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Date : 20180309


Dossier : T-1712-16

Référence : 2018 CF 280

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2018

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

DENIS RODRIGUE

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La présente est une demande de contrôle judiciaire concernant la décision de Crawford - Services de recours collectifs [Crawford], à titre d’administrateur et de délégué du ministre de la Santé en date du 24 août 2016, selon laquelle le demandeur n’est pas admissible à un soutien financier par l’entremise du Programme de contribution à l’intention des survivants de la thalidomide [Programme], financé par le gouvernement du Canada [la décision].

[2]  Le demandeur cherche une déclaration selon laquelle il est une victime de la thalidomide au Canada, admissible à recevoir une aide en vertu du Programme, parce qu’il répond aux critères de celui-ci; une ordonnance de mandamus enjoignant Crawford et/ou le ministre de la Santé à verser au demandeur la somme de 125 000 $ et les paiements annuels prévus au Programme; et subsidiairement, une ordonnance de certiorari annulant la décision et renvoyant la demande du demandeur au ministre pour jugement conformément aux instructions que la Cour estime appropriées.

[3]  Cette décision, ainsi que celle dans l’affaire Briand c le Procureur général du Canada [Briand], seront émises simultanément.

II.  Analyse

[4]  Les conclusions de la Cour dans l’affaire Briand ont statué sur une requête semblable à celle de M. Rodrigue dans la recherche d’une aide financière en vertu du Programme. Dans l’affaire Briand, j’ai accueilli la requête et annulé la décision de Crawford, laquelle concluait que Mme Briand n’était pas admissible au Programme. Le jugement était appuyé par une déclaration indiquant que les politiques relatives à l’administration du programme étaient « extrêmement déraisonnables », à moins de les interpréter pour admettre une preuve circonstancielle en mesure de prouver la probabilité que les malformations de la demanderesse découlent du fait que sa mère ait ingéré de la thalidomide durant le premier trimestre de sa grossesse, et que la demanderesse avait répondu aux exigences des politiques.

[5]  Pour en arriver à son jugement, la Cour s’est appuyée sur le jugement de la Cour d’appel fédérale dans Hupacasath First Nation c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4 (CanLII) [Hupacasath]. Ce jugement reposait sur la proposition selon laquelle l’exercice d’une autorité exécutive prérogative au moyen de politiques utilisées pour administrer le Programme était justiciable, parce que la conduite était de nature pouvant être « soumise au processus judiciaire ou qui se prête à l’analyse judiciaire ». Hupacasath décrivait davantage une norme de contrôle judiciaire étoffée exigeant qu’un demandeur établisse une situation « extrême » pour obtenir gain de cause. Le noyau du jugement de la Cour dans Briand était de déterminer les facteurs relatifs à une situation extrême devant être utilisés pour évaluer le caractère déraisonnable des politiques, et les appliquer aux circonstances de Mme Briand.

[6]  Ultimement, l’enjeu factuel déterminant dans Briand a été d’évaluer si l’exercice d’une autorité exécutive prérogative dans l’administration du Programme au moyen de ses politiques qui imposaient une limite catégorique aux preuves admissibles visant à démontrer que la thalidomide était la cause des malformations de Mme Briand était « extrêmement déraisonnable ». Les politiques exigeaient des preuves matérielles de nature directe ou quasi certaine sous forme de dossiers médicaux historiques ou d’affidavits de professionnels ayant une connaissance directe de l’ordonnance de la thalidomide à la victime, dans ces cas en 1958, pour répondre aux exigences du critère d’admissibilité pertinent. Le critère pertinent des politiques a été décrit comme suit :

Une preuve documentaire (par exemple des documents médicaux ou pharmaceutiques) indiquant que la mère de la demanderesse a ingéré de la thalidomide (nom de marque Kevadon ou Talimol) au Canada au cours du premier trimestre de sa grossesse.

[7]  Dans Briand, toutes les preuves documentaires directes avaient été détruites par le feu ou perdues, alors que tout témoin ayant pu témoigner directement du fait qu’elle se soit fait prescrire ou qu’elle ait ingéré de la thalidomide était décédé. J’ai conclu que les politiques du ministre visant à déterminer l’admissibilité au Programme seraient extrêmement déraisonnables dans le cas où les dossiers médicaux d'une demanderesse avaient été détruits sans aucune faute de sa part, à moins de les interpréter pour admettre une preuve circonstancielle en mesure de prouver la probabilité que les malformations de la demanderesse découlent du fait que sa mère ait ingéré de la thalidomide durant le premier trimestre de sa grossesse.

