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Date : 20180305


Dossier : IMM-3384-17

Référence : 2018 CF 247

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 mars 2017

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

KAJENTHIRAKUMAR NAVARATNAM

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) à l’encontre d’une décision rendue par un agent principal d’immigration (l’agent) en date du 20 juin 2017, rejetant la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur (la décision relative à l’ERAR).

II.  Exposé des faits

[2]  Le demandeur est un Tamoul de 38 ans du nord du Sri Lanka.

[3]  Le demandeur est né dans le village d’Annaicoddai, près de la ville de Jaffna au nord du Sri Lanka. Il allègue qu’il a fait l’objet de harcèlement continu par l’armée sri lankaise parce qu’il était soupçonné d’avoir participé aux activités des Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (TLET). Selon lui, il y a eu plusieurs incidents qui remontent à 1999 où il a été détenu, maltraité, battu et abusé par l’armée sri lankaise.

[4]  Le demandeur soutient qu’en mars 2010 il a été kidnappé dans la rue et emmené, les yeux bandés, à un lieu inconnu par des hommes qui parlaient tamoul et cinghalais. Le demandeur allègue avoir été détenu pendant quatre jours, et n’avoir été libéré qu’après que son père a versé une partie de la rançon exigée par les hommes qui l’ont capturé. Son père a promis de verser le solde de la rançon au cours du mois suivant. Au lieu de verser le solde de la rançon, le demandeur a fui le Sri Lanka en mars 2010.

[5]  Le demandeur est arrivé au Canada en juin 2010 et a immédiatement demandé l’asile.

[6]  Le demandeur a une cicatrice sur son ventre en raison d’une opération chirurgicale qu’il a subie dans son enfance. Il soutient que cette cicatrice engendre des soupçons étant donné que l’armée sri lankaise croit que c’est un signe qu’il a fait partie des TLET et qu’il a été blessé lors d’un combat. Le demandeur indique que pendant qu’il était détenu, il a été interrogé au sujet de sa cicatrice.

[7]  Depuis qu’il a quitté le Sri Lanka, le demandeur soutient que sa famille a été abordée et interrogée par l’armée sri lankaise, les paramilitaires, le Service des enquêtes criminelles (Criminal Investigation Department – CID), et la police quant à l’endroit où il se trouvait. Selon le demandeur, un voisin au Sri Lanka a révélé à ces autorités que la demande d’asile du demandeur au Canada a été refusée. En outre, le demandeur soutient que sa sœur a été interrogée au sujet du lieu où il se trouvait pendant qu’elle était en visite au Sri Lanka. Le demandeur soutient également que ses deux frères avaient fait face à des problèmes semblables au Sri Lanka et ont fui en France en 2007 et 2008.

[8]  En mai 2012, la Section de la protection des réfugiés a conclu que si le demandeur retournait au Sri Lanka, il n’y avait pas de possibilité sérieuse qu’il soit victime de persécution et a rejeté la demande d’asile du demandeur (la décision de la Section de la protection des réfugiés).

[9]  Le demandeur a déposé une demande d’autorisation pour présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés et l’autorisation a été refusée en octobre 2012.

[10]  Un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi au Sri Lanka a été accordé en août 2017, en attendant l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR.

[11]  Malgré la décision de la Section de la protection des réfugiés, le demandeur n’est pas retourné au Sri Lanka comme prévu.

III.  Décision de la Section de la protection des réfugiés

[12]  La Section de la protection des réfugiés a conclu que le demandeur n’était pas crédible lorsqu’il a décrit ses problèmes et expériences allégués et a conclu qu’il ne s’est pas acquitté de son fardeau de fournir suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir une crainte bien fondée de persécution. La Section de la protection des réfugiés a également souligné que le demandeur n’avait pas expliqué la raison pour laquelle il avait retardé son départ du Sri Lanka jusqu’en 2010, étant donné qu’il a allégué avoir été victime de persécution en 2008, au moment où ses frères ont fui. La Section de la protection des réfugiés s’est également appuyée sur des sources documentaires du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés qui invoquaient une amélioration des conditions du pays après la guerre, des programmes facilités avec succès qui renvoient les Sri Lankais au Sri Lanka, et un avis selon lequel les Tamouls du nord ne sont plus présumés admissibles à l’asile.

