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Date : 20180205


Dossier : T-364-14

Référence : 2018 CF 127

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 février 2018

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA NATION CRIE DE SADDLE LAKE, en leur propre nom et en celui de tous les membres de

LA NATION CRIE DE SADDLE LAKE

requérant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

intervenante

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une requête visant à obtenir un jugement sommaire dans une action dans laquelle le chef et le conseil de la nation crie de Saddle Lake, en leur propre nom et en celui de tous les membres de la nation crie de Saddle Lake (NCSL) demandent une déclaration selon laquelle les élections selon la coutume de 2010 pour le chef et le conseil n’est pas un service au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), c H-6 (Loi).

5 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

5 It [TI] is a discriminatory practice in the provision [Disposition] of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public

a) d’en priver un individu;

(a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

on a prohibited ground of discrimination.

[2]  La requête a été introduite dans le cadre d’une action de la NCSL qui visait à contester la décision de la Commission canadienne des droits de la personne (Commission) de déférer une plainte déposée par Vivian Wirth (Wirth) (la plainte Wirth) au Tribunal canadien des droits de la personne (Tribunal) relative à sa disqualification de se présenter à l’élection du chef et du conseil de 2010.

[3]  Les antécédents de ce litige sont inhabituels. La plaignante Wirth a choisi de ne pas participer et tant la NCSL que le procureur général du Canada (Procureur général) intimé ont convenus que la Commission n’avait pas compétence dans l’élection de 2010, mais pour des motifs très différents. Par conséquent, la Commission a été ajoutée en tant qu’intervenante et elle a, en fin de compte, joué le rôle d’intimée dans cette requête, principalement puisque : a) le procureur général n’a démontré aucun intérêt dans la question; b) Wirth n’a pas pris part au litige; c) tant la NCSL que la Commission voulaient une décision avant de mobiliser le temps et les dépenses d’un audience complète par le Tribunal.

[4]  La Cour, se conformant au règlement moderne et efficace des litiges présenté dans Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 RCS 87 (Hryniak), a déterminé que c’était une question appropriée pour une requête en jugement sommaire.

II.  Faits

A.  Faits – Retrait des élections

[5]  Les faits de cette requête ne sont pas vraiment en litige. Tant la NCSL que la Commission ont affirmé que la Cour avait tous les faits nécessaires pour trancher la requête, bien que la Commission ait demandé que la requête soit suspendue.

[6]  La bande de Saddle Lake, qui comprend la NCSL et la Whitefish Lake First Nation, est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), c I-5. Elle tient ses élections selon la coutume et non selon le processus d’élection prévu par la Loi sur les Indiens. Le chef et le conseil élu par la NCSL et le chef et le conseil élu par la Whitefish Lake First Nation siègent ensemble collectivement en tant que conseil de bande de Saddle Lake.

[7]  Les élections du chef et du conseil de la NCSL sont tenues tous les trois ans. Le chef et le conseil qui siègent nomment des agents électoraux dont les fonctions comprennent l’examen minutieux de tous les candidats et l’établissement de leur admissibilité à se présenter aux élections. Cet examen comprend la présélection, l’enquête et le retrait des personnes qui ne remplissent pas les exigences d’admissibilité de la NCSL. L’application des exigences d’admissibilité aux élections fait en sorte que seules les personnes admissibles à se présenter peuvent le faire.

[8]  La contestation de l’admissibilité est initiée par la réception d’une protestation écrite avant une échéance établie. Les agents électoraux enquêtent sur les lettres de protestation et, après que la personne nommée a eu l’occasion de répondre à la protestation, les agents électoraux décident si la personne nommée peut se présenter. Une telle décision n’est pas assujettie à un appel interne.

[9]  En mai 2010, Wirth a été nommée dans les élections. Peu après, les agents électoraux ont reçu une protestation écrite contre sa candidature.

Ils ont décidé de retirer son nom de la liste des candidats.

[10]  Wirth a présenté une plainte auprès de la Commission, dans laquelle elle prétendait qu’elle a été retirée parce qu’elle était mariée à un homme caucasien.

