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Date : 20180220


Dossier : IMM-2959-17

Référence : 2018 CF 194

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 février 2018

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

TAMLYN STUURMAN

STEVE STUURMAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Tamlyn Stuurman et son mari, Steve Stuurman, sont des citoyens de l’Afrique du Sud. Ils sont arrivés au Canada le 15 août 2015 et ont présenté une demande d’asile peu de temps après. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a rejeté leur demande d’asile dans une décision datée du 7 décembre 2015, après avoir conclu à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur à Johannesburg. L’appel des demandeurs à la Section d’appel des réfugiés de la CSIR a été rejeté le 22 mars 2016, et notre Cour leur a refusé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés le 29 juillet 2016.

[2]  En avril 2017, les demandeurs ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), mais un agent d’immigration principal (l’agent) a rejeté leur demande d’ERAR dans une décision datée du 18 mai 2017; la Cour a rejeté leur demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR dans Stuurman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 193. Les demandeurs ont aussi présenté en avril 2017 une demande de visa de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH) depuis le Canada, mais dans une décision datée du 24 mai 2017, le même agent qui avait rejeté la demande d’ERAR des demandeurs a décidé qu’aucune exemption ne serait accordée aux demandeurs pour leur demande de résidence permanente depuis le Canada. Les demandeurs présentent maintenant une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 (LIPR).

I.  Contexte

[3]  Tamlyn Stuurman, âgée de 29 ans, et son mari, Steve Stuurman, âgé de 36 ans, sont arrivés au Canada le 15 août 2015. Mme Stuurman soutient qu’elle avait fait l’objet d’intimidation et d’agressions sexuelles depuis qu’elle était jeune, parce qu’elle est issue d’une famille multiraciale et en raison de son [traduction] « grand gabarit ». En 2007, après avoir terminé ses études secondaires, elle a commencé à fréquenter une église à Factreton en Afrique du Sud, où elle a rencontré M. Stuurman, un pasteur qui travaillait auprès des enfants au sein de son église afin de les décourager de devenir membres de gang. À cause du travail de M. Stuurman, le gang local, Americans, a ciblé les demandeurs. En septembre 2012, Mme Stuurman a été agressée sexuellement par quatre membres du gang qui se sont introduits chez elle. À peu près un mois après cette agression, les demandeurs ont déménagé à Botrivier, en Afrique du Sud, mais, peu de temps après avoir déménagé, un individu s’est introduit chez les demandeurs, a battu M. Stuurman jusqu’à ce qu’il perde connaissance et a agressé sexuellement Mme Stuurman. Cet individu a laissé une note qui disait [traduction] « nous savons qui vous êtes et nous reviendrons ». Après cet incident, les demandeurs sont retournés à Factreton, jusqu’à ce qu’ils aient amassé suffisamment de fonds pour quitter le pays. À la suite des deux incidents au cours desquels Mme Stuurman a été agressée, les demandeurs ont parlé à la police, mais sans résultat, et ils n’ont reçu aucune aide, même après avoir s’être adressé aux autorités supérieures. La demanderesse est arrivée au Canada le 15 août 2015.

II.  Décision pour considération d’ordre humanitaire

[4]  Dans leurs observations relatives aux considérations d’ordre humanitaire, les demandeurs ont soulevé comme des facteurs à prendre en considération leur établissement réussi au Canada, les difficultés qu’ils éprouveraient s’ils retournaient en Afrique du Sud et le trouble de stress post-traumatique de Mme Stuurman diagnostiqué dans le rapport psychologique de la docteure Simone Levev.

[5]  L’agent a examiné l’établissement des demandeurs au Canada, y compris l’emploi temporaire de Mme Stuurman à la Friends of the Greenbelt Foundation et l’emploi de M. Stuurman à la Warden Full Gospel Assembly et à TDS Personnel. L’agent a également mentionné les activités bénévoles et les cours d’éducation permanente des demandeurs, ainsi que les amis qu’ils se sont faits au Canada. À cet égard, l’agent a conclu avec concision que :

[traduction]
[…] les demandeurs ont atteint un degré d’établissement par l’emploi, le bénévolat et les amitiés dans leur communauté. Je conclus que ces facteurs sont favorables, cependant, bien que les efforts soient louables, ils ne sont pas supérieurs à ceux que l’on attendrait d’autres personnes après presque 2 ans de vie au Canada.

