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Date : 20180213


Dossier : T‑1027‑17

Référence : 2018 CF 151

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ANDREW JAMES FISHER‑TENNANT, REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR LÉGAL, JONATHAN TENNANT

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire concerne une demande de certificat de citoyenneté par un mineur, Andrew James Fisher‑Tennant (le « demandeur »). Le demandeur et son père (Jonathan Tennant, un citoyen canadien) sont tous les deux nés à l’étranger. Bien que cela empêche normalement la demande de la citoyenneté canadienne par filiation, il existe une exception lorsqu’un grand‑parent était au service, à l’étranger, de l’administration publique fédérale au moment de la naissance du parent du demandeur. Le demandeur a demandé que cette exception soit appliquée en fournissant les documents pour appuyer la position selon laquelle son grand‑père paternel était employé à l’Agence canadienne de développement international (l’« ACDI ») à la naissance de Jonathan Tennant. Ainsi, le demandeur demande la citoyenneté canadienne par filiation.

[2]  Invoquant l’avis d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (« IRCC »), une agente de la citoyenneté (l’« agente ») a conclu que le grand‑père paternel du demandeur n’était pas au service de l’administration publique fédérale et que le demandeur n’était donc pas citoyen canadien par filiation. Par conséquent, elle a refusé de délivrer un certificat de citoyenneté canadienne.

[3]  Le demandeur sollicite l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision de l’agente, et demande une réparation sous forme d’un jugement déclaratoire confirmant la citoyenneté canadienne du demandeur ainsi qu’une ordonnance en la forme d’un mandamus pour obliger le ministre à délivrer un certificat de citoyenneté.

[4]  Concédant que l’agente a entravé son pouvoir discrétionnaire et n’a pas accordé au demandeur l’équité procédurale, le défendeur demande que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée pour nouvelle décision.

II.  Les faits

[5]  Le demandeur est né aux États‑Unis d’Amérique le 10 novembre 2015. Son père biologique est Jonathan Tennant, un citoyen canadien. Jonathan Tennant est aussi né à l’étranger. Il est né en Malaisie le 12 octobre 1971, à l’époque où son père, M. Paul Tennant, professeur à l’Université de la Colombie‑Britannique (l’« UCB »), donnait des cours à l’Université de Penang.

[6]  L’arrivée de M. Tennant en Malaisie a eu lieu dans des circonstances plutôt exceptionnelles. À l’époque, le Canada participait à une initiative de développement nommée le Plan Colombo pour le développement coopératif en Asie du Sud et du Sud‑Ouest, et l’ACDI était chargée de remplir les engagements du Canada dans le cadre du plan, relativement au secteur de l’éducation. Lorsqu’un universitaire malaisien s’est rendu compte que M. Tennant avait besoin de prendre une année sabbatique, il a communiqué avec le bureau de l’ACDI en Malaisie et a demandé que M. Tennant vienne enseigner à l’Université de Penang pour l’année universitaire de 1971‑1972. M. Tennant a saisi cette occasion; l’ACDI et l’UCB ont ensuite entamé des négociations concernant sa mutation. Il a été entendu que M. Tennant recevrait un passeport canadien portant une mention spéciale à l’appui de son voyage, et que sa famille l’accompagnerait en Malaisie. L’ACDI payerait ses dépenses de voyage et de déménagement. M. Tennant recevrait son salaire habituel ainsi que les avantages sociaux de l’UCB, et l’ACDI rembourserait à l’UCB la totalité de ce salaire et des avantages sociaux. Enfin, M. Tennant et son épouse devaient se conduire en tout temps comme des représentants du Canada.

[7]  Le 31 mai 2016, le père du demandeur a fait une demande de certificat de citoyenneté pour son fils. Dans le cadre de la demande, il a déposé des éléments de preuve quant à la nature de l’emploi de M. Tennant en Malaisie : notamment, un passeport portant le sceau d’Affaires étrangères Canada en date du 12 mai 1971, accompagné d’une inscription spéciale indiquant ce qui suit :

[traduction]

LE DÉTENTEUR SE REND EN MALAISIE À TITRE DE PROFESSEUR D’UNIVERSITÉ DONT LES SERVICES SONT RETENUS PAR LE GOUVERNEMENT DU CANADA DANS LE CADRE DE L’ACCORD DE COOPÉRATION TECHNIQUE CONCLU ENTRE LE CANADA ET LA MALAISIE (annexe A).

