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Date : 20180202


Dossier : IMM-2466-17

Référence : 2018 CF 115

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 février 2018

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

ODAI MOHAMMAD KABRAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’une agente des visas, datée du 6 février 2017, de rejeter la demande de visa de résident permanent du demandeur au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil, au sens des articles 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (Règlement sur l’IPR). Le demandeur soutient que l’agente a manqué à l’équité procédurale et que la décision est déraisonnable.

Résumé des faits

[2]  Le demandeur est un ressortissant de la Syrie, âgé de 24 ans. Sa mère, son jeune frère et lui ont présenté une demande de résidence permanente à partir de la Jordanie. Une sœur plus âgée a présenté sa propre demande.

[3]  La famille a été interrogée à l’origine le 25 janvier 2016 par l’agente en Jordanie. L’agente a indiqué que les deux fils paraissaient beaucoup plus jeunes que leur âge prétendu de 21 et 23 ans. Leur mère a indiqué que le demandeur avait un problème de thyroïde, mais que le plus jeune des fils n’avait pas ce problème. Lorsqu’on lui a posé la question à ce sujet, le demandeur a indiqué qu’il ne s’agissait pas de la thyroïde, mais d’une autre glande qui ne s’était pas développée adéquatement. Cette découverte a été faite lorsqu’il avait 5 ans; on a remarqué que son frère avait l’air plus âgé que lui. Il a reçu un traitement en Syrie, qu’il n’a pas jugé efficace. Le traitement en Jordanie a amélioré son appétit et ses fonctions sexuelles.

[4]  Le demandeur et son frère ont indiqué qu’ils ont quitté la Syrie lorsqu’ils avaient 18 et 16 ans, respectivement. Le demandeur a été blessé dans une fusillade le 5 mai 2012 et a été transporté de l’autre côté de la frontière sur une civière; il est arrivé en Jordanie le 29 mai 2012. Sa mère et sa sœur l’ont suivi le lendemain. Elles ont indiqué que leur père était décédé à la fin du mois d’avril 2012, quelques jours avant la blessure du demandeur. La mère du demandeur a indiqué qu’il n’y avait aucun lien entre le décès de son mari, qui vendait des produits d’épicerie à l’aide de son camion, et les blessures du demandeur. Elle a indiqué ne pas savoir comment son mari était décédé. Il aurait pu subir un accident vasculaire cérébral ou avoir été abattu. Elle a tenté de l’appeler, mais quelqu’un d’autre a répondu et lui a dit que son mari était décédé. Elle ne savait pas s’il y avait eu des funérailles; la personne au téléphone lui a dit que son mari avait déjà été enterré. Même si ses fils accompagnaient souvent leur père lorsqu’il vendait des produits d’épicerie, ils n’y étaient pas allés ce jour-là. La raison étant que son plus jeune fils souffrait d’épilepsie et que le demandeur prenait soin de lui.

[5]  L’agente a posé des questions au demandeur. Elle a souligné que, dans la demande de la famille, il y est indiqué que le demandeur a été la cible de tireurs embusqués. Le demandeur a indiqué qu’il ne connaissait pas les personnes qui ont tiré sur lui. Il a indiqué qu’il avait l’habitude de rester avec son frère et qu’ils étaient dans un taxi pour aller acheter des articles dont ils avaient besoin à la maison. Lorsqu’on lui a demandé si sa famille était ciblée, il a répondu par la négative. Lorsqu’on lui a posé des questions sur la disparition de son père et à savoir s’il y avait un lien avec les coups de feu tirés sur le demandeur, il a répondu par la négative, parce qu’en raison de la guerre en Syrie, cette situation survient constamment. Lorsque l’agente a indiqué que les événements ont eu lieu en 2012, une période au cours de laquelle le conflit n’avait pas dégénéré à ce point, le demandeur a répondu que tout a commencé à Daraa, où la situation était bien pire. L’agente a également souligné qu’il était indiqué dans la demande que le demandeur avait été heurté par une voiture en 2007 et qu’il avait subi des lésions au crâne. Le demandeur a confirmé ce point en indiquant que son frère et lui vendaient des articles lorsqu’il a été frappé par une voiture dans un carrefour giratoire. Le demandeur a indiqué qu’il ne travaillait pas en raison des blessures à ses jambes et qu’il avait besoin d’une opération pour retirer les éclats d’obus dans ses jambes. Lorsqu’on lui a demandé comment il pouvait avoir des éclats d’obus dans ses jambes s’il avait été blessé par balle, il a indiqué ne pas savoir exactement ce qui l’avait atteint; il était assis à l’avant, avec le chauffeur de taxi, et la balle, qui provenait du côté gauche, a traversé les deux jambes. L’agente a également posé des questions au fils cadet afin d’obtenir d’autres renseignements. L’agente a ensuite expliqué que la demande de la famille était acceptée, subordonnée à la condition de trouver un parrain, compte tenu de leur niveau de besoin élevé (y compris les besoins médicaux), et qu’il fallait effectuer une vérification des antécédents et un examen médical avant de rendre une décision définitive. L’agente a indiqué dans le Système mondial de gestion de cas (les notes du SMGC) que la famille correspond, à première vue, des réfugiés syriens, mais elle a inscrit que le besoin d’un contrôle de sécurité exhaustif était une préoccupation.

[6]  Par la suite, on a procédé à des examens physiques. Un document [traduction] Demande de renseignements du SMGC : Besoins en matière de réinstallation du Centre de jumelage indique que lors de l’examen physique, en ce qui concerne le demandeur, son état était anormal et qu’il aurait besoin de services après son arrivée, soit une consultation dans un délai de quelques semaines. Cependant, en ce qui a trait à la déficience cognitive ou à d’autres déficiences, le document indiquait « non » et, au chapitre des activités courantes, il indiquait « indépendant ».