J’admets que les demandeurs ont développé beaucoup d’amitiés au Canada; cependant, des éléments de preuve insuffisants ont été présentés pour soutenir le fait que les relations susmentionnées se caractérisent par un degré d’interdépendance et d’appui. En plus, je ne suis pas convaincu que la séparation de leurs amis au Canada romprait les liens qui ont été établis. Il n’y a pas assez d’éléments de preuve devant moi pour démontrer que les demandeurs ne seraient pas capables de maintenir leurs amitiés par les médias sociaux, Internet, des lettres et des contacts téléphoniques.

[6]  En ce qui concerne le risque et la situation défavorable du pays, l’agent a tenu compte d’un rapport psychologique daté du 23 novembre 2015. L’agent a souligné que la conclusion du rapport qui indique que : [traduction] « À l’aide du soutien, du temps et de l’adaptation continue à la vie à Toronto, il est probable que Mme Stuurman se remettra des symptômes de stress post-traumatique. Il est possible que ces symptômes augmentent si elle est renvoyée en Afrique du Sud. » L’agent a reconnu qu’on avait diagnostiqué chez Mme Stuurman le trouble de stress post-traumatique à la suite des agressions sexuelles qu’elle a subies en Afrique du Sud, puis il a continué en déclarant que :

[traduction]
[…] la demanderesse a présenté très peu d’observations concernant les consultations de suivi avec cette psychologue ou d’autres consultations par rapport à son trouble de stress post-traumatique. Le rapport datait du 23 novembre 2015 et la signature dans cette demande datait du 19 avril 2017. Donc, je dois conclure que la demanderesse n’a pas cherché à obtenir d’autres services de consultation ou d’autres traitements de son trouble de stress post-traumatique lorsqu’elle était au Canada. Bien que je reconnaisse que la psychologue a déclaré que les symptômes de la demanderesse pourraient s’aggraver si elle était renvoyée en Afrique du Sud, la demanderesse a présenté peu d’éléments de preuve documentaire démontrant qu’elle ne serait pas en mesure de recevoir davantage de services de consultation en Afrique du Sud ou que le traitement pour son trouble de stress post-traumatique ne serait pas disponible si elle le demandait à son retour afin de poursuivre son processus de guérison.

[7]  Quant à la criminalité et à la violence en Afrique du Sud, l’agent a réitéré la conclusion tirée de sa décision relativement à l’ERAR, à savoir que, malgré le fait que la criminalité et la violence représentent des problèmes graves en Afrique du Sud, cette situation indésirable généralisée du pays s’applique à tous les résidents et qu’elle n’était pas propre aux demandeurs, et que ces problèmes ont été reconnus et que le gouvernement s’efforce de les régler. En réponse à la déclaration des demandeurs selon laquelle ils ont été victimes de discrimination parce qu’ils sont membres de minorités visibles qui ne sont pas acceptées par les personnes de race blanche et qui sont ciblées par les personnes de race noire, l’agent a accordé très peu d’importance à ce fait en soulignant qu’ils ont vécu toute leur vie en Afrique du Sud et qu’ils ont présenté très peu d’éléments de preuve selon lesquels ils seraient ciblés à cause de leur race au-delà d’une description de racisme généralisé dans l’affidavit des demandeurs. L’agent a également accordé très peu d’importance à l’argumentation des demandeurs selon laquelle ils seraient confrontés à la misère et au manque de soins de santé adéquats en Afrique du Sud, en soulignant non seulement que les deux demandeurs étaient très instruits et qu’ils avaient un emploi jusqu’au moment de leur départ d’Afrique du Sud, mais aussi qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve démontrant qu’on leur avait refusé ou qu’ils étaient incapables de trouver des soins de santé adéquats en Afrique du Sud. L’agent a conclu en remarquant que, bien que le Canada soit un pays plus attrayant que l’Afrique du Sud pour les demandeurs, cela n’est pas un facteur déterminant d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a donc conclu que les considérations d’ordre humanitaire étaient insuffisantes pour justifier l’octroi d’une exemption en application du paragraphe 25(1) de la LIPR.

