre, l’avocat de la ministre a confirmé à la Cour que le programme 2018 est un programme annuel, conçu et publié chaque année à titre discrétionnaire par la ministre, qu’il n’est pas pérenne et qu’il pourrait même être éliminé.

[46]  La Cour n’est pas convaincue du fait que le faible seuil proposé par les parties est adapté aux circonstances de l’affaire. Toutefois, vu la conclusion sur les deux autres parties du critère cumulatif en trois volets, il n’est pas nécessaire que la Cour règle la situation et elle présumera, sans décider, qu’il existe une question sérieuse à juger.

C.  Préjudice irréparable

(1)  Position des demandeurs

[47]  À l’appui de leur requête, les demandeurs n’ont déposé dans leur dossier de preuve que l’affidavit de M. Alleyne et les six (6) pièces qu’il a présentées : (A) la photocopie d’un article rédigé par Mme Amenda Connoly, publié le 13 avril 2017, et portant le titre [Traduction] « Le gouvernement cherche à suspendre le financement des emplois d’été pour les groupes antiavortement »; (B) la photocopie d’une lettre de deux pages datée du 23 novembre 2017 du ministère de la Justice du Canada à 3 organismes, y compris la RTLT, confirmant leur entente, le versement du financement pour l’année 2017, et les montants à recevoir; (C) les 28 pages du Guide du demandeur pour le programme d’Emplois d’été Canada 2018; (D) une photocopie de la demande de financement présentée par la RTLT en vertu du programme 2018, datée du 20 décembre 2017; (E) une photocopie d’un récépissé de Postes Canada confirmant la livraison d’un article à Brampton (Ontario), le 22 décembre 2017; et (F) l’impression d’un courriel en date du 3 janvier 2018, de hrsdc-rhdcc à la RTLT, accusant réception de la demande de financement en vertu du programme Emplois d’été Canada.

[48]  Les demandeurs affirment qu’ils subiront un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé. Sur le seuil qu’ils doivent atteindre pour démontrer le préjudice irréparable, les demandeurs soutiennent que, devant une violation alléguée d’un droit constitutionnel, le seuil à atteindre est peu élevé, et les demandeurs doivent uniquement démontrer qu’il existe une possibilité ou une probabilité raisonnable de préjudice irréparable.

[49]  Les demandeurs prétendent aussi que le préjudice découlant de la violation d’un droit constitutionnel qu’ils subiront, selon eux, si la mesure n’est pas accordée, constitue un préjudice irréparable. Ils font valoir que, lorsqu’est possible une violation de droits garantis par la Charte, le préjudice irréparable existe puisqu’il est présumé que ces violations ne peuvent être réparées par les dommages-intérêts (RJR-Macdonald, aux paragraphes 60 et 61; Tlicho Government c Canada (Procureur général), 2015 NWTSC 9, aux paragraphes 66 à 68; Siksika Health Services c Health Sciences Association of Alberta, 2017 CanLII 61259 (AB LRB), au paragraphe 21).

[50]  Les demandeurs réitèrent le droit protégé à la liberté et le fait que donner à un organisme le choix de violer sa conscience, en acceptant de se conformer à une attestation obligatoire au risque de se voir refuser un service du gouvernement, équivaut à une forme de coercition de l’État qui ne peut être réparée par des dommages-intérêts (National Council of Canadian Muslims (NCCM) c Attorney General of Quebec, 2017 QCCS 5459 [NCCM]).

[51]  En outre, les demandeurs soutiennent que le préjudice irréparable se manifeste sous plusieurs autres formes, incluant celle de la perte de financement, l’entrave aux activités de l’organisme, la perte d’une possibilité pour M. Battista, et l’incidence négative sur tous ceux qui sont touchés par l’attestation obligatoire.

(2)  Position de la ministre

[52]  La ministre répond que les demandeurs n’ont pas démontré de préjudice irréparable.

[53]  La ministre s’oppose au seuil peu élevé défini par les demandeurs. Évoquant la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et de la Cour fédérale, la ministre affirme au contraire que les demandeurs doivent démontrer qu’un préjudice irréparable surviendra; une allégation de préjudice ne doit pas être conjecturale ni hypothétique, et les demandeurs doivent présenter des éléments de preuve d’un niveau convaincant de spécificité pour démontrer la probabilité réelle qu’un préjudice irréparable surviendra inévitablement si l’injonction ou le sursis n’est pas accordé.