[11]  La position des agents électoraux, qui était attestée comme étant une preuve par affidavit non contredite en l’espèce, était que le nom de Wirth a été retiré de la liste des candidats parce qu’elle n’était pas une [traduction] « personne de bonne moralité », ce qui est une condition d’admissibilité. La NCSL indique que la décision de retrait était indépendante du sexe, de l’état civil ou de la race du conjoint de Wirth. Il y a une forte suggestion dans la preuve que la protestation était centrée sur une prétendue consommation de drogue.

[12]  Wirth s’est présentée aux deux élections suivantes, en 2013 et en 2016, sans que des protestations soient présentées contre elle. Elle n’a été élue dans aucune des élections.

[13]  Wirth a par la suite quitté la réserve, a déménagé à Vancouver et n’a pas participé activement à cette procédure, bien qu’elle ait manifesté un intérêt continu à l’égard de cette affaire.

B.  Faits – décision de la Commission

[14]  La Commission a décidé d’enquêter sur la plainte de Wirth. Dans son rapport d’enquête du 7 novembre 2012, l’enquêteur (enquêteur) a fait référence à deux des questions dans le présent litige. La première est celle de savoir si la conduite visée par la plainte, le retrait de la candidature de Writh, est un « service ».

[15]  La deuxième question est de savoir si l’élection a été menée conformément à la coutume tribale et si l’article 67 de la Loi, tel qu’il était en vigueur à l’époque, s’appliquerait de sorte que la Commission n’aurait pas compétence en la matière. C’est sur ce point que le procureur général est en accord avec la position de la NCSL selon laquelle la Commission n’a pas compétence, même si les motifs de la NCSL diffèrent. Le procureur général ne prend pas position sur la question d’un « service ».

[16]  En ce qui concerne la question du « service », l’enquêteur, se fiant à Watkin c Canada (Procureur général), 2008 CAF 170, 167 ACWS (3d) 135 (Watkin), Commission canadienne des droits de la personne c Pankiw, 2010 CF 555, 369 FTR 84, a déterminé que la tenue d’une élection profite aux membres de la NCSL et qu’il s’agit par conséquent d’un service offert au public. L’enquêteur a recommandé une enquête par le Tribunal.

[17]  La Commission a accepté la recommandation et en a informé la NCSL le 14 février 2013. Les motifs de la Commission pour renvoyer l’affaire pour une enquête sont les motifs de l’enquêteur, sauf indication contraire.

[18]  Le 22 mars 2013, la NCSL a initié un contrôle judiciaire (T-504-13) dans lequel, notamment, elle contestait la compétence de la Commission au motif que l’élection, en particulier l’application de l’admissibilité selon la coutume, n’était pas un « service ». La NCSL a également prétendu que la Commission outrepassait sa compétence puisqu’elle n’a pas tenu compte du fait que Wirth avait d’autres recours, comme elle le devait conformément aux alinéas 41(1)a) et b), et aux alinéas 44(2)a) et b) de la Loi. La NCSL a également invoqué la violation de ses droits en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, soit l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (Loi constitutionnelle).

[19]  Par la suite, par ordonnance d’un protonotaire, le procureur général a été retiré en tant que défendeur, laissant Wirth comme seule défenderesse.

[20]  À la suite du dépôt d’un avis de question constitutionnelle, et puisque Wirth a indiqué qu’elle ne participerait pas au litige, la Cour a rétabli le procureur général à titre de défendeur afin qu’il y ait une partie défenderesse dans le cadre du contrôle judiciaire.

[21]  En raison de la complexité de la preuve qui pourrait provenir de ce litige relativement aux droits autochtones prévus par l’article 35, le contrôle judiciaire de la NCSL devait être converti en action et le contrôle judiciaire devait être mis en suspens.

La NCSL a commencé une action (T-364-14) parallèle au contrôle judiciaire.

[22]  Dans la déclaration, la NCSL prétend que la Commission n’a pas compétence sur les élections coutumières et que la Loi ne s’applique pas pour les raisons suivantes :

  • La coutume électorale de la NCSL échappe au champ d’application de la Loi, qui est limitée par l’article 2 aux lois « dans le champ de compétence du Parlement », puisque l’élection coutumière de la NCSL n’est pas autorisée par le Parlement.