III.  Questions en litige

[8]  Même si les demandeurs soulèvent sept questions distinctes concernant la décision de l’agent, à mon avis, la question principale est de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

IV.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[9]  La décision d’un agent d’immigration de refuser une dispense conformément au paragraphe 25(1) de la LIPR comprend l’exercice du pouvoir discrétionnaire et est examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]). La décision d’un agent aux termes du paragraphe 25(1) est hautement discrétionnaire, puisque cette disposition « prévoit un mécanisme en cas de circonstances exceptionnelles » et la Cour « doit accorder une déférence considérable » à l’agent (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4 [2016] ACF no 1305; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 15 [2002] 4 RCF 358).

[10]  Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit apprécier une décision administrative quant à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », et elle doit déterminer « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [2008] 1 RCS 190). Ces critères sont remplis dès lors que les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses].

[11]  De plus, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable », et il n’entre pas « dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61 [2009] 1 RCS 339 [Khosa]. Il faut considérer la décision contestée comme « un tout » et la Cour doit s’abstenir de faire « une chasse au trésor, phrase par phrase », pour débusquer des erreurs (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458).

B.  La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[12]  Les demandeurs soutiennent que l’agent a examiné de manière erronée et déraisonnable les éléments de preuve concernant la santé mentale de Mme Stuurman, leur degré d’établissement au Canada et la situation du pays et qu’il a également effectué une analyse fragmentée des éléments de preuve, contrairement à la décision dans Kanthasamy.

[13]  Selon les demandeurs, l’agent en l’espèce, comme l’agente dans Kanthasamy, a ignoré de manière déraisonnable l’effet du renvoi du Canada sur la santé mentale de Mme Stuurman et il en a fait un [traduction] « facteur conditionnel plutôt qu’un facteur important » en l’obligeant à prouver qu’elle ne serait pas en mesure de trouver un traitement ou d’autres services de consultation en Afrique du Sud. Selon les demandeurs, l’agent paraît ne tenir aucun compte du rapport psychologique en soulignant que la docteure Levey avait seulement réitéré ce que Mme Stuurman lui avait dit, ignorant ainsi la réalité (comme l’a noté la Cour suprême dans Kanthasamy) selon laquelle presque toutes les évaluations psychologiques sont fondées, dans une certaine mesure, sur le ouï-dire.

[14]  Le défendeur affirme que Kanthasamy concerne essentiellement l’intérêt supérieur de l’enfant, en soutenant que l’analyse dans Kanthasamy ne peut pas être appliquée en l’espèce, puisqu’il n’y a aucun mineur impliqué. Selon le défendeur, l’agent a raisonnablement tenu compte des éléments de preuve concernant la santé mentale de Mme Stuurman et il a conclu qu’ils étaient insuffisants pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, et le défendeur ajoute qu’il n’appartient pas à la Cour d’intervenir dans l’évaluation de l’agent au sujet des éléments de preuve. Selon le défendeur, le rapport psychologique ne présente aucune preuve claire que Mme Stuurman subirait des répercussions négatives à cause du renvoi du Canada; le trouble de stress post-traumatique d’un demandeur ne sert pas, sans plus, à justifier le recours extraordinaire d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[15]  L’argument du défendeur concernant le principe dans Kanthasamy fondé sur l’« intérêt supérieur de l’enfant » est sans fondement. Un argument similaire a été examiné et rejeté par le juge Gascon dans Sutherland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1212, 273 ACWS (3d) 383 :