[7]  L’annexe A de la section Contexte de la demande d’asile de la famille concernant le demandeur indique qu’il est l’enfant à charge de 18 ans ou plus de la demanderesse principale, sa mère. Dans la case où l’on demande s’il a souffert d’une maladie grave ou de troubles physiques ou mentaux, il a coché « oui », nécessitant une explication, à savoir qu’en mai 2012, il a été atteint aux deux jambes par des tireurs embusqués et, en mai 2007, il a été frappé par une voiture et a subi des lésions au crâne. À l’annexe A, il est également indiqué que le demandeur a terminé sa cinquième année du primaire. La demande elle-même indique sa profession prévue comme étant étudiant technicien en électronique. À l’annexe A, concernant son frère cadet, on indique également que son frère cadet est une personne à charge, qu’il a une maladie grave ou des troubles physiques ou mentaux, soit l’épilepsie, à la suite d’une agression en février 2012 alors qu’il était en détention.

[8]  Une inscription dans les notes du SMGC le 2 février 2016 indique, bien que le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) n’ait pas désigné officiellement les Syriens qui fuyaient la zone de conflit dans le pays comme des réfugiés prima facie; du point de vue du Canada, la situation était conforme à cette détermination. Ainsi, en tenant compte des renseignements disponibles à l’époque, la famille répondait aux exigences des articles 145 et 147 du Règlement sur l’IPR.

[9]  Le demandeur a été interrogé une deuxième fois le 4 décembre 2016. Les notes du SMGC indiquent que l’agente a avisé le demandeur que l’entrevue visait à clarifier les faits, à confirmer si le demandeur a compris l’interprète, à l’informer qu’il doit dire la vérité et à informer l’agente s’il y avait un point qu’il ne comprenait pas ou s’il avait des difficultés, mais qu’aucune question n’a été soulevée pendant l’entrevue. Les notes du SMGC indiquent que l’agente a posé des questions au demandeur au sujet de ses blessures. Il a répondu qu’il avait été blessé par un tireur embusqué en Syrie et qu’il avait été transporté en Jordanie en civière; cependant, lorsqu’on lui a demandé des détails sur ses blessures, il n’était pas coopératif. Quelques détails ont été offerts à propos de l’endroit, des circonstances et des auteurs possibles.

[10]  On a alors posé des questions au demandeur au sujet des réseaux sociaux. Il a répondu qu’il avait un profil Facebook. Lorsqu’on lui a demandé si l’agente pouvait consulter son profil, il a accepté. Il a ensuite confirmé que le profil qui lui était présenté était son compte; il avait 652 amis. L’agente lui a montré plusieurs photos auxquelles il avait indiqué une mention « J’aime » et sur lesquelles il avait fait des commentaires. Plus précisément, on lui a montré une photo d’une personne décédée et mutilée au sujet de laquelle le demandeur avait présenté ses condoléances. Lorsqu’on lui a demandé de révéler l’identité de la personne, le demandeur a nié qu’il la connaissait ou qu’il avait fait le commentaire. Lorsqu’on lui a montré une image d’un ami sur Facebook tenant une arme, l’agente a demandé au demandeur pourquoi il avait indiqué une mention « J’aime » sur cette photo, mais le demandeur a nié qu’il connaissait la personne ou qu’il avait indiqué une mention « J’aime » sur la photo. Lorsqu’on lui a montré le profil d’un ami Facebook et qu’on lui a demandé pourquoi il avait indiqué une mention « J’aime » sur une photo d’un militant masqué tenant une arme, il a nié une fois de plus qu’il connaissait la personne ou qu’il avait aimé la photo. Il a révélé par la suite qu’il avait rencontré cette personne sur Facebook, qu’il avait communiqué avec elle et sollicité des fonds, puisqu’il avait constaté qu’elle faisait partie d’un organisme de bienfaisance et il croyait pouvoir obtenir de l’argent de lui. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait reçu des fonds de cette personne ou d’autres personnes sur Facebook, il a répondu par la négative. On a ensuite montré au demandeur un autre ami Facebook avec une photo de profil d’un jeune homme armé qui semble être un combattant rebelle. On lui a demandé d’identifier cette personne et de définir ses liens avec elle; le demandeur a nié qu’il connaissait la personne. De même, lorsqu’on lui a montré une autre photo d’un ami Facebook, un rebelle armé à l’égard duquel il avait indiqué la mention « J’aime », le demandeur a nié qu’il connaissait la personne ou qu’il aimait la photo. Les notes du SMGC indiquent que, tout au long de l’entrevue, le demandeur n’était pas coopératif et l’agente estimait qu’il ne disait pas la vérité à propos de ses contacts et de ses amis. L’agente n’était pas convaincue qu’il disait la vérité au sujet de ses actions et de ses commentaires précédents sur les médias sociaux ou au sujet des circonstances entourant ses blessures subies en Syrie. L’agente a indiqué que le demandeur avait eu plusieurs occasions de faire preuve de franchise et de dissiper les préoccupations de l’agente, mais il ne l’a pas fait.

Décision faisant l’objet du contrôle

[11]  Dans une lettre datée du 6 février 2017, l’agente a informé le demandeur qu’elle n’était pas convaincue qu’il était un membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil. Pendant son entrevue, il a donné des réponses contradictoires concernant sa connaissance de membres ou des partisans de groupes armés en Syrie ainsi que ses rapports avec ces derniers. Il avait donné des réponses sur ses activités sur les réseaux sociaux qui ont été contredites par les renseignements trouvés sur des sites de réseaux sociaux. L’agente a indiqué que le demandeur n’avait pas réussi à la convaincre qu’il disait la vérité dans toutes ses réponses relativement à ses interactions avec des groupes armés en Syrie. Par conséquent, l’agente n’était pas convaincue que les éléments de preuve présentés étaient crédibles. En outre, ces préoccupations concernant la crédibilité des renseignements qu’il avait fournis lui ont été communiquées, et il a eu l’occasion d’y répondre; cependant, sa réponse n’a pas dissipé les préoccupations de l’agente. Par conséquent, cette dernière n’était convaincue qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur craignait avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques et elle n’était pas convaincue qu’il satisfaisait aux exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) ou qu’il était interdit de territoire au Canada.