[13]  La Section de la protection des réfugiés a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention et qu’il n’était pas une personne à protéger dans le sens que son renvoi au Sri Lanka ne l’expose pas personnellement à un risque pour sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités et qu’il n’y a pas de motifs sérieux de croire que son renvoi l’exposerait personnellement au danger ou à la torture.

IV.  Décision concernant la demande d’ERAR

[14]  L’agent a examiné les nouveaux éléments de preuve du demandeur, qui incluaient des lettres de ses voisins au Sri Lanka, décrivant des véhicules sans plaque d’immatriculation qui passaient devant le domicile de la famille et se stationnaient aux alentours de celui-ci, des fonctionnaires qui interrogeaient les voisins, et des hommes armés qui s’introduisaient dans le domicile familial du demandeur pour les interroger au sujet de l’endroit où se trouvait le demandeur et la date de son retour. L’agent a conclu que les lettres ne constituaient pas un nouvel élément de preuve étant donné que les renseignements qui s’y trouvent étaient disponibles de façon raisonnable et auraient pu être présentés raisonnablement à la Section de la protection des réfugiés pour examen, et qu’ils n’étaient pas sensiblement différents de ce qui avait déjà été présenté à la Section de la protection des réfugiés pour examen. Même si ces éléments de preuve étaient acceptés, l’agent a indiqué qu’ils étaient trop généraux, vagues, et limités.

[15]  L’agent a accepté, mais a accordé peu de poids à des lettres non assermentées de la sœur du demandeur et de son beau-frère, qui indiquaient qu’ils avaient été interrogés par des personnes inconnues armées lors de leur voyage récent au Sri Lanka et qui leur ont posé des questions concernant le demandeur. L’agent a indiqué que les lettres ne provenaient pas de sources impartiales, et n’établissaient pas que les personnes inconnues étaient membres de l’ASL l’armée sri lankaise, d’un groupe paramilitaire ou de la police locale. L’agent a conclu qu’elles étaient insuffisantes pour réfuter les conclusions de la Section de la protection des réfugiés.

[16]  En ce qui concerne les renseignements sur les conditions du pays qui avaient été présentés par le demandeur, l’agent a conclu que le contenu n’abordait pas les aspects matériels de la demande d’ERAR du demandeur et ne réfutait pas les conclusions de la Section de la protection des réfugiés. En revanche, l’agent a fait référence à des documents sur le pays qui indiquaient une amélioration de la situation générale concernant les droits de la personne au Sri Lanka, mais a également indiqué que des préoccupations subsistaient.

[17]  Bien que le demandeur ait allégué devenir déprimé et angoissé par la perspective du retour au Sri Lanka, l’agent a indiqué que le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs qu’il souffre de troubles mentaux ou qu’il ne pourrait pas accéder à un traitement au Sri Lanka.

[18]  L’agent a conclu que le demandeur, à l’aide de son conseil, a indiqué généralement les mêmes renseignements dans sa demande d’ERAR que ceux présentés devant la Section de la protection des réfugiés. Ainsi, l’agent a conclu qu’il n’était pas saisi de suffisamment d’éléments de preuve pour en arriver à une conclusion différente de celle de la Section de la protection des réfugiés.

V.  Questions en litige

[19]  À mon avis, il y a deux questions à trancher :

A.  L’évaluation des nouveaux éléments de preuve par l’agent était-elle raisonnable?

B.  La décision de l’ERAR était-elle raisonnable?

VI.  Norme de contrôle

[20]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a conclu aux paragraphes 57 et 62 qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse du critère de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». Notre Cour a établi que les évaluations des demandes en application des articles 96 et 97 de la LIPR par un agent de l’ERAR sont des questions mixtes de fait et de droit et elles exigent la norme de la décision raisonnable (Kailajanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 970, selon la juge McDonald au paragraphe 10). Par conséquent, la norme de contrôle de la décision raisonnable sera appliquée.