[25]  Il est également vrai que la décision Kanthasamy concernait un enfant mineur. Cependant, je suis d’avis que ses prescriptions sur le traitement des questions de santé dans les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire s’étendent également aux situations où le demandeur n’est pas un enfant, mais un adulte. En effet, dans des décisions récentes, notre Cour a appliqué l’arrêt Kanthasamy sans faire de distinction fondée sur l’âge du demandeur (Sitnikova, au paragraphe 1, Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24, au paragraphe 10). En effet, dans l’arrêt Kanthasamy, dans le volet de la décision portant sur les problèmes de santé mentale et l’évaluation des rapports psychologiques, la Cour suprême a invoqué des décisions antérieures de notre Cour touchant des demandeurs adultes, notamment Davis et Lara Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1295.

[16]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a conclu qu’une agente chargée de l’examen des motifs d’ordre humanitaire avait évalué de façon déraisonnable le rapport d’une psychologue sur la santé mentale du demandeur, en déclarant ce qui suit :

[46]  Dans son analyse des conséquences du renvoi de Jeyakannan Kanthasamy sur la santé mentale de ce dernier, par exemple, l’agente déclare qu’elle [traduction] « ne contest[ait] pas le rapport de la psychologue » et qu’elle « admet[ait] le diagnostic ». Le rapport a conclu que le demandeur souffrait d’un trouble de stress post-traumatique, ainsi que d’un trouble d’adaptation avec anxiété et humeur dépressive, en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, et son état détériorerait s’il était renvoyé du Canada […]

[47]  On comprend mal que, après avoir fait droit au diagnostic psychologique, l’agente exige quand même de Jeyakannan Kanthasamy une preuve supplémentaire quant à savoir s’il a ou non cherché à obtenir des soins ou si de tels soins étaient même offerts, ou quant aux soins qui existaient ou non au Sri Lanka. Une fois reconnu qu’il souffre d’un trouble de stress post‑traumatique, d’un trouble d’adaptation et de dépression en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, exiger en sus la preuve de l’existence de soins au Canada ou au Sri Lanka met à mal le diagnostic et a l’effet discutable d’en faire un facteur conditionnel plutôt qu’important.

[48]  De plus, en s’attachant uniquement à la possibilité que Jeyakannan Kanthasamy soit traité au Sri Lanka, l’agente passe sous silence les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale. Comme l’indiquent les Lignes directrices, les facteurs relatifs à la santé, de même que l’impossibilité d’obtenir des soins médicaux dans le pays d’origine, peuvent se révéler pertinents (Traitement des demandes au Canada, section 5.11). Par conséquent, le fait même que Jeyakannan Kanthasamy verrait, selon toute vraisemblance, sa santé mentale se détériorer s’il était renvoyé au Sri Lanka constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir au Sri Lanka des soins susceptibles d’améliorer son état [...]

[Caractères italiques dans l’original.]

[17]  À mon avis, l’agent en l’espèce, comme l’agente dans Kanthasamy, n’a pas tenu compte de l’effet du renvoi du Canada sur la santé mentale de Mme Stuurman. Il ressort clairement du rapport psychologique que l’état de la santé mentale de Mme Stuurman s’est amélioré pendant son séjour au Canada et qu’il pourrait se détériorer si elle retournait en Afrique du Sud. L’agent a omis de prendre raisonnablement en considération, d’identifier de façon adéquate et d’apprécier les éléments de preuve concernant le fait que le retour en Afrique du Sud pourrait déclencher ou provoquer d’autres préjudices psychologiques à Mme Stuurman. L’agent ne s’est pas demandé si ces difficultés étaient telles qu’elles justifiaient une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Le traitement que l’agent a réservé aux éléments de preuve d’ordre médical concernant la santé mentale de Mme Stuurman, compte tenu des prescriptions en application des problèmes de santé mentale dans les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire émanant de Kanthasamy, était déraisonnable.