[12]  À la même date, la mère du demandeur a été informée que le demandeur avait été refusé et que son dossier serait distinct. Elle a indiqué qu’elle savait que l’agente avait rejeté la demande du demandeur en raison de Facebook, mais elle a fait valoir que le téléphone de son fils avait été volé il y a un an et que son compte Facebook avait été piraté. Elle était très déçue et attristée, mais elle a indiqué qu’elle viendrait au Canada sans lui. L’agente a été informée de la demande de la mère du demandeur et elle a réexaminé la décision. Les notes du SMGC indiquent que l’agente a soupesé ces renseignements avec la totalité des renseignements devant elle, en particulier l’entrevue au cours de laquelle le demandeur a confirmé que le compte Facebook qu’on lui montrait était son compte Facebook actuel et il n’a pas mentionné qu’il avait perdu son téléphone ni que son compte avait été piraté. En soupesant les deux déclarations contradictoires, l’agente a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la déclaration de la mère n’était pas crédible et elle a maintenu la décision initiale.

Questions en litige et norme de contrôle

[13]  À mon avis, les observations du demandeur soulèvent cinq questions, les trois premières étant des questions préliminaires de preuve :

  1. L’affidavit du 28 juillet 2017 de Rawdah Ali Shame, la mère du demandeur, est-il admissible?

  2. L’affidavit du 22 novembre 2017 de Rawdah Ali Shame, la mère du demandeur, joignant un rapport psychiatrique du 1er octobre 2017 du Dr Walid M. Shnaigat, est-il admissible?

  3. Le travail universitaire intitulé « Taking Facebook at face value: The Refugee Review Tribunal’s use of social media evidence » (article Facebook) est-il admissible?

  4. Le demandeur a-t-il été privé de son droit à l’équité procédurale au cours du processus d’entrevue?

  5. La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[14]  Les parties font valoir, et je suis du même avis, que les questions d’équité procédurale doivent être examinées selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Qarizada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1310, au paragraphe 18 [Qarizada]; Nassima c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 688, au paragraphe 10 [Nassima]) et que la question de savoir si le demandeur satisfait aux exigences de la LIPR ou s’il n’est pas interdit de territoire est une question mixte de fait et de droit et peut faire l’objet d’un contrôle selon la norme du caractère raisonnable (Wardak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 673, au paragraphe 12 [Wardak]; Qarizada, au paragraphe 15). L’évaluation de la crédibilité et les conclusions factuelles de l’agente peuvent également être examinées selon le critère du caractère raisonnable (Wardak, au paragraphe 12; Qarizada, au paragraphe 17; Nassima, au paragraphe 9; Gebrewldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 621, aux paragraphes 14 et 17 [Gebrewldi]).

Discussion

Équité procédurale

[15]  Pour bien situer la question, il est peut-être plus facile de résumer les thèses des parties sur la question de l’équité procédurale et d’aborder ensuite les questions d’interdiction de territoire.

[16]  À cet égard, le demandeur soutient que l’agente a manqué à l’équité procédurale en refusant de permettre à la mère du demandeur d’assister à la deuxième entrevue. Selon le demandeur, il est un enfant à charge, au sens de l’article 2 de la LIPR, ayant des déficiences physiques et psychologiques, et il n’était donc pas en mesure de comprendre la nature du processus d’entrevue et ne pouvait pas présenter sa cause de façon complète et équitable. De plus, sa mère a soulevé ces préoccupations auprès de l’agente, mais elles n’ont pas été prises en compte, et l’agente l’a traité à tort comme un adulte. En outre, la déficience intellectuelle du demandeur a fait en sorte que l’agente avait une plus grande obligation d’agir équitablement.

[17]  À l’inverse, le demandeur soutient que, comme l’exige le Guide OP5, Sélection et traitement à l’étranger des cas de réfugiés au sens de la Convention outre-frontières (sections 10.4 et 25.5), l’agente a eu une entrevue avec le demandeur en tant que membre d’une famille qui a fait une demande de protection. De plus, l’affirmation de la mère du demandeur selon laquelle le demandeur souffre d’une déficience cognitive a été faite après que l’agente a rendu sa décision et n’est pas étayée par les éléments de preuve dont disposait l’agente.

[18]  L’affidavit contesté du 28 juillet 2017 de Rawdah Ali Shame (affidavit no 1) compte 61 paragraphes. Selon affidavit, le demandeur a un déficit intellectuel et il a l’âge mental d’un enfant, un retard du développement, plusieurs problèmes psychiatriques et il a toujours été à la charge de sa mère. L’affidavit traite également des circonstances entourant la deuxième entrevue, la perte alléguée et le piratage allégué de son téléphone, des motifs quant au retard dans le dépôt de la demande de contrôle judiciaire et de nombreuses autres questions.

[19]  J’observe d’abord que, comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 19 (Association des universités), au moment de déterminer l’admissibilité d’un affidavit à l’appui d’une demande de contrôle judiciaire, on doit garder à l’esprit les différents rôles joués par la Cour et le décideur administratif. Le législateur a conféré au décideur administratif, et non à la Cour, la compétence de trancher certaines questions sur le fond. En raison de cette distinction des rôles, la Cour ne saurait se permettre de tirer des conclusions de fait sur le fond. Par conséquent, en règle générale, le dossier de la preuve qui est soumis à une cour de révision lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire se limite au dossier de la preuve dont disposait le décideur. Donc, à quelques rares exceptions près, les éléments de preuve qui ont trait au fond de l’affaire et qui n’ont pas été portés à la connaissance du décideur sont réputés inadmissibles.