[54]  Par ailleurs, la ministre soutient que la norme peu élevée définie par les demandeurs n’est pas autorisée lorsqu’une partie allègue la violation d’un droit constitutionnel. Le préjudice irréparable doit plutôt être démontré de manière indépendante des arguments concernant le caractère constitutionnel de la mesure qui est en cause, et ne saurait simplement être induit d’une violation possible de la Charte qui demeure à démontrer.

[55]  La ministre soutient que les demandeurs n’ont pas présenté de preuve claire et convaincante qu’un préjudice irréparable sera subi par (1) l’organisme RTLT, puisqu’aucune preuve, information, documentation financière ou aucune autre preuve démontrant le préjudice financier n’a été présentée; par (2) son président, le demandeur M. Alleyne, puisque ses convictions personnelles ne sont pas mises en jeu par la signature de l’attestation au nom de l’organisme; ou par (3) M. Battista, puisqu’il n’a fait aucune déclaration sous serment sur l’incidence de l’attestation obligatoire.

[56]  Enfin, la ministre confirme sa volonté d’accélérer l’audience sur le bien-fondé de la demande sous-jacente des demandeurs afin de s’assurer qu’elle sera entendue avant la date finale du début des emplois d’été, prévue le 22 juillet 2018.

(3)  Aucun préjudice irréparable n’a été démontré

[57]  Le deuxième volet du critère consiste à établir si les demandeurs ont présenté des éléments de preuve clairs et convaincants qui démontrent, sur la prépondérance des probabilités, qu’ils subiront un préjudice irréparable d’ici au moment où la demande sous-jacente fera l’objet d’une décision.

[58]  Au paragraphe 63 de RJR-Macdonald, la CSC a ainsi décrit les attributions de la Cour qui examine le préjudice irréparable : « À la présente étape la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire ».

[59]   Aux paragraphes 65 et 66, la CSC a reconnu la difficulté d’évaluer le préjudice irréparable dans le cadre d’une demande interlocutoire sur les droits garantis par la Charte, et a souligné l’une des raisons pour lesquelles la notion de préjudice irréparable est étroitement liée à la réparation par des dommages-intérêts, mais que ces derniers ne constituent pas la principale réparation dans les cas relevant de la Charte (paragraphe 65). De ce fait, la CSC a conclu que : « En conséquence, jusqu’à ce que le droit soit clarifié en cette matière, on peut supposer que le préjudice financier, même quantifiable, qu’un refus de redressement causera au requérant constitue un préjudice irréparable » (RJR-Macdonald, au paragraphe 66, soulignement ajouté).

[60]  La Cour d’appel fédérale a depuis ce jugement établi une jurisprudence qui vient s’opposer aux arguments des défendeurs selon lesquels le seuil du préjudice irréparable est peu élevé pour les cas relevant de la Charte, ou que le préjudice irréparable peut découler d’une allégation d’une violation de la Charte. Dans Canada (Procureur général) c United States Steel Corp, 2010 CAF 200 [US Steel], où l’appelant avait allégué que les lois qui étaient en cause contrevenaient à l’article 11 de la Charte, la Cour avait déclaré que « [s]elon la jurisprudence de notre Cour, la partie qui cherche à obtenir la suspension doit présenter une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures démontrant qu’un préjudice irréparable sera subi si la requête en suspension n’est pas accordée. Il ne suffit pas de démontrer qu’un préjudice irréparable “pourrait se produire ». Le préjudice irréparable invoqué ne peut se fonder sur de simples affirmations » (au paragraphe 7, soulignement ajouté).