[8]  Le passeport comporte également un sceau d’Affaires étrangères Canada daté du 5 novembre 1973, avec une note annulant l’inscription précitée.

[9]  Aussi, le demandeur a déposé une lettre d’Allan Tupper, professeur et chef du département des Sciences politiques de l’UCB. La lettre confirme que M. Tennant a enseigné à l’Université de Penang de 1971 à 1973, et que l’UCB payait son salaire et les avantages, mais était ensuite remboursée par l’ACDI.

[10]  Enfin, le demandeur a déposé un formulaire de demande d’enregistrement d’une naissance à l’étranger (« ENE ») qui a été utilisé pour enregistrer la naissance de Jonathan Tennant. Au bas du formulaire sous la rubrique [traduction] « Motifs des absences, » il y a l’inscription [traduction] « Au service d’un projet de l’ACDI » (annexe B).

[11]  Le 3 octobre 2016, l’agente a demandé l’avis d’IRCC (annexe C) quant à savoir si le demandeur était un citoyen par application de l’alinéa 3(5)b) de la Loi sur la citoyenneté, SC 1946, c 15, [la « Loi »]. Normalement, le fait que le demandeur et son père sont tous les deux nés à l’extérieur du Canada empêcherait le demandeur d’obtenir la citoyenneté par filiation au titre du sous‑alinéa 3(3)b)(ii) de la Loi (communément appelé « la limite de la première génération »). Toutefois, l’alinéa 3(5)b) fournit une exception lorsqu’un grand‑parent du demandeur était « au service » de l’administration publique fédérale au moment de la naissance du parent du demandeur (familièrement connu comme étant l’exception du « fonctionnaire de l’État »). Les dispositions applicables de la Loi sont les suivantes :

Citoyens

Persons who are citizens

3 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, a qualité de citoyen toute personne :

3 (1) Subject to this Act, a person is a citizen if

[…]

[…]

b) née à l’étranger après le 14 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance;

(b) the person was born outside Canada after February 14, 1977 and at the time of his birth one of his parents, other than a parent who adopted him, was a citizen;

Inapplicabilité après la première génération

Not applicable—after first generation

(3) Les alinéas (1)b), f) à j), q) et r) ne s’appliquent pas à la personne née à l’étranger dont, selon le cas :

(3) Paragraphs (1)(b), (f) to (j), (q) and (r) do not apply to a person born outside Canada

[…]

[…]

b) à un moment donné, seul le père ou la mère avait qualité de citoyen, et ce, au titre de l’une des dispositions ci‑après, ou les deux parents avaient cette qualité au titre de l’une de celles‑ci :

(b) if, at any time, only one of the person’s parents was a citizen and that parent was a citizen under any of the following provisions, or both of the person’s parents were citizens under any of the following provisions:

[…]

[…]

(ii) l’alinéa 5(1)b) de la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.C. 1946, ch. 15, édicté par S.C. 1950, ch. 29, art. 2,

(ii) paragraph 5(1)(b) of the Canadian Citizenship Act, S.C. 1946, c. 15, as enacted by S.C. 1950, c. 29, s. 2,2,

Exception – enfant ou petit‑enfant d’une personne en service à l’étranger

Exception — child or grandchild of person in service abroad

(5) Le paragraphe (3) ne s’applique pas :

(5) Subsection (3) does not apply to a person

[…]

[…]

b) à la personne née d’un parent dont, au moment de la naissance de celui‑ci, le ou les parents étaient, sans avoir été engagés sur place, au service, à l’étranger, des Forces armées canadiennes ou de l’administration publique fédérale ou de celle d’une province;

(b) born to a parent one or both of whose parents, at the time of that parent’s birth, were employed outside Canada in or with the Canadian Armed Forces, the federal public administration or the public service of a province, otherwise than as a locally engaged person.

