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Date : 20180131


Dossier : IMM-2652-17

Référence : 2018 CF 106

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2018

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

EZZAT FAWZY HANNA GERGES

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, Ezzat Fawzy Hanna Gerges, est un citoyen égyptien. Il a présenté une demande de résidence permanente au Canada, mais n’a pas respecté les exigences pour obtenir un visa. L’agent d’immigration (agent) a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Gerges avait été complice de crimes contre l’humanité alors qu’il travaillait pour la police nationale égyptienne entre les années 1961 et 1986 et qu’il était donc interdit de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  M. Gerges prétend que la décision de l’agent était injuste et déraisonnable puisque l’agent a : 1) fait fi des éléments de preuve ou a choisi d’examiner les éléments de preuve qu’il jugeait pertinents; 2) omis de tenir compte des observations relatives à un recours abusif allégué découlant du retard dans le traitement de la demande; 3) commis une erreur en n’appliquant pas le critère dans Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 (Ezokola); et 4) entravé son pouvoir discrétionnaire en adoptant sans réserve l’analyse menée par un tiers en examinant et en appliquant le critère dans Ezokola. Dans ses observations écrites, M. Gerges a également fait valoir que l’agent a commis une erreur en appliquant erronément le sous-alinéa 5(1)a)(ii) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24 (Loi sur les crimes de guerre). Ce dernier argument n’a pas été repris dans les arguments verbaux.

[3]  Le défendeur fait valoir que les observations de M. Gerges ont été bien examinées, qu’il n’y avait pas d’erreur dans l’application du critère dans Ezokola et que la décision était raisonnable. Le défendeur soutient également que la question du temps requis pour en arriver à une décision n’avait pas à être examinée dans la décision puisqu’elle n’était pas pertinente à l’examen par l’agent de la question de l’admissibilité.

[4]  La demande est accueillie. À mon avis, le fait que l’agent a omis d’examiner et de répondre aux observations fournies par M. Gerges en réponse à une lettre relative à l’équité procédurale envoyée en avril 2016 rend la décision déraisonnable.

[5]  L’avocate de M. Gerges fait également valoir que je devrais, en acceptant la demande, contraindre le défendeur à conclure que M. Gerges n’est pas interdit de territoire. Tel que je l’expliquerai ci-dessous, j’ai refusé d’accéder à cette demande. Toutefois, j’ai ordonné que le défendeur procède à un nouvel examen de l’affaire dans un délai de cinq mois suivant l’émission de ce jugement.

II.  Résumé des faits

[6]  M. Gerges est un chrétien copte qui a servi dans la police nationale égyptienne pendant 25 ans. Il a été obligé de quitter la police nationale égyptienne en 1986. Il est ensuite devenu professeur de droit et est actuellement à la retraite. Il a été parrainé pour la résidence permanente au Canada par son fils qui est citoyen canadien. La demande a été initiée en 2009.

[7]  Au mois d’avril 2016, M. Gerges a reçu une lettre relative à l’équité procédurale évoquant des préoccupations selon lesquelles son service au sein de la police nationale égyptienne le rendait interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR au motif qu’il aurait commis un acte à l’extérieur du Canada qui constitue une infraction aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes de guerre.

[8]  Au mois de juillet 2016, l’avocate de M. Gerges a présenté des observations en réponse à la lettre relative à l’équité procédurale et y a inclus les éléments suivants : 1) une déclaration solennelle de M. Gerges avec un tableau décrivant les fonctions qu’il a exercées dans les divers postes qu’il a occupés au sein de la police nationale égyptienne; 2) une déclaration solennelle d’un auteur et journaliste qui a [traduction] « suivi tous les aspects de la société égyptienne pendant plus de 30 ans »; 3) une lettre d’un expert et auteur canadien en terrorisme qui a examiné les documents; et 4) la déclaration solennelle d’un membre à la retraite de la police nationale égyptienne qui avait œuvré avec M. Gerges.

[9]  Aucune décision n’a été rendue après la réponse de M. Gerges à la lettre relative à l’équité procédurale. Au mois de mars 2017, une demande en vue d’obtenir un bref de mandamus a été déposée afin de forcer l’agent à prendre une décision. Au mois de juin 2017, l’agent a rendu une décision avant l’audience portant sur le bref de mandamus.

