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Date : 20180129


Dossier : IMM-3011-17

Référence : 2018 CF 86

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 janvier 2018

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

NAVPREET KAUR ET MANJIT KAUR

demanderesses

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Manjit Kaur et Navpreet Kaur sont mère et fille. Elles demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SAI a rejeté leur appel déposé à l’encontre d’une décision d’un agent des visas de refuser la demande présentée par Navpreet en vue de parrainer sa mère, Manjit, à titre de résidente permanente du Canada. La SAI a confirmé la décision de l’agent des visas de refuser la demande de parrainage pour fausse représentation, en violation de l’article 16 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

[2]  Pour les motifs exposés ci-après, je suis d’avis que de nombreux aspects de la décision de la SAI ne sont pas étayés par la preuve. De manière plus générale, la prémisse sous-jacente, selon laquelle Manjit et son ancien mari étaient divorcés uniquement [traduction] « sur papier », est fondamentalement invraisemblable. Compte tenu de cette conclusion, il est également nécessaire de procéder à un nouvel examen des considérations d’ordre humanitaire. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Résumé des faits

[3]  Manjit est une citoyenne de l’Inde, où elle réside à l’heure actuelle. Elle s’est mariée en 1982. Le couple a eu deux enfants, dont Navpreet. Peu de temps après le mariage, le mari de Manjit a quitté l’Inde pour aller travailler en Grèce, où il est demeuré jusqu’en 1985.

[4]  On ne sait pas exactement à quel moment Manjit et son mari se sont séparés. Manjit a témoigné devant la SAI que c’est arrivé en 1989, quand son mari a quitté l’Inde pour les États-Unis.

[5]  En 1999, le mari de Manjit a présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre d’entrepreneur. Il n’a pas inclus Manjit ni l’un ou l’autre des enfants dans la demande, mais a reconnu qu’il détenait un compte de banque conjoint avec Manjit. La sœur de Manjit a fourni des renseignements financiers à l’appui de la demande. La demande a été refusée.

[6]  En 2002, Manjit a obtenu un jugement de divorce. Le jugement indiquait que le couple s’était séparé en 1999, mais Manjit a témoigné que c’était une erreur. Elle a dit que l’avocat qui a préparé le document a par erreur indiqué l’année 1999 comme date de séparation plutôt que 1989, l’année où son mari a quitté l’Inde pour les États-Unis.

[7]  Peu de temps après le divorce, l’ancien mari de Manjit a épousé une citoyenne canadienne. Il a été parrainé par sa seconde épouse en 2004, et est devenu résident permanent du Canada en 2007. Les enfants, y compris Navpreet, ont été inclus comme personnes à charge dans la demande, et sont également devenus résidents permanents du Canada.

[8]  Peu de temps après qu’il eut obtenu le statut de résident permanent, l’ancien mari de Manjit a divorcé de sa seconde épouse. Son dossier d’immigration a été annoté comme un possible cas de mariage de convenance.

[9]  La même année, Navpreet a demandé à parrainer Manjit pour sa demande de résidence permanente.

[10]  En 2014, un agent des visas a mené une enquête sur le terrain dans le village indien où l’ancien mari de Manjit vivait, et a découvert que des personnes là-bas, y compris un cousin et un neveu, croyaient qu’il était toujours marié à Manjit.

[11]  La demande de parrainage parental de Manjit et de Navpreet a été rejetée le 31 mai 2014. L’agent des visas a estimé que Manjit avait demandé le divorce pour permettre à son ancien mari d’obtenir le statut de résident permanent au Canada. L’agent des visas a relevé trois problèmes appuyant la conclusion que Manjit continuait d’entretenir une relation avec son ancien mari, même s’ils étaient divorcés « sur papier » :

  • (a) il ne faisait aucun sens que l’ancien mari de Manjit vive avec la sœur de Manjit au Canada si le couple était vraiment séparé;

  • (b) Manjit a affirmé qu’elle était hésitante à parler du divorce parce qu’elle trouvait cela embarrassant, même si c’est elle qui avait demandé le divorce;

  • (c) les gens dans le village en Inde où vivait l’ancien mari n’étaient pas au courant du divorce.

[12]  Manjit et Navpreet ont interjeté appel auprès de la SAI concernant la décision de l’agent des visas.

III.  Décision contestée

[13]  La SAI a rejeté l’appel à l’encontre de la décision de l’agent des visas le 7 juin 2017. La SAI a convenu que la demande de parrainage parental devait être rejetée pour fausse représentation, et a souligné les écarts dans le témoignage concernant :

  • (a) la question de savoir si l’ancien mari avait abandonné le mariage en 1989, en 1996 ou en 1999;

  • (b) les raisons pour lesquelles l’ancien mari de Manjit vivait avec la sœur de Manjit au Canada;

  • (c) la question de savoir quand et pourquoi la belle-mère de Manjit l’avait jetée hors de la maison familiale en Inde.