  • À titre subsidiaire, le recours exclusif de Wirth consistait à demander un contrôle judiciaire. Puisque la décision du fonctionnaire électoral de retirer Wirth du scrutin était une décision d’un tribunal fédéral, son seul recours judiciaire était une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c F-7.

  • Subsidiairement encore, la coutume de la NCSL n’est pas un « service », de la manière dont ce terme est utilisé à l’article 5 de la Loi. Il s’agit plutôt d’un service à la NCSL et à ses membres, et en participant au processus, Wirth fournissait un service plutôt que l’inverse.

La NCSL allègue également que le retrait de Wirth était conforme à la coutume électorale, à la fois en ce qui concerne la présélection des candidats et l’exigence que les candidats soient de bonne moralité. La coutume électorale fait partie intégrale de la culture, des traditions et des institutions de la NCSL et elle y est essentielle. Elle fait également partie du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale et à l’autodétermination reconnue et confirmé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle. La NCSL soutient que la Loi est incompatible avec son exercice de son droit de choisir des dirigeants de manière conforme à sa coutume électorale et, puisque le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle prévoit que toute loi incompatible avec la Constitution est inopérante, la Loi est par conséquent inapplicable à la coutume électorale.

[23]  Dans l’énoncé de défense de la présente action, le procureur général a pris la position que la Loi sur les Indiens s’appliquait au processus d’élection du chef et du conseil. Puisque le Conseil de bande de Saddle Lake reçoit son autorité et ses pouvoirs de la Loi sur les Indiens par sa correspondance à la définition de « conseil de la bande » au paragraphe 2(1), il est assujetti à la Loi sur les Indiens. De plus, le paragraphe 74(1) confère au ministre le pouvoir de révoquer le pouvoir relatif au processus électoral coutumier, en faisant également en sorte que le conseil de bande de Saddle Lake soit assujetti à la Loi sur les Indiens. Cela signifie que l’article 67 de la Loi s’applique et rend inapplicable la Loi, à la fois eu égard aux élections coutumières et à la plainte Wirth, puisqu’elles étaient visées par la période de grâce précédent son abrogation.

[24]  Subsidiairement :

  • si la Loi s’applique, alors le Procureur général nie que son application constitue une violation d’un quelconque droit autochtone;

  • s’il est jugé que l’application de la loi est une violation d’un quelconque droit autochtone, alors le procureur général soutient qu’une telle violation est justifiée.

[25]  La première tentative de la Commission d’être ajoutée en tant qu’intervenante dans l’action n’a pas été couronnée de succès et son appel a été rejeté. Après que le procureur général n’a pas pris position sur la question du « service », question sur laquelle la Commission avait un intérêt substantiel, la Cour a permis à la Commission de comparaître comme défenderesse dans la requête en jugement sommaire sur cette question.

[26]  L’enquête du Tribunal est en cours en théorie, mais pas en pratique. La Cour a été informée que l’affaire était suspendue en attendant la décision de la Cour sur cette requête.

III.  Questions en litige

[27]  Les faits de cette requête sont les suivants :

  • a) si la requête en jugement sommaire devait être entendue;

  • b) si l’application de la coutume électorale de la NCSL est un « service » sur lequel la Commission a compétence.

IV.  Discussion

A.  En ce qui concerne la requête en jugement sommaire

[28]  La Commission demandait un sursis de cette requête en jugement sommaire afin de lui permettre d’entendre toutes les questions, y compris celles relatives à l’article 67 de la Loi et à l’article 35 de la Loi constitutionnelle.

[29]  En toute déférence, je ne vois pas de raison suffisante pour exercer mon pouvoir discrétionnaire de suspendre cette requête. Il convient de noter que, jusqu’à ce que le Tribunal ordonne un sursis, le litige de la NCSL devant la Cour fédérale n’a pas empêché le Tribunal de poursuivre son enquête.