[Je souligne]

[Emphasis added]

[12]  Le 26 mai 2017, un conseiller principal en matière de programmes de la Direction générale de l’orientation des programmes de citoyenneté et de passeport d’IRCC a répondu à la demande de l’agente (annexe C). Il a mentionné que [traduction] « [m]alheureusement, un travail à l’étranger avec l’UCB n’était pas admissible pour l’exception du grand‑parent fonctionnaire de l’État à la limite de la première génération pour la citoyenneté canadienne par filiation » et que [traduction] « [s]i le demandeur avait des documents justificatifs du gouvernement du Canada qui démontraient que son grand‑parent était au service, à l’étranger, du gouvernement du Canada au moment de la naissance de son parent à l’étranger, alors nous en tiendrions compte ». Aucune demande supplémentaire n’a été faite par l’agente, soit à IRCC concernant la preuve qui avait été fournie, soit pour inviter le demandeur à fournir une preuve additionnelle au soutien de l’exception du fonctionnaire de l’État.

[13]  Dans une lettre datée du 12 juin 2017, l’agente a rejeté la demande de certificat de citoyenneté du demandeur, au motif qu’il était assujetti à la limite de la première génération pour la citoyenneté canadienne par filiation, parce que son père et lui sont tous les deux nés à l’étranger (annexe D). Bien que cette lettre ait été envoyée au demandeur, la [traduction] « Note d’approbation » datée du 30 mai 2017 (annexe E), soulignant aussi le fondement de la conclusion de l’agente et qui fait partie des motifs de la décision, ne lui a pas été fournie. Les motifs dans le courriel de l’agente et dans la Note d’approbation sont substantiellement les mêmes, mais cette dernière fait précisément référence à l’exception du fonctionnaire de l’État, ce que ne fait pas le courriel.

III.  Les questions en litige

[14]  Le demandeur et le défendeur s’entendent sur le fait qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale. Ils s’entendent également sur le fait que l’agente a entravé son pouvoir discrétionnaire en ne faisant pas d’analyse indépendante de la preuve qui lui avait été présentée et en s’appuyant seulement sur l’avis d’IRCC. Les seules questions en litige qui demeurent entre les parties portent sur la question de la réparation et des dépens. Je vais examiner ces questions à tour de rôle.

IV.  Analyse

A.  La réparation

(1)  La disponibilité de la décision imposée

[15]  Le demandeur sollicite une réparation sous forme d’un jugement déclaratoire portant que le demandeur est un citoyen canadien, en faisant valoir qu’il répond aux exigences relatives à la citoyenneté canadienne au titre de la Loi. Le demandeur soutient que cette forme de réparation n’est pas sans précédent, signalant la décision dans Glynos c Canada, [1992] 3 RCF 691 [Glynos]. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a analysé les exigences de la Loi qui s’appliquaient au cas du demandeur et, concluant qu’elles avaient été respectées, a jugé qu’il était admissible à la citoyenneté. Le demandeur souligne que, dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a affirmé que le statut de citoyen était un état, écrivant qu’« [o]n est citoyen ou on ne l’est pas » : Glynos, au par. 27. Sur ce motif, la Cour d’appel fédérale a confirmé la citoyenneté du demandeur.

[16]  Le défendeur soutient qu’il n’y a aucun motif pour rendre une décision imposée. À l’appui de cet argument, le défendeur s’appuie sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31, aux par. 13 et 14 [Rafuse], qui énonce ce qui suit :

13. Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, le rôle de la Cour à l’égard des conclusions de fait d’un tribunal est rigoureusement circonscrit. En l’absence d’erreur de droit entachant le processus d’enquête d’un tribunal fédéral ou de violation de l’obligation d’équité, la Cour peut annuler la décision pour cause d’erreur de faits uniquement si ce tribunal a tiré sa conclusion de manière abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait : Loi sur la Cour fédérale, alinéa 18.1(4)d). Par conséquent, si, en raison d’une erreur de droit, un tribunal a omis de tirer une conclusion de fait pertinente, notamment une inférence factuelle, l’affaire devrait normalement lui être renvoyée pour lui permettre de terminer son travail. Nous sommes donc d’avis que le juge aurait commis une erreur de droit si, après avoir annulé la décision de la Commission, elle lui avait renvoyé l’affaire en lui ordonnant d’accorder à M. Rafuse l’autorisation d’interjeter appel.