[20]  Dans Association des universités, le juge Stratas a énuméré trois de ces exceptions et souligné que la liste n’était sans doute pas exhaustive. Ces exceptions sont les suivantes : un affidavit qui contient des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire; un affidavit qui porte à l’attention de la juridiction de révision des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve du tribunal administratif, permettant ainsi à la juridiction de révision de remplir son rôle d’organe chargé de censurer les manquements à l’équité procédurale; un affidavit qui fait ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée (Association des universités et collèges, aux paragraphes 19 et 20); Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux paragraphes 17 à 19 [Bernard]).

[21]  Dans l’arrêt Bernard, le juge Stratas a réaffirmé que la règle générale, dont aurait pu être saisi le décideur administratif, est irrecevable devant une cour de révision (au paragraphe 13) et il a parlé des exceptions à cette règle générale. Ces exceptions comprennent celle qui porte sur la preuve sur une question de justice naturelle, d’équité procédurale, de but illégitime ou de fraude dont le décideur n’aurait pu être saisi et qui n’intervient pas dans le rôle du décideur comme juge du fond (Bernard, aux paragraphes 25 à 27).

[22]  Dans la mesure où l’affidavit no 1 porte sur le retard à présenter la demande de contrôle judiciaire, son contenu était admissible, et la demande de prorogation du délai, à laquelle le défendeur ne s’est pas opposé, a été accueillie aux termes d’une ordonnance du juge Diner, datée du 24 octobre 2017. Dans le même ordre d’idées, dans la mesure où l’affidavit porte sur l’allégation de manquement à l’équité procédurale, qui ne peut par ailleurs pas être déterminé à partir du dossier, il est recevable. Cependant, une bonne partie de l’affidavit porte sur des affirmations, des faits et des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés à l’agente et qui ne sont pas visés par une exception. Ces éléments sont irrecevables et aucun poids ne leur est par conséquent accordé.

[23]  Comme nous l’avons vu dans les faits exposés ci-dessus, l’agente ne disposait d’aucun renseignement qui indiquait que le demandeur avait une quelconque déficience intellectuelle. La demande elle-même indique qu’il n’existait aucun trouble mental et fait état des deux blessures dont a parlé le demandeur lui-même lors de sa première entrevue. Les notes du SMGC relativement à cette entrevue ne laissent pas entendre que le demandeur était, de quelque façon que ce soit, incapable de comprendre les questions qu’on lui posait. Ces questions comprenaient celle concernant ses problèmes de croissance qui n’étaient pas liés à sa glande thyroïde, comme sa mère avait déclaré, mais à une autre glande. Cette affirmation a été confirmée par l’évaluation médicale du médecin désigné (évaluation médicale), dont il est question ci-dessous, qui précise qu’il s’agissait d’hypopituitarisme. De plus, les notes du SMGC n’indiquent aucune préoccupation soulevée par la mère du demandeur à la première entrevue concernant la capacité mentale du demandeur, ce qui contredit directement ses affirmations détaillées et multiples contenues dans l’affidavit no 1.

[24]  En ce qui concerne la deuxième entrevue, la mère du demandeur dépose dans l’affidavit no 1 que l’ambassade du Canada a convié le demandeur à une entrevue. Lorsqu’elle a demandé le but de l’entrevue, on lui a répondu que le demandeur devait être examiné par un comité de médecins. Cependant, il a plutôt rencontré l’agente et un interprète. La mère du demandeur mentionne qu’on lui a dit de quitter la pièce. Comme l’entrevue s’est poursuivie pendant une heure et demie, elle est devenue inquiète, parce qu’elle savait que le demandeur ne serait pas en mesure de répondre aux questions et qu’il devait être embrouillé. Elle est ensuite entrée dans la pièce et a demandé ce qui se passait. Elle a indiqué que le demandeur avait une fracture du crâne et qu’il ne savait pas ce qu’il disait. Elle a prononcé ces mots en arabe, mais l’interprète était présent. L’agente lui a dit de quitter la pièce et ne plus rien ajouter. Elle affirme que, par la suite, le demandeur lui a dit que l’agente lui criait après et qu’il était effrayé et embrouillé. Elle affirme que le demandeur avait un niveau de scolarité de troisième ou de quatrième année, qu’il savait à peine lire et qu’il n’aurait pas pu rédiger des déclarations sur les médias sociaux, qu’un tiers avait accès à son téléphone et qu’en plus, son téléphone avait été volé par un autre tiers.

[25]  L’affidavit no 1 mentionne également que, dès que la décision défavorable a été rendue, la mère du demandeur a emmené ce dernier chez un psychiatre en Jordanie qui a fourni une lettre au sujet de ses nombreux troubles psychologiques, de ses problèmes de développement qui se sont détériorés en raison de la guerre, et de sa petite taille en raison de l’hypopituitarisme. Cependant, lorsqu’elle a présenté la lettre à l’ambassade du Canada en Jordanie et qu’elle a tenté d’interjeter appel de la décision, elle s’est vue refuser l’entrée. De plus, l’affidavit indique qu’elle avait été examinée par un médecin en Jordanie avant de quitter pour le Canada et qu’elle était accompagnée du demandeur. Ce médecin a pu constater que le demandeur était malade et ne pouvait pas croire qu’il serait laissé seul en Jordanie. Le médecin a communiqué avec l’ambassade du Canada, mais on lui a dit que ce n’était pas de ses affaires. La mère du demandeur a déclaré que son fils est maintenant aux soins d’une voisine, mais, comme la voisine n’a pas de place pour lui, il vit seul sur le toit de sa maison. La voisine a de la difficulté à s’occuper de lui. Elle dit que sa mémoire se détériore. Il est ciblé en raison de ses déficiences et il est malheureux et embrouillé.