[61]  La juge Kane a examiné la jurisprudence dans le cadre d’une affaire liée à l’article 8 de la Charte dans Institut professionnel de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2015 CF 1101 [Institut professionnel de la fonction publique du Canada]. Vu l’urgence de la présente question et par économie de temps, je renvoie à sa conclusion selon laquelle la Cour d’appel fédérale a conclu que « l’existence d’un préjudice irréparable doit être établie indépendamment des arguments sur la constitutionnalité des procédures en cause — elle ne peut être inférée d’une violation possible de la Charte avant même qu’elle soit avérée » (Institut professionnel de la fonction publique du Canada, au paragraphe 154; Groupe Archambault Inc. c Cmrra/Sodrac Inc., 2005 CAF 330, au paragraphe 16; International Longshore and Warehouse Union, Canada c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3).

[62]  Pour établir cette norme, la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’« il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, le préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante » (Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, au paragraphe 31).

[63]  Les demandeurs ont rappelé la jurisprudence des cours supérieures des Territoires du Nord-Ouest et du Québec, ainsi que celle de la Commission des relations de travail en Alberta pour appuyer leurs positions. Toutefois, même si la Cour a présumé que cette jurisprudence appuyait leur argument, la Cour d’appel fédérale a déclaré le contraire, et la Cour doit suivre les enseignements de la Cour d’appel fédérale. Selon la doctrine du précédent obligatoire, une « juridiction inférieure est liée par les conclusions de droit particulières tirées par une juridiction supérieure susceptible d’être saisie, directement ou indirectement de l’appel de ses décisions » (Tuccaro c Canada, 2014 CAF 184, au paragraphe 18). La Cour ne peut déroger au principe du précédent obligatoire que dans des circonstances exceptionnelles, décrites par la CSC dans Carter c Canada (Procureur général), [2015] 1 RCS 331, au paragraphe 44. Les demandeurs n’ont pas abordé la question, et n’ont présenté aucune circonstance qui justifierait que la Cour déroge à la position de la Cour d’appel fédérale.

[64]   De ce fait, la Cour ne peut se rallier aux arguments des demandeurs selon lesquels le seuil du préjudice irréparable est peu élevé du fait que les allégations visent une violation d’un droit garanti par la Charte, ni qu’un préjudice irréparable découle d’une telle allégation.

[65]  Concernant le préjudice irréparable, il ne reste donc à la Cour que les allégations de M. Alleyne sur les autres répercussions causées par le refus de remplir l’attestation, en termes de perte de financement, de diminution des activités de l’organisme, de perte d’une possibilité d’emploi pour M. Battista, et de l’incidence négative sur toutes les personnes visées par l’attestation obligatoire.

[66]  Malheureusement, les demandeurs n’ont présenté aucune preuve pour appuyer ces allégations de préjudice irréparable. Ils n’ont présenté aucune preuve documentaire liée, par exemple, à la constitution, au mandat, à la situation financière, à la dimension, aux sources de financement, aux ressources humaines ou aux perspectives d’embauche de la RTLT. Ils ont aussi omis de démontrer, avec des éléments de preuve clairs et convaincants, que l’organisme subira un préjudice irréparable. La Cour ne garde que les prétentions de M. Alleyne à ce sujet, lesquelles n’atteignent pas le seuil précité concernant le préjudice irréparable.

[67]  Tel que l’affirme la ministre, aucune preuve ne démontre que M. Alleyne subira un préjudice irréparable : il n’est pas obligé de signer en son nom personnel le formulaire de demande, et ne doit donc pas en son propre nom remplir l’attestation obligatoire. Le formulaire de demande doit être signé par un représentant autorisé de l’organisme et renvoie à l’emploi et au mandat principal de l’organisme, et non aux convictions personnelles du signataire.

[68]  Quant au préjudice prétendu par M. Battista, aucune preuve établie sous serment par ce dernier n’a été présentée. La Cour ne peut donc se fonder que sur des prétentions générales et non étayées de préjudice, lesquelles n’atteignent pas le seuil précité pour qualifier le préjudice d’irréparable.

[69]  Enfin, la même conclusion s’applique à l’argument selon lequel d’autres organismes subiraient l’incidence négative de la nouvelle attestation obligatoire, puisqu’aucune preuve n’a été présentée à l’appui de ces allégations.

[70]  En conclusion, les allégations des demandeurs sur le préjudice irréparable demeurent sans fondement, et les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur revenait à cet égard.