14. Bien que la Cour puisse donner des directives quant à la nature de la décision à rendre lorsqu’elle annule la décision d’un tribunal, il s’agit d’un pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs : Xie, précité, au paragraphe 18. Ce pouvoir doit rarement être exercé dans les cas où la question en litige est de nature essentiellement factuelle (Ali c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 3 C.F. 73 (C.F. 1re inst.)), surtout lorsque, comme en l’espèce, le tribunal n’a pas tiré la conclusion pertinente.

[Non souligné dans l’original.]

[17]  Il est sans aucun doute vrai que l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Rafuse reflète l’état actuel du droit concernant les verdicts imposés. Malgré que l’avocate du défendeur ait vaillamment tenté de convaincre la Cour que Rafuse et la série de précédents qui l’a suivi sont analogues à l’affaire en l’espèce et excluent la possibilité d’une décision imposée, je ne conclus pas que c’est le cas.

[18]  Le défendeur affirme que le décideur doit encore tirer une conclusion factuelle sur l’emploi de M. Tennant en tant que fonctionnaire de l’État. Je ne suis pas d’accord. En l’espèce, une agente de la citoyenneté a tiré la conclusion de fait pertinente; cela est évident à la lecture de la note d’approbation datée du 30 mai 2017, qui énonce que, [traduction] « selon l’information reçue et à la suite d’une vérification avec Nat‑Cit, il a été décidé que l’exception à titre de fonctionnaire de l’État ne s’appliquait pas dans ce cas‑ci » (annexe E). Compte tenu de cet énoncé, le défendeur ne peut faire valoir qu’il faut laisser le décideur terminer son travail. La conclusion de fait pertinente a été tirée, bien qu’elle ne l’ait pas été de la manière exigée par la loi.

[19]  Pour ce motif, les affaires Canada (Directeur général des élections) c Callaghan, 2011 CAF 74 [Callaghan], et Doyle c Canada (Procureur général), 2012 CF 408 [Doyle], se distinguent de celle en l’espèce. Dans Callaghan, au par. 125, la Cour d’appel fédérale a conclu que le Directeur général des élections du Canada n’avait « rendu aucune décision concernant la répartition raisonnable des dépenses de publicité collectives ». Dans Doyle, aux par. 21 à 23, notre Cour a conclu que le Directeur – Rémunération et avantages sociaux (Administration) était le décideur compétent pour tirer une conclusion de fait, et que ni le Chef d’état‑major de la Défense ni la Cour fédérale ne pouvaient court‑circuiter sa décision avec une décision imposée. Ce sont de véritables cas où une question de fait devait encore être décidée, contrairement à la présente affaire.

[20]  De façon quelque peu connexe, l’affaire Malicia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 755 [Malicia], se distingue de celle du demandeur. Dans cette affaire, le juge Russell a conclu que, parce que les parties contestaient des faits importants, la Cour n’avait pas de « fondement factuel solide » pour justifier une décision imposée. Ce n’est pas le cas pour l’affaire dont je suis saisi. Le défendeur a fait mention d’un dossier factuel incomplet, mais je n’ai reçu aucune observation quant au type de preuve qui compléterait le dossier en l’espèce. Au contraire, l’agente disposait d’une preuve substantielle concernant la nature de l’emploi de M. Tennant en Malaisie. J’y reviendrai dans un moment. Pour l’instant, je conclus que la mise en garde de la Cour d’appel fédérale dans Rafuse, soit d’éviter d’intervenir dans le processus de décision en invoquant un dossier factuel incomplet, ou de soupeser la preuve à la place du décideur, ne s’applique pas en l’espèce.

[21]  Enfin, le défendeur signale l’arrêt rendu très récemment par la Cour d’appel fédérale dans Makara c Canada (Procureur général), 2017 CAF 189, au par. 16, à l’appui de la proposition selon laquelle un jugement déclaratoire est [TRADUCTION« un énoncé judiciaire confirmant ou niant un droit légal du demandeur », et que la Cour n’a pas compétence pour rendre des jugements déclaratoires portant seulement sur des conclusions de fait. Cet énoncé est tout à fait juste. Toutefois, bien que la question de savoir si M. Tennant était un fonctionnaire de l’État en soit une de fait, le jugement déclaratoire sollicité par le demandeur constitue une question de droit (c’est‑à‑dire qu’il est un citoyen canadien au titre de l’article 3 de la Loi). Encore une fois, cet arrêt de la Cour d’appel fédérale n’exclut pas la possibilité d’un redressement de type déclaratoire dans la présente affaire.