[14]  La SAI a par conséquent conclu que la décision de l’agent des visas de refuser la demande de parrainage parental était légalement valide. La SAI a également conclu que les considérations d’ordre humanitaire ne suffisaient pas à justifier la prise de mesures spéciales. La SAI a souligné le manque de crédibilité de Navpreet et de Manjit et l’absence de remords concernant leurs déclarations mensongères. La SAI a reconnu que Manjit n’avait plus de famille en Inde, mais a estimé qu’elle était [traduction] « très à l’aise » compte tenu du revenu tiré de ses propriétés et de l’aide financière de ses enfants au Canada. La SAI a souligné que Navpreet avait une vie confortable au Canada, et a estimé que l’intérêt supérieur des enfants était une question neutre.

IV.  Questions en litige

[15]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. Les conclusions de la SAI quant à la crédibilité des demanderesses étaient-elles raisonnables?

  2. L’examen par la SAI des considérations d’ordre humanitaire était-il raisonnable?

V.  Analyse

[16]  La décision de la SAI en matière de crédibilité et son examen des considérations d’ordre humanitaire doivent être examinés en vertu de la norme de contrôle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 58). La Cour interviendra uniquement si la décision n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

A.  Les conclusions de la SAI quant à la crédibilité des demanderesses étaient-elles raisonnables?

[17]  L’avocat des demanderesses reconnaît qu’il y avait des écarts dans le témoignage concernant le mariage de Manjit à son ancien mari. Cependant, il semble que la SAI n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants qui tendaient à corroborer le témoignage de Manjit, selon lequel son ancien mari a abandonné le mariage en 1989. C’est l’année où il a quitté l’Inde pour les États-Unis, ne retournant que brièvement en 1996 pour voir ses enfants. Sa demande de résidence permanente déposée en 1999 n’incluait pas Manjit ou les enfants comme personnes à charge. L’agent des visas qui a rejeté la demande a souligné qu’il avait vécu aux États-Unis pendant plus de dix ans. Le jugement de divorce a été prononcé en décembre 2002 et donnait comme date de séparation l’année 1999. Cependant, on y soulignait également que l’ancien mari de Manjit avait quitté l’Inde [traduction] « trois ans auparavant », ce qui était clairement une erreur. Il n’est pas contesté qu’il est entré clandestinement aux États-Unis en 1989.

[18]  La SAI n’a pas non plus tenu compte des explications de Navpreet pour justifier pourquoi son père était demeuré proche de la sœur de Manjit. Navpreet a témoigné que son père, alors qu’il était toujours marié à Manjit, reconduisait sa tante à l’école. Sa tante et son père se respectaient mutuellement, et le divorce n’a pas entaché leur relation. La SAI n’a pas retenu cette explication ou n’a pas fourni de motifs pour la rejeter. Elle a plutôt supposé, sans preuve, que les proches d’un couple ne pouvaient rester en bons termes après la séparation du couple.

[19]  L’avocat du défendeur a été incapable d’indiquer à la Cour quoi que ce soit dans le dossier qui pourrait soutenir la conclusion de la SAI selon laquelle Manjit a donné des versions divergentes de son expulsion de la maison familiale par sa belle-mère. Elle semble avoir témoigné de façon constante que cela était arrivé en 1989, après que son mari eut quitté le pays.

[20]  De manière plus générale, l’agent des visas et la SAI ont estimé que Manjit et son ancien mari continuaient d’entretenir une relation, malgré qu’ils soient divorcés « sur papier ». Cette conclusion ne concorde pas avec les éléments de preuve et est fondamentalement invraisemblable. Selon Manjit, son ancien mari a abandonné le mariage en 1989, il y a presque 30 ans. Même si on supposait qu’il a abandonné le mariage en 1999, cela fait maintenant presque 20 ans. La SAI n’a pas expliqué pourquoi le couple entretiendrait un tel stratagème très élaboré pour être réuni au Canada après des décennies de séparation.

[21]  Étant donné les nombreux aspects de la décision de la SAI qui ne sont pas étayés par la preuve, et l’invraisemblance fondamentale de la prémisse sous-jacente, je conclus que la décision dans son ensemble était déraisonnable.

B.  L’examen par la SAI des considérations d’ordre humanitaire était-il raisonnable?

[22]  La SAI a souligné que l’obligation de franchise et la communication de renseignements véridiques étaient d’une importance fondamentale pour l’intégrité du système d’immigration du Canada. Elle a ensuite décrit les écarts non résolus dans le témoignage entourant le mariage de Manjit à son ancien mari comme étant un [traduction] « facteur très défavorable ». La SAI a estimé que l’absence de remords des demanderesses était un autre [traduction] « facteur très défavorable ».

[23]  Compte tenu de ma conclusion concernant la conclusion déraisonnable de la SAI, selon laquelle Manjit et son ancien mari étaient divorcés uniquement [traduction] « sur papier », il est nécessaire de procéder à un nouvel examen des considérations d’ordre humanitaire.

VI.  Conclusion

[24]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour nouvel examen. Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification en vue d’un appel, et aucune question n’est soulevée en l’espèce.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAI constitué différemment pour nouvel examen.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3011-17

 

INTITULÉ :

NAVPREET KAUR ET MANJIT KAUR c. LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 janvier 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 janvier 2018

 

COMPARUTIONS :

Jeremiah A. Eastman

 

Pour les demanderesses

 

Asha Gafar

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eastman Law Office Professional Corporation

Avocats

Brampton (Ontario)

 

Pour les demanderesses

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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