[26]  Le 28 août 2017, l’agente a également déposé un affidavit à ce sujet. L’agente soutient qu’au début de la deuxième entrevue, elle a confirmé que le demandeur comprenait le traducteur. Elle a dit au demandeur de dire la vérité et de l’informer s’il ne comprenait pas certains points ou s’il avait des difficultés, mais il n’a soulevé aucun problème. Cela confirme le contenu des notes contemporaines du SMGC. L’agente a aussi abordé le sujet de l’affidavit no 1 et elle indique qu’au moment de l’entrevue, le demandeur ne semblait pas avoir de déficience intellectuelle. De plus, il a fait l’objet d’une évaluation médicale par un médecin désigné en janvier 2016, et cette évaluation a permis de constater que rien n’indiquait une déficience intellectuelle ou un trouble du développement. On a diagnostiqué au demandeur un trouble du système nerveux et un hypopituitarisme (entraînant une petite taille). En ce qui a trait à ses antécédents médicaux, bien qu’il ait subi un traumatisme crânien en 2006, selon les notes du médecin désigné, il s’est « complètement rétabli ». Bien qu’il ait été blessé par balle et qu’il ait des éclats dans les deux pieds, les notes indiquent que cela n’a « aucune incidence sur ses activités ou sur sa mobilité ». Une copie de l’évaluation médicale est jointe au titre de pièce à l’affidavit de l’agente. L’agente signale également que l’annexe A jointe à la demande concernant le demandeur ne fait aucunement mention d’un trouble mental.

[27]  L’agente soutient que, bien que la mère du demandeur affirme que la déficience mentale de ce dernier aurait dû être évidente, puisqu’il parle lentement et qu’il trébuche sur des mots. Le niveau d’élocution du demandeur n’était pas inhabituel. Il ne démontrait aucune difficulté à comprendre les questions et ses mots étaient articulés.

[28]  L’agente a également déclaré que, bien que la mère du demandeur prétende qu’elle était initialement avec lui à l’entrevue, puis qu’on lui a demandé de quitter la pièce et qu’elle est entrée dans la salle d’entrevue une deuxième fois en disant que son fils avait une blessure au crâne, aucune de ces déclarations n’est exacte. Sa mère s’est rendue à l’ambassade, mais elle n’est pas entrée dans la salle d’entrevue et n’y a pas participé. Elle a attendu dans la salle d’attente, comme c’est l’habitude. De plus, bien que l’affidavit no 1 mentionne qu’après l’entrevue, elle s’est rendue à l’ambassade avec une lettre du psychologue du demandeur, mais qu’on lui a refusé l’entrée à l’ambassade, l’accès est limité aux personnes qui ont des entrevues ou à celles qui doivent se présenter ou fournir des documents, et aucun dossier ne fait état d’une tentative d’entrée ou d’évaluations médicales supplémentaires. En ce qui concerne l’affirmation selon laquelle le médecin de la mère a tenté d’effectuer un suivi auprès de l’ambassade, au nom du demandeur, ce qui lui a été refusé, l’agente a indiqué qu’elle avait effectué un examen complet du dossier, mais qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada n’avait aucun dossier médical après la date initiale de l’examen médical réglementaire de 2016. L’agente nie aussi les allégations de la mère du demandeur selon lesquelles elle criait après le demandeur.

[29]  À mon avis, on ne doit accorder aucun poids à l’affidavit no 1 en ce qui concerne la déficience intellectuelle du demandeur, puisque l’ensemble des points litigieux allégués par la mère sont liés, selon elle, à des événements graves de longue date qui ont entraîné sa totale dépendance envers elle dès son jeune âge. Si ces faits sont véridiques, ces renseignements étaient connus de la mère du demandeur avant la première entrevue et ils auraient constitué une grande préoccupation pour elle, mais ils n’ont pas été mentionnés avec les autres problèmes de santé relevés. Sur ce point, il est important de souligner que, pendant la première entrevue, la mère du demandeur a indiqué que c’était le rôle du demandeur de s’occuper de son frère cadet, qui souffre d’épilepsie depuis qu’il a subi une blessure lorsqu’il était en détention, une tâche peu susceptible d’être confiée à une personne qui a les déficiences qu’elle a décrites dans l’affidavit no 1.

[30]  Bien que le demandeur affirme que de nombreuses explications sont possibles quant à savoir pourquoi sa déficience mentale n’avait pas été révélée plus tôt, il s’agit là d’une pure conjecture. Même si le demandeur n’a pas été en mesure de le faire, sa mère a été interrogée et elle n’a fourni aucun élément dans l’affidavit no 1 pour expliquer pourquoi ce point n’a pas été soulevé. Elle soutient seulement que, lorsque la famille sollicitait une autorisation auprès de l’UNHCR à titre de demandeurs d’asile, elle a dit qu’elle avait toujours été responsable de ses fils. C’est peut-être vrai et cela pourrait expliquer pourquoi ils sont inscrits comme personnes à charge dans la demande. Cependant, l’alinéa 2b) du Règlement sur l’IPR définit un enfant à charge, par rapport à l’un de ses parents, comme un enfant qui remplit l’une de deux situations de dépendance. Il est soit âgé de moins de vingt-deux ans et n’est pas un époux ou conjoint de fait, soit il est âgé de vingt-deux ans ou plus et n’a pas cessé de dépendre, pour l’essentiel, du soutien financier de l’un ou l’autre de ses parents depuis le moment où il a atteint l’âge de vingt-deux ans, et ne peut subvenir à ses besoins du fait de son état physique ou mental. Un certificat de demandeur d’asile de l’UNHCR a été délivré à la mère du demandeur le 7 octobre 2015. Il semble s’agir d’un numéro d’enregistrement de famille qui permet d’identifier également ses deux fils. Probablement qu’au moment où la famille a demandé le statut de demandeur d’asile à l’UNHCR, ses deux fils avaient moins de vingt-deux ans. Ainsi, le fait d’identifier le demandeur dans la demande d’asile au Canada à titre d’enfant à charge n’établit pas à en soi un état mental. J’observe également qu’il a été identifié comme un enfant de la principale demanderesse qui l’accompagnerait au Canada, mais que rien n’est indiqué sous « Type d’enfant à charge ».