(2)  L’applicabilité d’une décision imposée

[22]  Ayant conclu qu’il n’est pas exclu que je puisse rendre une décision imposée, je dois maintenant décider si une telle réparation extraordinaire est justifiée en l’espèce. Les nombreux précédents cités par le défendeur expliquent que cette réparation est un « pouvoir exceptionnel » (Rafuse, au par. 14) ne devant être [traduction] « exercé que dans les cas les plus clairs » (Xie c Canada (Minister of Employment and Immigration) (1994), 75 FTR 125, au par. 18), et « que lorsque l’affaire est simple » (Dai c Canada, 2000 CanLII 15181, au par. 18).

[23]  À mon avis, l’affaire du demandeur justifie la mesure de réparation exceptionnelle d’une décision imposée. Je tire cette conclusion sur la base de la clarté de la preuve dont disposait l’agente et de son approche pour en faire l’appréciation, de même que de l’absence de pouvoir discrétionnaire ministériel dans la décision en question.

a)  La preuve dont disposait l’agente et son appréciation

[24]  La preuve dont disposait l’agente démontre clairement que le grand‑père du demandeur était un fonctionnaire de l’État durant son séjour en Malaisie.

[25]  Premièrement, il y a le passeport. L’inscription spéciale à la page 4 du passeport de M. Tennant, comportant le sceau d’Affaires étrangères Canada, obtenu avant que M. Tennant soit engagé à l’Université de Penang et annulé ensuite à son retour, n’est pas une caractéristique habituelle d’un passeport canadien. Il indique précisément à toute autorité concernée qui examine le passeport l’objet du voyage de M. Tennant; à savoir que ses services avaient été [traduction] « retenus par le gouvernement du Canada dans le cadre de l’accord de coopération technique conclu entre le Canada et la Malaisie » (annexe A). Dans sa plaidoirie, l’avocate du défendeur a fait grand cas du terme [traduction] « retenus » et a soulevé la question de savoir si l’utilisation de ce terme pourrait avoir évolué avec le temps au sein d’Affaires étrangères Canada. Néanmoins, je conclus que l’utilisation du terme dans le cas présent est claire : le gouvernement du Canada a engagé M. Tennant pour remplir ses engagements dans le cadre d’une entente bilatérale de coopération technique. À la page 8 du passeport, des détails additionnels sont révélés sur la nature de la visite de M. Tennant : les autorités malaisiennes indiquent que son entrée est autorisée [traduction] « [p]our un emploi de professeur à l’Université de Penang dans le cadre du Plan Colombo » (annexe A). À mon avis, cela constitue un élément de preuve additionnel concernant la nature officielle et bilatérale du service de M. Tennant en Malaisie.

[26]  Deuxièmement, il y a la lettre de M. Tupper. Cette lettre explique le régime d’indemnisation et de remboursement qui s’appliquait pendant l’emploi de M. Tennant en Malaisie, à savoir que l’UCB continuerait de payer son salaire et ses avantages, mais serait ensuite remboursée par l’ACDI. La lettre amène à la conclusion inévitable que M. Tennant était payé indirectement par l’ACDI pour ses services en Malaisie.

[27]  Troisièmement, il y a le formulaire d’ENE qui indique clairement l’objet de la présence de M. Tennant en Malaisie comme étant [traduction] « au service d’un projet de l’ACDI » et qui porte le tampon [traduction] « VÉRIFIÉ » (annexe B).

[28]  La véracité du passeport, de la lettre ainsi que du formulaire d’ENE n’est pas contestée, et, pris ensemble, je conclus que ces éléments constituent une preuve claire que M. Tennant était « au service » de l’administration publique fédérale au moment de la naissance de son fils. La seule conclusion logique sur la preuve est que M. Tennant était à l’emploi de l’ACDI et était par conséquent un fonctionnaire de l’État. La futilité de renvoyer la décision devant une telle preuve claire milite en faveur d’une décision imposée.