[8]  Après avoir examiné la question, la tâche de la Cour visait ensuite à déterminer si Mme Briand était en mesure d’établir le bien-fondé de sa cause au moyen du dépôt de preuves circonstancielles quant à la probabilité que ces malformations découlent de l’ingestion de thalidomide par sa mère durant le premier trimestre de sa grossesse, afin de faire annuler le jugement. Il s’agit également de la seule question à trancher dans cette présente affaire.

[9]  Dans Briand, j’ai conclu que la demanderesse a surpassé le seuil moins élevé pour tout simplement être en mesure d’établir la preuve pour réexamen, et a plutôt établi une probabilité que ses malformations découlent de l’ingestion de thalidomide. Le jugement s’est largement fondé sur la preuve sous forme d’affidavit d’une témoin indépendante qui avait accouché d’un enfant en 1959, durant la même période de naissance que Mme Briand. La témoin indépendante a énoncé qu’à l’automne 1958, elle avait reçu des échantillons pour essai d’un « nouveau médicament pour atténuer ses nausées » par le même médecin qui avait prescrit la thalidomide à la mère de Mme Briand pour le traitement de ses nausées. J’ai également conclu que le témoignage de la témoin indépendante était corroboré par des faits objectifs expliquant pourquoi elle avait décidé de ne pas prendre le médicament, puisque sa belle-sœur américaine avait donné naissance à un enfant ayant des malformations durant la même période. Ces circonstances, d’une pure coïncidence, mais objectives, l’ont amené à ne pas prendre le médicament pour soulager ses nausées. Les preuves soumises par Mme Briand ont également été corroborées dans une certaine mesure par la preuve fournie des tantes de cette dernière, étant les sœurs de la mère de la demanderesse, lesquelles ont été en lien direct avec la demanderesse après sa naissance.

[10]  Dans la présente affaire, M. Rodrigue est dans une position similaire à celle de Mme Briand en ce qui concerne l’impossibilité de fournir des preuves médicales historiques pour établir que sa mère avait ingéré de la thalidomide durant l’automne de 1958 sans faute de sa part. Le demandeur décrit, au paragraphe 11 de son affidavit, les raisons de son incapacité à fournir la preuve documentaire historique comme suit :

11.  Malheureusement, il m’a été impossible, pour des raisons pratiques et hors de mon contrôle, de trouver des preuves directes pour satisfaire le troisième critère du Programme de Contribution à l’intention des survivants de la thalidomide. Dans un premier temps, le docteur de ma mère pendant sa grossesse et à son accouchement, le Dr Jean-Claude Labrosse (« Dr Labrosse ») est décédé. Dans un deuxième temps, il a été impossible de trouver les archives de ses dossiers médicaux. Et finalement, une inondation à l’hôpital St-Joseph à Sudbury où je suis né a détruit tous les dossiers médicaux de l’époque pertinente. Donc, il m’a été impossible de soumettre une copie du dossier médical de ma mère ou un affidavit de la part du Dr Labrosse confirmant qu’il a fourni de la thalidomide à ma mère pendant le premier trimestre de sa grossesse avec mon formulaire de demande.

[11]  La preuve déposée par le demandeur était décrite au paragraphe 12 de son affidavit comme suit :

12. La preuve que j’ai réussi à obtenir et soumise à l’appui de ma demande est donc comme suit :

a)  En 1991 ou vers cette année, alors que le Programme des survivants de la thalidomide venait de voir le jour, ma mère, Gisèle Rodrigue, m’a informé, et je crois véridique, qu’elle a ingéré de la thalidomide pendant les premiers mois de sa grossesse en 1958, afin de soulager de sévères nausées.

b)  Ma mère, Gisèle Rodrigue, m’a aussi informé et je crois véridique, que la thalidomide qu’elle avait ingérée pendant sa grossesse lui avait été remise par son médecin Dr Labrosse sous la forme d’échantillons.

c)  Ma mère est décédée le 7 avril 2007. Je joins le certificat de décès de ma mère comme Pièce « B ».

d)  Le Dr Labrosse était le médecin de ma mère pendant sa grossesse et c’est également celui qui a supervisé l’accouchement de ma mère.

e)  Le ou vers le mois de mai 2016, j’ai été informé par le Dr Edgard Leclair, un ancien médecin de famille à Sudbury maintenant à la retraite, et je crois véridique, qu’il connaissait le Dr Labrosse et que ce dernier est maintenant décédé.

f)  J’ai tenté d’obtenir, sans succès, les archives des dossiers médicaux du Dr Labrosse relatifs à la grossesse de ma mère en 1958.

g)  Le 30 mai 2016 ou vers cette date, j’ai été informé par l’auxiliaire de l’Hôpital général de St Joseph que les archives médicales de l’hôpital pour les années 1950 et 1960 ont été perdues suite à une inondation.