[21]  Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[22]  La Cour suprême du Canada prescrit aussi que le contrôle judiciaire ne constitue pas une chasse au trésor, phrase par phrase; la décision doit être considérée comme un tout (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34). De plus, une cour de révision doit déterminer si la décision, examinée dans son ensemble et son contexte au vu du dossier, est raisonnable (Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65; voir aussi l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62).

VII.  Analyse

A.  L’évaluation des nouveaux éléments de preuve par l’agent était-elle raisonnable?

[23]  À mon avis, la décision de l’agent lors de l’évaluation du nouvel élément de preuve, dans son ensemble, n’était pas raisonnable.

[24]  Le demandeur a présenté des lettres de sa sœur et de son beau-frère, mais l’agent leur a accordé peu de poids parce que les lettres n’étaient pas assermentées, qu’elles provenaient de membres de la famille du demandeur, et que les renseignements concernant les hommes qui étaient présents au domicile de sa famille n’identifiaient pas clairement ces hommes.

[25]  L’agent a accepté, mais a accordé peu de poids aux lettres de la sœur et du beau-frère parce qu’elles étaient intéressées. Dans Obeng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 61 au paragraphe 31, la Cour fédérale a décidé qu’un agent peut ne reconnaître qu’une très faible valeur probante aux lettres rédigées par des parties intéressées. La Cour fédérale a également conclu qu’un agent ne peut refuser un élément de preuve simplement parce qu’il émane des membres de la famille du demandeur (Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, au paragraphe 28). Il existe des raisons de principe valides d’accepter des éléments de preuve provenant d’amis et de membres de la famille, surtout lorsque les éléments de preuve sont corroborés par d’autres sources, comme ils l’étaient en l’espèce.

[26]  L’agent a rejeté la lettre du voisin et du juge de la paix parce qu’il a conclu qu’elles auraient pu être présentées à la Section de la protection des réfugiés au moment de l’audience. Cette conclusion relevait de l’agent.

[27]  L’argument du demandeur selon lequel l’agent a tiré une conclusion déraisonnable concernant les conditions du pays est convaincant. Chaque cas doit être tranché en fonction des faits qui lui sont propres. Notre Cour a conclu que le Sri Lanka est un pays où les conditions sont en train de changer continuellement (Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 244 selon le juge Brown, au paragraphe 13).

[28]  Lorsqu’un décideur manque de prendre en considération des éléments de preuve récents sur les conditions du pays et fonde sa conclusion quant au risque sur de la documentation désuète quant à la situation dans le pays, cette décision est déraisonnable (Rasalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 718 selon le juge Diner, aux paragraphes 19 et 20). Certes, il n’est pas nécessaire d’expliquer chaque aspect des éléments de preuve quant à la condition du pays, mais il faut l’examiner entièrement.

[29]  À première vue, l’agent s’en est remis à la conclusion de la Section de la protection des réfugiés que les conditions du pays étaient en train de s’améliorer, au lieu d’examiner [traduction] « l’importante trousse de documents qui comprenait des articles sur Internet et des articles de presse ainsi que des publications qui traitent de divers sujets tels que la torture, le viol, la disparition, les violations des droits de la personne, l’impureté, la détention, les rapatriés, la situation du pays, etc. ». En résumé, l’agent était saisi d’éléments de preuve plus récents qui illustraient que les conditions ne s’amélioraient pas. À mon avis, c’est une des raisons pour lesquelles la décision relative à l’ERAR est déraisonnable.

[30]  L’agent semble avoir mal compris les motifs pour lesquels le demandeur a présenté une photographie de sa cicatrice. La photographie de la cicatrice du demandeur a été présentée conjointement avec un article concernant les Tamouls avec des cicatrices sur leurs corps, qui était postérieur à la décision de la Section de la protection des réfugiés. L’objectif était de souligner que les jeunes Tamoules avec des cicatrices sont considérés, dans certains cas, comme participants aux activités de la TLET. Je suis d’accord avec le demandeur que l’agent a commis une erreur.

[31]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question d’importance générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, et la décision relative à l’ERAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3384-17

INTITULÉ :

KAJENTHIRAKUMAR NAVARATNAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 février 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 mars 2018

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

Pour le demandeur

Catherine Vasilaros

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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