D.  Prépondérance des inconvénients

(1)  Position des demandeurs

[71]  Les demandeurs soutiennent que la prépondérance des inconvénients leur est favorable puisque les questions liées aux droits garantis par la Charte sont importantes et sérieuses, alors que le gouvernement ne subirait aucune incidence si l’attestation obligatoire était suspendue. Ils affirment que (1) le gouvernement n’a relevé aucun problème public qui soulèverait le besoin d’imposer l’attestation obligatoire, et que sa décision n’empêche aucun préjudice identifiable; (2) les demandeurs subissent un préjudice grave et irréparable causé par l’exigence de remplir l’attestation à défaut de quoi ils perdront un avantage gouvernemental; (3) les citoyens ont et partagent certaines opinions sur la question de l’avortement, sans toutefois que cela contrevienne à la loi; (4) les citoyens sont libres de maintenir et de partager leurs diverses convictions sans devoir craindre les menaces de l’État; (5) les lois adoptées pour le bien public doivent être [Traduction] « cohérentes et complètes » (NCCM, au paragraphe 58) alors que les agissements de la ministre n’indiquent pas que les processus décisionnels du gouvernement étaient transparents, « cohérents et complets »; (6) l’article 7 de la loi ne confère pas à la ministre le pouvoir de créer un programme qui restreint les droits garantis aux citoyens par la Charte; et (7) l’intérêt public dans les présentes situations ne sont pas favorables à l’application de la loi.

[72]  Par ailleurs, les demandeurs prétendent que le sursis maintiendrait le statu quo, puisque la ministre a octroyé un financement à la RTLT en 2016 et en 2017 sans l’attestation obligatoire remplie.

(2)  Position de la ministre

[73]  La ministre répond que, (1) contrairement aux arguments des demandeurs, l’octroi du sursis perturberait le statu quo en dénaturant les critères d’évaluation des demandes de financement, puisque le programme a été lancé en décembre 2017 et est en cours; (2) la promotion de l’intérêt public doit être présumée et joue en faveur de la ministre; (3) quoi qu’il en soit, le programme 2018, avec l’attestation obligatoire, est dans l’intérêt public; et (4) l’intérêt public qui sous-tend le programme 2018 l’emporte sur le préjudice financier que subiraient éventuellement les demandeurs.

(3)  La prépondérance des inconvénients, l’intérêt public et le statu quo sont favorables à la ministre

[74]  D’après le troisième élément du critère en trois volets, l’évaluation de la prépondérance des inconvénients, la Cour doit déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur la demande sous-jacente (RJR-Macdonald, au paragraphe 67). Point important à la présente instance, la CSC a aussi déclaré que le rôle des autorités publiques de protéger l’intérêt public est un aspect important de l’évaluation de la prépondérance des inconvénients.

[75]  La CSC, encore une fois dans RJR-Macdonald, énonce au paragraphe 73, que « [l]orsqu’un particulier soutient qu’un préjudice est causé à l’intérêt public, ce préjudice doit être prouvé ». Par contre, dans le cas d’une autorité publique, la CSC enseigne que le fardeau d’établir le préjudice irréparable à l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier (RJR-Macdonald, au paragraphe 76), et que l’on « pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et en indiquant que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l’activité contestés. Si l’on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public » (RJR-Macdonald, au paragraphe 76).

[76]  La Cour est convaincue qu’il revient effectivement à la ministre de promouvoir l’intérêt public. Ses pouvoirs et fonctions, énoncés au paragraphe 5(1) de la loi, « s’étendent d’une façon générale à tous les domaines de compétence du Parlement liés aux ressources humaines et au développement des compétences au Canada ou au développement social du Canada et ne ressortissant pas de droit à d’autres ministres, ministères ou organismes fédéraux ». Comme le prévoit le paragraphe 5(2) de la loi, ces attributions sont exercées aux fins suivantes : a) s’agissant des ressources humaines et du développement des compétences, en vue de rehausser le niveau de vie de tous les Canadiens et d’améliorer leur qualité de vie en faisant la promotion du développement d’une main-d’œuvre hautement qualifiée et mobile, ainsi que d’un marché du travail efficient et favorable à l’intégration; et b) s’agissant du développement social, en vue de promouvoir le bien-être des personnes au sein de la société et la sécurité du revenu.