[10]  Dans sa lettre de décision, l’agent a reconnu avoir examiné la réponse de M. Gerges à la lettre relative à l’équité procédurale, mais a rejeté sa preuve et ses observations :

[TRADUCTION]

La plupart de vos réponses à la lettre relative à l’équité procédurale sont des références morales qui ne font qu’affirmer que vous êtes une bonne personne. Toutefois, notre lettre ne portait pas sur votre moralité, mais sur vos années de service en tant que membre de la police égyptienne où il y a eu plusieurs sources documentées sur la brutalité policière durant les interrogatoires en Égypte pendant la période durant laquelle vous y avez travaillé. Vos certificats d’études, votre lettre d’emploi et les photographies personnelles fournies ne sont pas pertinents à ma décision dans cette affaire. De plus, la description que vous avez soumise est écrite par vous et ne constitue pas un élément de preuve documentaire des tâches que vous avez accomplies durant vos 25 années de service au sein des forces policières.

[11]  L’agent s’est alors penché sur la question de savoir si M. Gerges était interdit de territoire en tant que personne décrite à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR sur la base des six facteurs déterminés dans la décision Ezokola. L’évaluation de l’agent, qui a fait l’objet d’une seule modification de forme sans conséquence, a été retranscrite mot à mot à partir d’une analyse préparée par la Division du filtrage pour la sécurité nationale de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) au mois d’avril 2015. Tout indique que l’analyse de l’ASFC est à l’origine de la lettre relative à l’équité procédurale qui a été envoyée à M. Gerges un an plus tard au mois d’avril 2016.

[12]  L’agent fait sienne la conclusion découlant de l’examen de l’ASFC : sur la base des facteurs énoncés dans la décision Ezokola, la loi, les renseignements précis concernant M. Gerges et l’information provenant de sources ouvertes, il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Gerges a contribué volontairement aux crimes contre l’humanité commis par les membres de la police nationale égyptienne. Il a été conclu qu’il était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

III.  Analyse

[13]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux questions portant sur l’examen et l’évaluation des éléments de preuve par l’agent pour déterminer l’admissibilité est la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Verbanov, 2017 CF 1015, au paragraphe 17; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47, 51 et 53), et la Cour l’accepte.

[14]  L’avocate de M. Gerges prétend également que l’argument portant sur l’entrave au pouvoir discrétionnaire soulève une question d’équité qui doit être revue en fonction de la norme de la décision correcte. Bien que je conclus que la question d’équité est susceptible de révision selon la norme de la décision correcte (Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1033, au paragraphe 7), il n’est pas nécessaire que je détermine si l’adoption du compte rendu mot à mot de l’évaluation de l’ASFC constitue une violation de l’équité à la lumière des facteurs énoncés dans Baker (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 21 à 28, 174 DLR (4th) 193) puisque le fait que l’agent a omis d’examiner les observations de M. Gerges, et d’y répondre, rend la décision déraisonnable.

[15]  La complicité est un élément pertinent à examiner lorsque vient le temps d’évaluer l’admissibilité d’un individu en application de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR : Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, au paragraphe 21. Une analyse portant sur la complicité requiert que le décideur se penche sur la contribution de la personne au crime ou aux fins délictuelles (Ezokola, au paragraphe 92).

[16]  Les facteurs élaborés dans la décision Ezokola constituent un guide au moment d’entreprendre cette évaluation. Ces facteurs doivent être abordés à la lumière de tous les éléments de preuve et du rôle effectivement joué par la personne. Une analyse bien ficelée suivant les principes établis dans la décision Ezokola ne permet pas de conclure à la complicité d’une personne sur la seule base de l’association (Ezokola, aux paragraphes 91, 92 et 100 à 102).

[17]  En l’espèce, des éléments de preuve pertinents n’ont ni été examinés ni évalués. Bien que l’agent ait noté la réponse de M. Gerges à la lettre relative à l’équité procédurale et aux éléments de preuve présentés, l’agent rejette tous les éléments de preuve en concluant que [traduction] « la plupart de vos réponses […] sont composées de références morales indiquant que vous êtes une bonne personne ». La preuve est résumée au moyen de photographies, de certificats et d’une lettre d’emploi qui n’est pas pertinente à la décision et l’agent ne tient pas compte d’un résumé d’emploi auprès de la police nationale égyptienne au motif qu’il a été écrit par M. Gerges.

[18]  Le traitement général par l’agent des observations néglige le fait que des observations ont été soumises et que des éléments de preuve ont été présentés qui étaient pertinents à l’évaluation des six facteurs énoncés dans Ezokola. Celle-ci comprenait :

  1. Des observations par l’avocate de M. Gerges selon lesquelles 1) les documents cités dans la lettre relative à l’équité procédurale suggèrent que les violations des droits de la personne ont eu lieu au sein de secteurs de la police nationale égyptienne qui étaient responsables d’enquêtes politiques ou liées à la sécurité nationale et que les violations des droits de la personne au sein des prisons visaient des détenus politiques; 2) le demandeur n’a jamais œuvré pour les services de la police nationale égyptienne qui devaient mener des enquêtes politiques ou liées à la sécurité nationale et il n’a jamais travaillé dans des prisons; 3) le demandeur a travaillé exclusivement au sein du service de la police nationale égyptienne responsable de la sécurité publique; et 4) aucun document ne suggère que le service de la sécurité publique ait pu être impliqué dans des violations des droits de la personne.