[18]  Même si je conclus que le traitement que l’agent a réservé aux éléments de preuve psychologique est déraisonnable, je suis néanmoins d’accord avec l’argument du défendeur selon lequel un demandeur CH souffrant du trouble de stress post-traumatique ne peut servir, sans plus, à justifier l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Cependant, en l’espèce, il y a plus, notamment la manière déraisonnable dont l’agent a évalué l’établissement des demandeurs au Canada.

[19]  Les demandeurs soutiennent que la conclusion de l’agent concernant leur degré d’établissement était déraisonnable à la lumière des éléments de preuve, en soulignant qu’ils avaient présenté 25 lettres de soutien individuelles d’amis proches, ainsi que des preuves de travail, d’éducation et de bénévolat. Les demandeurs mentionnent particulièrement un certain nombre de lettres dans lesquelles leurs amis discutent de leurs liens étroits avec les demandeurs, ainsi qu’une lettre de la famille d’un homme que Mme Stuurman avait convaincu d’accepter le traitement médical, malgré son refus de le faire. Selon les demandeurs, leur degré d’établissement est particulièrement important compte tenu du trouble de stress post-traumatique de Mme Stuurman. Selon les demandeurs, l’évaluation superficielle de l’agent concernant leur degré d’établissement est insuffisante, déraisonnable et incorrectement évaluée en fonction des difficultés et non, comme énoncé dans Kanthasamy, plus amplement en fonction d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[20]  Selon le défendeur, les agents d’immigration ont une expertise dans l’évaluation du degré d’établissement attendu des nouveaux arrivants au Canada et la Cour devrait faire preuve de retenue à l’égard de leur conclusion sur ce point. En l’espèce, le défendeur soutient que la conclusion de l’agent au sujet du degré d’établissement des demandeurs était raisonnable dans la mesure où les méthodes de communication modernes permettraient aux demandeurs de conserver leurs amitiés au Canada depuis l’Afrique du Sud. Même si les demandeurs avaient atteint le degré d’établissement requis, le défendeur fait remarquer que cela n’est qu’un des facteurs dont il y a lieu de tenir compte lorsqu’il s’agit d’évaluer si une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est justifiée.

[21]  Les commentaires de la Cour dans Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, 414 FTR 268 [Sebbe], sont pertinents en l’espèce. Dans Sebbe, le juge Zinn a déclaré ce qui suit :

[21]  Le deuxième point qui me trouble touche aux observations formulées par l’agent dans son analyse de la question de l’établissement. Il écrit : [traduction] « Je reconnais que le demandeur a pris des mesures concrètes pour s’établir au Canada, mais je remarque qu’il a bénéficié de l’application régulière de la loi dans le cadre des programmes pour les réfugiés et qu’on lui a donc offert les outils et les possibilités nécessaires pour acquérir un certain degré d’établissement au sein de la société canadienne ». Franchement, je vois mal comment on peut affirmer que l’application régulière de la loi dont le Canada fait bénéficier les demandeurs d’asile offre à ces derniers [traduction] « les outils et les possibilités » nécessaires pour s’établir au Canada. Je suppose que l’agent entend par là que, comme le processus d’application régulière de la loi a pris un certain temps, les demandeurs ont eu l’occasion de s’établir à un certain degré. Il est possible de souscrire à une telle déclaration. Cependant, la présente affaire commande une analyse et une évaluation du degré d’établissement des demandeurs et de la mesure dans laquelle cet élément joue en faveur de l’octroi d’une dispense. L’agent ne doit pas simplement faire abstraction des mesures prises par les demandeurs et en attribuer le mérite au régime canadien de l’immigration et de la protection des réfugiés pour leur avoir donné le temps de prendre ces mesures; il doit reconnaître l’initiative dont les demandeurs ont fait preuve à cet égard. Il doit également se demander si l’interruption de cet établissement milite en faveur de l’octroi de la dispense. [Souligné dans l’original.]