[77]  En vertu de l’article 7 de la loi, la ministre peut concevoir et réaliser des programmes destinés à appuyer des projets ou d’autres activités qui contribuent au développement des ressources humaines au Canada et au développement des compétences des Canadiens ou au développement social du Canada, et accorder des subventions et des contributions pour les appuyer. Ainsi, la loi confère un pouvoir discrétionnaire à la ministre.

[78]  En outre, la loi, destinée à créer des emplois au profit des Canadiens, a été adoptée pour le bien du public (US Steel au paragraphe 23), et il a été conclu que les principes régissant le préjudice à l’intérêt public s’appliquent tant aux politiques qu’aux textes législatifs (Canada c Ishaq, 2015 CAF 90, aux paragraphes 11 à 15). Il émane de ce qui précède qu’une politique destinée à créer des possibilités d’emplois pour les jeunes étudiants canadiens doit être considérée comme relevant de l’intérêt public.

[79]  La Cour est ainsi convaincue qu’un préjudice irréparable à l’intérêt public a été démontré, faisant pencher la prépondérance des inconvénients en faveur de la ministre (surtout dans un contexte où, à l’inverse, les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils subiront un préjudice irréparable au final).

[80]   Sur la question du statu quo, les parties conviennent que le maintien dudit statu quo pèse en faveur de l’octroi du sursis. Toutefois, leurs opinions respectives divergent sur la question de savoir ce que constitue le statu quo dans le présent contexte.

[81]  Les demandeurs prétendent que le statu quo doit être interprété comme la situation qui prévalait en 2016 et en 2017, lorsque n’existait aucune attestation obligatoire et qu’ils recevaient du financement. La ministre prétend que le statu quo est plutôt la situation qui prévaut aujourd’hui, c.-à-d. le maintien du programme 2018 adopté conformément à l’exercice légitime par la ministre de ses pouvoirs, et qu’il est actuellement en cours tel qu’il a été conçu et déployé par la ministre en décembre 2017.

[82]  Puisque le statu quo doit référer à une situation qui existe réellement et actuellement (Black’s Law Dictionary, 10e édition, page 1633), la Cour se rallie au raisonnement de la ministre et est convaincue que, en janvier 2018, le maintien du statu quo signifiait le maintien du programme dans ses modalités actuelles. Revenir à la situation de 2016 et de 2017 qualifierait plutôt le statu quo tel quel.

[83]  Ainsi, la Cour conclut que le fait d’accorder la réparation sollicitée par les demandeurs perturberait l’état actuel des choses, ce qui pèse en faveur du refus d’accorder l’injonction interlocutoire.

[84]  Les demandeurs n’ont pas convaincu la Cour que le préjudice dont ils pourraient être victimes si le sursis n’était pas accordé l’emporte sur le préjudice causé à l’intérêt public si l’attestation obligatoire était suspendue. Vu les circonstances du présent dossier, la prépondérance des inconvénients ne milite donc pas en faveur de l’octroi du sursis demandé par les demandeurs.

IV.  Décision sur l’injonction interlocutoire

[85]  En conclusion, je rejette la requête des demandeurs, puisque je ne suis pas convaincue qu’ils ont rempli le critère cumulatif en trois volets énoncé par la CSC dans RJR-Macdonald.


ORDONNANCE

LA COUR STATUE que :

  1. La requête des demandeurs est rejetée;

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Martine St-Louis »

juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-8-18

INTITULÉ :

RIGHT TO LIFE ASSOCIATION OF TORONTO AND AREA, BLAISE ALLEYNE ET MATTHEW BATTISTA c CANADA (MINISTRE DE L’EMPLOI, DU DÉVELOPPEMENT DE LA MAIN D’ŒUVRE ET DU TRAVAIL)

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 19 janvier 2018

Ordonnance et motifs :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

Le 30 janvier 2018

COMPARUTIONS :

Me Carol Crosson

Me Gerald Chipeur, c.r.

Pour les demandeurs

Me Kerry Boyd

Me Deborah Babiuk-Gibson

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Crosson Constitutional Law

Airdrie (Alberta)

Pour les demandeurs

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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