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Date : 20180205


Dossier : IMM-3393-17

Citation : 2018 CF 119

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 février 2018

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

SEMERE TESFAYE KETO

demandeur

et

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur sollicite l’annulation d’une décision dans laquelle la Section d’appel de l’immigration l’a déclaré interdit de territoire au Canada conformément à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). Elle a en effet conclu que le demandeur était membre de Ginbot 7 et que ce groupe répondait à la description fournie à l’alinéa 34(1)f).

[2]  J’estime que la Section d’appel de l’immigration a mal interprété certains éléments de preuve et mal représenté d’autres faits, à tel point qu’on ne peut se fonder sur la décision, ce qui en fait une décision déraisonnable. Pour cette raison, la présente demande est accueillie.

[3]  Le demandeur est un citoyen de l’Éthiopie. Il est arrivé au Canada en avril 2013, et par la suite présenté une demande d’asile à partir du Canada, au motif qu’il était persécuté par le gouvernement éthiopien du fait de ses opinions politiques présumées. En avril 2015, il a été reçu en entrevue par un agent d’immigration au sujet de sa participation au sein du groupe politique Ginbot 7. L’agent s’est appuyé sur les résultats de cette entrevue pour produire un rapport au titre de l’article 44 dans lequel il a indiqué que, selon lui, le demandeur était interdit de territoire au Canada.

[4]  Le 24 juillet 2015, le demandeur a témoigné oralement lors d’une audience devant la Section de l’immigration. Celle-ci a conclu qu’il n’y avait pas de motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

[5]  Le ministre a interjeté appel devant la Section d’appel de l’immigration. Les deux parties ont convenu que la question ne nécessitait pas d’autre audience et que la Section d’appel de l’immigration rendrait une décision fondée sur le dossier d’appel et les observations écrites. Dans sa décision du 20 juillet 2017, la Section d’appel de l’immigration a accueilli l’appel du ministre et a conclu que le demandeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

[6]  La Section d’appel de l’immigration a conclu que la Section de l’immigration avait jugé le demandeur crédible puisqu’elle n’avait tiré aucune conclusion explicite sur la crédibilité de ses éléments de preuve. C’est également ce que je pense.

[7]  La Section d’appel de l’immigration a indiqué qu’elle trancherait l’affaire de novo. Les parties ayant convenu que l’appel serait tranché « en chambre », la Section d’appel de l’immigration a indiqué que toute conclusion qu’elle tirerait quant à crédibilité reposerait sur les documents au dossier.

[8]  La Section d’appel de l’immigration a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que Ginbot 7 répondait à la définition d’une organisation conformément au paragraphe 34(1) de la Loi. Cette conclusion n’est pas contestée par le demandeur.

[9]  La Section d’appel de l’immigration a ensuite cherché à déterminer si le demandeur était membre de Ginbot 7, ce qui est le fondement de la décision visée par le contrôle.

[10]  La Section d’appel de l’immigration a indiqué qu’il est bien établi que le terme « membre », tel qu’il est utilisé au paragraphe 34(1) de la Loi, doit recevoir une interprétation large. Dans la décision B074 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146, aux paragraphes 28 et 29, la Cour fédérale a indiqué qu’il fallait tenir compte de trois facteurs pour évaluer la participation au sein d’une organisation : la nature des activités de l’intéressé au sein de l’organisation, la durée de la participation et le degré d’engagement de l’intéressé à l’égard des buts et objectifs de l’organisation. La Cour a aussi souligné que lorsque certains facteurs donnent à penser que la personne n’est pas membre de l’organisation, ces facteurs doivent être raisonnablement examinés et appréciés.

[11]  La Section d’appel de l’immigration a examiné les éléments de preuve présentés par le demandeur dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA), lors de son entrevue du 1er avril 2015 avec un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et dans son témoignage devant la Section de l’immigration. Elle a conclu, d’après le formulaire FDA, que l’oncle du demandeur était membre de Ginbot 7, sans toutefois trouver des éléments de preuve que le demandeur l’était aussi.

[12]  La Section d’appel de l’immigration a tiré deux conclusions concernant l’entrevue avec l’ASFC. Premièrement, le demandeur a pris soin de répéter qu’il n’était pas membre de Ginbot 7. N’est-il pas évident qu’une personne, sachant que l’appartenance à un groupe est le point en litige et qu’elle n’est pas membre du groupe en question, pourrait déclarer à maintes reprises qu’elle n’est pas membre? En quoi le fait de répéter qu’elle n’est pas membre prouve-t-il qu’elle est membre? Une personne soupçonnée d’avoir commis un crime n’est pas davantage susceptible d’être le criminel parce qu’elle répète qu’elle est innocente, lorsqu’elle l’est effectivement. Il n’y a pas non plus davantage de chances qu’elle mente.

[13]  Deuxièmement, la Section d’appel de l’immigration a conclu que le demandeur s’était montré [traduction] « volontairement vague » lorsqu’on lui a demandé de fournir des détails sur ses activités d’organisation de réunions secrètes à l’université. Il est extrêmement difficile d’évaluer l’intention d’une personne à partir d’un dossier écrit. Ici, la conclusion est simplement erronée puisque, comme l’admet le ministre, aucun élément de preuve n’indique que le demandeur a participé à l’organisation de réunions à l’université.