[22]  De même, dans Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258, [2014] 3 RCF 639 [Chandidas], le juge Kane a affirmé ce qui suit :

[80]  […] dans le cas qui nous occupe, l’agent n’a fourni aucune raison pour expliquer pourquoi les éléments de preuve présentés au sujet du degré d’établissement étaient insuffisants. L’agent a examiné en détail le degré d’établissement des membres de la famille en parlant de leur travail, de leur revenu, des attaches familiales, des cours suivis, des établissements d’enseignement fréquentés et de leur participation à la vie de la collectivité dans divers passages de sa décision. L’agent ne précise pas en quoi consisterait pour lui un établissement extraordinaire ou exceptionnel. Il se contente d’affirmer que c’est ce à quoi il s’attendrait et que les membres de la famille ne seraient pas confrontés à des difficultés inusitées et injustifiées ou excessives s’ils étaient contraints de demander un visa depuis l’étranger. Bien que certains pourraient y voir un raisonnement, force est d’admettre qu’il ne s’agit de rien de plus que d’un énoncé informatif. [En caractères italiques dans l’original.]

[23]  Le degré d’établissement d’un demandeur au Canada ne constitue, évidemment, que l’un des divers facteurs qui doivent être pris en compte et appréciés afin d’évaluer les difficultés qui surviennent dans le cadre d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire. L’évaluation des éléments de preuve constitue également, évidemment, une partie intégrale de l’expertise et du pouvoir discrétionnaire d’un agent et la Cour doit hésiter à intervenir relativement à une décision discrétionnaire d’un agent. Toutefois, en l’espèce, l’agent a suivi la même voie inacceptable et troublante que celle visée par Chandidas et Sebbe. Il était déraisonnable pour l’agent d’écarter le degré d’établissement des demandeurs, simplement, parce que, selon lui, [traduction] « il n’est pas supérieur à celui que l’on attendrait d’autres personnes après presque 2 ans de vie au Canada ».

[24]  En l’espèce, l’agent a évalué de manière déraisonnable la durée ou l’établissement des demandeurs au Canada parce que, selon moi, il mettait l’accent sur le niveau « attendu » d’établissement et, par conséquent, il a omis de fournir une explication de ce qui constituerait un niveau d’établissement acceptable ou adéquat. L’évaluation de l’agent concernant le degré d’établissement des demandeurs est au plus superficielle et, par conséquent, déraisonnable parce qu’elle a été fondée sur des « difficultés inusitées et injustifiées ou démesurées » et non, comme énoncé dans Kanthasamy, plus amplement fondée sur une perspective humanitaire qui examine et qui soupèse « toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes ». En outre, l’agent en l’espèce, comme l’agent dans Sebbe, a omis de tenir compte de la perturbation ou de l’évaluer afin de décider si cette perturbation de leur établissement au Canada pour retourner en Afrique du Sud en vue de présenter une demande de résidence permanente constituait un facteur positif pour accorder la dispense en application du paragraphe 25(1) de la LIPR. La décision de l’agent à cet égard est déraisonnable.

[25]  Les évaluations déraisonnables de l’agent concernant les éléments de preuve psychologique et le degré d’établissement des demandeurs au Canada sont telles que la décision doit être annulée et que l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Compte tenu de cette décision, je conclus qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les observations des parties afin de savoir si l’agent a évalué de manière raisonnable les éléments de preuve concernant la situation du pays ou s’il a effectué de manière déraisonnable une analyse fragmentée des preuves, contrairement à la décision dans Kanthasamy.

V.  Conclusion

[26]  La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie parce que l’agent a évalué de manière déraisonnable non seulement l’établissement des demandeurs au Canada, mais également les éléments de preuve psychologique de la santé mentale de Mme Stuurman.

[27]   Comme aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier en application de l’alinéa 74d) de la LIPR, aucune question n’est certifiée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2959-17

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire; la décision de l’agent d’immigration principal, datée du 24 mai 2017, est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il en fasse un nouvel examen conformément aux motifs du présent jugement, et aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 18e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2959-17

 

INTITULÉ :

TAMLYN STUURMAN, STEVE STUURMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 janvier 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

 

Pour les demandeurs

 

Catherine Vasilaros

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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