  2. L’élément de preuve d’un journaliste et militant des droits de la personne révèle que l’Égypte, en tant qu’État islamique, ne permettrait pas aux agents de police chrétiens d’occuper des fonctions qui leur permettraient de maltraiter des musulmans; en fait, ces agents de police accomplissent des tâches telles que l’émission de cartes nationales d’identité et la protection des édifices publics.

  3. Une lettre d’opinion d’un intellectuel indiquant que le système de police en Égypte n’aurait jamais permis que le demandeur occupe une position qui lui aurait permis de commettre des abus.

  4. L’élément de preuve d’un collègue affirmant que les responsabilités de M. Gerges étaient de nature administrative et que ce dernier ne participait jamais aux enquêtes politiques ou à d’autres activités qui auraient pu donner lieu à des violations des droits de la personne.

[19]  L’agent n’avait aucunement le devoir d’accepter les éléments de preuve et les observations décrites ci-dessus. Toutefois, l’agent devait aborder les éléments de preuve dans le cadre de l’analyse suivant les principes établis dans la décision Ezokola. Le fait qu’il ne l’a pas fait et qu’il a fait sienne une analyse d’un tiers qui a été préparée sans avoir examiné les observations de M. Gerges a conduit à une décision qui n’est ni justifiable, ni transparente, ni intelligible.

IV.  Mesure de redressement et dépens

[20]  L’avocate de M. Gerges invoque Ali c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 3 RCF 73, 27 Admin LR (2d) 110 (Ali) à l’appui de sa prétention selon laquelle la Cour devrait conclure à l’admissibilité de M. Gerges au Canada en raison des retards importants dans le traitement de la demande. Je ne suis pas prêt à prendre une telle décision.

[21]  Ali indique la nature des questions à examiner lorsqu’une directive particulière est examinée. Une de ces questions est de savoir si la preuve au dossier ne permet d’en arriver qu’à une conclusion possible. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. Comme indiqué dans les plaidoiries, les documents utilisés afin de remplir l’évaluation de l’ASFC en 2015 n’étaient pas inclus dans le dossier certifié du tribunal (DCT). Tout examen des observations formulées par M. Gerges nécessiterait un examen de ces documents. En l’absence d’un tel examen, il est impossible de conclure qu’il n’y a qu’une conclusion possible dans cette affaire.

[22]  Subsidiairement, l’avocate de M. Gerges a demandé que la Cour ordonne un nouvel examen dans un délai prédéterminé. Le long retard de traitement de la demande de M. Gerges et le fait qu’une décision n’a pas été rendue avant le dépôt d’une demande en mandamus n’a pas été abordé par l’agent et ces éléments n’ont pas été expliqués par le défendeur. Le temps écoulé est important et est, en l’absence de toute explication, préoccupant. Le défendeur a été en mesure de rendre la décision contestée dans les trois mois suivant le dépôt de la demande en mandamus. Dans de telles circonstances, je suis d’avis qu’il serait raisonnable de s’attendre à ce que le défendeur puisse remplir ce nouvel examen dans les cinq mois suivant la date du présent jugement et des motifs.

[23]  Dans ses plaidoiries, M. Gerges a également réclamé des dépens. Aux termes de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, des dépens ne sont pas accordés à moins que la Cour ne l’ordonne pour des motifs particuliers. Bien que je sois préoccupé par le retard inexpliqué dans le traitement de la demande, je ne puis conclure d’après les faits devant moi que le retard, à lui seul, représente un motif particulier justifiant l’octroi de dépens.

V.  Conclusion

[24]  La demande est accueillie. Les parties n’ont pas relevé de question de portée générale aux fins de certification et aucune question n’a été soulevée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2652-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un autre décideur.

  3. Le nouvel examen sera terminé et la décision sera communiquée au demandeur au plus tard cinq (5) mois suivant la date du présent jugement;

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  5. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2652-17

 

INTITULÉ :

EZZAT FAWZY HANNA GERGES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 JANVIER 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 31 JANVIER 2018

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

Pour le demandeur

 

Ian Hicks

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Warda Shazadi Meighen

Avocate

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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