[12]  En plus des preuves susmentionnées soumises par le demandeur, la Cour s’est également appuyée sur sa conclusion dans Briand, à savoir que la thalidomide était disponible et conseillée par les médecins pour le soulagement des nausées de grossesse au Québec, à l’automne 1958. La preuve à l’égard de cette conclusion était identique dans les deux jugements, et effectivement les deux instances ont été entendues séparément parce que Mme Briand a continué à retenir les services de son avocat après avoir changé de cabinet. La Cour considère sa conclusion à l’égard de la disponibilité de la thalidomide en 1958 comme étant un facteur essentiel, étant donné que l’avocat du défendeur s’est appuyé à plusieurs reprises sur le fait que le médicament n’était pas disponible durant cette période comme facteur important dans ses arguments en faveur de la décision du ministre dans les deux instances.

[13]  En résumé, la Cour statue, dans un premier temps, qu’un demandeur peut fournir des preuves circonstancielles pour démontrer la probabilité que ses malformations découlent de l’ingestion de thalidomide par sa mère durant le premier trimestre de sa grossesse; dans un second temps, que la thalidomide était disponible en 1958, et dans un troisième temps, que la preuve du demandeur décrite ci-dessus soulève un bien-fondé; lorsque considérés en même temps, ces facteurs présentent des motifs suffisants pour annuler la décision de refus de l’admissibilité du demandeur de recevoir un soutien financier en vertu du Programme, et de renvoyer l’instance pour considération ultérieure par le représentant du défendeur.

[14]  Il faut cependant souligner que, par opposition à l’ordonnance de la Cour dans Briand, elle n’est pas en position de rendre un jugement dans la présente instance du demandeur. La preuve du demandeur ne confère pas la même valeur persuasive que dans Briand, laquelle était corroborée par un témoin indépendant. Les deux énoncés de la mère du demandeur, prononcés apparemment plusieurs années après la naissance du demandeur, sans autre corroboration, sont au mieux, la preuve d’une grande possibilité, et non d’une probabilité, que l’ingestion de thalidomide était la cause des malformations du demandeur. Il incombe au représentant du ministre de conclure si l’ensemble de la preuve, qui inclut la conclusion à l’égard de la disponibilité de la thalidomide en 1958 et de sa prescription par les médecins au Québec dans d’autres cas, est suffisante pour conclure que le demandeur répond aux critères d’admissibilité pour recevoir un soutien financier en vertu du Programme.

III.  Conclusion

[15]  En conséquence, la Cour accueille la requête, annule la décision et renvoie l’instance pour réexamen par le représentant du ministre, mais avec la directive de considérer comme preuve factuelle la conclusion additionnelle que la thalidomide était disponible et était un médicament prescrit par les médecins au Québec à l’automne 1958 pour soulager les nausées de grossesse.

[16]  Les dépens sont adjugés au demandeur. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre au sujet des dépens, elles sont tenues de déposer leurs observations écrites à la Cour.

 


JUGEMENT dans le dossier T-1712-16

LA COUR STATUE que la requête est accueillie, la décision est annulée et l’instance est renvoyée au représentant du ministre pour réexamen, avec la directive de considérer comme preuve factuelle la conclusion additionnelle que la thalidomide était disponible et était un médicament prescrit par les médecins au Québec à l’automne 1958 pour soulager les nausées de grossesse. Les dépens sont adjugés au demandeur.

« Peter Annis »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T 1712-16

INTITULÉ :

DENIS RODRIGUE c PGC

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 décembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Ronald Caza

Me Andréa Baldy

 

pour LE DEMANDEUR

 

Me Marie-Josée Montreuil

 

pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CAZA SAIKALEY S.R.L.

Ottawa (Ontario)

pour LE DEMANDEUR

 

pour LA PARTIE DEMANDERESSE :

 

 

Procureur général du Canada

 

pour LE DÉFENDEUR

 

pour LA PARTIE DÉFENDERESSE :

 

 

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