[31]  En résumé, les allégations de déficience intellectuelle et d’autres préoccupations concernant la santé psychologique du demandeur n’étaient pas, selon l’affidavit no 1, des renseignements nouveaux. Ils auraient pu être soulevés au cours de la première entrevue, mais ils ne l’ont pas été. L’agente ne disposait donc pas de ces éléments de preuve lorsqu’elle a rendu la décision. De plus, je penche en faveur du témoignage de l’agente pour ce qui est de la capacité du demandeur de répondre aux questions qui lui étaient posées, ce qui est consigné dans les notes du SMGC, et la preuve concernant les affirmations de la mère du demandeur quant à son intervention au cours de la deuxième entrevue; sa tentative de déposer un rapport d’un psychiatre après que la demande du demandeur a été rejetée (dont aucune copie n’a été jointe à son affidavit) et la tentative refusée de son médecin de communiquer avec l’ambassade du Canada (dont il n’existe aucune trace). Ce témoignage n’était pas non plus conforme à la réponse de l’agente aux événements suivant la deuxième entrevue lorsque la mère du demandeur a affirmé que le téléphone de son fils avait été volé et piraté. Lorsque les renseignements ont été transmis à l’agente, elle a réexaminé sa décision en tenant compte de ces renseignements. Par conséquent, la preuve contenue dans l’affidavit no 1 concernant la déficience intellectuelle alléguée du demandeur n’est pas admissible au titre de l’exception, prévue par l’équité procédurale, à la règle générale selon laquelle la Cour peut examiner seulement le dossier dont le décideur est saisi, puisque la preuve aurait pu être présentée à l’agente au cours de la première entrevue, mais ne l’a pas été. De toute façon, compte tenu des éléments de preuve au dossier et de la preuve par affidavit de l’agente, je ne suis pas convaincue que cela permet d’établir un manquement à l’équité procédurale ou que la décision a privé le demandeur d’une justice naturelle.

[32]  En ce qui concerne l’affidavit du 22 novembre 2017 de Rawdah Ali Shame (affidavit no 2) joignant un rapport psychiatrique rédigé à la main par le Dr Walid M. Shnaigat (rapport du psychiatre), daté du 1er octobre 2017, le rapport était postérieur à la date de la décision de l’agente. Le rapport indique que le demandeur était un patient du Dr Shnaigat depuis le 9 février 2017, lorsque le demandeur est venu à la clinique avec sa voisine. Le rapport le décrit comme une personne anxieuse et irritable. Il fait état de son hypopituitarisme et de sa prétention d’avoir été maltraité physiquement par la police syrienne (ce que le demandeur n’a pas fait valoir lorsqu’il a demandé l’asile). Il indique qu’après l’évaluation psychiatrique, le demandeur était gravement déprimé, anxieux, troublé, il avait de nombreuses phobies et hallucinations de persécution et le fait d’être laissé seul en Jordanie a contribué à une détérioration de son état psychologique. Le rapport ajoute que le demandeur a des capacités cognitives limitées; il ne peut pas donner des explications ni prendre soin de lui-même adéquatement, il manque de discernement; il n’est pas totalement conscient de la situation actuelle et il manque de perspicacité. Le demandeur a donc de la difficulté à se concentrer pour répondre aux questions de façon significative. On a diagnostiqué une dépression grave, un trouble de stress post-traumatique, un trouble paranoïaque et un faible quotient intellectuel. Le rapport n’indique pas le fondement de l’évaluation, c’est-à-dire, si des tests psychologiques ont été menés, la durée de l’évaluation ou une référence à tout historique ou traitement psychologique antérieur.

[33]  La preuve médicale au dossier, qui est antérieure à la décision de l’agente, constitue l’évaluation médicale. Bien que le demandeur affirme qu’il s’agissait seulement d’une évaluation physique, il importe de souligner que le document [traduction] Demande de renseignements du SMGC : Besoins en matière de réinstallation du Centre de jumelage sert à déterminer les besoins d’un réfugié qui nécessiterait une attention à son arrivée au Canada. Quant au demandeur, cela indique précisément qu’il n’a aucune déficience cognitive et qu’il est en mesure d’être autonome. De même, il est difficile d’accepter qu’un médecin traitant ne tienne pas compte d’une déficience mentale importante, en particulier lorsqu’il constate la blessure antérieure au crâne et le rétablissement complet. À mon avis, le rapport du psychiatre, même s’il est admissible, dans le contexte de l’ensemble de la preuve, particulièrement les éléments de preuve figurant au dossier médical et la preuve par affidavit de l’agente, aurait un poids limité à l’appui de l’allégation de déficience mentale du demandeur après que la décision a été rendue.

[34]  Le demandeur soutient que la Cour a déjà accepté une preuve extrinsèque qui n’a pas été présentée au décideur dans les affaires où il y a eu violation des principes d’équité (Ordre des architectes de l’Ontario c Assn. of Architectural Technologists of Ontario, 2002 CAF 218, au paragraphe 30; Nyoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 568, aux paragraphes 17 et 18 [Nyoka]). Cependant, ces deux affaires sont antérieures aux décisions plus récentes de la Cour d’appel fédérale dans Association des universités, au paragraphe 20, Bernard, au paragraphe 17, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 151, au paragraphe 15. De toute façon, la décision Nyoka était liée à la recevabilité de nouveaux éléments de preuve qui ont permis d’établir que des groupes de militants étaient actifs à une période donnée. Ce point contredit directement les conclusions de la Cour fondées sur des éléments de preuve trouvés en menant ses propres recherches. Ces éléments de preuve contredisent également les éléments de preuve du demandeur lui-même, mais la contradiction n’a pas été signalée au demandeur. Il en est résulté un manquement à la justice naturelle. À mon avis, ce n’est pas le cas en l’espèce. L’agente ne disposait d’aucun élément de preuve quant à une déficience mentale du demandeur, et le rapport du psychiatre n’établit pas une erreur dans les conclusions de l’agente. Il s’agit simplement de nouveaux éléments de preuve qui visent à appuyer une allégation d’atteinte à l’équité procédurale au motif qu’ils ont été soulevés seulement après que l’agente a rendu sa décision.