[30]  Comme la Commission l’a reconnu dans son avis à la NCSL relatif à la décision de renvoyer l’affaire au Tribunal, la NCSL était en droit de contester la décision de renvoi devant la Cour fédérale. Accorder une suspension de cette requête aurait pour effet d’entraver l’examen de la décision de la Commission de renvoyer l’affaire pour une enquête.

Il y a une question secondaire de savoir si une requête en jugement sommaire est appropriée. J’en discute plus loin.

[31]  Normalement, une partie peut contester une décision de renvoi en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, et le contrôle judiciaire et la procédure du Tribunal sont traités de manière distincte.

Si cette affaire n’était pas si compliquée, un contrôle judiciaire de la décision de renvoi aurait probablement été ordonné avant la conclusion du processus du Tribunal.

[32]  La conversion de ce contrôle judiciaire en action ne diminue en rien le fait qu’il s’agit d’un contrôle de la décision de la Commission que la NCSL est en droit de demander.

[33]  L’octroi d’un sursis n’est pas seulement discrétionnaire, mais il doit être exercé avec parcimonie et dans les cas les plus manifestes.

L’intimé n’a pas démontré qu’il existe des arguments clairs pour suspendre la procédure en faveur du processus du Tribunal.

[34]  Le fait qu’il y aurait un certain chevauchement de questions entre le Tribunal et le contrôle judiciaire est inhérent à toute contestation d’une décision de renvoi autorisée en vertu de la Loi sur les Cours fédérales. Il n’y a aucune disposition suggérant que la suspension des procédures d’un contrôle judiciaire devrait s’appliquer afin de permettre au Tribunal de compléter son enquête. En fait, c’est le contraire qui est suggéré par le droit à un contrôle judiciaire de la décision de la Commission d’ouvrir une enquête.

[35]  Si cette requête devait être suspendue, cela causerait un préjudice à la NCSL. Après avoir converti le contrôle judiciaire en action, la NCSL acquiert les obligations et les droits d’une action. L’affaire doit être plaidée comme une action, la production de documents est requise et elle doit faire l’objet de communication préalable. La NCSL bénéficie également du droit à d’autres protections procédurales d’une action, y compris le droit de présenter une requête en jugement sommaire.

En réalité, il n’y a pas de préjudice correspondant pour Wirth puisque le processus de son Tribunal peut se poursuivre et le ferait si le Tribunal n’avait pas délivré son propre sursis.

[36]  À titre de considération supplémentaire, il s’agit d’un cas très inhabituel, comme indiqué précédemment. Par conséquent, la Cour doit faire preuve de souplesse dans l’appréciation des facteurs relatifs à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Cela est conforme au commentaire du juge Gascon dans 1395804 Ontario Ltd. (Blacklock’s Reporter) c Canada (Procureur général), 2016 CF 719, 271 ACWS (3d) 704, aux paragraphes 38 et 41, qui confirmait que les facteurs habituels pris en compte dans une requête de sursis ne sont pas exhaustifs et que les facteurs doivent être adaptés au contexte unique de cette affaire.

[37]  La Cour est très consciente du fait que ce litige est un contrôle judiciaire, lequel demeure un contrôle judiciaire même s’il est mené en tant qu’action. Par conséquent, les requêtes visant à faire radier la demande de contrôle judiciaire ne sont disponibles que dans des circonstances exceptionnelles. Si cette affaire n’avait pas été convertie, la NCSL n’aurait aucune possibilité équivalente d’utiliser des procédures de jugement sommaire.

[38]  Cependant, l’article 213 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, permet à une partie de présenter une requête en jugement sommaire « à l’égard de toutes ou d’une partie des questions que soulèvent les actes de procédure ». Lorsqu’il existe une question distincte susceptible d’être tranchée sans autre élément de preuve et qui pourrait être déterminante, la décision Hryniak précise que les tribunaux devraient favoriser les procédures qui permettent de régler les affaires sans plus tarder et sans frais supplémentaires.