[29]  La citoyenneté est au cœur de l’appartenance à une collectivité politique. Dans le contexte canadien, elle comprend des droits et privilèges substantiels liés à la mobilité, au vote, à la présentation à une élection, et à l’aide consulaire lorsqu’on voyage à l’étranger. Elle joue également un rôle important dans l’identité d’une personne. Par conséquent, ce n’est pas une question à prendre à la légère. Les conséquences de ne pas reconnaître la citoyenneté canadienne d’une personne sont sérieuses et peuvent avoir des répercussions négatives importantes sur cette personne. En effet, la Cour d’appel fédérale le reconnaît lorsqu’elle a écrit que « [l]a citoyenneté canadienne de naissance est un privilège hautement estimé » : Glynos, au par. 17.

[30]  L’approche choisie par l’agente pour examiner la demande de certificat de citoyenneté du demandeur me préoccupe. Pendant l’audience, le défendeur a insisté pour dire que l’agente avait commis une erreur de bonne foi concernant le déni d’équité procédurale et l’entrave à son pouvoir discrétionnaire, et je n’émettrai pas d’autre hypothèse. Toutefois, cela ne change rien à l’importance des conséquences qu’entraîne l’erreur de l’agente : cela signifie que la citoyenneté d’un Canadien pourrait ne pas être reconnue, ce qui n’est pas banal. Il incombe aux agents de prendre beaucoup plus de précautions lorsqu’ils rendent ces décisions fondamentales.

[31]  À mon avis, l’approche de l’agente démontre un manque de diligence semblable à celui qui a été condamné par notre Cour dans Murad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1089 [Murad]. Dans Murad, le ministre a manqué de diligence dans son traitement d’une demande de citoyenneté qui a donné lieu à une ordonnance de mandamus pour qu’il accorde la citoyenneté. Bien que je reconnaisse que le « degré d’inconduite » des représentants de l’État (dans les mots du juge Roy) dans Murad n’est pas soulevé au vu des faits de la présente affaire, je conclus que la conduite de l’agente milite néanmoins en faveur d’une réparation qui correspond à la gravité des conséquences qui découlent de la conduite de l’agente.

b)  Le pouvoir discrétionnaire ministériel

[32]  Enfin, je souhaite aborder la question du pouvoir discrétionnaire ministériel. Le défendeur fait valoir que la Cour devrait répugner à rendre une décision imposée dans les cas où une décision est à la seule discrétion du ministre : Edgar c Canada, 1999 CanLII 3821 (CA ON), aux par. 52 à 56. Le principe sous‑jacent à cette approche est la séparation entre les pouvoirs exécutif et judiciaire du gouvernement. Ce qui est plus important, cette affaire avait trait à une disposition du Règlement des douanes et de l’accise sur le paiement des primes, CRC 1978, c 457, paragraphe 3(1), qui prévoit que le ministre peut, « à sa seule discrétion, autoriser le paiement d’une prime s’élevant au montant qu’il jugera approprié ».

[33]  On ne trouve aucune formulation de ce genre dans la Loi sur la citoyenneté. Au contraire, le libellé de l’article 3 de la Loi est déclaratoire : lorsqu’il est satisfait à l’exigence prévue par l’article 3, une personne est citoyenne, indépendamment de l’action ministérielle. Par conséquent, si le grand‑père du demandeur était « au service » de l’administration publique fédérale – ce qui n’est pas une question de pouvoir discrétionnaire, mais plutôt une question de fait – alors le demandeur est citoyen. Ainsi, rendre une décision imposée en l’espèce n’empiète pas sur le pouvoir discrétionnaire ministériel.

(3)  La décision imposée : conclusion

[34]  Le cas du demandeur en est un qui justifie de rendre une décision imposée. Une preuve convaincante, sous la forme du passeport de M. Tennant, de la lettre de M. Tupper et du formulaire d’ENE, a été présentée à l’agente, preuve qui a, à mon avis, confirmé que M. Tennant était « au service » de l’administration publique fédérale au moment de son emploi en Malaisie. Au vu de cette preuve, l’agente a sollicité l’avis d’IRCC et, d’une manière qui équivalait à entraver son pouvoir discrétionnaire, elle s’est appuyée sur l’avis d’IRCC pour rejeter la demande. L’agente a aggravé cette erreur en omettant de faire preuve d’équité procédurale envers le demandeur.