[35]  Dans ces circonstances, je ne peux pas conclure que l’agente a manqué à l’obligation d’équité procédurale en interrogeant le demandeur en l’absence de la mère ni que le rapport du psychiatre démontre que l’issue de la décision est un manquement grave à la justice naturelle, comme le prétend le demandeur.

Caractère raisonnable de la décision

[36]  Le demandeur attaque également la décision de l’agente du fait que ses motifs étaient inadéquats. Il soutient que, bien qu’il ne s’agisse pas d’un motif suffisant pour annuler la décision, la qualité des motifs a une incidence sur le caractère raisonnable de la décision. En l’espèce, l’agente a omis d’indiquer la nature des motifs précis qui font que, selon elle, le demandeur était interdit de territoire. De plus, les motifs ne fournissent aucune analyse quant à la raison pour laquelle le demandeur a omis de satisfaire aux exigences de la LIPR et du Règlement sur l’IPR. Par exemple, aucun motif n’étayait l’absence de raisons de croire que le demandeur craignait avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Le demandeur ne pouvait pas comprendre pourquoi sa demande était rejetée. De plus, même si l’agente a remis en question la sincérité du demandeur, ses motifs ne constituent aucun fondement à cette conviction.

[37]  Dans le mémoire en réplique du demandeur, ce dernier affirme qu’il était déraisonnable de conclure que, parce qu’il a prétendument indiqué une mention « J’aime » à des photos affichées par une autre personne, il appuie des groupes armés en Syrie. À cet égard, l’article de Facebook laisse entendre que les médias sociaux transmettent rarement des renseignements précis et cohérents sur une personne. Au vu de cet article, l’explication du demandeur selon laquelle il ne connaissait pas les personnes au sujet desquelles on lui posait des questions était raisonnable, et la raison pour laquelle l’agente a rejeté l’explication n’est pas claire.

[38]  À mon avis, les motifs de l’agente étaient adéquats. On a déjà conclu que la demande d’asile du demandeur, à titre de personne fuyant le conflit en Syrie, satisfaisait à première vue aux exigences des sections 145 et 147 du Règlement sur l’IPR, sous réserve d’habilitations de sécurité et autres. En outre, l’agente a clairement indiqué dans les notes du SMGC, qui font partie des motifs (Gebrewldi, au paragraphe 29; Qarizada, au paragraphe 30), que, lorsqu’elle a invité le demandeur à fournir des détails sur ses blessures par un tireur embusqué, il a offert très peu de détails sur les circonstances factuelles et il n’était pas coopératif. De même, lorsqu’on lui a posé des questions sur son profil Facebook, il a nié avoir fait le commentaire ou de connaître les personnes indiquées. Il n’a pas non plus expliqué pourquoi il avait indiqué la mention « J’aime » pour certaines photos. L’agente a conclu que, tout au long de l’entrevue, le demandeur n’était pas coopératif. L’agente n’était pas convaincue de la véracité des dires du demandeur en ce qui concerne ses activités sur les médias sociaux et les circonstances entourant ses blessures et elle a conclu que le demandeur n’avait pas dissipé ses préoccupations. Par conséquent, la décision reposait sur l’appréciation de la crédibilité, et il faut faire preuve de retenue à l’égard des conclusions négatives de l’agente quant à la crédibilité du demandeur (Mezbani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1115, au paragraphe 26; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315, au paragraphe 4 (CAF); Wardak, au paragraphe 12). De même, si un demandeur ne dresse pas un tableau complet de ses antécédents, l’agent peut ne pas être en mesure de déterminer si le demandeur n’est pas interdit de territoire; l’agent n’a pas besoin de conclure expressément à l’interdiction de territoire (Alkhairat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 285, au paragraphe 9; Ramalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 278, au paragraphe 37 (Ramalingam); Ye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 647, au paragraphe 23).

[39]  Le demandeur affirme que l’agente était tenue de fournir des motifs d’interdiction de territoire, renvoyant à l’article 34 de la LIPR qui établit les fondements de l’interdiction de territoire pour raison de sécurité. Toutefois, l’article qui s’applique en l’espèce est le paragraphe 11(1) qui stipule qu’un agent peut délivrer un visa ou un document sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger « n’est pas interdit de territoire » et se conforme aux exigences de la LIPR. En outre, un argument semblable quant à la nécessité de tirer une conclusion précise d’interdiction de territoire a été abordé par le juge Southcott dans Noori c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1095, aux paragraphes 17 et 18 [Noori] :

[17]  Enfin, les demandeurs soutiennent que la décision est déraisonnable parce que l’agente n’a posé aucune question au demandeur principal quant à son admissibilité au Canada et n’a effectué aucune analyse de son admissibilité. En ce qui concerne cette thèse, le défendeur soutient que les incohérences dans le témoignage du demandeur principal ont suscité suffisamment de préoccupations chez l’agente quant à la véracité de son témoignage au point qu’il n’était pas nécessaire de poursuivre l’examen et que l’agente n’était pas en mesure de mener une évaluation de l’admissibilité.