[39]  En l’espèce, il existe une question distincte de la détermination de « service » prévue par l’article 5 de la Loi, que la NCSL et la Commission conviennent qu’il est possible de trancher sans autre preuve. Cette question peut être tranchée sans tenir compte des autres questions soulevées dans la déclaration et, si elle est tranchée en faveur du SLCN, elle serait déterminante.

[40]  Par conséquent, la demande de la Commission visant le sursis de cette requête est rejetée. La Cour entendra la requête en jugement sommaire.

B.  La norme de contrôle

[41]  Aucune partie n’a abordé cette question. Les deux parties semblent avoir considéré la question de savoir si l’application de la coutume électorale de la NCSL est un « service » comme s’il s’agissait d’une réelle question de compétence.

[42]  Même si le contrôle judiciaire a été converti en action et que les parties sont assujetties aux règles procédurales d’une action, l’affaire reste un contrôle judiciaire. Par conséquent, la Cour est tenue d’examiner la question conformément à la norme de contrôle appropriée.

[43]  À la lumière des enseignements de Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 (Alberta Teachers) et de Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 (Newfoundland Nurses), les vraies questions de compétence sont rares et, par conséquent, la norme de la décision correcte est rare. Il est maintenant accepté que la norme par défaut soit celle du « caractère raisonnable », même pour les questions de droit. Cela est particulièrement vrai lorsque l’entité administrative interprète sa propre « loi constitutive », comme la Commission l’a faite dans cette affaire.

[44]  Même si la question de « service » dans ce contexte de loi électorale peut être une question d’importance centrale pour le système juridique au Canada, il s’agit d’une question mixte de faits et de droit, qui est mieux réglée par une organisation ayant une expertise reconnue dans le domaine des droits de la personne.

[45]  Les tribunaux font preuve d’une grande déférence à l’égard des organismes chargés des droits de la personne et de l’interprétation et de l’application de leur loi habilitante.

[46]  Par conséquent, j’ai conclu que la norme de contrôle est celle du « caractère raisonnable ».

[47]  Une analyse au « caractère raisonnable » tient compte de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité du processus de prise de décision. De la manière prévue dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9, le résultat doit correspondre à l’éventail des résultats acceptables.

[48]  La position de la NCSL était que la Commission a commis une erreur dans son interprétation de « service » puisqu’elle a mal compris et mal appliqué les enseignements de la Cour d’appel fédérale dans Watkin.

[49]  En l’absence de certaines explications, l’on ne peut pas dire d’une décision prise par un organisme administratif, qui n’est pas en accord avec un précédent ou avec les enseignements des tribunaux ayant le pouvoir de surveillance, qu’elle correspond à l’éventail des résultats raisonnables. En matière des règles de droit et des précédents, la Commission doit suivre l’orientation de la Cour d’appel fédéral, de la Cour fédérale et de la Cour suprême du Canada.

[50]  Si la NCSL peut présenter cet argument, alors la conclusion de la Commission selon laquelle l’application de la coutume électorale de la NCSL contre Wirth est un « service » n’était pas raisonnable et la décision doit être écartée sur ce point.

C.  « Service »

[51]  L’acte discriminatoire en cause était le retrait de Wirth de la liste des candidats par les agents électoraux de la NCSL en raison de sa non-conformité aux coutumes électorales de la NCSL. La NCSL affirme que le retrait était parce que Wirth n’était pas de « bonne moralité ». Wirth prétend que la vraie raison pour laquelle elle a été retirée était qu’elle était mariée à un homme caucasien.

[52]  La Commission a jugé que le processus électoral dans son ensemble était un « service » offert au public. La Commission n’a pas évalué si l’action fautive précise – l’application de la coutume électorale – était le « service » en question.

[53]  La position de la Commission, comme cela ressort du rapport de l’enquêteur et de la manière présentée dans la présente requête, est qu’une personne doit concevoir le « service » d’un point de vue complet, en tenant compte de l’ensemble du processus électoral, sans le diviser en partie afin de déterminer la fonction précise en cause.

[54]  En toute déférence avec la Commission, ce raisonnement est contraire aux enseignements de la Cour d’appel fédérale dans Watkin. Watkin est déterminant dans cette affaire.