[35]  Je refuse de renvoyer la présente affaire pour nouvelle décision. Selon la preuve au dossier, toute décision qui ne confirmerait pas la citoyenneté du demandeur ou qui en retarderait la reconnaissance serait injuste. Conclure autrement désavantagerait sérieusement les personnes dévouées comme M. Tennant, qui a accepté de favoriser la réalisation des objectifs du gouvernement du Canada à l’étranger au prix d’un grand sacrifice personnel. Cela le priverait d’un droit qu’il aurait autrement conservé s’il était resté au Canada, ce qui va à l’encontre du but même de l’exception du fonctionnaire de l’État prévue par la Loi.

[36]  Convaincu comme je le suis par la preuve que M. Tennant était un fonctionnaire de l’État, je n’ai aucune hésitation à conclure que le demandeur est un citoyen canadien et qu’il a droit à un jugement déclaratoire de la Cour qui le reconnaisse à ce titre. Vu que j’ai confirmé que M. Tennant était un fonctionnaire de l’État à l’étranger au moment de la naissance de Jonathan Tennant, le demandeur est légalement citoyen canadien.

B.  Les dépens

[37]  Le demandeur demande les dépens à l’égard de la requête en jugement du défendeur. Selon le demandeur, les frais liés à la réponse à la requête du défendeur n’étaient pas nécessaires, parce qu’une audience sur le fond avait déjà été prévue.

[38]  Le défendeur maintient qu’il n’y a pas lieu d’adjuger les dépens en l’espèce, faisant valoir que la requête en jugement était légitime et a été présentée rapidement, après que les discussions n’eurent pas permis d’en venir à un règlement. Le défendeur fait en outre remarquer que la demande de dépens a été présentée au titre de la mauvaise disposition de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.

[39]  Je ne suis pas convaincu que la présente affaire en est une qui justifie d’adjuger les dépens à l’encontre du défendeur. Le défendeur a raison de souligner que la requête en dépens présentée par le demandeur l’a été au titre de la mauvaise disposition. De plus, selon moi, la conduite du défendeur n’a pas été motivée par la mauvaise foi, si l’on tient compte à la fois des tentatives de règlement faites rapidement, de même que de la reconnaissance du fait que l’agente avait entravé son pouvoir discrétionnaire et manqué à l’équité procédurale. Je suis d’avis que la tentative du défendeur de disposer de l’affaire au moyen d’une requête, plutôt que par une audience, n’était motivée par rien d’autre que le souci d’économiser les ressources judiciaires.

V.  La certification

[40]  Le défendeur propose que la question suivante soit certifiée :

[traduction]

La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour rendre une décision imposée ou un jugement déclaratoire portant qu’un demandeur est un citoyen canadien conformément à la Loi sur la citoyenneté, quand un décideur n’a pas tiré une conclusion de fait selon laquelle le demandeur est un citoyen canadien selon les dispositions de la Loi sur la citoyenneté?

[41]  Je conclus que cette question ne mérite pas d’être certifiée. Comme il a déjà été mentionné, et comme l’avocate du demandeur l’a correctement fait remarquer pendant l’audience, la question de savoir si la Cour fédérale a compétence pour rendre une décision imposée est déjà bien établie. La Cour a compétence pour rendre des décisions imposées en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, comme le confirment, de manière générale, Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 757, au par. 38, et plus précisément une décision en matière de citoyenneté, Glynos, au par. 33.


JUGEMENT dans le dossier T‑1027‑17

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. Je déclare par les présentes qu’Andrew James Fisher‑Tennant est un citoyen du Canada.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour d’octobre 2019

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


ANNEXE A




ANNEXE B


 


 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1027‑17

INTITULÉ :

ANDREW JAMES FISHER‑TENNANT, REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR LÉGAL, JONATHAN TENNANT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 16 janvier 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS : 

LE 13 FÉVRIER 2018

COMPARUTIONS :

Martha Cook

Pour le demandeur

Eleanor Elstub

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Martha Cook Professional Corporation

Avocate

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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