[18]  Je souscris à la description du défendeur de cet aspect de la décision. Les notes du SMGC indiquent explicitement que les incohérences cernées par l’agente dans le témoignage du demandeur principal et son manque de franchise en répondant aux mêmes questions posées à plusieurs reprises ont suscité des préoccupations quant à la véracité du reste de son témoignage pendant l’entrevue. Les notes indiquent que, en conséquence, l’agente n’a pas été convaincue que le demandeur principal avait la qualité de réfugié et qu’il n’était pas interdit de territoire. Un agent d’immigration peut rejeter une demande sans avoir à conclure expressément que le demandeur est interdit de territoire, au motif qu’il ou elle n’est pas en mesure de conclure que le demandeur n’est pas interdit de territoire (voir Ramalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 278, au paragraphe 37). Si un demandeur ne dit pas la vérité, cela peut miner la fiabilité de l’ensemble de son témoignage et un agent pourrait ne pas être en mesure de conclure que le demandeur n’est pas interdit de territoire (Muthui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 105, au paragraphe 33).

[40]  À mon avis, il s’agit d’une circonstance semblable au niveau des faits.

[41]  En ce qui concerne l’article Facebook, bien que le demandeur affirme que l’article ne devrait pas être admis pour le motif que le demandeur tente de fractionner sa preuve en déposant l’article en réponse. À mon avis, il s’agit seulement d’un article général de source secondaire qui n’est pas lié de manière précise au demandeur. Il ne s’agit pas d’une preuve d’expert. Bien qu’il soit précisé que les personnes ne sont pas souvent ce qu’elles semblent en fonction de leur profil Facebook, le problème dans le cas du demandeur était son défaut de s’acquitter du fardeau qui lui incombait d’atténuer les préoccupations de l’agente au sujet de ses interactions sur Facebook (Kumarasekaram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1311, au paragraphe 9; voir également Malit c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 16, au paragraphe 13). La dénégation générale relativement aux amis auxquels l’agente faisait référence, un commentaire formulé et une mention « J’aime » sur des photos, était simplement insuffisante et, lorsque les renseignements recherchés ne sont pas fournis, le fardeau de la preuve ne se transfère pas à l’agente pour qu’elle enquête plus à fond. La préoccupation ne concernait pas réellement le contenu du profil Facebook, mais bien l’absence d’explications suffisantes sur les activités du demandeur sur les réseaux sociaux.

[42]  À cet égard, lorsqu’il a comparu devant moi, le demandeur a mis l’accent sur le fait que l’agente a omis d’expliquer au demandeur la justification sous-jacente de ses questions et qu’elle a manqué à l’équité procédurale en omettant d’expliquer clairement ses préoccupations au demandeur, lui refusant ainsi l’occasion d’y répondre. Selon le demandeur, un questionnement si obscur donnerait lieu à une question d’équité procédurale, même en l’absence de sa prétendue déficience intellectuelle. À mon avis, il s’agit réellement du caractère raisonnable de l’appréciation de la crédibilité par l’agente. Cette appréciation se fondait sur une observation directe du comportement du demandeur lors de l’entrevue, ses dénégations générales ainsi que son défaut de coopération; il faut faire preuve de retenue à cet égard.

[43]  Pour les motifs exposés précédemment, la décision de l’agente appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

Question certifiée

[44]  Le demandeur propose la question suivante à certifier aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR :

  1. Lorsqu’un agent décide de convoquer une entrevue à l’égard d’une demande de visa en vue de présenter des éléments de preuve d’interdiction de territoire possible, l’équité procédurale exige-t-elle qu’un agent détermine la ou les mesures précises liées à l’interdiction de territoire examinées avant de rejeter la demande de visa?

  2. Lorsqu’un agent rejette une demande de visa en application du paragraphe 11(1) de la LIPR au motif que l’agent n’est pas convaincu que le ressortissant étranger n’est pas visé par une interdiction de territoire, l’équité procédurale exige-t-elle qu’un agent détermine la ou les mesures précises liées à l’interdiction de territoire dans la décision de rejeter une demande de visa?

[45]  Le défendeur s’oppose à la certification des questions proposées, puisqu’elles ne se posent pas au regard des faits et qu’elles trouvent leurs réponses dans la jurisprudence existante.

[46]  La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, a récemment revu les critères qui doivent être satisfaits pour la certification d’une question proposée :

[46]  Notre Cour a récemment réitéré, dans l’arrêt Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile) 2017 CAF 130, au paragraphe 36, les critères de certification. La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 29 Imm. LR (4th) 211, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, 485 N.R. 186, aux paragraphes 15 et 35).

[47]  Malgré ces exigences, la Cour a considéré qu’elle n’est pas limitée dans son analyse par le libellé de la question certifiée, et qu’elle peut la reformuler pour capturer la véritable question juridique présentée (Tretsetsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175, 398 DLR (4th) 685, par le juge Rennie, au paragraphe 5, (motifs dissidents, mais pas sur ce point); Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ekanza Ezokola, 2011 CAF 224, [2011] 3 RCF 417, aux paragraphes 40 à 44, confirmé sans remarque sur ce point par l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678). Il est entendu que toute question reformulée doit également satisfaire aux critères applicables à une question dûment certifiée.

[47]  À mon avis, les questions proposées ne se prêtent pas à la certification. Comme je l’ai mentionné précédemment, en l’espèce, l’agente a conclu que le demandeur n’était pas crédible. La Cour a conclu précédemment que l’agente ne peut pas rejeter une demande sans avoir à conclure expressément que le demandeur est interdit de territoire, au motif qu’elle n’est pas en mesure de conclure que le demandeur n’est pas interdit de territoire (Noori, au paragraphe 18; Ramalingham, au paragraphe 37). Par conséquent, les questions ne découlent pas des faits de l’espèce et elles ne sont pas non plus déterminantes.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2466-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour d’avril 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2466-17

 

INTITULÉ :

ODAI MOHAMMAD KABRAN c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario) (par vidéoconférence)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 janvier 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Johanna Dennie

 

Pour le demandeur

 

Nicholas Dodokin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Legal Assistance of Windsor

Windsor (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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