[55]  Dans Watkin, la société Biomedica Laboratories Inc. (Biomedica) vendait des produits assujettis à la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. 1985, c F-27 et à son processus d’approbation. Santé Canada était préoccupé par certaines publicités de Biomedica. En l’absence d’une « présentation de drogue nouvelle », il a finalement demandé à Biomedica de rappeler un produit particulier et d’en cesser la vente.

[56]  Le juge Noël (maintenant juge en chef), au paragraphe 22, a conclu que l’application de la Loi sur les aliments et drogues de la manière de la manière reprochée, Santé Canada ne fournissait pas de « services […] destinés au public » au sens de de l’article 5.

Le savant juge a conclu que les agissements en question étaient « des mesures coercitives destinées à assurer le respect de la Loi ». Le fait que ces mesures aient été prises dans l’intérêt public n’en fait pas des services.

[57]  La Cour d’appel n’a pas examiné le processus d’approbation des drogues de la manière « complète » suggérée par la Commission. La Cour d’appel s’est concentrée sur l’action « fautive » – le rappel et la cessation de la vente – afin de déterminer s’il s’agissait d’un « service ».

[58]  Pareillement, les agents électoraux appliquaient les coutumes électorales de la NCSL pour en assurer le respect. Watkin enseigne que l’application des lois n’est pas un « service » visé à l’article 5. La coutume électorale de la NCSL est une loi que cette Cour, comme d’autres cours dans des circonstances semblables, reconnaît comme contraignante pour les membres de la NCSL. Elle doit donc être respectée et appliquée.

[59]  Sans faire une analyse prévue à l’article 35, ou une analyse détaillée des droits autochtones, la Cour doit se pencher sur le respect du droit autochtone le cas échéant.

[60]  La Cour d’appel présente également le cadre d’analyse à appliquer. De la manière présentée au paragraphe 31, la première étape consiste à déterminer si les mesures qui font l’objet de la plainte étaient des « services ». Cela nécessitait de la Commission qu’elle se penche sur le comportement fautif – l’application par le retrait – et non sur le processus dans son ensemble, comme la Commission l’a fait :

[...] la première étape à franchir lorsqu’on applique l’article 5 consiste à déterminer si les actes reprochés constituent des « services » (Gould, précité, le juge La Forest, au paragraphe 60). À cet égard, les « services » visés à l’article 5 s’entendent de quelque chose d’avantageux qui est « offert » ou « mis à la disposition » du public (Gould, précité, le juge La Forest, au paragraphe 55). Or, comment pourrait-on prétendre que des mesures visant à faire respecter la loi sont « offertes » ou « mises à la disposition » du public, d’autant plus qu’elles ne s’inscrivent pas « dans le cadre d’une relation publique » (idem, le juge Iacobucci, au paragraphe 16). Je conclus donc que les mesures d’application de la loi en litige dans le cas qui nous occupe ne sont pas des « services » au sens de l’article 5.

[61]  La Cour d’appel a également clairement indiqué qu’une approche « complète » qui englobe toutes les mesures menées dans le cadre de mesures électorales dans la définition de « service » doit être rejetée en faveur d’un examen des actions fautives.

[33]  Il faut tenir compte des actes précis à l’origine de l’allégation de discrimination pour pouvoir déterminer s’il s’agit de « services » (Gould, précité, le juge Iacobucci, au paragraphe 16, le juge La Forest, au paragraphe 60), et du fait que les mesures prises par un organisme public pour le bien du public ne peuvent transformer en un service ce qui de toute évidence ne l’est pas. À moins d’être des « services », les mesures prises par le gouvernement ne tombent pas sous le coup de l’article 5. Attendu que, dans le cas qui nous occupe, les mesures d’application de la loi qui font l’objet de la plainte ne constituent pas des « services », et ce, peu importe le sens que l’on attribue à ce mot, la Commission n’a pas compétence pour statuer sur la plainte.

[62]  La Commission, tout en renvoyant à l’affaire Watkin, n’a pas suivi son interprétation de l’article 5 de la Loi. En raison du parallèle étroit entre les faits de principe de l’arrêt Watkin et de l’affaire en l’espèce – l’application des lois – la décision de la Commission est déraisonnable.