[14]  Ces deux conclusions suffisent pour établir que la décision de la Section d’appel de l’immigration était déraisonnable.

[15]  La Section d’appel de l’immigration a aussi tiré deux conclusions quant à la crédibilité en ce qui concerne l’audience du demandeur devant la Section de l’immigration. Premièrement, elle ne l’a pas jugé crédible lorsqu’il a affirmé ne pas savoir quelles étaient les principales fonctions de son oncle, alors qu’il avait répondu de façon très précise aux autres questions sur le mouvement d’opposition. Deuxièmement, elle a trouvé que son incapacité à exposer le contenu des dépliants qu’il a aidé à concevoir et à distribuer n’était pas crédible puisque le gouvernement aurait probablement considéré les dépliants comme subversifs.

[16]  La Section de l’immigration était en mesure de voir le comportement des témoins, ce qui n’était pas le cas de la Section d’appel de l’immigration puisque l’appel a été instruit uniquement sur des dossiers écrits. Je conviens avec le demandeur que, dans ces circonstances, la Section d’appel de l’immigration ne devrait s’écarter des conclusions de la Section de l’immigration quant à la crédibilité que lorsque le dossier écrit lui fournit des éléments de preuve convaincants indiquant que les conclusions de la Section de l’immigration étaient erronées.

[17]  Je suis préoccupé par le fait que la Section d’appel de l’immigration a jugé insuffisantes les réponses du demandeur quant aux activités de son oncle parce qu’il avait répondu de façon [traduction] « précise » aux autres questions. Si la Section d’appel de l’immigration, comme la Section de l’immigration, avait pu entendre des témoignages oraux, elle aurait pu poser des questions de suivi si elle n’était pas satisfaite de la réponse du demandeur à ce sujet. La Section d’appel de l’immigration n’a relevé, dans le témoignage du demandeur, aucune contradiction concrète à ce sujet qui justifierait de s’écarter de la conclusion de crédibilité (sous-entendue) de la Section de l’immigration sur cette question. À ce titre, je juge que la conclusion de la Section d’appel de l’immigration sur cette question n’était pas raisonnable. C’est la deuxième raison pour laquelle la Section d’appel de l’immigration a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur. Cette raison est elle aussi douteuse et appuie l’annulation de la décision.

[18]  La troisième conclusion quant à la crédibilité reposait sur la conclusion de la Section d’appel de l’immigration selon laquelle il n’était pas plausible que le demandeur soit incapable d’exposer en détail le contenu des dépliants qu’il avait mis en page et distribués. Sa description du contenu est présentée à la page 111 du dossier certifié du tribunal. Il y indique que les dépliants se concentraient généralement sur les éléments suivants :

  Soutenir le parti Genbate 7 et choisir la bonne voie vers la démocratie et vers une bonne gouvernance.

  Le parti Genbate 7 est le parti qui vous permettra d’avoir la liberté d’expression, les droits humains fondamentaux et l’unité parmi les Éthiopiens.

  Nous avons besoin de la liberté de presse et de la liberté d’expression.

[19]  Encore une fois, il est indiqué que la Section de l’immigration a accepté la réponse du demandeur lorsqu’il a été interrogé sur le contenu des dépliants. Il a affirmé ne pas avoir rédigé le contenu et avoir simplement fait la mise en page afin de le rendre plus attrayant. Lorsqu’on lui a indiqué qu’il aurait sûrement lu les dépliants puisque Ginbot 7 était une organisation illégale, il a répondu qu’il avait distribué les dépliants avant que le parti Ginbot 7 ne devienne illégal. Les éléments de preuve au dossier montrent que presque toutes ses activités de mise en page et de distribution ont eu lieu avant que le gouvernement commence à prendre des mesures contre Ginbot 7. Par conséquent, je trouve qu’il était déraisonnable que la Section d’appel de l’immigration ne tienne pas compte de son explication selon laquelle il ne connaissait pas le contenu détaillé du dépliant, à savoir qu’il ne trouvait pas dangereux de créer et de distribuer les dépliants au moment où il l’a fait et qu’il n’était pas responsable du contenu du dépliant.

[20]  Ce cas illustre les dangers qu’il y a à ce qu’un tribunal d’appel tire, quant à la crédibilité, des conclusions différentes de celles du tribunal ayant rendu la décision visée par l’appel, lorsque l’instruction de l’appel repose uniquement sur le dossier écrit.

[21]  Pour ces motifs, la demande est accueillie. Aucune question n’a été posée aux fins de certification.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3393-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.   Le nom du défendeur dans l’intitulé sera remplacé par « Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ».

2.   La demande est accueillie, la décision visée par le contrôle est annulée et l’appel du ministre interjeté contre la décision en matière d’immigration est renvoyé à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel de l’immigration.

3.   Aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-3393-17

INTITULÉ :

SEMERE TESFAYE KETO c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JANVIER 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

DATE DES MOTIFS :

LE 5 FÉVRIER 2018


COMPARUTIONS :

Ram C. Sankaran

Pour le demandeur

David Shiroky

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Bureau régional des Prairies – Edmonton

Edmonton (Alberta)

 

Pour le DÉFENDEUR

 

 

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