[63]  La Cour d’appel, dans Watkin, a jugé que la Commission n’avait pas compétence. L’arrêt Watkin ne s’est pas penché sur la norme de contrôle et il a été tranché avant l’instruction de la Cour suprême relative au « caractère raisonnable » et les vraies questions de compétence se trouvent dans Alberta Teachers et Newfoundland Nurses.  Cependant, le résultat reste le même et la décision de la Commission ne peut pas être maintenue.

[64]  J’ajouterais que la Commission a cité quelques-unes de ses propres décisions et, en particulier celle de Canada (Procureur général) c Davis, 2013 CF 40, 425 FTR 200, qui jugeait que l’application par l’Agence des services frontaliers était un « service » prévu à l’article 5. L’avocat de la Commission, dans la plus pure tradition des [TRADUCTION] « officiers de justice », a souligné une différence factuelle importante dans l’application au point d’entrée de Cornwall, qui n’était pas immédiatement apparent dans la décision en soi, ce dont la Cour lui est reconnaissante. Il était reconnu que celle décision n’était peut-être pas l’autorité la plus convaincante, en raison des circonstances factuelles uniques en cause.

[65]  Dans tous les cas, le raisonnement de la Cour d’appel s’apparente davantage aux faits de l’espèce, il a une meilleure valeur de précédent et il lie davantage la Cour fédérale et la Commission.

[66]  Même si cette autorité permet suffisamment de déterminer l’issue de la requête et de la décision de la Commission, la NCSL a également indiqué que la Commission n’avait pas correctement évalué la possibilité d’autres recours qu’avait Wirth. Conformément aux articles 41 et 44 de la Loi, comme cela a été mentionné précédemment, la Commission a l’obligation de tenir compte d’alternatives avant d’exercer son pouvoir discrétionnaire de renvoyer une question pour une enquête.

[67]  Dans de nombreux cas devant la Cour, la Cour fédérale a accepté qu’elle ait un pouvoir de supervision sur les élections de la NCSL, y compris sur les élections prévues par le droit coutumier : Ratt c Matchewan, 2010 CF 160, 362 FTR 285; Okemow c Lucky Man Cree Nation, 2017 CF 46, 275 ACWS (3d) 679; Shirt c Saddle Lake Cree Nation, 2017 CF 364, 279 ACWS (3d) 2.

[68]  Dans cette affaire, la Commission n’avait pas tenu compte du fait que Wirth pouvait demander le contrôle judiciaire de la décision de la retirer de la liste des candidats. Il s’agissait d’une omission de tenir compte de facteurs pertinents. Cela mine davantage la décision de la Commission.

V.  Conclusion

[69]  Pour les motifs qui précèdent, la requête en jugement sommaire du requérant est admise. La détermination par la Commission qu’il y a eu un « service » ne peut être soutenue.

[70]  La Commission est interdite de poursuivre son enquête.

[71]  Les dépens du requérant pour la présente requête lui seront remboursés par la Commission.


JUGEMENT dans T-364-14

LA COUR STATUE que la requête en jugement sommaire du requérant est admise. La Commission canadienne des droits de la personne est interdite de poursuivre son enquête. Les dépens du requérant pour la présente requête lui seront remboursés par la Commission canadienne des droits de la personne.

« Michael L. Phelan »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-364-14

 

INTITULÉ :

LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA NATION CRIE DE SADDLE LAKE, en leur propre nom et en celui de tous les membres de LA NATION CRIE DE SADDLE LAKE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 3 et 4 octobre 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PHELAN

 

DATE :

LE 5 FÉVRIER 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Kenneth Staroszik, c.r.

Me Brooke Barrett

 

pour le requérant

 

S.O.

 

pour l’intimé

 

Me Brian Smith

 

Pour l’intervenante

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wilson Laycraft

Avocats

Calgary (Alberta)

Rae and Company

Avocats

Calgary (Alberta)

 

pour le requérant

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

pour l’intimé

 

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

 

pour l’intervenante

 

 

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